Saints et Bienheureux!! (Ordre Alphabétique)
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Re: Saints et Bienheureux!! (Ordre Alphabétique)
SERMONS SUR LE SAINT-ESPRIT
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EST-IL VENU À TOI CE CONSOLATEUR ?
Dimanche de pentecôte
Le Saint-Esprit Consolateur (Jean : 14, 26).
Exorde :
Celui qui appartient à la terre a un langage terrestre; celui qui vient du ciel, est au-dessus de tous, a dit saint Jean-Baptiste à ses disciples. Ils furent un peu jaloux, parce que la foule suivait davantage Jésus-Christ que saint Jean et, pour les apaiser, l'apôtre leur dit ces mots : " Personne ne peut prendre plus que la part qui lui vient du ciel, que celle qui lui est envoyée par le ciel. Celui qui est de la terre [74], etc... // appartient à la terre celui qui a un langage terrestre.
Que fera la terre, si on lui demande de monter au ciel ? Que fera-t-elle ? Comment pourra-t-elle monter ? Que fera l'homme à qui on demande de parler du ciel ? C'est une entreprise impossible, qu'il ne peut pas faire de lui-même, entreprise aussi irréalisable que pour la terre de monter au ciel. Celui qui est de la terre, son langage est terrestre. Si nous devions parler de choses matérielles, si nous devions parler de choses d'ici-bas, nous en parlerions avec précision, mais parler du Saint-Esprit, parler de chose si élevée, parler du ciel, que ferons-nous, nous qui sommes plus bas que la terre elle-même ? Que ferons-nous pour bien parler ? La grâce du Saint-Esprit est tout à fait nécessaire. Pour parler elle ne fut pas donnée en vain aux apôtres : Nous les entendons dire dans nos langues les merveilles de Dieu [75].
Les bienheureux apôtres furent remplis et totalement remplis par le feu du Saint-Esprit; ils furent remplis de cette grâce céleste, pour faire comprendre que personne ne doit prêcher ni parler du Saint-Esprit s'il n'est rempli et totalement rempli de ce don céleste et de ce feu sacré. Les saints apôtres avaient le cœur enflammé et plein de la grâce que Notre-Seigneur leur envoya pour conter les merveilles et les grandeurs qu'ils ont contées et dites de Dieu, et qu'ils ont publiées par toute la terre. Il vint sous la forme de langues de feu, pour nous faire entendre que la langue de ceux qui parlent de Dieu et de ses merveilles, doit être enflammée du feu, enflammée d'amour. La langue qui doit parler du ciel et de ses merveilles, ne doit pas être faite d'eau, ne doit pas être faite de vent, ne doit pas être faite de terre.
Nous venons entendre les paroles de Dieu, nous venons entendre ses sermons et nous venons comme on va au théâtre, sans plus d'amour ni de respect. Je vous dis, en vérité, que nous tous qui entendons des sermons courons un grand risque; nous courons un grand danger si nous n'écoutons pas comme nous devons écouter. Nous devrions venir l'entendre avec le cœur enflammé, avec les entrailles embrasées. Nous nous sommes réunis pour écouter et parler du Saint-Esprit; pour une si grande affaire, nous avons besoin de la grâce, nous avons besoin du Saint-Esprit lui-même, nous avons besoin qu'il pénètre dans nos cœurs, qu'il les adoucisse et qu'il les embrase du feu saint de ses dons divins. Saint Paul dit que le Saint-Esprit prie pour nous avec des gémissements ineffables. La prière qui n'est pas inspirée par le Saint-Esprit a peu de valeur; celle qui ne se fait pas selon lui, celle qu'il n'inspire pas et n'ordonne pas, porte très peu de fruit, profite peu. Le Christ a dit à ses apôtres : Vous êtes tristes parce que je veux m'en aller: le Consolateur viendra, car le Père l'enverra en mon nom, et il vous consolera; il vous enseignera toutes les choses; il vous remettra en mémoire tout ce que je vous ai dit; il ouvrira vos oreilles pour que vous entendiez et votre entendement pour que vous compreniez; il vous enseignera à prier et il vous enseignera tout ce que vous aurez à faire pour réussir en tout.
