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La Prédestination en théologie

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Message par Charles-Edouard Ven 2 Déc 2011 - 12:14

La Prédestination en théologie
Article du Dictionnaire de Théologie Catholique, 226 pages.

PREDESTINATION. – I. La prédestination dans l’Ecriture. II. La prédestination d’après les Pères grecs (col. 2815). III. La prédestination d’après les Pères latins et particulièrement d’après saint Augustin (col. 2832) IV. La controverse sur la prédestination au IXe siècle (col. 2901). V. La prédestination d’après les docteurs du Moyen Âge (col. 2935). VI. La prédestination selon le protestantisme et le jansénisme (col. 2959). VII. La prédestination selon les théologiens postérieurs au concile de Trente (col. 2963). VIII. Partie théologique (col. 2989).


Dernière édition par Charles-Edouard le Ven 2 Déc 2011 - 15:04, édité 1 fois

Charles-Edouard
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Message par Charles-Edouard Ven 2 Déc 2011 - 12:15

I. LA PREDESTINATION DANS LA SAINTE ECRITURE. – La prédestination se définit le divin propos de conduire à la vie éternelle certaines personnes nommément désignées. L’Ecriture connaît-elle un tel propos coéternel à Dieu, immuable et infaillible ?

Notre point de vue en cette recherche est celui de l’exégète, dont la compétence s’arrête aux énoncés exprès de l’Ecriture, qu’il a charge de reconnaître et de mettre en lumière. Le rôle du théologien a beaucoup plus d’étendue. Il lui appartient de dégager, par voie d’analyse conceptuelle, le contenu implicite des énoncés scripturaires et d’en exploiter, par voie de raisonnement, les virtualités. Le P. Lagrange s’en explique en ces termes à propos des c. IX-XI de l’épître aux Romains : « c’est le devoir de l’exégète de déterminer le plus exactement possible la portée directe de l’argumentation de saint Paul ; c’est le droit du théologien de tirer de ces principes des conclusions. » Epître aux Romains, Paris, 1916, p. 244. On voudra bien ne pas perdre de vue ce juste partage des rôles, dont l’importance méthodologique et réelle est considérable.


I. DANS L’ANCIEN TESTAMENT. – 1° L’exégète en quête de documents scripturaires sur la prédestination à la vie éternelle, se heurte, pour ce qui regarde l’Ancien Testament, à une question préalable. L’idée de vie éternelle s’y rencontre-t-elle sous sa forme propre et en des énonciations expresses ?

Deux grandes espérances, apparentées entre elles, s’affirment distinctement dans l’Ancien Testament : celle de la félicité messianique et celle du règne de Dieu. Nous n’avons pas à les étudier ici pour elles-mêmes et dans la complexité de leur évolution historique. Nous ne pouvons cependant nous dispenser d’en dire quelque chose, attendu que, si l’idée de vie éternelle a trouvé son expression dans l’Ancien Testament, ce ne peut être qu’en liaison avec elles.

L’idée de règne de Dieu s’avère la plus riche des deux. Nous la voyons prendre, surtout à partir de l’exil, un développement considérable et tirer peu à peu au jour celle de vie éternelle, qui est la vie sans fin et bienheureuse des ressuscités avec Dieu dans les cieux. Sans doute, nous ressentons la prochaine émergence de cette notion de résurrection et de vie céleste dès le temps de Jérémie et d’Ezéchiel. Nous la voyons poindre dans certains psaumes et dans Job. Cependant, elle n’apparaît en clarté que dans Sagesse, III, 1 sq. ; V, 15 sq., et dans II Mach., VII, 9 ; cf. Lagrange, Le livre de la Sagesse, sa doctrine des fins dernières, dans Rev. bibl., 1907, p. 93 sq., et Le règne de Dieu dans l’Ancien Testament, ibid., 1908, p. 58 sq. La littérature juive post-canonique, surtout rabbinique, fait à la notion de vie éternelle une place considérable ; cf. Lagrange, Le messianisme chez les Juifs, Paris, 1909, p. 158-175. Dans ces conditions, l’on ne doit pas s’attendre à ce que la prédestination à la vie éternelle ait beaucoup de relief dans l’Ancien Testament.

2° Y est-elle seulement énoncée en forme distincte et telle que la veut l’exégète ? Le dépouillement critique des livres de l’Ancien Testament, même des plus récents, le laisse plutôt déçu. Sans doute, il a l’impression de se mouvoir dans une atmosphère religieuse favorable à l’éclosion de cette idée. Les propos de l’Ecriture sur Dieu et sur ses relations avec sa créature, ceux-là surtout qui ont trait à l’élection messianique d’Israël, ne peuvent pas ne pas le rendre attentif. Cependant, la formule expresse qui le fixerait lui échappe toujours. Même le cas du « serviteur de Jahvé », au livre d’Isaïe, lui paraît trop spécial pour autoriser une affirmation générale. La récolte du théologien sera peut-être intéressante. La sienne est pratiquement nulle. Touchant ces deux idées conjointes de vie éternelle et de prédestination à la vie éternelle, le langage de l’Ancien Testament ne lui paraît pas encore parvenu à un degré suffisant d’explicitation réelle et de précision conceptuelle pour livrer des formules toutes faites à notre théologie.

Saint Paul a repris et commenté, en trois admirables chapitres, IX-XI, de l’épître aux Romains, la maîtresse doctrine de l’élection messianique d’Israël, qu’il envisage en fonction de l’appel des gentils à la grâce chrétienne et de l’incrédulité des juifs. Or, même dans cette interprétation paulinienne, qui explicite pourtant les données de l’Ancien Testament, l’opinion prévaut de plus en plus, parmi les exégètes catholiques, que la notion propre de prédestination à la vie éternelle n’est pas énoncée. F. W. Maier, qui a tout récemment soumis ces trois chapitres à un examen d’ensemble, va même jusqu’à dire qu’ils n’ont rien à voir avec la doctrine de la prédestination. L’apôtre n’y aurait pas d’autre objectif que de définir le régime sotériologique institué par Dieu dès l’origine et dont le régime chrétien n’est que la nouvelle affirmation ; cf. Maier, Israel in der Heilsgeschichte nach Rom.,

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Message par Charles-Edouard Ven 2 Déc 2011 - 12:15

9-11, Munster-en-W., 1929. Le P. Lagrange s’en était déjà expliqué en termes plus nuancés et, croyons-nous, plus adéquats. « Ainsi donc, écrit-il, la question traitée directement par Paul n’est pas du tout celle de la prédestination et de la réprobation, mais uniquement celle de l’appel des gentils à la grâce du christianisme, ayant pour antithèse l’incrédulité des juifs. Mais il est incontestable que cet appel est en même temps un appel au salut. On pense invinciblement au sort de chacun, on transpose les termes, on applique les principes de Paul au salut individuel. Dieu appelle à la justice par faveur. Mais ceux qui ne sont pas appelés [à la justice] ne sauraient être glorifiés. De sorte que ceux qui ne sont pas appelés vont à la perdition. Les conclusions qu’on peut obtenir par cette voie ne regardent plus l’exégèse du texte. Elles devront toujours tenir compte de deux considérations qui font certainement partie de la doctrine de Paul, quoiqu’il ne les ait pas développées ici. La première, c’est qu’il y a des appelés à la grâce qui ne persévèrent pas ; la seconde, c’est que quelques gentils auraient pu être sauvés. (II, 27). On ne peut donc appliquer sans précaution à la prédestination éternelle et à la réprobation ce qui est dit de l’appel à la grâce du christianisme. » Ép. Aux Rom., p. 246 sq. Donc : 1° il s’agit de l’appel à la grâce chrétienne et non directement de la prédestination à la gloire ; 2° il s’agit de collectivités, les gentils, les juifs, et non pas directement d’individus déterminés. C’est plus qu’il n’en faut pour arrêter l’exégète. Le théologien, au contraire, qui peut raisonner, trouve en ces trois chapitres une abondante matière. On doit même dire que la notion de prédestination affleure, Rom., IX, 23-24 : « … Pour révéler finalement la richesse de sa gloire à l’égard des vases de miséricorde qu’il a préparés pour la gloire, nous qu’il a appelés… »

3° On n’en serait pas moins inexcusable de n’accorder plus qu’une attention distraite à des textes beaucoup plus pertinents et dont l’intérêt pour l’exégète est capital. Pour n’avoir pas cette importance décisive, Les passages de l’Ancien Testament relatifs au Livre de vie n’en sont pas moins dignes de considération. L’exode en fait mention dans une prière de Moïse à Jahvé : « Sinon, efface-moi de ton Livre, que tu as écrit. » Ex., XXXII, 32. Il s’agit sûrement du Livre de vie. Nous le retrouvons au Ps. LXIX (Vulg., LXVIII), 29 : « Qu’ils soient effacés du livre de vie, que leur nom ne figure pas avec celui du juste. » Ce Livre de vie est réservé aux seuls justes. Cependant, cette idée d’un effacement possible cadre mal avec la doctrine de la prédestination. Daniel, XII, 1, est plus intéressant : « Alors seront sauvés parmi ton peuple tous ceux dont le nom sera trouvé au Livre de vie. »

L’Apocalypse reprend avec insistance cette antique image. Nous y lisons, III, 5 : « Le victorieux, celui-là s’enveloppe de vêtements blancs et jamais je n’effacerai son nom du Livre de la vie. » Au chapitre XIII, 8 : « et ils adoreront [la bête] tous ceux qui habitent la terre, de qui le nom ne se trouve pas inscrit au Livre de vie de l’agneau égorgé. » C’est mettre la conduite de ces gens-là en relation avec le fait de leur non-inscription, fait antérieur et significatif par lui-même. De même, XVII, 8. Au c. XXI, 12 sq., nous lisons : « Et je vis les morts, grands et petits, debout devant le trône ; des Livres furent ouverts, puis un autre Livre, qui est celui de la vie. Les morts furent jugés d’après les écritures des Livres, d’après leurs œuvres… Et si quelqu’un ne se trouva pas inscrit au Livre de la vie, il fut jeté dans l’étang de feu. » Le Livre de la vie, distinct de ceux des œuvres, a sa valeur propre et qui semble décisive. C’est ce que confirme XXI, 27 : « Et jamais n’entrera en elle [la Jérusalem céleste] rien d’impur, ni celui qui fait abomination et mensonge, mais seulement celui qui a été inscrit au Livre de vie de l’Agneau. » Dans ce Livre de vie, que connaît pareillement saint Paul, Phil, IV, 3, on ne peut s’empêcher de voir l’expression métaphorique et sommaire de l’idée de prédestination.

A lire sa mention dans le livre archaïque de l’Exode, on pense aux « tablettes des destinées » du poème babylonien Enuma eliš. « Le rapprochement, écrit la P. Allo, prouverait tout au plus que les Sémites avaient l’idée d’ordre nécessaire, soumis à un calcul exact : mais, sans emprunts littéraires, on pouvait bien, sur divers points du monde [sémitique], arriver tout droit à créer cet anthropomorphisme très simple que la Providence consigne ses opérations projetées, tient ses comptes et prévoit ses paiements comme tout bon négociant le ferait ici-bas. Ni dans l’Ancien Testament, ni dans l’Apocalypse, ni même dans les apocryphes, il n’est question de livres doués par eux-mêmes d’une force magique, comme ce pourrait être le cas pour les « tablettes des destinées » à Babylone ; le contenu de nos livres et sa réalisation dépend de la volonté libre de Dieu et de la volonté libre des hommes. Et si les apocryphes sont parfois suspects d’un certain fatalisme, l’Apocalypse, du moins, ne l’est nullement. » L’Apocalypse de saint Jean, Paris, 1921, p. 67 sq. Il reste que cette analogie entre le Livre de vie et les tablettes babyloniennes des destinées confirme notre interprétation.

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Message par Charles-Edouard Ven 2 Déc 2011 - 12:16

II. DANS LE NOUVEAU TESTAMENT. – 1° Les Evangiles ne nous livrent aucun texte où l’exégète puisse lire l’idée de prédestination, c’est-à-dire qui, d’emblée et sans qu’il y ait de recourir à l’analyse conceptuelle ou au raisonnement, la lui présente tout exprimée. Prenons, par exemple, le cas de Matth., XXV, 34 : « Venez, bénis de mon Père, prenez possession du royaume qui vous a été préparé dès l’origine. » L’exégète voudrait : « … qui avez été préparés, dès l’origine, pour le royaume. » Et ainsi de maintes autres paroles, auxquelles le théologien appliquera légitimement les procédés particuliers de sa science.

A plus forte raison le pourra-t-il faire à Joa., X, 29 : « Mon Père, ce qu’il m’a donné est plus précieux que tout et personne ne peut ravir de la main de mon Père », dont le sens est précisé par ce qui précède : « … je leur donne une vie éternelle, et elles ne périront jamais et personne ne les ravira de ma main. » Il est clair que l’idée de prédestination est sous-jacente à ces propos. La parole de Jésus en Matth., XX, 23 : « C’est pour ceux à qui cela est destiné par mon Père », offre un intérêt semblable. Le texte de Matth., XXIV, 24 : « jusqu’à séduire, s’il le pouvait, les élus eux-mêmes », suppose la notion d’élection qui ne peut faillir.

2° Saint Paul est le docteur de la prédestination à peu près de la même manière qu’il l’est du péché originel.

1. Romains, VIII, 28-30. – C’est le texte capital. La traduction littérale du texte grec ne comportant pas de difficultés, il est inutile de le transcrire ici. « 28. Or, nous savons que Dieu fait tout concourir au bien de ceux qui l’aiment, de ceux qui sont appelés selon le propos. 29. Car ceux qu’il a préconnus, il les a aussi prédestinés à être conformes à l’image de son Fils, afin qu’il soit un premier-né parmi de nombreux frères. 30. Or, ceux qu’il a prédestinés, il les a aussi appelés, il les a aussi justifiés, et ceux qu’il a justifiés, il les a aussi glorifiés. »

L’analyse logique de ce court morceau est assez simple. Au v. 28 nous avons une affirmation optimiste : « Or, nous savons que Dieu fait tout concourir au bien de ceux qui l’aiment, de ceux qui sont appelés selon le propos. » Pour désigner les bénéficiaires de cette action divine, saint Paul dit successivement : ceux qui l’aiment, et : ceux qui sont appelés selon le propos. Ce sont deux manières de désigner les mêmes personnes. La seconde formule a l’avantage d’introduire la preuve. On peut même dire qu’elle donne déjà la substance avec l’évocation du divin propos. Les v. 29-30 nous apportent le détail de cette preuve.