Nous avons un besoin extrême de ce Consolateur, de ce Docteur, de ce Conseiller et de ce Maître.
— Quel remède ? — Nous tourner vers la Très Sainte Vierge. Elle est près du cœur, très près du cœur du Saint-Esprit et le cœur du Saint-Esprit est près du sien. Ses entrailles ont abrité l'incompréhensible. Il abaissa sa grandeur, sa puissance et s'est fait temporel étant éternel, le riche s'est fait pauvre et le Très-Haut s'est abaissé et tout cela par l'œuvre du Saint-Esprit, par son habileté, son ordre et son savoir. L'ange saint Gabriel dit à la Vierge: Le Saint-Esprit, Madame, descendra en vous et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre [76]. Le Saint-Esprit connaît très bien le cœur de la Vierge; il connaît très bien son cœur si totalement pur, il connaît très bien ce palais où il élabora tant de mystères et de si grands mystères. La Vierge ne fit rien, ne pensa rien, ne dit rien qui pût déplaire en un seul point au Saint-Esprit. Elle lui plut en tout, en tout elle fit sa sainte volonté. Par les supplications de cette glorieuse Vierge, par les gémissements, les désirs et les prières, il apporta le Verbe Éternel et le mit dans ses entrailles.
Supplions-la, puisqu'elle est si près du Saint-Esprit, de nous communiquer sa grâce pour parler d'un Hôte si grand.
Si nous aimons le Christ, la Trinité demeurera en nous.
Avez-vous reçu le Saint-Esprit quand vous avez embrassé la foi ? [77] a dit un jour saint Paul à quelques-uns. Avez-vous reçu le Saint-Esprit ? L'avez-vous dans vos entrailles ? Bienheureuse l'âme qui a reçu un tel don; bienheureux celui qui a reçu un tel Hôte en devenant croyant car c'est par la foi qu'il se donne ! Ils répondirent : Nous n'avons même pas entendu dire qu'il y ait un Saint-Esprit — et à plus forte raison nous ne savons pas si nous l'avons reçu. On ne le leur avait pas donné; et peut-être même y en a-t-il ici qui l'ignorent. Oh ! si vous disiez vrai ! L'avez-vous reçu ? L'aimez-vous ? L'avez-vous servi ? Le désirez-vous ? Souhaitez-vous ardemment qu'il pénètre dans vos cœurs ? Vous n'avez même pas entendu dire qu'il y ait un Saint-Esprit. Le désirer ne sert à rien, lui demander de venir, vouloir le recevoir ne suffisent pas; tout cela ne sert à rien si les œuvres dignes de mériter sa venue font défaut. Mais par leurs actes ils le nient [78]. Les œuvres doivent s'accorder avec les paroles et les désirs pour que cet Hôte si grand veuille venir et habiter dans votre âme.
Le Saint-Esprit a tant de prédicateurs, tant de prophètes qui ont parlé de lui avant la création du monde. L'Écriture dit que "l'Esprit du Seigneur se mouvait au-dessus des eaux " [79]. Tous les prophètes ont vu et ont conté de grands secrets et de grands mystères du Saint-Esprit. Entre tous et plus que tous, Jésus-Christ Notre-Seigneur a donné de telles preuves de son existence, et a rapporté sur lui de telles choses qu'ils étaient tous stupéfiés d'entendre les merveilles qu'il en a dites. Jésus-Christ a dit à ses apôtres : N'ayez pas de peine, ne souffrez pas parce que je m'en vais. Mais au contraire, Seigneur, c'est pour cela qu'ils ont de la peine. Quelles sont ces nouvelles preuves d'amour, Seigneur ? Quelles nouvelles façons de se comporter avec ceux qui vous aiment ? Vous partez et vous dites que vous nous aimez plus que la prunelle de vos yeux; vous voulez vous en aller et pour nous consoler de votre départ vous dites : N'ayez pas de peine parce que je m'en vais? Au contraire c'est pour cela qu'ils ont de la peine et la pensée, Seigneur, que vous devez vous en aller est la raison de tout leur chagrin et de toute leur affliction.