L’analyse que nous appellerions psychologique n’offre pas non plus de grosses difficultés. Il est manifeste que Paul exprime l’action divine en termes de psychologie humaine. Quel moyen, aussi bien, de faire autrement ? la suite des cinq (six) actes qu’il énumère reproduit le processus de l’action humaine, lequel comporte un ordre d’intention et un ordre d’exécution. Cette distinction, dont la formule seule lui est étrangère, apparaît clairement dès le v. 28 : « ceux qui sont appelés selon le propos. » L’appel est le premier des actes historiques dont la suite entière va nous être donnée au v. 30. Le propos non seulement lui est antérieur, mais se situe sur le plan différent de la vie intérieure de Dieu. Dans Eph., I, 11, il distingue, avec une particulière netteté, ces deux plans : τοῦ τὰ πάντα ἐνεργοῦντος κατὰ τὴν βουλὴν τοῦ θελήματος αὐτοῦ. Cette distinction est pareillement familière à saint Luc, par exemple XXIII, 51 : τῆ βουλῆ καὶ τῆ πράξει αὐτῶν, à savoir des sanhédrites.

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Message par Charles-Edouard Ven 2 Déc 2011 - 12:16

L’ordre d’intention n’est apparemment représenté que par deux actes : la préconnaissance et la prédestination, v. 29. Le silence de saint Paul sur l’acte initial, qui commande tous les autres et que nous appelons précisément l’intention, étonne. Mais ce silence est-il réel ? L’attention se porte sur la clause finale du v. 29 : « Afin qu’il [le Fils] soit un premier-né parmi de nombreux frères. » Comment douter que nous ayons là le but spécial que Dieu poursuit en toute cette affaire. La voilà, enfin déclarée par Paul, l’intention divine qui va imposer à toute la suite des actes divins, et premièrement aux actes intérieurs de préconnaissance et de prédestination, de vivantes et précises directives. Cette intention étant présupposée, il s’agit d’aviser aux moyens de la réaliser, c’est-à-dire de les discerner et d’en décréter la mise en œuvre. Ce discernement, c’est la préconnaissance, ce décret, c’est la prédestination. L’une et l’autre s’avèrent actes de la raison pratique mue par une intention présupposée.

Le terme préconnaissance est technique et de signification prégnante. Le P. Allo a bien montré que les verbes simples γινώσκω et יךע comportaient, spécialement avec Dieu comme sujet, outre leur signification fondamentale de « connaître », une signification secondaire difficile à préciser mais que l’on peut rendre en gros par « considérer avec bienveillance ou amitié » (Les versets 28-30 du c. VIII, ad Romanos, dans Rev. des sc. ph. et th, 1913, p. 269 sq.) Nul doute que cette note affective ne se doive admettre ici et d’autant plus que notre préconnaissance représente un acte de la raison pratique, elle-même chargée d’affectivité. Cette préconnaissance, à laquelle fait suite la prédestination, ne peut être ce que nous appelons le jugement pratique, jugement non de vérité, mais de valeur, jugement discrétif et d’approbation, qui va déterminer le choix de la volonté ou élection, qui l’amorce et le contient déjà. Mais quel est l’objet de ce discernement électif ? En d’autres termes, de quoi exactement Dieu y prononce-t-il : voilà le moyen à prendre ? C’est évidemment celui sur lequel va porter le décret d’exécution et que Paul exprime en ces termes : « Il les a aussi prédestinés à être conformes à l’image de son Fils. » Moyen complexe, puisqu’il comporte la conformité ou conformation à l’image du Fils à réaliser en certaines personnes déterminées. La conformité ou conformation s’indiquait de soi, mais non pas la désignation de certaines personnes parmi d’autres. D’après quelles considérations s’est fait ce discernement électif ? Paul n’en dit rien. Son langage suggère seulement que Dieu y a procédé avec une souveraine indépendance.

L’acte de prédestination, qui clôt l’ordre d’intention, est le commandement (imperium) que Dieu se fait à soi-même d’employer le moyen auquel s’est arrêté son jugement discrétif, à savoir la conformation de certaines personnes déterminées à l’image de son Fils. Ce Fils, c’est Jésus-Christ dans son état glorieux, ainsi que le prouve la suite des actes d’exécution, appel, justification, glorification. Quant à la conformation elle-même, si elle se réalise en trois étapes, le langage de Paul semble bien supposer qu’au regard de la prédestination, elle représente un objet global et unique, atteint directement en sa totalité.

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Message par Charles-Edouard Ven 2 Déc 2011 - 12:16

Quant aux actes divins, ils ont supposés suivre infailliblement la prédestination.

Qu’est-ce, au juste, que ce propos de Dieu allégué au v. 28 ? Il n’y a pas apparence qu’il représente un acte particulier. Paul doit songer à l’ordre d’intention en bloc par opposition à l’ordre d’exécution. Dans Eph., I, 11, où nous lisons : « En qui [le Christ] nous aussi [les juifs] nous avons obtenu part à l’héritage comme des gens qui ont été prédestinés suivant le propos de celui qui exécute tout κατὰ τὴν βουλὴν τοῦ θελήματος αὐτοῦ », le propos semble être la même chose que βουλή, qui est la volonté délibérée, en bloc. Même sens, II Tim., I, 9 : « Selon la puissance (principe d’exécution) de Dieu qui nous a sauvés (sans doute par la rédemption) et qui nous a appelés d’un saint appel, à raison non pas de nos œuvres, mais de son propre propos et de sa propre grâce (bienveillance salvifique) qu’il nous a donnés dans le Christ Jésus avant tous les siècles. » Propos et grâce semblent être dans le même rapport que propos et βουλή. Peut-être, dans l’un et l’autre cas, propos représente-t-il le processus volontaire à un stade plus évolué et plus décisif. Cependant, il serait aventuré de subtiliser à l’excès. Retenons plutôt le caractère gratuit du propos divin, raison de notre salut et de notre appel. Devons-nous dire aussi de notre prédestination ?L’apparent parallélisme de II Tim., I, 9, et d’Eph. I, 11, où figure le mot prédestination, le donnerait à penser. Sur l’exclusion des œuvres, comme motif de notre justification, laquelle nous constitue héritiers de la gloire, Tite, III, 5, est du plus haut intérêt : « Ce ne fut point à raison des œuvres que nous aurions faites dans la justice que Dieu nous sauva. Ce fut par sa miséricorde. Il le fit au moyen d’un bain de régénération et de renouvellement par l’Esprit-Saint, qu’il répandit abondamment sur nous par Jésus-Christ, notre Sauveur, afin que, justifiés par sa grâce, nous devenions héritiers, en espérance, de la vie éternelle. » Cependant, ici non plus, le mot de prédestination n’est pas prononcé.

2. Ephésiens, I, 3 sq. – Ici, en revanche, nous le rencontrons : « Béni soit Dieu, Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui nous a comblés dans le Christ de toutes sortes de bénédictions spirituelles et célestes, pour nous avoir élus avant la création du monde à cette fin que nous soyons saints et sans reproche devant lui ; nous ayant prédestinés, en sa charité, à l’adoption finale par Jésus-Christ. » La phrase est compliquée à souhait. Qu’il nous suffise de remarquer que notre prédestination est l’œuvre de la charité de Dieu, qui est la même chose que la « grâce », ou bienveillance salvifique de II Tim., I, 9. Relevons encore l’apparition d’un acte divin, l’élection, dont nous n’avions pas encore rencontré la mention explicite. Psychologiquement, il s’intercale entre la préconnaissance et la prédestination. Les « élus » sont d’ailleurs, dans le langage de saint Paul qui néglige la distinction énoncée Matth., XX, 16 ; XXII, 15, les mêmes personnes que les « appelés ». Ce n’est pas, bien entendu, que Paul ignore que des chrétiens, et donc des appelés, puissent se rencontrer qui s’excluent par leur conduite de la vie éternelle et donc, puisqu’il tient la prédestination comme infailliblement efficace, qu’il puisse y avoir des appelés qui ne sont pas prédestinés. Mais, lorsqu’il parle de la prédestination, c’est toujours en vue d’affermir l’espérance et de stimuler l’action de grâces, ce qui lui fait négliger cette considération.

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Message par Charles-Edouard Ven 2 Déc 2011 - 12:17

3. Textes divers. – Il se pourrait qu’il y ait allusion au propos salvifique de Dieu, I Thess., V, 9 : « Car Dieu ne nous a pas posés (ἔθετο) pour la colère, mais pour l’acquisition du salut par Jésus-Christ… » Devons-nous entendre ce « posés » in re, ou in intentione, d’un acte historique ou d’un décret éternel ? Dans la première hypothèse, on attendrait quelque chose comme : par la foi en Jésus-Christ. De plus, ἔθετο se conçoit bien mieux comme équivalent de προτίθημι que de καλῶ ; cf. ὁρίζω et προρίζω.

Presque certainement II Thess., II, 13 sq., doit s’entendre de l’élection éternelle : « Car Dieu vous a choisis (εἵλατο) dès le commencement (lire : ἀπ᾽ ἀρχῆς, et non pas ἀπαρχήν) pour le salut, par la sanctification de l’Esprit et la foi en la vérité, à quoi il vous a aussi appelés par notre évangile pour l’acquisition de la gloire de Notre-Seigneur Jésus-Christ. » L’opposition entre « choisir » et « appeler » enlève toute possibilité d’interpréter « dès le commencement » sur le plan historique, où choisir serait la même chose qu’ « appeler ». On notera l’emploi de αἱρῶ au lieu de l’habituel ἐκλέγω.

3° en dehors de saint Paul, l’on ne trouve, dans le Nouveau Testament, autant dire rien que, je ne dis pas le théologien, mais l’exégète puisse entendre de la prédestination. Mentionnons seulement I Pet., I, 1 sq. : « Pierre, apôtre de Jésus-Christ, aux élus de la dispersion…, suivant la préconnaissance de Dieu le Père, dans la sanctification de l’Esprit, pour l’obéissance [de la foi] et l’ablution du sang de Jésus-Christ… », où « élus » équivaut à « appelés ».


Pour les monographies plus anciennes, voir F. Prat, La théologie de saint Paul, t. II, 13e éd., Paris, 1927, Bibliographie, 3 : Théodicée et prédestination. – Comme monographies plus récentes, citons : E. B. Allo, Versets 28-30 du c. VIII ad Romanos, dans Rev. des sc. ph. et th., 1913 ; M.-J. Lagrange, Saint Paul et la prédestination, dans Epître aux Romains, Paris, 1916, p. 244 sq. ; A. d’Alès, art. Prédestination, dans Dict. apolog. De la foi catholique, t. IV, Paris, 1922 ; F. Prat, La théologie de saint Paul, t. I, 15e éd., 1927 ; F.-W. Maier, Israel in der Heilsgeschichte nach Röm., 9-11, Munster-en-W. 1929 ; A. Charue, L’incrédulité des juifs dans le Nouveau Testament, Gembloux, 1929.

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Message par Charles-Edouard Ven 2 Déc 2011 - 12:17

II. LA PREDESTINATION D’APRES LES PERES GRECS. – Pour des raisons historiques, dans lesquelles les intentions polémiques eurent, sans doute, quelque part, la question suivante s’est trouvée posée entre les théologiens du début du XVIIe siècle : les Pères grecs, pris dans leur ensemble, ont-ils enseigné la prédestination ante prævisa merita ? Ou, au contraire, sont-ils partisans de la prédestination post prævisa merita ? Petau, entre autres, contre son confrère Didace Ruiz de Montoya (De prædestinatione ac reprobatione hominum et angelorum, 1628) prend nettement parti pour la seconde solution.


Theologus alter (Ruicius)… de prædestinatione ingens nuper volumen elucubravit, in quo illos ipsos Græcos Patres asserit aperte fateri prædestinationem causam esse meritorum et gloriæ ; adeoque non propter prævisa merita constituisse Deum certos homines ad salutem eximere : sed ex eo potius, quod illos saluti destinat, gratiam et bona merita largiri… Unde ad Augustinianum sensum illorum revolvi dogma putat ; prius ut gloriam quibusdam dare statuerit Deus ; tum vocationem, primam gratiam ac deinceps reliquas ordinarit. Atqui neutrum horum, meo quidem judicio, Patrum illorum doctrinæ consentaneum est. Petau, De theologicis dogmatibus, t. I, De Deo, Deique proprietatibus, l. IX, De prædestinatione, c. V, n. 5, Venise, 1721, t. I, p. 359 a ; ibid., l. X, c. II, n. 1, p. 398 a.


Thomassin, au contraire, entend prouver, sur le même point, l’accord de la théologie grecque avec celle du docteur africain : Commilitones ergo Augustino ubique, nusquam adversarios in gratiæ disceptationibus cæteros Patres omnes demonstraturus, græcos primum aggrediar. Et parmi les doctrines, au sujet desquelles il entend affirmer l’unité de la tradition, le savant oratorien mentionne expressément : de necessitate gratiæ omnia merita prævenientis ; de prædestinatione electorum secundum gratiam, non secundum merita ulla. Dogmata theologica, t. II, De Deo, l. IX, c. VII, n. 1, éd. Vivès, t. II, p. 217.

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Message par Charles-Edouard Ven 2 Déc 2011 - 12:17

Qu’il suffise de mentionner ici les protagonistes des deux écoles entre lesquelles se partagent les théologiens des XVIIe et XVIIIe siècles, les uns tenant les Pères grecs pour des témoins authentiques de la prédestination ante prævisa merita, les autres, au contraire, retrouvant chez eux la thèse de la prédestination post prævisa merita. Or, si l’on en juge par certains travaux récents, il ne semble pas que l’opposition ait cessé sur ce point entre théologiens ; la question paraît encore fixée dans les mêmes cadres, un peu schématiques, dans lesquels elle reste traditionnellement posée. Cependant, si l’accord n’est point fait sur l’essentiel de la solution, il semble que l’on s’unisse pour reconnaître, en ces matières, l’unité de la pensée théologique grecque. Le R. P. Prat en fit naguère la remarque à propos de l’exégèse d’un texte de l’épître aux Romains (VIII, 28-30). Il écrit, dans l’une des notes de sa Théologie de saint Paul : « Autant qu’il est possible d’en juger, tous les écrivains grecs qui se sont occupé de notre texte s’accordent sur les points essentiels et ne diffèrent que par des détails d’interprétation dont il est aisé de prouver le caractère accessoire par rapport à la question présente. » T. I, 10e éd., p. 519. Cet accord doctrinal ne présente d’ailleurs rien qui surprenne l’historien ; en effet aucun conflit n’est venu départager les Pères sur la question, et, d’autre part, la même doctrine dogmatique, formulée principalement par saint Paul, sert à la fois de point d’appui et de norme à toutes les spéculations ultérieures.

Comme Paul, en effet, et dans les mêmes termes que lui, les Pères reconnaissent que nous sommes prédestinés, justifiés et glorifiés par la grâce de Dieu. Les grandes affirmations doctrinales de l’épître aux Romains, et, plus encore peut-être, les faits mêmes qui servent de thème à l’épître : la réprobation des juifs et l’appel des gentils, orientaient puissamment les esprits vers l’affirmation du caractère gratuit des préférences divines. Il y avait là une réalité historique et dogmatique, à la fois trop vivante et trop nettement énoncée par Paul, pour que l’on pût, de quelque façon, s’en abstraire. Toutefois, et parce que précisément le point est acquis sans contestation possible, ce n’est pas de ce côté que s’oriente la recherche la plus originale ; une simple citation de l’Apôtre suffisait toujours à affirmer la souveraine liberté des choix divins. Au contraire une exclamation lancée en passant par saint Paul : « τί οὖν ἐροῦμεν ; μὴ ἀδικία παρὰ τῷ Θεῷ ; (Rom., IX, 14) ; Que dirons-nous ? Y a-t-il de l’injustice en Dieu ? » semble avoir retenu davantage l’attention des écrivains grecs. A cette interrogation Paul avait brièvement répondu par l’affirmation de deux faits dogmatiques : la miséricorde faite à Moïse et l’endurcissement du pharaon. Les Pères grecs, poussés par nécessités de l’enseignement et de la controverse, répondront par une théologie, et par une théologie de la prescience divine.

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Message par Charles-Edouard Ven 2 Déc 2011 - 12:18

I. Les Pères apostoliques. II. Les prédécesseurs d’Origène(col. 2818). III. Origène (col. 2822). IV. Les successeurs d’Origène (col. 2828). V. Conclusions (col. 2832).

I. LES PERES APOSTOLIQUES. – 1° L’épître de saint Clément de Rome aux Corinthiens annonce déjà l’essentiel des thèmes généraux qui seront l’objet des spéculations ultérieures. On peut y distinguer une triple série d’affirmations doctrinales : 1. le salut dépend d’une initiative de la miséricorde divine. 2. nous ne pouvons obtenir ce salut sans le concours de nos œuvres. 3. ces œuvres vertueuses sont elles-mêmes un don de Dieu.

Le premier point de la doctrine se fonde, de très près, sur les paroles mêmes de saint Paul. Ainsi l’adresse de l’épître (Funk, Patres apostolici ; 1901, t. I, p. 98) et le salut final, LXV, 2, p. 184, sont nettement d’inspiration paulinienne. Ce n’est pas là une rencontre fortuite d’expressions, puisque Clément rappelle à ses correspondants l’apostolat exercé par Paul auprès d’eux et fait allusion à la première des lettres que celui-ci leur a adressées. XLVII, p. 160. L’action divine dans l’œuvre de notre salut est ainsi décrite : Dieu, notre Père, dans sa miséricorde, « nous a fait la part d’élection », XXIX, 1, p. 136 ; il choisit, par le Christ, ceux qu’atteint la prédication bienheureuse, L, 7, p. 164 ; la grâce nous est donnée par lui, XXX, 3, p. 136 ; plus exactement encore : personne n’est trouvé « capable en charité », si ce n’est ceux que Dieu en a « rendus dignes » : les saints sont consommés en charité « selon la faveur de Dieu ». L, 2-3, p. 162-164. Comme contre-partie de la même doctrine : Dieu, qui scrute nos pensées et nos désirs, enlève, quand il lui plaît, son esprit (πνοή) qui est en nous. XXI, 9, p 128. Il faut noter cette mention de Dieu qui connaît les pensées et les cœurs ; pour les Grecs, le Dieu qui sauve et qui punit est avant tout le Dieu qui rend à chacun selon ses œuvres, le Dieu omniscient. Ailleurs Clément met spécialement en relief, et dans un langage tout paulinien, le caractère gratuit de l’œuvre divine :

« Tous donc (il s’agit des saints de l’Ancienne Alliance)ont obtenu gloire et grandeur non par eux-mêmes, non par leurs œuvres, non par les actions justes qu’ils ont faites, mais par la volonté [de Dieu]. Et nous donc, appelés par sa volonté dans le Christ Jésus, nous ne sommes justifiés ni par notre sagesse ou notre intelligence ou notre piété, ni par les œuvres que nous avons faites dans la sainteté de nos cœurs, mais par la foi par laquelle le Dieu tout-puissant les a tous justifiés dès l’origine. » XXXII, p. 3-4, p. 138-140. Le dessein de Dieu est unique, tous ceux qui sont justifiés le sont par la foi et non par les œuvres. Quelques nuances d’expressions, propres à Clément, accentuent plutôt la doctrine de saint Paul ; aussi le pontife, qui semble pressentir une objection, se hâte-t-il d’ajouter : « Que ferons-nous donc, frères ? Allons-nous cesser de faire le bien et abandonner la charité ? Pas du tout, Dieu ne nous le permet pas ; mais efforçons-nous avec ardeur et promptitude de parfaire toute œuvre bonne. » XXXIII, 1, p. 140. L’exemple nous est donné par le Maître de toutes choses qui ne cesse d’exulter dans ses œuvres. Ibid., 2. « Ayant un tel modèle, marchons à sa volonté, et, de toute notre force, accomplissons l’œuvre de la justice. » XXXIII, 8, p. 140.

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Message par Charles-Edouard Ven 2 Déc 2011 - 12:18

On pourrait énumérer, dans ce même esprit, tous les conseils moraux que donne Clément touchant la paix à rétablir dans l’Eglise de Corinthe ; il suffit ici de faire état de deux passages d’une portée plus générale. Celui qui accomplira les jugements et les préceptes donnés par Dieu, « celui-là sera placé et compté parmi le nombre de ceux qui sont sauvés par Jésus-Christ ». LVIII, 2, p. 174. Dieu a des entrailles de Père envers ceux qui le craignent, « il donne ses faveurs, en toute suavité et douceur, à ceux qui vont à lui dans la simplicité de leur cœur ». XXIII, 1, p. 130. L’idée qui domine la pensée de Clément en ces matières paraît bien être exprimée par la formule suivante : « Il nous faut être prompts à faire le bien, tout en effet nous est donné par Dieu. » XXXIV, 12, p. 140.

Clément se plaît, quelques lignes plus loin, à énumérer ces dons de Dieu : « la vie dans l’immortalité, la splendeur dans la justice, la vérité dans la liberté, la foi dans l’assurance, la maîtrise de nous-mêmes dans la pureté ». XXXV, 1-2, p. 142. La chasteté ne doit point donner lieu à la vaine gloire, « un autre nous accorde la maîtrise de nous-mêmes ». XXXVIII, 2, p. 148.

Une autre expression peut nous aider à résumer la doctrine de l’épître. A la fin de la prière pour les princes, Clément s’adresse à Dieu qui est « seul capable de faire avec nous ces biens et des biens meilleurs ». LXI, 3, p. 180. Dieu seul capable, ὁ μόνος δυνατός, de réaliser le bien, mais le réalisant avec nous, μεθ᾽ ἡμῶν, cette formule marque déjà la voie dans laquelle va peu à peu s’engager la théologie grecque de l’ordre du salut.

2° Saint Ignace et saint Polycarpe se présentent eux-mêmes comme d’insignes prédestinés plutôt que comme des docteurs soucieux d’un exposé didactique. Leur attitude religieuse, leur humilité devant les grâces qui leur sont faites et la gloire qui les attend, leur constant souci de se recommander aux prières des communautés chrétiennes, voilà le véritable enseignement qu’ils nous donnent. On peut cependant signaler qu’Ignace, comme le faisait saint Paul au début de ses lettres, fait mention de la prédestination dans l’adresse de son épître aux Ephésiens. « A l’Eglise prédestinée avant les siècles (τῆ προωρισμένη πρὸ αἰώνων) dans la volonté du Père et de Jésus-Christ. » Funk, op. cit., t. I, p. 213. Saint Polycarpe, s’adressant aux Philippiens, reproduit, de façon presque littérale, les paroles mêmes de saint Paul, dans Eph., II, 5-8-9 : χάριτί ἐστε σεσωμένοι, οὐκ ἐξ ἔργων, ἀλλὰ θελήματι Θεοῦ διὰ Ἰησοῦ Χριστοῦ. « Vous êtes sauvés par grâce non par les œuvres, mais par la volonté de Dieu par Jésus-Christ. » Phil., I, 3, p. 296.

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Message par Charles-Edouard Ven 2 Déc 2011 - 12:18

II. LES PREDECESSEURS D’ORIGENE. – 1° Les Pères apologistes de la fin du IIe siècle sont des philosophes plus que des théologiens ; les nécessités de la controverse avec les païens les inclinaient à demeurer sur le terrain des vérités naturelles. Tatien, Athénagore, Théophile d’Alexandrie, dans ceux de leurs ouvrages qui sont parvenus jusqu’à nous, ne parlent pour ainsi dire pas des mystères de la grâce et de la prédestination. Tatien cependant peut être invoqué en faveur du réalisme de la grâce et de la nécessité constante de l’action du Saint-Esprit dans la vie chrétienne. Oratio, 13, P. G., t. VI, col. 836 A. Les uns et les autres font grand état de la prescience divine et de son universalité, mais il s’agit surtout pour eux d’établir l’ordre général de la providence et d’asseoir l’argument prophétique qui joue un si grand rôle dans leurs apologies.

2° L’œuvre de saint Justin, quoique dominée, elle aussi, par des besoins apologétiques, présente un caractère doctrinal plus nettement marqué. On peut y glaner certains éléments d’une théologie de l’ordre du salut.

La notion de la science divine est mise, de façon spéciale, en relief. « C’est l’œuvre de Dieu de dire d’avance ce qui arrivera et de le montrer s’accomplissant comme il a été prédit. » Apol., I, 12, P. G., t. VI, t. 345 A. Bien plus, « l’Esprit prophétique annonce les choses futures comme si elles étaient déjà faites ». Apol., I, 42, col. 392 B. Tout ceci a directement pour but de fonder la valeur de l’argument prophétique auquel Justin accorde un large crédit. Mais l’œuvre du salut est, elle aussi, l’objet de la science universelle de Dieu. Celui-ci prévoit (προγινώσκει) que certains hommes, qui ne sont pas encore nés, feront leur salut par la pénitence. Apol., I, 28, col. 372. Ailleurs Justin nous montre Dieu retardant la punition de ses ennemis et des démons et différant la fin du monde jusqu’à ce que le nombre des préconnus (ὁ ἀριθμὸς τῶν προεγνωσμένων) soit complet. Apol., I, 45, col. 396 D. Cette dernière expression : le nombre des préconnus, est significative des tendances de la théologie grecque ; dès les débuts de la formation de son vocabulaire technique, elle préfère nettement le mot prescience, πρόγνωσις, au mot prédestination, προορισμός. Le philosophe martyr témoigne déjà d’un usage qui recevra de saint Jean Damascène sa consécration définitive.

La science universelle de Dieu n’exclut pas la liberté humaine. « Si nous disons que les choses futures sont prédites, nous ne disons pas, pour autant, qu’elles se réalisent par la nécessité du destin. » Apol., I, 44, col. 396 B. Mais cette prescience des actions humaines permet à Dieu de récompenser chacune selon ses mérites, ainsi qu’il l’a lui-même établi. Ibid. Ceci est explicitement dirigé contre la doctrine stoïcienne du fatum et contre l’absence de toute rémunération transcendante enseignée par les philosophes du Portique. Le fatum n’est pas la cause responsable, αἰτία, des actes pervers. Apol., I, 43, col. 393 B. Le vrai fatum inéluctable est le suivant : ceux qui choisissent le bien obtiendront les récompenses qu’ils méritent, ceux qui adoptent une attitude contraire recevront des châtiments également mérités. Ibid. Ceux qui demeurent dans l’injustice n’échapperont pas au juste jugement de Dieu, « que cela soit qui plaît à Dieu ! » : ὃ φίλον τῷ Θεῷ τοῦτο γενέσθω. Apol., I, 68, col. 432 B.

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Message par Charles-Edouard Ven 2 Déc 2011 - 12:18

Sans doute, affirme Justin, « nous avons appris que Dieu n’a pas besoin d’une offrande matérielle de la part des hommes, alors que nous le voyons dispenser toutes choses ». Néanmoins ceux-là seuls seront agréés « qui imitent les biens qui lui appartiennent : la sagesse, la justice, l’amour des hommes et toutes choses qui sont le propre de Dieu, même s’il n’est point de nom pour les désigner ». Apol., I, 10, col. 340 C. Quelques lignes plus loin, un vigoureux parallèle est établi, par deux fois, entre la création de l’homme ex nihilo et son élévation à la vie divine : « De même en effet que Dieu, au commencement, a fait [les hommes] alors qu’ils n’existaient pas, de la même manière nous croyons que ceux qui choisissent ce qui lui plaît, par ce choix ont été jugés dignes de l’immortalité et de la société divine. Car il n’était pas en notre pouvoir au commencement d’être créés par Dieu, quant à suivre ce qu’il lui plaît, en le choisissant à l’aide des facultés rationnelles qu’il nous a données, c’est Dieu qui nous le persuade en nous conduisant à la foi. » Apol., I, 10, col. 341 A. Si l’on sait que, par ailleurs, Justin parle en termes très nets du péché universel du genre humain et de la nécessité du secours de Dieu, si l’on songe qu’il décrit également avec un parfait réalisme l’œuvre de la grâce comme une communication de la vie faite à l’âme par Dieu, on est porté à accorder au texte qui vient d’être cité une réelle valeur théologique. Il présente un bel exemple de cette « conception physique du salut » dont le P. Rousselot faisait justement naguère l’un des traits caractéristiques de la théologie grecque. P. Rousselot, La grâce d’après saint Jean et d’après saint Paul, dans Rech. de sc. rel., février-avril 1928 ; Mélanges Grandmaison, p. 87-104. Enfin, pour finir de situer cette doctrine de saint Justin dans son contexte général, il suffit de rappeler qu’il affirme, chaque fois que l’occasion s’en présente, et la causalité universelle de Dieu et la nécessité de la prière à tous les moments de la vie chrétienne.