— Personne ne peut le comprendre ni parvenir à le comprendre sinon celui qui possède le Saint-Esprit. " Avec moi vous avez été consolés; avec ma présence vous avez été réjouis; vous avez été instruits de ma doctrine; vous avez été forts grâce à ma présence. Moi je m'en vais et je prierai mon Père de vous envoyer un autre Consolateur en mon nom. Jusqu'à présent c'est moi qui vous ai consolés; je m'en irai et en m'en allant, je vous enverrai un autre Consolateur, une autre personne ." — Oh ! Dieu puissant ! Qui est ce Consolateur que vous devez envoyer ? — Un Esprit de vérité qui demeurera en vous, qui vous enseignera des vérités, non pas des opinions, non pas des erreurs.
Seigneur, que les cieux et la terre vous bénissent ! Dieu le Père ne se contenta pas de nous donner son Fils très aimé et unique, Notre-Seigneur Jésus-Christ pour qu'il meure pour nous mais il se donna lui-même.
Jésus-Christ dit : Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole, et mon Père l'aimera, et nous viendrons à lui et nous ferons chez lui notre demeure [80].
Qu'il étudie, pense et repense ses paroles, qu'il les accomplisse et les garde; il vous les donne pour preuve et gage de son amour. Dites-moi, mon frère, que ressentez-vous lorsque vous entendez la parole du Christ ? Vous réjouissez-vous quand on vous parle de lui ? Votre cœur est-il rempli de joie quand vous l'entendez nommer, lorsqu'on prêche de lui, lorsqu'on le loue, le bénit, le glorifie en chaire ? Vous vous réjouissez davantage des découvertes, des nouveautés; vous vous y intéressez plus volontiers.
Celui qui garde ma parole, celui-là m'aime. — Que signifie cela ? Comment dois-je garder ses paroles ? Comment dois-je l'aimer ? — Vous devez l'aimer et vous montrerez que vous l'aimez véritablement, si pour cela vous oubliez et abandonnez tout ce qui vous empêche de l'aimer et de le servir véritablement : si votre œil droit — si ce que vous aimez comme vos yeux — vous scandalise, si votre main droite — si quelque chose encore de grande utilité — vous écartent de ce but sacré, coupez-les.
— C'est là un devoir bien pénible, Père ! — Vous devez avoir un couteau si affilé que même si on vous oppose père et mère, frères, parents et amis et tout ce qu'on peut imaginer, si cela vous éloigne de l'amour de Jésus-Christ, coupez-le, ne le laissez pas, foulez-le aux pieds, passez dessus; si cela semble être un acte de cruauté, c'est pourtant une grande preuve de piété. Si pour des raisons d'argent, ou de fortune, si à cause d'un parent ou d'un ami, si pour des raisons de déshonneur ou d'honneur, à cause de la faveur ou de l'appui, à cause de la mort ou de la vie tu viens à pécher, détourne-toi d'eux.
— Bien pénible devoir ! Dois-je ne pas désirer la femme d'autrui ? Non seulement ne pas prendre la fortune d'autrui mais encore avoir à donner la mienne ? Non seulement ne faire de mal à personne mais encore faire tout le bien possible ? C'est une dure et pénible obligation; un peu de sucre, Seigneur, s'il vous plaît ! Car je peine et transpire pour faire cela et avec toutes mes forces n'y parviens qu'un peu; apportez-nous quelque consolation, donnez-nous quelque récompense.
— Cela me plaît. Mon père l'aimera; mon Père le chérira bien — dit Jésus-Christ — et la récompense qu'il lui donnera pour obéir à mes paroles et observer mes commandements (et cela repaiera ses souffrances) c'est que le Père éternel abaissera ses regards sur lui, et nous viendrons à lui et nous ferons chez lui notre demeure. Nous ne viendrons pas en passant car nous nous arrêterons pour fixer notre résidence et séjourner.
— Qui pourra entendre cette parole sans bénir et louer le Père, le Fils et le Saint-Esprit, car le Père et le Fils viendront et ils établiront leur demeure en lui.
Désirez-vous plus ? Êtes-vous contents ? A présent continuerez-vous à poursuivre les chimères, à chercher de l'argent, les honneurs, à désirer vous élever plus haut, vous faire valoir et rechercher des charges ?
Voulez-vous davantage ? Saint Bernard dit : " Oh ! cœurs endurcis que ne blesse pas un tel couteau, que n'enflamme pas un tel feu, que n'émeut pas, n'adoucit pas, et n'attendrit pas une telle bonté ! " Quand le Fils et le Père viennent, le Saint-Esprit vient aussi. Ne te considère pas comme orphelin dorénavant parce que le monde te refuse les honneurs, parce que le monde ne t'accorde pas de faveurs, parce que tu n'as ni prospérités, ni richesses ici-bas.
— Vous reste-t-il quelque chose, Seigneur, vous reste-t-il quelque chose à donner? Je prierai le Père et il vous enverra un autre Consolateur.
Le Consolateur sera tel, qu'ils ne regretteront pas le Christ.
Voilà ce qui me stupéfie le plus. Les disciples attendaient ce Consolateur. Ils le désiraient beaucoup tout en ignorant qui était ce Consolateur ou quelle était sa puissance. Les apôtres l'aimaient avant sa venue et désiraient beaucoup qu'il vînt à eux. Je prierai le Père et il vous enverra un autre Consolateur.
— Que dites-vous, Seigneur ? Quelles paroles sublimes sortent de votre bouche ? Combien doit être
grand le Consolateur pour que sa venue console de votre douloureuse absence; pour qu'il console, pour qu'il enseigne et pour qu'il fasse tout ce que vous faisiez.
Pourrez-vous vous imaginer et pourrez-vous dire l'immense consolation que le Christ apportait à ses apôtres, combien sa vue et sa présence leur donnaient de joie ? Rien que de le voir, toutes leurs souffrances s'évanouissaient. Nulle mère n'aime autant ses enfants et les comble d'aussi nombreux présents que Jésus-Christ n'aimait et comblait ses apôtres de présents; il n'existe pas d'oiseau qui prenne autant de soin de ses petits, les défende et les abrite sous ses ailes que ne le faisait Jésus-Christ avec les siens. Il les aimait du plus profond de son cœur, il leur parlait, il les instruisait, il leur prodiguait mille consolations, il les préservait des défaillances, il les encourageait, il leur faisait beaucoup de bien. Eux l'aimaient tellement qu'ils abandonnèrent leur richesse et leur fortune, les filets avec lesquels ils gagnaient leur vie, des maris quittèrent leurs femmes, des enfants leurs parents, et quelques femmes leurs maris. Il était si affectueux pour eux, sa conversation si affable et si pleine d'amour, qu'ils auraient donné mille mondes s'ils les avaient possédés, afin de jouir de sa présence une seule heure. Comme ils étaient pleins d'assurance, comme ils étaient joyeux, comme ils étaient heureux avec le Christ ! On peut les considérer comme riches et heureux, et ils l'étaient, ceux qui voyaient Jésus-Christ de leurs yeux et entendaient de leurs oreilles ses très saintes paroles.
Jésus-Christ, le jeudi de la Cène, leur dit : Vous êtes tristes parce que je vous ai dit que je veux partir. Ces bienheureux étaient si heureux avec Jésus-Christ qu'il leur semblait impossible qu'après son départ, quelque chose put venir consoler leur cœur, et ils pensaient que personne au monde ne pourrait remplir le vide causé par son absence. Ils étaient stupéfiés, ravis par ce corps très saint et par sa présence; ils ne croyaient pas qu'ils pouvaient être consolés une fois que le Christ les aurait quittés. Qui consolera ces affligés ? Qui portera remède à une si grande perte ? Qui guérira cette plaie que l'absence du Christ a causée dans le cœur de ses apôtres ? C'est une grande plaie d'amour, elle a besoin de grand remède et de grand soin.
— Si je m'en vais un autre Consolateur viendra qui vous consolera. Quel Consolateur peut venir, qui les empêche de regretter Jésus-Christ ? Il leur dit qu'il veut s'en aller et pour adoucir leur peine et leur tristesse il leur promet de leur envoyer un autre Consolateur. Et il sera tel, que vous ne souffrirez pas de mon départ; un autre Consolateur aussi bon que moi, un autre qui vous consolera et vous fera plus de présents que moi.