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Message par Charles-Edouard Ven 2 Déc 2011 - 12:19

3° Saint Irénée. – Avec plus de force peut-être que ne l’avait fait Justin, saint Irénée assimile l’œuvre de notre déification à celle de la création. L’homme, fait à l’image de Dieu, avait perdu par le péché cette divine ressemblance ; le Verbe fait chair, similitude visible du Dieu invisible, refait l’homme à l’image de Dieu. Cont. hær., V, XVI, 2, P. G. t. VII, col. 1168 A. Comme Adam avait été modelé par Dieu, ainsi le sommes-nous à notre tour : plasmatus est quidem Adam, plasmati sumus et nos. Ibid., 1, col. 1167 B ; cf. IV, XXXIX, 2-3, col. 1110-1111. Le R. P. d’Alès a vigoureusement exposé cette doctrine d’Irénée : « Non seulement toute l’initiative appartient à Dieu (dans l’ordre du salut) mais tout le travail. L’homme n’a qu’à se laisser faire comme l’argile sous les doigts du potier… La persévérance de l’homme est elle-même un don de Dieu. » A. d’Alès, La doctrine de l’Esprit en saint Irénée, dans Rech. de sc. rel., 1924, p. 533-534. Irénée en effet ne se lasse pas d’affirmer la gratuité absolue du secours divin. « Dieu donne par faveur l’immortalité au mortel, et l’incorruptibilité au corruptible, car la puissance de Dieu se réalise dans la faiblesse. Ainsi gardons-nous de nous enorgueillire et de nous élever jamais au-dessus de Dieu, comme si nous avions de nous-mêmes la vie, adoptant à son égard des sentiments d’ingratitude ; mais sachons d’expérience que, par sa munificence et non par notre propre nature, nous avons la persévérance pour toujours. » V, II, 3, col. 1127 C. Dieu n’a pas besoin de nos hommages, nec opus est Deo humano obsequio, s’il fait du bien à ceux qui le servent, c’est parce qu’il est bon et miséricordieux. L’homme au contraire a besoin de la communion avec Dieu indiget homo Dei communione. IV, XIV, 1, col. 1010 C. Tout ceci ne présente rien qui soit particulier à Irénée ; sa doctrine est conforme, en ce point, à celle de ses prédécesseurs, mais les nécessités de la controverse gnostique vont amener l’évêque de Lyon à formuler des précisions théologiques nouvelles.

Un argument ad hominem, dirigé contre les conceptions gnostiques du salut, est bien significatif de la mentalité grecque. Pour les hérétiques, le genre humain est composé de « pneumatiques » et d’ « hyliques », les premiers étant appelés à l’immortalité de par leur nature même, les seconds ne pouvant, pour les mêmes raisons, y prétendre. C’est la conception « physique » du salut portée à son point extrême, celui-ci n’étant plus, d’aucune façon, affaire de notre libre choix. A l’encontre, Irénée affirme avec force l’existence de la liberté créée, car l’absence de cette liberté fait échec à la puissance divine. Si les hommes sont ainsi déterminés par leur nature même, Dieu ne pourra plus faire ce qu’il veut. Qui autem his contraria dicunt, ipsi impotentem introducunt Dominum, scilicet quasi non poterit perficere hoc quod voluerit. IV, XXVII, 6, col. 1103 A. L’homme, s’il n’est libre, ne peut plus être cette patte molle qu’il doit offrir à l’action divine. La suite du passage est également à retenir : sans liberté, plus de recherche ni de jouissance du bonheur, plus de précieuse communication avec Dieu. Ibid., col. 1103 B. V. Brochard a finement noté les traits essentiels de la conception grecque de la liberté : « Quand ils [les Grecs] s’appliquent à prouver que l’homme est libre, ils ne cherchent pas précisément à montrer que ses actions émanent de lui… Leur préoccupation est bien plutôt de montrer comment l’homme peut se soustraire à la fatalité extérieure, réaliser le souverain bien, c’est-à-dire atteindre à la vie heureuse. Dire que l’homme est libre, quand c’est un philosophe grec qui parle, équivaut à reconnaître que le bonheur est à la portée de chacun. » V. Brochard, Etudes de philosophie ancienne et de philosophie moderne, Paris, 1912, p. 494. En liaison avec ces idées il était nécessaire, pour les Pères grecs, de montrer comment, dans l’ordre chrétien, Dieu donne à chacun ce qui lui est nécessaire pour faire le bien et mériter les récompenses promises. C’est ce que fait explicitement Irénée ; la controverse avec Marcion va donner occasion de poser le problème sur un terrain plus strictement théologique.

Au point de vue qui nous occupe, l’hérésie marcionite est une sorte de dualisme théologique à base scripturaire. Il y a deux principes premiers, deux dieux ; l’un rachète et sauve, c’est le Père, le Dieu bon révélé par le Christ dans le Nouveau Testament ; l’autre est le Dieu juste, le Dieu inexorable de l’Ancien Testament ; il a « endurci » le cœur du pharaon, Ex., X, 1, cf. Rom., IX, 17-18 ; il a « rendu insensible le cœur du peuple », Is., VI, 9-10 ; Matth., XIII, 13-15 ; c’est à lui qu’est dévolu le soin de châtier et de punir. Cont. hær., III, XXV, 3-4, col. 968-969 ; IV, XXIX, 1-2, col. 1063-1064. Contre les allégations de l’hérétique, saint Irénée affirme, avec toute la tradition catholique, qu’un seul et même Dieu, infiniment bon, mais également sage et juste, dispose de toutes choses comme il convient et traite chacun selon ses mérites. La châtiment de la justice est précédé par les avertissements de la bonté. Est enim [Deus] et bonus et misercors et patines et salvat quos oportet : neque bonum ei deficit juste effectum, neque sapientia deminoratur : salvat enim quos debet salvare et judicas dignos judicio : neque justum immite ostenditur, præeunte scilicet et præcedente bonitate. III, XXV, 3, col. 969 A.

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Message par Charles-Edouard Ven 2 Déc 2011 - 12:19

Ailleurs, la même doctrine est affirmée de façon plus précise : « Dieu donne toujours à l’homme de quoi faire le bien ; aussi celui-ci est-il jugé justement s’il ne le fait pas, puisqu’il pouvait le faire ; s’il le fait, il est justement récompensé puisqu’il pouvait ne pas le faire. » IV, XXXVII, 1 col. 1100 A. Ainsi, en liaison avec sa doctrine de l’initiative divine dans l’ordre du salut, Irénée établit-il ici et l’unité du plan divin et le rôle de la volonté humaine dans la réalisation de ce plan. Dieu met l’homme à même de faire le bien, tout en lui laissant la possibilité de choisir le mal. Le libre choix du mal sera l’explication donnée par Irénée de « l’endurcissement » du pharaon et des autres exemples scripturaires allégués par Marcion ; ils constituent la punition de l’incrédulité et d’une attitude injurieuse à l’égard de Dieu. Unus enim et idem Deus, his quidem qui non credunt sed nullificant eum inferl cæcitatem… his autem qui credunt ei et sequuntur eum pleniorem et majorem illuminationem mentis præstat. IV, XXIX, 1, col. 1063 C.-1064 A.

La prescience universelle de Dieu lui permet de faire justice à chacun, et de laisser les pécheurs consommer eux-mêmes leur perte. Si igitur et nunc, quolquot scit non credituros Deus, cum sit omnium præcognitor, tradidit eos infidelitati eorum et avertit faciem ab hujusmodi, relinquens eos in tenebris quas ipsi sibi elegerunt… Ibid., 2, col. 1064 B. Le cas de la vocation de Jacob est envisagé par Irénée à partir du texte de Rom., IX, 10-13. Comme dans l’épître, la question posée explicitement n’est pas celle même de l’élection personnelle de Jacob et de la réprobation d’Esaü, l’auteur veut simplement montrer que les deux fils d’Isaac sont le prototype des gentils et des juifs. Irénée rappelle, en citant les paroles mêmes de Paul, que le choix divin n’est pas fondé sur les œuvres des deux frères, mais il dépend de l’appel même de Dieu : non ex operibus sed ex vocante. IV, XXI, 2, col. 1044 B. Un seul et même Dieu, qui connaît les choses cachées et sait tout avant l’événement, a pu dire : « J’ai aimé Jacob et j’ai haï Esaü. » Ibid., col. 1044-1045. Et, de fait, toute la vie de Jacob a valeur de signe et manifeste les intentions divines. Ibid., 3, col. 1045 A-B.

Les deux cas types de l’endurcissement du pharaon et de la vocation de Jacob seront désormais sans cesse repris et commentés par les écrivains postérieurs. De même les affirmations d’Irénée, selon lesquelles Dieu, auteur de tout bien, procure effectivement à chacun le pouvoir d’accomplir ce bien et n’inflige de châtiments qu’en conséquence d’une faute librement accomplie par l’homme, constituent, pour la spéculation théologique grecque, un acquis définitif. La distinction apportée par Jean Chrysostome et Jean Damascène entre les deux volontés divines ne fera que formuler de façon plus explicite la position déjà adoptée par l’auteur du Contra hæreses.

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Message par Charles-Edouard Ven 2 Déc 2011 - 12:19

4° Clément d’Alexandrie reste encore en dehors du mouvement intellectuel dont l’évêque de Lyon est, selon l’initiateur, du moins le premier représentant qui nous soit connu.

L’action universelle de Dieu et le caractère bienfaisant de cette action sont enseignés avec beaucoup de force par l’auteur des Stromates. Il ne faut pas imaginer, comme le font certains, que Dieu cesse jamais d’agir. « Comme il est bon, s’il cessait de faire le bien, il cesserait également d’être Dieu, ce qu’il est impie d’affirmer. » Strom., VI, XVI, P. G., t. IX, col. 369 B. Et ailleurs : « Dieu ne cessera jamais de faire le bien, même s’il a conduit chaque chose à sa fin. » Strom., V, in fine, col. 205 C. Clément ajoute, par mode d’exhortation : « Chacun est participant de cette bienveillance dans la mesure où il le veut ; la différence dans l’élection est faite convenablement par le choix et l’ascèse de l’âme. » Ibid. En effet, nous ne sommes pas sauvés sans nos bonnes œuvres, mais celles-ci sont nettement données comme dépendant de l’action divine.

« Nous ne pouvons atteindre le bien sans notre libre choix, mais tout le résultat ne dépend pas de notre propre dessein. Nous sommes sauvés par grâce, mais pas sans les bonnes œuvres. Etant inclinés vers le bien, il nous faut y tendre avec zèle ; il nous faut une âme droite que rien ne vienne détourner de la recherche du beau ; pour cela nous avons besoin, par-dessus tout, de la grâce divine, τῆς θείας χρήζομεν χάριτος, d’une doctrine juste, d’une volonté droite et de l’attraction du Père vers lui. » Strom., V, I, col. 16 C. Le sens général de la doctrine de Clément est le suivant : plus une âme est sainte et soumise à l’action divine, plus librement aussi elle tend cers son souverain bien. « Le libre arbitre des justes obéit, de façon spéciale, à la volonté divine. » τῆ τοῦ Θεοῦ βουλήσει μάλιστα ἡ τῶνἀγαθῶν ἀνδρῶν προαίερις ὑπακούει. Strom., VI, XVII, col. 389 A. Ceux-ci ont, à leur service, une vertu divine ; leurs bonnes pensées leur sont inspirées par les pensées de Dieu. Ibid. Le même enseignement ressort également de l’admirable prière du gnostique qui figure au l. VII des Stromates, c. VII, spécialement col. 457-464.

Au contraire, le mal est toujours imputable au libre arbitre et à la volonté perverse de l’homme. Strom., I, XVII, t. VIII, col. 800 AB. Mais la bonté divine triomphe du mal en le faisant servir en vue d’un meilleur bien. Ibid., col. 801 B. Telle est l’expression de l’optimisme radical que Clément oppose aux fables du gnosticisme.

Un texte des Stromates fait mention de la prédestination. L’auteur parle des « jutes que Dieu a prédestinés, les ayant connus devoir être tels avant le commencement du monde. » Οὓς προώρισεν ὁ Θεὸς, δικαίους ἐσομένους πρὸ καταϐολῆς κόσμου ἐγνωκώς. Strom., VII, XVII, t. IX, col. 552 B. La petite dissertation dans laquelle Le Nourry renvoie dos à dos ceux qui cherchent dans ces textes des traces de la prédestination ante vel prævisa merita, n’a rien perdu de sa saveur. P. G., t. IX, col. 1113 CD. En fait, Clément enseigne seulement dans ce passage, contre les marcionites, que c’est un seul Dieu qui sauve tous les élus, ceux de l’Ancien comme ceux du Nouveau Testament puisqu’il les a tous connus dès avant la création du monde. La réminiscence du texte d’Eph., I, 3, 4, est manifeste ; peut-être devrait-on concéder qu’un accent spécial est mis sur la prescience divine selon l’usage grec. Quelques lignes plus haut, ces mêmes justes sont dits « justes selon le propos », οἱ κατὰ ἰ πρόθεσιν δίκαιοι, ce qui rappelle une autre formule paulinienne : τοῖς κατὰ πρόθεσιν κλητοῖς, Rom., VIII, 28. Ici ce dessein, propre à tous les justes des deux alliances, paraît bien être le dessein divin, unique dans le cours des temps.

On voit donc que, malgré l’étendue des connaissances historiques et philosophiques qu’il a acquises au cours de ses voyages et à Alexandrie même aux pieds de Pantène, Clément se contente d’une théologie assez rudimentaire de l’ordre du salut. Ses positions purement doctrinales ont plus de parenté avec celles de saint Clément de Rome qu’avec celles de saint Irénée.

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Message par Charles-Edouard Ven 2 Déc 2011 - 12:19

III. ORIGENE. – Mieux que ne l’avait fait son maître Clément, le grand théologien d’Alexandrie a fixé le regard de son puissant esprit sur le mystère du salut. Ses commentaires scripturaires, celui de l’épître aux Romains en particulier, lui en fournissaient amplement l’occasion. Le premier bénéfice de ces spéculations consiste dans une critique théologique de la notion de prescience dont il nous faut fixer brièvement les traits principaux.