Seul Dieu pouvait guérir cette plaie; et voici un argument très important pour croire que le Saint-Esprit est Dieu, parce que, s'il était moins que Dieu, il n'aurait pas pu consoler, il n'aurait pas pu guérir la plaie que le Christ avait faite par son absence. Jésus-Christ est Dieu; si le Consolateur qu'il devait envoyer avait été moins que Jésus-Christ, il n'aurait pas pu guérir la plaie faite par le départ du Christ. Donc, il est clair que, devant être Consolateur comme le Christ l'a dit, puisqu'il devait consoler les apôtres de la peine qu'ils avaient du départ du Christ, il devait être aussi Dieu que Jésus-Christ et aussi puissant pour consoler que l'était le Christ. Seul le Saint-Esprit qui est Dieu comme Jésus-Christ sera capable de le faire réellement. C'est pourquoi, vous devez être tout à fait consolés, parce que, si vous l'appelez, il vous secourra dans toutes vos difficultés. Peut-être dites-vous : " On m'a calomnié, j'ignore ce qu'on a dit de moi, j'ai perdu ma fortune, mon mari est parti, je souffre beaucoup et suis très malade, mon père est mort, mon ami m'a manqué de parole, je suis affligé, j'ai de grandes tentations, j'éprouve une grande sécheresse dans mon cœur, je ne sais pas ce que j'ai, je suis toujours aux prises avec la souffrance et en danger de mort ". Ayez de la patience, ne vivez pas dans l'affliction; ne vous laissez pas abattre, appelez ce Consolateur qui vous consolera et vous instruira; car puisqu'il a suffi à combler, à guérir et à consoler la désolation que le Christ a causée à ses apôtres, il vous consolera aussi; car ce fut une perte plus grande et une affliction plus grande que toutes celles que vous pouvez avoir, si grandes et si pénibles soient-elles. Compare ton affliction et ta plaie avec celles des apôtres, et tu verras comment celui qui a guéri et consolé celles là, alors qu'elles étaient si grandes consolera et guérira les tiennes aussi bien et encore mieux.
Ce que fait le souffle du Saint-Esprit.
Ce Consolateur est-il venu à vous ? Cet Hôte est-il venu à vous ? Ce grand jour pour votre maison est-il arrivé ? — Père, je ne sais pas ce qui m'arrive; ce qui me réjouissait beaucoup auparavant, m'importune à présent; les joies qu'offre le monde m'attristent, les plaisirs me font de la peine; les jeux, les passe-temps, les joies et toutes les jouissances du monde me sont fastidieux; tout me procure de l'ennui.
— Si ce jour est arrivé pour vous, si ce sentiment s'est emparé de votre cœur, si vous l'avez reçu, sachez-en remercier le Seigneur, et sachez-lui en rendre grâce. Celui qui reçoit cet Hôte, celui qui reçoit ce Consolateur, n'a que mépris et peu d'attention pour tout ce qui fleurit dans le monde, et tout ce que les mondains tiennent pour quelque chose, tout cela lui donne du dégoût, tout le rebute, tout l'ennuie et lui fait de la peine.
Sais-tu l'appeler ce Consolateur, tâche de lui plaire et de le contenter; parce que celui qui possède un tel Hôte ne doit pas s'en distraire, car un si grand Hôte demande un grand soin. Dis-lui : " Seigneur, c'est avec vous seul que je suis content, vous seul suffisez à me rassasier; sans vous je n'aime personne, et avec vous je possède tout; soyez, vous seul, avec moi et peu importe que tous les autres m'abandonnent; vous, consolez-moi, peu m'importe que tout le monde me remplisse de désolation; soyez, vous seul avec moi et peu m'importe que tout le reste soit contre moi."
— Où est la sagesse ? Où la trouverons-nous ? Elle est dans le cœur de Dieu. Eh bien dites-moi : après son départ restons-nous orphelins, restons-nous seuls, restons-nous sans conseil, sans appui ? Comment restons-nous ?
Nous a-t-il laissé ici-bas un autre à sa place ? Qu'il vous le prêche celui qui le sait et qu'il vous le fasse comprendre par sa miséricorde.
Oh ! grâces immenses de Dieu ! Oh ! grandes merveilles de Dieu !
Qui pourrait vous faire comprendre ce que vous perdez et aussi qui pourrait vous faire comprendre comme vous pourriez vite le regagner ! C'est un grand mal et un grand dommage, de ne pas connaître une telle perte. C'est un dommage plus grand encore de ne pas lui porter remède lorsqu'on le peut. Dieu t'aime bien; il veut te faire des faveurs, il veut t'envoyer son Saint-Esprit; il veut te remplir de ses dons et de ses grâces, et je ne sais pas pourquoi tu perds un tel Hôte. Pourquoi consens-tu à une telle chose ? Pourquoi le laisses-tu passer ? Pourquoi ne te plains-tu pas ? Pourquoi ne pousses-tu pas de cris ?
Mais comment appellerons-nous cette union que le Saint-Esprit veut faire et fait avec ton âme ? Incarnation ? Non; toutefois l'âme est jointe à Dieu avec une telle force et forme une union si puissante et si pacifique que cela ressemble beaucoup à une incarnation bien que par ailleurs les différences soient grandes. L'incarnation fut une union si haute du Verbe divin
à sa nature humaine très sainte, qu'elle l'éleva à une unité de personne, ce qui n'est ici-bas qu'une unité de grâce; et comme on dit d'une part incarnation du Verbe, on dit ici-bas spiritualisation [81] du Saint-Esprit. De même que Jésus-Christ prêchait, le Saint-Esprit prêche à présent; de même qu'il enseignait, le Saint-Esprit enseigne, de même que le Christ consolait, le Saint-Esprit console et réjouit. Que demandes-tu ? Que cherches-tu ? Que veux-tu de plus ? Avoir en toi un conseiller, un précepteur, un administrateur, quelqu'un qui te guide, qui te conseille, qui t'encourage, qui t'achemine, qui t'accompagne en tout et pour tout ! Finalement, si tu ne perds pas la grâce, il sera tellement à ton côté, que tu ne pourras rien faire, ni dire, ni penser qui ne passe par sa main et son saint conseil. Il sera pour toi un ami fidèle et véritable; il ne t'abandonnera jamais si tu ne l'abandonnes pas.
De même que le Christ pendant cette vie mortelle opérait de grandes guérisons et répandait sa miséricorde dans le corps de ceux qui avaient besoin de lui et l'appelaient, de même ce Maître et Consolateur opère ces œuvres spirituelles dans les âmes où il demeure et se trouve en union de grâce. Il guérit les boiteux, il fait que les sourds entendent, il donne la vue aux aveugles, il ramène les égarés, il enseigne aux ignorants, il console les affligés, il encourage les faibles. De même que le Christ faisait ces œuvres si saintes parmi les hommes, et de même qu'il n'aurait pas pu faire ces œuvres s'il n'avait pas été Dieu, il les fit avec cette nature humaine qu'il avait assumée, et nous les appelons œuvres qui furent faites par un Dieu homme, de même ces autres œuvres que fait ici-bas le Saint-Esprit dans le cœur où il demeure, nous les appelons œuvres du Saint-Esprit avec l'homme, considéré comme élément secondaire.
Ne peut-on considérer comme malheureux et infortuné celui qui ne possède pas cette union, celui qui ne possède pas un tel hôte dans sa maison, celui qui n'a pas un tel conseiller, celui qui n'a pas un tel guide, un tel soutien, un tel précepteur, consolateur et gardien ? Et parce que vous ne le possédez pas, vous êtes tels que vous êtes, remplis de misère. Dites-moi, l'avez-vous reçu ? L'avez-vous appelé ? L'avez-vous importuné pour qu'il vienne ? Combien de larmes vous en coûte-t-il ? Combien de soupirs ? Combien de jeûnes ? Quels actes de dévotion avez-vous faits ? Que Dieu soit avec nous ! Je ne sais pas comment vous avez la patience ni comment vous pouvez être privés d'un si grand bien. Voyez tous les biens, toutes les grâces et les miséricordes que le Christ est venu faire aux hommes, ce Consolateur les répand toutes dans nos âmes; il te prêche, te guérit, te rend la santé, t'enseigne et te fait mille millions de biens.
Il console, il encourage, il réjouit.