1° Prescience. Complaisance. – Un des traits les plus marquants de cette critique est formulé avec une parfaite netteté à propos d’un texte de l’épître aux Romains, VIII, 28-30. La prescience divine dont parlent les auteurs sacrés doit être entendue selon l’usage courant de l’Ecriture ; c’est une connaissance affective, une complaisance dont les bons seuls peuvent être l’objet. Non enim secundum communem vulgi opinionem putandum est bona malaque præscire Deum, sed secundum Scripturæ Sacræ consuetudinem sentiendum est. Comment. in Rom., VII, 7, P. G., t. XIV, col. 1123 A.

Dans la suite de son commentaire, Origène développe, avec plus d’abondance encore, la même thèse ; il l’illustre de plusieurs exemples et la résume dans la formule suivante : Sed cognovisse suos dicitur [Deus], hoc est in dilectione habuisse sibique socias se. Ibid., 8, col. 1125 C. Il est dit de Jésus, II Cor., V, 21, qu’il ne connaît pas le péché, ibid., col. 1127 A ; de même Dieu n’a pas la science ni la prescience du mal : non quod aliquid latere possit illam naturam quæ ubique est et nusquam deest ; sed quia omne quod malum est scientia ejus vel præscientia habetur indignum. Ibid., 7, col. 1123 B.

Selon cette doctrine, Origène enseigne que la prescience et la prédestination que distingue saint Paul, ont exactement même amplitude et même objet : Puto quod, sicut non de omnibus dixit [Apostolus] qui prædetinati sunt, ita nec de omnibus quos præscivit. Ibid., col. 1123 A ; et plus loin : Invenitur enim, secundum hoc quod supra exposuimus, non præscisse Deus quos non prædestinavit. Ibid., 8, col. 1124 C. Le R. P. Prat a mis en lumière, de façon très heureuse, ce caractère effectif de la prescience lorsqu’il écrit : La prescience « n’est pas une simple prévision (comme est par exemple la prévision du mal), mais… une connaissance approbative. » F. Prat, Origène, Paris, 1907, p. 144. Mais cet auteur ne s’éloigne-t-il pas quelque peu de la pensée d’Origène lorsqu’il essaie de distinguer explicitement dans la théologie de celui-ci, décret divin, prescience et prédestination ? Ibid. En fait, le théologien d’Alexandrie n’emploie pas le mot décret ; il mentionne certes la prédestination quand il commente Paul, mais, lorsqu’il parle de son propre chef, la notion de prescience lui suffit pour marquer à la fois et les intentions de Dieu et la part qu’il prend à leur exécution. En effet, et c’est l’un des traits les plus marqués du réalisme grec, l’action divine est envisagée de façon concrète à partir de ses effets. Origène s’en explique lui-même avec toute la clarté désirable au Periarchon :

« Le démiurge fait certes des vases d’honneur et de vases d’ignominie, mais non pas dès l’origine et selon sa prescience, car selon la prescience, il ne juge pas d’avance et ne justifie pas d’avance ; mais [il fait] vases d’honneur ceux qui se purifient eux-mêmes et vases d’ignominie ceux qui négligent de se purifier. » De princ., III, I, 20, P. G., t. XI, col. 296 C-297 A ; passage transmis par la Philocalie, c. XXI, 20, éd. Robinson, p. 175. Origène, selon son habitude, bloque ici hardiment deux péricopes de saint Paul, celle de Rom., IX, 21 : « le potier est maître de l’argile et fait les vases comme il lui plait », et celle de II Tim., II, 21 : « celui qui pratiquera la vertu sera un vase précieux. » La pensée est claire, le démiurge fait, il a l’initiative de l’œuvre, mais ce qu’il fait c’est que l’un, se purifiant, sera un vase d’honneur, l’autre, négligeant de le faire, sera un vase d’ignominie. La prescience divine est exactement la conduite divine intelligente qui prévient, suscite et mène à son terme l’effort humain. Tel est le point de vue adopté par Origène dans le traité du libre arbitre qui forme la partie principale du l. III du Periarchon. Il est nécessaire d’en marquer ici les principales conclusions.

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Message par Charles-Edouard Ven 2 Déc 2011 - 12:19

2° Liberté et action divine. – Une première considération générale est la suivante : Dieu a créé les êtres raisonnables doués de liberté, il leur donne non seulement la puissance nécessaire (virtus) mais leurs libres mouvements vers le bien : Volontarios enim et liberos motus a se conditis mentibus Creator indulsit, quo scilicet bonum in eis proprium fieret, cum id voluntate propria servaretur. De princ., II, IX, 2, t. XI, col. 226 D. Ce libre arbitre créé est considéré comme une faculté intime de détermination indépendamment des circonstances extérieures. Ibid., III, I, 3, 4, 5, col. 252-256. Celles-ci ne dépendent pas de nous, mais il dépend de nous d’en faire un bon ou un mauvais usage. Ibid., col. 256 B. Ailleurs on nous dit que Dieu aurait pu faire en nous ce qui paraît bon, mais il ne l’a pas voulu. Il tient à ce que nous fassions librement ce qu’il veut. In Jeremiam, hom. XIX, t. XIII, col. 501 D-504 A.

Dans cet esprit, Origène examine longuement les objections gnostiques et marcionites contre le libre arbitre en tant qu’elles prennent appui sur l’Ecriture. Il discute la cas du pharaon « endurci » par Dieu, De princ., III, I, 10-14 ; le texte d’Ezéchiel, XI, 19 : « J’ôterai de leur corps leur cœur de pierre et je leur donnerai un cœur de chair. » Ibid., 15-18. Enfin les textes de saint Paul : neque volentis neque currentis sed miserentis est Dei, Rom., IX, 16 ; Deus est enim qui operatur in vobis et velle et perficere, Philippiens, III, 13 ; cujus vult miseretur et quem vult indurat, Rom., IX, 18. De princ., III, I, 18-21. La réponse d’Origène est la suivante : « Οὕτω καὶ ἡ ἡμετέρα τελείωσις οὐχὶ μηδὲν ἡμῶν πραξάντων γίνεται, οὐ μὲν ἀφ΄ ἡμῶν ἀπαρτίζεται, ἀλλὰ Θεὸς τὸ πολὺ ταύτης ἐνεργεῖ. Notre perfection ne se réalise pas sans que nous agissions, pas plus que nous ne pouvons, de nous-mêmes, la réaliser, mais Dieu y a la plus grande part. » De princ., III, I, 18, t. XI, col. 292 A. ; transmis par la Philocalie, c. XXI, 18, éd. cit., p. 171. L’auteur ajoute : lorsqu’un navire est sauvé dans la tempête, il est légitime de tout rapporter à Dieu, bien que les matelots aient fait évidemment tous leurs efforts. Ibid., col. 292 B. ; Philoc., p. 172. Ainsi, dans l’œuvre de notre salut, n’y a-t-il pas de comparaison entre l’œuvre de Dieu et la nôtre et c’est pourquoi l’on dit : neque volentis neque currentis sed miserentis est Dei. Ibid.

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Message par Charles-Edouard Ven 2 Déc 2011 - 12:20

La même doctrine est formulée ailleurs : Comment. in psalm., IV, 6, P. G., t. XIV, col. 1145 ; mais c’est peut-être dans le Periarchon, à la fin de la discussion sur le libre arbitre qu’elle est enseignée avec le plus de netteté :

« Ni notre libre arbitre (τὸ ἐφ᾽ ἡμῖν) sans la science de Dieu, ni la science de Dieu ne nous nécessite à progresser, si nous ne coopérons avec elle dans la direction du bien. Car si notre libre arbitre sans la science de Dieu et sans la mise en œuvre d’une action dont les effets nous sont imputables pour notre honneur ou notre honte, ni Dieu ne prépare seul quelque chose pour l’honneur ou pour la honte, s’il ne possède une matière susceptible de différences, à savoir notre libre élection (τὴν ἡμετέραν προαίρεσιν) inclinée vers le meilleur ou vers le pire. » De princ., III, I, 22, col. 302 C ; Philoc., XXI, 23, p. 177. Le trait final rappelle évidemment le « plasma » d’Irénée, mais on pense qu’il est difficile de presser telle expression particulière pour lui donner un sens précis que l’auteur n’a pas en vue. Ce qui importe davantage c’est le balancement même des périodes, ni nous sans Dieu, ni Dieu sans nous ; ni Dieu sans l’usage de notre liberté, ni notre libre choix sans une initiative divine. Cette initiative de Dieu est appelée science (ἐπιστήμη) ; on voit donc qu’il ne s’agit pas là d’un acte purement spéculatif, mais d’une science dynamique et pratique qui insère son effet au cœur de l’action humaine comme une forme dans une matière. Les deux causalités, la divine et l’humaine, loin de s’opposer dans la pensée d’Origène, s’unissent dans un effet unique, chacune gardant ses prérogatives essentielles.

Mais une difficulté se fait jour dès lors que l’on envisage la science divine non plus dans sa coexistence avec ses effets, mais comme une prévision, c’est-à-dire comme la connaissance infaillible d’une chose future. Le problème est exactement posé par Origène, et avec une particulière acuité, à propos de la prophétie. Celse disait en effet : c’est parce qu’une chose est prévue qu’elle arrive. Contra Celsum, II, 20, t. XI, col. 836 B ; Philoc., XXIII, 12, p. 199. On connaît la réponse d’Origène, elle prend exactement le contre-pied de l’affirmation de Celse : ce n’est point parce qu’une chose est prévue qu’elle arrive, c’est parce qu’elle arrivera qu’elle peut être prévue. Contra Celsum, ibid. ; De oratione, 6, t. XI, col. 436 D-437 ; In Gen., III, 6, t. XII, col. 64 C-65 ; Philoc., XXIII, 8, p. 195-196 ; In Rom., VII, 8, t. XIV, col. 1126 C. Il est à noter que, dans les passages où cette position est adoptée, le mot prescience (πρόγνωσις) est employé dans toute sa généralité ; il ne signifie plus, comme dans l’Ecriture, la bienveillance divine à l’égard des seuls élus, mais il s’étend à toute espèce de prévision, celle du bien comme celle du mal, celle qui est le fait de Dieu, et celle qui est le fait d’un être créé. Origène signale lui-même, dans son commentaire de l’épître aux Romains, cette transposition de valeur : Nam etsi communi intellectu de præscientia sentiamus, non propterea erit aliquid quia id scit Deus esse futurum, sed quia futurum est scitur a Deo antequam fiat. In Rom., VII, 8, t. XIV, col. 1126 C.

Ce communis intellectus s’oppose au sens biblique du mot, tel qu’il vient d’être établi par Origène quelques lignes plus haut. D’ailleurs le contexte est là pour légitimer cette manière de voir. Le cas type, partout envisagé, est celui de la trahison de Judas ; on affirme que la prédiction faite par Jésus n’est pas la cause de la trahison. Par ailleurs, et toujours à propos de cette trahison, le Contra Celsum mentionne, sur la même ligne, les prophéties de l’Ecriture et celles des « Histoires des Grecs », II, 20, t. XI, col. 836 C ; le commentaire de l’épître aux Romains fait allusion aux prophètes de l’Ancien Testament qui prédirent les méfaits de Judas : non ergo quia prophetæ prædixerunt ideirco prodiit Judas. In Rom., VII, 8, t. XIV, col. 1126 C. Tout ceci est donc clair, le sens voulu par Origène est le suivant : de soi la prédiction d’un événement se fonde sur l’événement futur, elle ne modifie pas l’ordre de causes selon lesquelles il est posé.

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Message par Charles-Edouard Ven 2 Déc 2011 - 12:20

Il faut cependant y regarder de plus près, car, dans le même passage, le théologien use d’une autre formule, encore plus absolue et qui risque de faire prendre le change. Il affirme en effet : Hoc ergo pacto neque in præscientia Dei vel salutis vel perditionis nostræ causa consistit. In Rom., VII, 8, t. XIV, col. 1126 C., et les autres passages cités plus haut.

Le R. P. Prat fait ainsi l’exégèse de ce texte : « Le mot grec αἰτία n’a pas seulement le sens philosophique de « cause », mais peut signifier « raison d’être » à quelque titre que ce soit. » La conséquence est immédiatement déduite : « Est-ce que, dans cette hypothèse du libre arbitre, la prescience est cause que les choses arrivent ? Non évidemment, mais [Dieu] les prévoit parce qu’elles doivent arriver sans que la prescience influe en rien sur la détermination du libre arbitre. » F. Prat, op. cit., p. 145 (c’est nous qui soulignons). En somme, tout dépend du sens à donner au mot αἰτία dans les textes cités. Le P. Prat propose « principe d’être à quelque titre que ce soit », mais il se garde de souligner que le mot signifie le plus souvent un principe d’ordre moral, un motif d’action, un sujet de blâme ou d’éloge, une imputabilité juridique : c’est le sens le plus usuel, spécialement celui de la langue courante, le seul par exemple que signalent Moulton-Milligan : The vocabulary of the greek Testament ; on retrouvera d’ailleurs plus loin un autre sens moral du mot αἰτία dans Origène. Quant au mot αἴτιος il signifie chez Origène : digne d’éloge ou de blâme, responsable. Nous ne pourrions donc, dans les passages cités, choisir le sens métaphysique absolu du mot αἰτία que sur de bonnes raisons tirées du contexte. Or, comme il s’agit toujours, ainsi qu’on vient de le montrer, de la prévision prise dans son sens le plus large, telle qu’elle s’applique également à l’homme, le sens moral du terme s’impose et s’impose à l’exclusion de tout autre. En effet, Origène a montré avec force au Periarchon que tout acte humain dépendait d’une initiative divine, celle-ci étant, au moment où l’acte est posé, compatible avec la liberté humaine. La difficulté soulevée par Celse ne porte que sur la prévision d’un acte futur ; la réponse est la suivante : le fait d’avoir été prévu n’enlève rien au caractère moral d’un acte, la prévision (science d’un futur) n’est pas la cause responsable (αἰτία) de l’acte posé.

3° La prescience dans l’ordre du salut. – Après avoir de la sorte analysé et distingué les divers aspects de la notion de prescience, il reste encore à décrire, d’après Origène, l’œuvre même de cette prescience dans l’ordre du salut. Tout d’abord un libre chois divin est à la base des initiatives divines. Dans son Commentaire de l’épître aux Romains, faisant œuvre de théologien plus que d’exégète, le docteur d’Alexandrie estime que l’élection de Jacob est le type de la nôtre : Nunc vero cum electio eorum [Jacob et Esau] non ex operibus facta sit sed ex proposito Dei et ex vocantis arbitrio, promissiorum gratia non in filiis carnis impletur sed in filiis Dei, hoc, est qui similiter ut ipsi ex proposito Dei eliguntur et adoptantur in filios. In Rom., VII, 15, t. XIV, col. 1143 B.

Un peu plus bas, Origène enseigne, dans les mêmes termes que Paul, l’inanité des œuvres légales pour la justification : Si enim per hæc [opera legis] qui justificatur, non gratis justificatur. Qui autem per gratiam justificatur, ista quidem opera ab eo minime quæruntur ; sed observare debet ne accepta gratia inanis fat in eo, sicut et Paulus dicit… In Rom., VIII, 7, col. 1178 C.

En effet, Origène oppose aux « œuvres de la loi », les « œuvres de la justice » que doit accomplir celui qui a reçu la grâce. Evidemment ces œuvres ne sont pas prérequises à la justification, mais elles sont nécessaires pour obtenir une grâce plus abondante, col. 1179 A, et ultérieurement la gloire. C’est là en effet la pensée constante d’Origène, toute grâce meilleure est accordée par Dieu à des mérites préexistants. On sait jusqu’à quelles doctrines hétérodoxes cette conception a entraîné l’auteur du Periarchon. Les « anciens mérites » qui règlent les destinées humaines ont été acquis par les âmes avant leur union à un corps, alors qu’elles n’existaient encore que comme esprits. De princ., III, I, 20-21, t. X, col. 296-300 ; Philoc., XXI, 20-21, p. 174-175.Le mot que les traducteurs s’accordent à rendre par mérite est le mot αἰτία qui revêt bien, ici encore, une signification morale. Dans le Commentaire de l’épître aux Romains, Origène se contente d’un bref renvoi au Periarchon, In Rom., VII, 16, t. XIV, col. 1145 A ; plus discret, il se contente de comparer Dieu à un père de famille sage et juste qui emploie ses serviteurs selon leurs capacités et leurs talents : Certum est Deum non solum scire uniuscujusque propositum ac voluntatem sed et præscire. Sciens autem et prænoscens, tanquam bonus dispensator et justus, uniuscujusque animus ac voluntas eligit. Ibid., col. 1145 C. La prescience divine, ici comme au Periarchon, accompagne l’action humaine dont elle sauvegarde la liberté tout en l’utilisant à ses fins. Cette même doctrine est envisagée de façon plus concrète dans son application à la vocation de Paul, De orat., 6, t. XI, col. 440 B ; In Rom., I, t. XIV, col. 841-847 ; Philoc., XXV, 1-3, p. 226-229. Dieu, ayant prévu les dispositions ardentes et généreuses de Paul, l’appela à l’apostolat et lui réserva les grâces de choix qui firent de lui le héros de la prédication évangélique. Il ne semble pas qu’il faille chercher autre chose dans ces textes (contre Prat et contre J. Turmel, Interprétation du texte de I Tim., II, 4, dans Revue d’hist. et de litt. rel., 1900, p. 385-415). Ils constituent une apologie de la sagesse divine qui dispose toutes choses avec ordre et utilise les moyens les plus adaptés à la réalisation de ses desseins. Il est d’ailleurs à remarquer que le problème envisagé par l’Alexandrin n’est pas directement celui du salut personnel de Paul mais bien celui de sa vocation au ministère apostolique. Cette constatation élémentaire réduit notablement la valeur des conclusions doctrinales que l’on croit pouvoir tirer de ces textes.

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Message par Charles-Edouard Ven 2 Déc 2011 - 12:20

Le traité De oratione donne également occasion à Origène de formuler les mêmes principes. Certes rien ne peut nous arriver de bon qui n’ait été prévu et ordonné par Dieu, mais Dieu a prévu notre prière et les qualités qui la rendraient agréable à ses yeux. Ainsi la prière est-elle utile pour obtenir les faveurs divines. Op. cit., 6, t. XI, col. 433-437.

Dans son Commentaire de l’épître aux Romains, Origène pose, de façon plus explicite, la question de notre vocation surnaturelle ; la doctrine qui y est contenue rappelle de fort près celle d’Irénée. Faisant allusion à l’expression de saint Paul : iis qui secundum propositum vocati sunt, Rom., VIII, 28, le théologien distingue une double vocation : un appel secundum propositum et un appel non secundum propositum. Omnes quidem vocati sunt, non tamen omnes « secundum propositum » vocati sunt. In Rom., VII, 8, t. XIV, col. 1125 D-1126. Tous sont appelés, mais ceux-là seuls sont justifiés (et ultérieurement glorifiés) qui joignent à l’appel divin une bonne volonté et un bon propos touchant les choses de Dieu. Les autres sont appelés eux aussi, ne eis excusatio relinquatur, ibid., col. 1126 A, mais, n’ayant pas un « bon et ferme propos », ils ne seront pas justifiés. La πρόθεσις paulinienne est ainsi entendue tout d’abord du propos humain, mais Origène déclare aussitôt qu’il ne tient pas à cette exégèse ; en effet, selon sa doctrine générale qui est ici brièvement rappelée, il n’y a pas de propos humain sans un propos divin préalable, pas d’action humaine sans une prescience divine. Ibid., col. 1126 B. Le commentateur tient surtout à affirmer l’existence d’un appel général, universel au salut, et il insiste sur la réalité de cet appel puisqu’il rend inexcusables ceux qui négligent d’y répondre. Il formule ainsi ses conclusions, à l’aide d’énoncés antithétiques, comme il l’avait fait au Periarchon : « Ainsi la prescience de Dieu ne porte pas la responsabilité complète de notre salut ou de notre perte ; ni la justification ne dépend de la seule vocation, ni la glorification n’est absolument en dehors de notre pouvoir. » Ibid., col. 1126 C. D’une part, la vocation divine ne nous justifie pas seule (c’est-à-dire sans notre libre concours) ; d’autre part (Dieu nous appelant tous) personne n’est exclu de la béatitude si ce n’est par sa faute. Ces formules constituent simplement la transposition théologique de la doctrine du concours de la prescience et de la liberté telle qu’elle a été établie au Periarchon.

Les intentions générales qui animent la spéculation d’Origène sont parfaitement claires. Il s’agit tout d’abord d’établire le bien-fondé et la justice des conduites divines (intention apologétique) ; il s’agit aussi d’encourager les fidèles dans l’accomplissement de toute bonne œuvre (intention catéchétique). L’appel constant à la prescience divine répond surtout au premier de ces objets. Par le fait que Dieu connaît toutes choses, y compris les secrets des cœurs, il pourra disposer toutes choses avec sagesse et traiter chacun selon ses œuvres. Par ailleurs cette prescience ne nous dispense pas d’agir en toute liberté et responsabilité ; elle a pour dessein et pour effet de susciter et de promouvoir toute œuvre libre. Le concours de l’initiative divine et de notre bon propos nous vaudra des grâces meilleures et finalement la gloire ; notre malice, notre refus des suggestions divines nous vaudra, en raison même du mépris de l’action bienveillante de Dieu, notre endurcissement et notre perte ; ce sera le juste châtiment de notre conduite. Cette doctrine envisage beaucoup moins la prescience divine dans son aspect absolu et transcendant que dans son action sur la destinée humaine, dans ses conséquences et ses effets auxquels nous avons, nous aussi, notre part. La conduite de Dieu et celle de l’homme sont unies, de façon inséparable, dans l’œuvre unique du salut ; sa réalisation progressive dépend de l’une et de l’autre causalité, mais d’abord et surtout de l’initiative divine qui appelle tout le monde au salut.

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Message par Charles-Edouard Ven 2 Déc 2011 - 12:21

IV. LES SUCCESSEURS D’ORIGENE. – Les œuvres d’Origène portent la trace d’un effort personnel et original en vue de constituer une théologie de la prescience divine. Ses successeurs auraient pu poursuivre le travail, préciser la doctrine et l’enrichir d’aperçus nouveaux. En fait leur activité intellectuelle va se trouver accaparée par les controverses trinitaires et christologiques ; les problèmes de la grâce, en dépit du conflit occidental autour de Pélage, ne s’imposeront pas de façon spéciale à leur attention. L’Orient conserve, sur ce point, les positions et les expressions mêmes d’Origène ; la chose est digne de remarque si l’on songe à l’acuité des querelles soulevées autour de la mémoire du grand Alexandrin. On se contentera donc de manifester ici brièvement la continuité de la tradition grecque.

1° Saint Athanase, en plusieurs textes du De incarnatione Verbi, rejoint les expressions de saint Augustin et de saint Irénée. Comme eux, il se plait à mettre en parallèle l’œuvre de la création et le don de la grâce : « Dieu non seulement nous a faits de rien, mais il nous a accordé la faveur de vivre selon Dieu, par la grâce du Verbe. » Op. cit., 5, P. G., t. XXV, col. 104 D. C’est là une idée familière à saint Athanase, seul le Verbe qui a tout fait pouvait intervenir dans la réparation de l’humanité déchue. Ibid., 7, col. 108 D-109 A ; 11, col. 113 D.

2° Saint Grégoire de Nazianze, comme l’avait fait Clément d’Alexandrie, enseigne que tout bien trouve en Dieu son principe et sa fin : παρ᾿ οὗ καλὸν ἅπαν καὶ ἄρχεται καὶ εἰς τέλος ἔρχεται. Orat., VI, 12, P. G., t. XXXV, col. 737 B.

L’acte libre lui-même, τὸ βούλεσθαι, et le choix des choses convenables, τὸ προαιρεῖσθαι, sont un don de Dieu et un effet de sa bonté. Orat., XXXVII, 13, t. XXXVI, col. 297 C.

Grégoire, comme l’avait fait Origène, associe le texte de Paul : neque volentis, neque currentis, Rom., IX, 16, et celui du psaume CXXVI : Nisi Dominus ædificaverit domum. Ibid. Sans doute, l’action humaine est-elle nécessaire à l’acquisition du salut, mais, puisque « le vouloir est aussi de Dieu, tout doit être attribué à Dieu ». Ibid., col. 300 A. Ce concours de l’initiative divine et de notre liberté est exposé dans des termes qui rappellent de très près ceux dont s’était servi Origène. Cf. Orat., II, 17, t. XXXV, col. 428 A ; Orat., XL, 34, t. XXXVI, col. 408 D. Cet accord n’est pas pour nous surprendre puisque le « Théologien » est avec saint Basile l’un des éditeurs de la Philocalie.

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Message par Charles-Edouard Ven 2 Déc 2011 - 12:21

3° L’occident latin lui aussi présente, à la fin du IVe siècle, un témoignage explicite en faveur de la doctrine d’Origène. Il émane d’un adversaire déclaré, du fougueux saint Jérôme, et a été rédigé alors que la querelle origéniste était déjà ouverte, ce qui ajoute encore à sa valeur. La lettre LXXXV adressée à saint Paulin de Nole, que l’on date couramment de 399, nous apprend que l’évêque de Campanie avait demandé à Jérôme quelle réponse il convenait de faire à ceux qui s’appuyaient sur « l’endurcissement » du pharaon et sur le texte de saint Paul : neque volentis, neque currentis, pour nier le libre arbitre. Le grand exégète renvoie tout simplement son correspondant au l. III du Periarchon, qu’il vient lui-même de traduire, et où Origène répond très fortement à ces difficultés : Origenes fortissime respondet (Epist., LXXXV, ad Paulinum, 3, P. L., t. XXII, col. 753) Quelques lignes plus loin, Jérôme ajoute qu’il n’est pas de ces rustres qui condamnent tout ce qu’Origène a écrit ; pour lui, il sait distinguer ce qui est amer de ce qui est doux et ce qui est doux de ce qui est amer. Ibid. Il est précieux de voir l’ennemi de Rufin donner aux pages d’Origène sur la prescience et la liberté une adhésion, rapide sans doute, mais sans réserves.

4° Saint Jean Chrysostome se présente également comme un témoin de l’influence d’Origène. On peut d’abord citer son Commentaire de l’épître aux Romains (VIII, 28), où comme Origène, il entend la πρόθεσις paulinienne du propos de l’homme ; mais c’est à travers toute l’œuvre de l’évêque de Constantinople que l’on retrouve les traces de la doctrine du grand Alexandrin. L’initiative divine est mise dans un spécial relief : « Dieu opère en nous le vouloir et le faire », selon l’enseignement de saint Paul : ἐνήργησδε δι᾿ αὐτοῦ καὶ τὸ θέλειν. In Philipp., II, hom. VIII, 1, P. G., t. LXII, col. 240. Le vouloir de Dieu qui désire que nous vivions bien est tout-puissant. Ibid., 2, col. 240-241. Nous avons besoin de son secours pour faire tout ce que nous faisons de bon. In Matth., hom. XXII, 3, t. LVII, col. 303. Nous avons besoin d’être soutenus par Dieu comme de respirer. Ibid., 5, col. 307. Cette doctrine est développée avec une ampleur spéciale dans le Commentaire sur la Genèse. In Gen., hom. LVIII, 5, t. LIV, col. 513.

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Message par Charles-Edouard Ven 2 Déc 2011 - 12:22

Mais il est bien entendu que, pour Chrysostome, cette action divine n’a rien qui fasse obstacle à la liberté humaine, puisque Dieu nous veut libres dans l’œuvre de notre salut. In Matth., hom. XXII, 5, t. LVII, col. 305. Personne ne peut dire qu’il est devenu bon ou mauvais à cause de la prescience de Dieu. In Psalm., CXXXVIII, 1, t. LV, col. 412. La prescience de Dieu, ou plutôt sa prévision, n’est pas responsable, αἰτία, de la malice humaine. Ainsi ce n’est pas la prédiction de Jésus qui a fait de Judas un traître, c’est parce que Judas allait trahir que le Christ a annoncé sa trahison. De prophet. Obscuritate, I, 4, LVI, col. 171. On reconnaît ici, avec les formules mêmes d’Origène, l’exemple classique de la trahison de Judas.

La conclusion de la doctrine est la suivante : quoique nous soyons appelés non pas par notre mérite, mais par faveur, In Matth., hom. LXIX, 2, t. LVIII, col. 650, nous ne devons pas, pour autant, négliger les bonnes œuvres ; nous ne sommes pas fils par la seule faveur de Dieu, mais aussi par nos œuvres. In Matth., hom. XIX, 7, t. LVII, col. 283. On sait que Jean, dont les ouvrages ont un but très net d’exhortation, insiste volontiers sur le rôle de la volonté humaine, sur la nécessité de notre coopération au salut. Ce qui importe ici c’est de marquer qu’il entend, comme l’avait fait Origène, le concours de la prescience divine et de la liberté. On retrouve chez lui le même souci d’affirmer la nécessité d’une étroite collaboration entre Dieu et l’homme. De compunct. ad Demet., I, 9, t. XLVII, col. 408 ; In Matth., hom. LXXXII, 4, t. LVIII, col. 742-743. Les formules, quelque peu semi-pélagiennes d’aspect, qui sont fréquentes chez saint Jean Chrysostome, ne sont évidemment pas à comprendre en fonction d’une distinction absolue entre la nature et la grâce qui n’était pas dans sa perspective. Lorsqu’il dit aux fidèles d’aller au-devant de la grâce, que la grâce fera suite à leurs efforts (par exemple, In Hæbræos, hom. XII, 3, t. LXIII, col. 99), il veut évidemment parler de la réception d’une grâce meilleure qui sera la récompense de leurs mérites chrétiens.

Comme Origène l’avait fait, mais avec plus de force encore que lui, Jean enseigne l’appel universel au salut. In Epist. Iam ad Tim., hom. VII, 2, t. LXII, col. 536-537. Il affirme notamment que le Christ est mort pour tous, même pour les païens. Ibid., col. 537. Dans cet esprit, l’évêque de Constantinople, et c’est sa contribution la plus originale à l’évolution des doctrines, distingue en Dieu une double volonté, l’une de bienveillance, εὐδοκία, l’autre de châtiment. In Ephes., hom. I, 2, t. LXII, col. 13. Jean fait remarquer qu’il emprunte le mot même d’εὐδοκία à saint Paul, Eph., I, 4, et il se plaît à insister sur le caractère positif de cette volonté de bienveillance qu’il appelle première, τὸ πρῶτον θέλημα ; de la part de Dieu elle consiste dans un désir véhément joint à une persuasion, πεῖσμα. Il est manifeste que la distinction entre les deux volontés est seulement envisagée à partir de leurs effets, ex consequenti. Aussi n’est-il pas question de répartir les hommes ab initio, selon qu’ils seraient éternellement objets de l’une ou l’autre volonté ; l’œuvre divine du salut est toujours envisagée selon l’ordre concret de son exécution, par un libre concours de la prescience active de Dieu et de notre bon vouloir.

5° Deux commentateurs de l’épître aux Romains, qui furent, sur d’autres terrains d’irréductibles adversaires, Théodoret de Cyr et Cyrille d’Alexandrie, témoignent l’un et l’autre d’une commune dépendance à l’égard d’Origène. Théodoret fait appel à la prescience afin de légitimer les jugements divins et d’établire que Dieu distingue les bons et les mauvais en parfaite connaissance de cause. Mais cette prescience n’est pas la cause αἰτία de la justification et de la glorification, chacun demeurant libre et responsable de ses actes. Dieu voit de loin les choses futures ; de même un homme qui voit un cavalier sur le point d’être désarçonné par un cheval fougueux et qui prévoit la chute n’est pas responsable de celle-ci. In Rom., VIII, 30, P. G., t. LXXXII, col. 141 D-144. Tout ceci est évidemment à entendre selon le contexte général de la théologie grecque ainsi qu’il a été expliqué à propos d’Origène, à la doctrine duquel il est fait évidemment allusion.

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Message par Charles-Edouard Ven 2 Déc 2011 - 12:22

Le commentaire de saint Cyrille sur les mêmes textes de Paul est plus abondant, on y retrouve, en meilleure lumière, les divers éléments de la dogmatique grecque la plus traditionnelle. Le rôle primordial de l’action divine est fortement affirmé : « Toute inclinaison qui nous porte (ἀποφεροῦσα) à la justice nous vient du Dieu et Père. » In Rom., VIII, 28, P. G., t. LXXIV, col. 828 B. Le cardinal Maï remarque en note : Hoc manifeste contra pelagianos dicitur, ce qui est possible, sans être certain. En effet, Cyrille est ici l’écho de toute la tradition ; on a vu que Justin, Irénée, Clément, ne s’expriment pas autrement : Dieu seul est l’auteur de tout bien. Dans le même passage, la πρόθεσις paulinienne est entendue du propos humain mais on prend soin de noter que ce propos humain est solidaire d’un propos divin. Ibid.

Le caractère universel de l’appel au salut est envisagé avec une particulière netteté. L’exégète rappelle d’abord la parole du Sauveur : Venite ad me omnes qui laboratis et onerati estis et ego reficiam vos, Matth., XI, 28, et il ajoute en insistant sur le mot omnes : « Voici que Jésus appelle tout le monde, σύμπαντας, à lui. Il n’est personne qui ne participe à la grâce de la vocation ; en disant tous, il estime que personne absolument n’est exclu. » In Rom., VIII, 30, col. 828 D. Le texte ajoute : ceux, au sujet desquels Dieu a prévu depuis longtemps ce qu’ils seraient, sont appelés à la participation des biens futurs et obtiennent la justification par la foi. Ibid., col. 828 D-829. Le cardinal Maï se croit en droit de noter : Observent scholastici prædestinationem post prævisa merita a Cyrillo perspicue traditam. C’est une exégèse possible du texte pris en lui-même, mais elle suppose tout un contexte théologique fort étranger à la pensée grecque. Cyrille mentionne seulement la série des actes divins comme l’avait fait saint Paul. Ici, comme ailleurs chez les Grecs, l’action divine est envisagée à partir de ses effets. Ceux qui ont été justifiés et glorifiés sont ceux qui ont été prédestinés et préconnus par Dieu. Il semble que ce soit là le vrai sens du texte. En effet, un peu plus loin, Cyrille discute en théologien la prédestination de Jacob et la réprobation d’Esaü. Il fait de nouveau appel à la prescience pour légitimer les choix divins et montrer la justice de Dieu qui discerne les bons et les méchants.

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Message par Charles-Edouard Ven 2 Déc 2011 - 12:22

6° Saint Jean Damscène se présente lui aussi comme l’écho fidèle de la tradition antérieure. Ainsi que l’avaient fait ses prédécesseurs, il utilise le terme de prescience ; mais, plus soucieux de précisions, il spécifie que la prescience divine a pour objet les actes libres, tandis que la prédestination, ou plutôt la prédétermination, s’applique aux effets des causes nécessaires :

« Dieu ne prédétermine pas, οὐ προορίζει, toutes choses. Il préconnaît, προγινώσκει, les choses qui dépendent de nous, il ne les prédétermine pas. En effet, il ne veut pas le mal et ne contraint pas la vertu… Il prédétermine, προορίζει, au contraire, selon sa prescience, κατὰ τὴν πρόγνωσιν, les choses qui ne dépendent pas de nous ». De fide orth., II, 30, P. G., t. XCIV, col. 972 A ; même doctrine : Contra manichæos, 79, P. G., t. XCIV, col. 1577 B. Cette prescience divine qui s’applique aux actes libres revêt d’ailleurs chez le Damascène, comme chez Origène, un caractère pratique. Selon sa prescience, Dieu concourt à toute bonne action dont nous lui restons redevables. De fide orth., II, 29, col. 968 A. D’ailleurs, de façon générale, « Dieu est l’auteur de tout bien et, sans son secours, ἐκτὸς τῆς αὐτοῦ συνεργίας καὶ βοηθείας, nous ne pouvons vouloir ni faire aucun bien ». Ibid., II, 30, col. 972-973.

Ainsi que le montre excellemment Le Quien, dans une note fort érudite sur ce texte (note 98), l’auteur du De fide orthodoxa soutient ici une thèse commune à tous les théologiens grecs. Cette doctrine ne l’empêche pas d’ailleurs, lui non plus, d’assurer que la prescience n’est pas cause, αἰτία, de nos actes, c’est parce qu’ils seront que Dieu les prévoit tels. Contra manichæos, 79, col. 1577 B. On reconnaît ici les formules auxquelles Origène a donné droit de cité dans la théologie grecque. Ailleurs le Damascène écrit plus brièvement : « les choses qui dépendent de nous ne dépendent pas de la prescience divine mais de notre libre arbitre. » Il est évident qu’il s’agit en tout ceci de notre responsabilité morale qui reste entière malgré la prescience divine.

Comme ses prédécesseurs, le Damascène enseigne également que Dieu veut sauver tous les hommes. Il est bon et il veut que nous participions à sa bonté. C’est ce que le théologien appelle la première volonté de Dieu, la volonté antécédente, προηγούμενον θέλημα, la volonté de bienveillance, εὐδοκία. Quant au mal, Dieu ne le veut pas, il se contente de le permettre ; mais, comme conséquence du mal, il veut le châtiment, car il est juste. C’est là l’objet de la seconde volonté, volonté conséquente, consécutive au mal accompli plutôt que simplement prévu. De fide orth., II, 29, col. 969 ; Contra manichæos, 79, col. 1577 D. En effet, nous restons toujours, avec le Damascène comme avec tous les Grecs, dans un ordre strict d’exécution.

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Message par Charles-Edouard Ven 2 Déc 2011 - 12:22

V. CONCLUSION. – Si l’on veut caractériser en quelques mots la théologie grecque de la prédestination dans son opposition à la théologie latine, il semble bien qu’il faille insister principalement sur ce fait que les Grecs s’accordent à considérer toujours l’action divine à partir de ses effets. Ceux qui ont librement fait le bien seront sauvés ; ceux qui, librement, auront fait le mal, seront punis. Dieu, dans sa bonté, donne à tous les moyens de faire le bien et de parvenir au salut, ses intentions sont envisagées de façon concrète, c’est-à-dire en liaison avec leurs résultats dans lesquels l’action humaine joue évidemment son rôle ; Dieu « ne préjuge et ne préjustifie pas » ; l’effet dernier, la récompense ou le châtiment, est toujours imputable à l’homme. On peut dire, en somme, que cette manière d’envisager la question supprime le problème théologique de la prédestination. Pour le poser, il faudrait envisager l’ordre des intentions divines tel qu’il existe en Dieu de toute éternité et selon lequel certains sont prédestinés de préférence à d’autres. Il faudrait surtout mettre en regard du caractère universel de la volonté salvifique, qui n’est pas efficace pour tous, la toute-puissance de la volonté divine, qui s’accomplit infailliblement pour certains. En un mot, il faudrait à la fois spéculer sur des concepts abstraits et envisager la question du point de vue transcendant des attributs divins et de la vie divine.

Or, les Grecs, dans la question qui nous occupe, ont manifesté une répugnance invincible et qui paraît bien délibérée, pour des considérations de cet ordre. A plus forte raison ne pouvaient-ils ni poser, ni résoudre le problème de la prédestination ante vel post prævisa merita, qui suppose évidemment une spéculation portant directement sur les intentions divines. Aussi la théologie grecque pourra sembler, en ces matières, quelque peu rudimentaire et imparfaite. Il est cependant juste de faire remarquer combien ses conclusions sont proches des données de la foi et comment, sans porter aucune atteinte à la transcendance divine, elles font sa juste part à l’initiative et à l’action humaines dans l’économie du salut. Il semble que, dans ces difficiles questions, un tel éloge ne soit pas si banal et qu’il exprime, en somme, l’idéal vers lequel essaieront de tendre, par d’autres voies, les théologies postérieures.


Les manuels de patrologie (Bardenhewer, Schwane, Tixeront, Cayré) donnent, à propos des principaux Pères des indications généralement sporadiques sans chercher à montrer, de façon suffisante, l’unité et l’originalité de la pensée grecque. A ce point de vue, l’ancien ouvrage de Klee, malgré sa brièveté, serait peut-être le meilleur et le plus juste de ton. F. Prat, La théologie de saint Paul, t. I, note H, et Origène, t. II, c. III, Paris, 1907, et J. Turmel, Interprétation de I Tim., II, 4, dans Rev. d’hist. et de litt. relig., 1900, p. 385-415, prétendent trouver dans la prescience des Grecs, et chez Origène en particulier, certaines analogies avec la science moyenne des molinistes. Dans le même sens, I.-F. De Groot, Conspectus historiæ dogmatum, t. I, Rome, 1931, p. 178. C. Verfaillie, La doctrine de la justification dans Origène, thèse de Strasbourg, 1926, est beaucoup plus proche des textes et de la pensée exacte de l’Alexandrin touchant les questions de la grâce. H. Koch, Pronoia und Paideusis, Berlin, 1932, pas plus que ne l’avait fait E. de Faye, Origène, t. III, Paris, 1928, ne touche de façon technique à la question de la prédestination. Il résume brièvement les conclusions de W. Wölker, Das Volkommenheitsideal des Origenes, Tubingue, 1931, selon lesquelles il ne saurait y avoir d’opposition, pour Origène, entre la liberté de l’homme et la grâce de Dieu.

H.-D. SIMONIN.

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Message par Charles-Edouard Ven 2 Déc 2011 - 12:23

III. LA PREDESTINATION D’APRES LES PERES LATINS, PARTICULIEREMENT D’APRES SAINT AUGUSTIN. – Chez les Pères latins antérieurs à saint Augustin, on trouve quelques textes relatifs à la prédestination dans les commentaires qu’ils ont donné des paroles de l’Ecriture où il est question de ce mystère.

Chez saint Augustin, nous étudierons successivement : I. L’état de la question ; II. Le mystère (col. 2843) ; III. La prédestination éternelle (col. 2849). IV Les effets de la prédestination dans le temps (col. 2863). V. La solution des difficultés (col. 2888). VI. Conclusion : la définition augustinienne de la prédestination (col. 2895). VII. Appendice : les disciples de saint Augustin (col. 2897).


I. L’ETAT DE LA QUESTION. – 1° L’idée générale de la prédestination. – On a dit très justement que saint Augustin, par ses enseignements sur la prédestination, complétait sa doctrine sur l’ordre de la grâce en lui-même et que, conformément à la définition donnée par lui de cette prédestination, celle-ci n’était autre chose que la préparation éternelle de la grâce qui fait les élus. F. Cayré, Précis de patrologie, t. I, 1927, p. 670.

C’est en effet le caractère gratuit de la prédestination à la gloire qu’Augustin a le plus souvent en vue dans ses ouvrages, surtout dans ceux de la fin de sa vie. C’est la défense, entreprise par lui, de cette gratuité contre pélagiens et semi-pélagiens qui nous a valu les éléments un peu épars, mais admirablement complets et cohérents, de sa doctrine sur ce point important de notre foi.

Ces éléments, il faut les recueillir déjà dans ses Confessions, dont le passage célèbre, da quod jubes et jube quod vis, l. X, c. XXXVII, 60, P. L., t. XXXIII, col. 804, contient, ainsi que lui-même l’affirme, le principe de tous ses enseignements postérieurs, lesquels seront formulés dans leurs lignes essentielles dès le début de son épiscopat, dans le De diversis quæstionum ad Simplicianum, l. I, pour se préciser et s’affirmer jusqu’à sa mort, survenue pendant la rédaction de l’ouvrage contre Julien d’Éclane.

Augustin se réclame continuellement de saint Paul. C’est le fameux passage Rom., VIII, 29, qui sert de point de départ à ses propres investigations. On sait du reste que c’est la détermination des rapports entre la prescience et la prédétermination, quos præscivit et prædestinavit, qui forme le nœud de la question et qui reste le but de tout le travail théologique entrepris autour de la prédestination, au cours des siècles.

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Message par Charles-Edouard Ven 2 Déc 2011 - 12:23

Entre les solutions erronées dont les deux formes extrêmes furent ou devaient être celle des manichéens d’une part, celle des pélagiens d’autre part, ceux-ci affirmant à des degrés divers l’indépendance de la volonté humaine, ceux-là leurs dogmes fatalistes, Augustin, docteur de la grâce et théoricien non moins averti du libre arbitre, développa, sous la poussée même des hérésies, sa propre doctrine.

Lui aussi rattache la prédestination à la prescience jusqu’à les définir l’une par l’autre, jusqu’à se servir indifféremment de l’un ou l’autre terme ; mais son originalité consiste à voir dans la prescience non pas la prévision des mérites, mais la connaissance éternelle des dons que Dieu a décidé d’accorder aux hommes pour faire leur salut. De dono pers., XX, 53, t. XLV, col. 1026. En fait, comme le dit F. Cayré, loc. cit., la prédestination est pour Augustin une volonté ferme et précise qu’a Dieu de sanctifier et de sauver gratuitement tous les élus. Enchiridion, C, t. XL, col. 279. Il en a déterminé le nombre ; il les connaît individuellement ; il a préparé pour chacun d’eux les moyens infaillibles de les conduire à sa grâce ; il veut leur faire accomplir les œuvres méritoires qui sont la condition du ciel, bien qu’elles n’aient pas été la condition du choix divin ; enfin, il veut leur accorder la persévérance pour les introduire dans la gloire au degré prévu et préparé pour chacun. Tous les élus : electi ou vocati secundum propositum (De corrept. et grat., VII, 14, t. XLIV, col. 924), objet de cette prédestination, seront sauvés pour manifester la miséricordieuse bonté de Dieu, et seuls ces élus le seront. Les autres, simplement appelés, vocati, seront exclus du ciel, à cause de leurs péchés et feront éclater sa justice. Telle est bien, dans ses grandes lignes, la pensée exacte de saint Augustin au sujet de la prédestination. Quelle en est la valeur ?

2° Autorité de saint Augustin en la matière. – Nous sortirions de notre sujet, à nous étendre sur l’autorité de l’évêque d’Hippone. La chose a été faite à l’art. AUGUSTIN (Saint), col. 2317 sq. Pour la question qui nous occupe, retenons qu’au dire de l’auteur de cet article : « Augustin développa avec une rare ampleur certains dogmes, les dégagea de l’enveloppe traditionnelle…, les mit, le premier, en lumière. Ce sont, avant tout, les dogmes de la chute, de la réparation, de la grâce et de la prédestination. »

Sans doute l’Eglise n’a point fait siennes toutes les explications du saint docteur sur ces « difficiles questions ». Dans l’Indicitus de gratia Dei (Denzinger-Bannwart, n. 142), le pape Célestin Ier ne veut pas que les investigations plus approfondies [d’Augustin], nécessitées par la lutte contre l’hérésie, soient mises sur le même plan que les enseignements du Siège apostolique. A la vérité, des pontifes romains donnent à l’ensemble de la doctrine une approbation globale, tels Célestin lui-même, ibid., n. 128, Hormisdas : De arbitrio tamen libero et gratia Dei quid Romana, hoc est catholica, sequatur et servet Ecclesia, licet in variis libris B. Augustini, et maxime ad Hilarium et Prosperum, abunde possit cognosci (dans Thiel, Epsitola synodica, c. XXIV), Gélase (Denzinger-Bannwart, n. 165), Jean II : Augustinus, cujus doctrinam secundum prædecessorum meorum statuta Romana sequitur et probat Ecclesia. Ep. ad sent. ; à la vérité, des conciles (Orange Quierzy) ont formulé plusieurs de leurs canons en employant les termes mêmes d’Augustin. Il ne s’agit là, pourtant, il convient de le rappeler, que d’une approbation d’ensemble, laissant le champ grandement ouvert aux discussions de détail.

Néanmoins, l’enseignement d’Augustin porte avec lui ses garanties dont la moindre n’est pas le caractère « contemplatif » de sa théologie, si bien mis en relief par F. Cayré, Précis de patrologie, t. I, p. 647 et dans La contemplation augustinienne. Dans le De prædestinatione sanctorum, le saint évêque pouvait, touchant la gratuité de la prédestination, parler de révélation : quam mihi Deus in hac quæstione solvenda, cum ad episcopum Simplicianum scriberem revelavit. De præd. sanct., IV, 8, t. XLIV, col. 966. Au surplus, parce qu’il n’ignorait pas les arguments traditionnels sur cette question, ibid., XIV, 27, col. 980, non plus que les écrits de ses devanciers (ibid.), il avait conscience d’apporter, en connaissance de causes, de nouvelles lumières, le plus souvent par un simple retour au vrai sens du texte sacré. Ibid., 28.

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Message par Charles-Edouard Ven 2 Déc 2011 - 12:23

De fait, il ressort de la lecture de ses ouvrages, que la source de son enseignement, en matière de prédestination, fut la Sainte Ecriture. Dans l’Evangile, il affirme trouver déjà une explication assez claire de la prédestination et sans doute les dons de sagesse et d’intelligence l’y aidaient-ils. De præd. sanct., XIV, 35, t. XLIV, col. 986. Mais son maître par excellence fut saint Paul. Il ne se lasse pas d’en rapporter les textes les plus divers dont il a saisi à merveille la cohérence. Il les explique longuement, persuadé de n’avoir rien de mieux à faire en faveur de sa thèse. Ils sont sa règle inviolable et sa pierre de touche pour discerner l’erreur. De grat. et lib. arb., VII, 16, t. XLIV, col. 891. On sait qu’une méditation plus attentive du Quid habes quod non accepisti de l’Apôtre, le fit revenir sur sa doctrine touchant l’initium fidei, De præd. sanct., XIV, 27, t. XLIV, col 980, et le tint éloigné du compromis semi-pélagien qu’il devait stigmatiser jusqu’à sa mort.

Mais, dira-t-on, que vaut l’autorité de saint Augustin en matière d’exégèse paulinienne ? Laissons répondre le P. Lagrange : « L’Inchoata expositio (P. L., t. XXXV, col. 2087-2106), qui ne traite que de la salutation, l’Expositio quarumdam propositionum ex epistola ad Romanos (ibid., col. 2063-2088) n’empêchent pas qu’il ne soit infiniment regrettable que saint Augustin n’ait pas composé un commentaire complet de l’épître aux Romains. Nous aurions eu le chef-d’œuvre des commentaires anciens… Augustin a pénétré plus à fond qu’aucun ancien dans la pensée de saint Paul dont il s’est assimilé la doctrine. » Epître aux Romains, p. IX.

Sa fidélité à la sainte tradition, quoi qu’on ait dit, n’est pas moins assurée. Il invoque le sentiment de Cyprien, d’Ambroise, de Grégoire de Nazianze, De præd. sanct., III, 7, t. XLIV, col. 964, et souligne avec joie la parfaite harmonie de leurs conceptions avec la doctrine fondamentale qu’il défend : Porro si hæc ita Deum noverant dare, ut non ignorarent eum daturum se præscisse…, procul dubio noverant prædestinationem, quam per Apostolos prædicatam contra novos hæreticos operosius diligentiusque defendimus. De dono pers., XIX, 50, t. XLV, col. 1025.

Enfin, il a la certitude d’être en accord avec le sens chrétien et ne se fait point fauter d’en appeler à lui, contre les arguties de ses contradicteurs. De præd. sanct., XIV, 27, t. XLIV, col. 980.

Par où l’on voit que la doctrine augustinienne de la prédestination a pour elle les meilleures références et n’est aucunement atteinte dans sa haute valeur d’ensemble par les rares fluctuations, l’unique pourrait-on dire, qu’elle connut. Saint Augustin parle lui-même, incontestablement, de son ancienne erreur, De præd. sanct., III, 7, col. 964, dont quelques-uns de ses ouvrages d’avant l’épiscopat portent, dit-il, la trace. Dans ses Rétractations, I, XXIII, 3 et 4, t. XXXII, col. 622, il nous donne la raison de son égarement doctrinal, à savoir, une étude trop superficielle du caractère gratuit de l’élection divine. Il était resté pour ainsi dire à mi-chemin de la question : Adhuc quærendum erat utrum et meritum fidei de misericordia Dei veniat. De sorte que son enseignement était entaché d’une lacune et, s’il avait affirmé, en toute orthodoxie, la gratuité de la vocation, l’insuffisance de la volonté et de l’effort humains, il avait peu traité de la vocation efficace, de l’élection : Sed parum de ipsa vocatione disserui quæ fit secundum propositum Dei. Mais on comprendra combien il serait injuste d’exagérer la portée de ses aveux, d’opposer ses derniers écrits à ses premiers ouvrages, ceux-là étant bien plutôt le perfectionnement que la réprobation de ceux-ci. Cette prétendue opposition fut mise en avant par les semi-pélagiens. Augustin en fit justice lui-même, en termes peu déguisés. De dono pers., X, 53, t. XLIV, col. 1026.

Notons enfin que le saint docteur avait conscience d’être en possession d’une doctrine parfaitement orthodoxe, ainsi qu’il l’écrivait en 427 à Vitalis de Carthage : Pervenimus autem in ea quæ ad fidem veram et catholicam pertinere firmissime scimus, in quibus ita nobis modo deviemus. Epist., CCXVII, 15, t. XXXIII, col. 984. Ce qui ne l’empêchait pas de témoigner d’une grande largeur d’esprit et de se défendre, même ses erreurs mises à part, de vouloir être suivi servilement. De dono pers., XXI, 55, t. XLV, col. 1027. Il savait trop par expérience que l’esprit humain est difficilement satisfait. Il se contentait d’avertir ses lecteurs de ne point le taxer d’erreur à la légère, au risque de se tromper peut-être eux-mêmes. Ibid., XXIV, 68, col. 1034. Par-dessus tout, en ces difficiles questions, il voulait qu’on eût recours au docteur inférieur : a cujus facie est scientia et intellectus, Prov., II, 6 (Septante). Le théologien contemplatif qu’il était souhaitait d’avoir des disciples fidèles à sa propre méthode : docilité à la foi et à l’Ecriture, recours à la prière, Epist., CCXI, 7, t. XXXIII, col. 970 ; Opus imperf. contra Julian., I, XXVI, t. XLV, col. 1063, respect du mystère dont lui-même, comme le dit le P. Cayré, op. cit., p. 675, conservait si parfaitement le sens. Le pressentiment, l’intuition de la vérité étaient à ce prix, selon lui : Quod omnis qui humiliter et veraciter pius est esse verissimum sentit.

A ces conditions préalables à toute étude de la prédestination et de n’importe quel mystère de la foi catholique, rappelons qu’il faut ajouter pour l’étude de la prédestination dans Augustin un souci scrupuleux d’objectivité. Ce sont les circonstances mêmes et le caractère essentiellement concret de son enseignement qui le requièrent. Il n’élaborait pas un système. Le plus souvent, surtout dans ses dernières années, il défendait la foi catholique. Ecrivant contre des hérétiques ou des gens suspects d’hérésie, il opposait à leurs allégations l’exposé de la vérité contraire, sans se préoccuper des relations de celle-ci avec l’ensemble de la doctrine catholique. De là son langage et ses arguments ad hominem, ses exemples favoris, ses textes répétés, ses principes familiers mis sans cesse en avant, au hasard de l’attaque et plus souvent encore de la défense, le tout sans méthode apparente ni souci de synthèse. Aussi, quiconque cherche à préciser la cohérence intérieure de sa doctrine, doit-il replacer scrupuleusement chacune de ses paroles dans le contexte littéral et les circonstances historiques et, sans forcer la portée de ses propres rétractations, harmoniser les divers points de vue, les solutions disparates, grâce aux quelques principes inlassablement et immuablement affirmés.

3° Triple point de vue où il faut se mettre pour étudier cette doctrine chez saint Augustin. – On peut considérer la manière dont les questions relatives à la prédestination se posèrent à Augustin : 1. Au point de vue historique ; 2. Au point de vue dogmatique ; 3. Au point de vue moral ou, mieux peut-être, pastoral.

1. Historique de l’enseignement de saint Augustin relativement à la prédestination. – a) La lettre au prêtre Sixte. – On trouve déjà, assurément, dans les œuvres de saint Augustin antérieures à l’Epsitola CXCIV, t. XXXIII, col. 874-891, les grandes lignes de son enseignement sur la prédestination. Nous l’avons déjà dit. Mais la pensée sur cet important sujet devint explicite avec cette lettre à un prêtre romain, nommé Sixte (le futur pape Sixte III, 432-440). Ce prêtre avait été accusé, par la rumeur publique, de complicité avec les pélagiens. Mais Augustin apprit bientôt que l’incriminé combattait tout au contraire énergiquement, dans ses lettres à Aurélius, l’erreur du moine breton. L’évêque d’Hippone de lui en écrire aussitôt son immense joie. Col. 874-875. Au surplus, pour encourager et diriger la lutte de ce compagnon d’armes, et sans doute aussi pour donner de l’unité à la même défense qu’ils poursuivaient de la foi catholique, Augustin lui trace dans sa lettre un exposé type et une réfutation modèle de la doctrine pélagienne. Les principales questions qu’il touche sont celles de la liberté humaine et de la grâce, du choix divin mystérieux, de la prédestination (gratuite dans toute son économie), de l’efficacité de la grâce divine, de la responsabilité des pécheurs, de la justice des châtiments divins. Il combat la doctrine des mérites antécédents et la solution donnée par les pélagiens à l’objection tirée du sort des petits enfants. Bref, cette lettre contient déjà comme la quintessence de la pensée d’Augustin et ses ouvrages postérieurs n’iront qu’à la développer.

Charles-Edouard
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