Ne vous est-il pas arrivé de sentir votre âme desséchée, sans fraîcheur, mécontente, remplie de découragement, affligée, dégoûtée, ne goûtant vraiment rien de ce qui est bon ? Alors qu'elle se trouve dans cet état de mécontentement, et parfois d'abandon, survient une brise sainte, un souffle saint, un rafraîchissement qui t'apporte la vie, t'encourage, t'anime, te fait revenir à toi, te donne de nouveaux désirs, un amour vif, des satisfactions très grandes et très saintes et te fait prononcer des paroles et œuvrer à tel point que tu t'en étonnes toi-même. C'est le Saint-Esprit; c'est le Consolateur; aussitôt que son souffle est arrivé, dès sa venue, vous vous trouverez attiré comme par une pierre d'aimant, avec un courage nouveau, des œuvres, des paroles et des désirs nouveaux; car auparavant vous ne trouviez de valeur à rien, tout vous importunait; à présent vous trouverez de la saveur en tout et beaucoup de satisfaction, tout vous réjouit, tout vous instruit. Une petite herbe, que vous regardez avec attention vous fait louer mille fois Dieu, Notre-Seigneur, et vous fait connaître l'Auteur et le Créateur merveilleux de toutes choses, met en votre cœur des sentiments de dévotion et de reconnaissance au Seigneur tout-puissant, et d'autres encore; s'il vous était permis de parler, vous proclameriez les merveilles et la grandeur de ce que le Seigneur fait connaître de tout ce qui est créé.
Oh ! joyeux Consolateur ! Oh ! souffle bienheureux qui conduit les vaisseaux au ciel ! Cette mer où nous naviguons est très dangereuse; mais avec ce vent et avec un tel pilote nous voguerons en toute sécurité. Combien de navires se perdent ! Combien soufflent de vents contraires et combien y a-t-il de grands dangers ! Mais dès que souffle ce Consolateur compatissant, il les fait rentrer dans un havre sûr. Qui pourra compter les biens qu'il nous faits et les maux dont il nous préserve ? C'est du ciel que vient le vent, du Père et du Fils, et c'est vers eux qu'il retourne; c'est de là que ceux-ci l'exhalent, et c'est de là qu'il l'envoie à ses amis [82]. II les guide vers le terme; il les y conduit; c'est là qu'il veut les mener.
— Avant la venue de ce Consolateur, avant que souffle ce vent du Saint-Esprit, nous sommes assis, nous sommes lourds, notre âme doit peser beaucoup, tout lui paraît difficile, tout lui semble impossible, il ne lui semble pas qu'il existe un chemin pour le ciel, elle trouve partout de la gêne, et elle marche alourdie par une arrobe de plomb, que dis-je arrobe ! cent quintaux de plomb. Comment les ossements des morts auront-ils la vie ? Comment, desséchés, se couvriront-ils de chair et ressusciteront-ils ? Il est évident que par eux-mêmes et seulement par eux-mêmes, ils ne pourront rien; mais Dieu qui peut tout, peut les couvrir de chair, et leur donner l'esprit de vie, et les ressusciter et leur donner mouvement et existence.
Dieu appela le prophète Ézéchiel et lui dit : Fils de l'homme, pour toi, ces os que tu vois ici pourront-ils avoir la vie et être couverts de chair et de nerfs? Ézéchiel répondit : Seigneur, ce que vous me demandez, vous le savez. Dieu dit : Dis-leur ceci : « Os desséchés, je jetterai sur vous de l'esprit de vie, et je vous couvrirai de nerfs et je ferai pousser de la chair sur vous, et je vous donnerai de la vie, et vous saurez que je suis le Seigneur ».
Un os sec, dur, sans humeurs liquides, ni vertu, voilà tout homme qui se trouve privé du Saint-Esprit; un os mort. Mais quand le prophète eut appelé le vent pour qu'il soufflât sur les morts, les os eurent la vie; tout change, ce qui est lourd devient léger et ce qui est mort revit. Tu étais malade, lourd, privé du feu de charité, mort, et tu n'avais pas la plus petite miséricorde pour personne ni n'avais de tendresse; tu étais découragé par la faiblesse, sans espoir de pouvoir réaliser une œuvre qui soit bonne et aussi pesant qu'un mort. Dans cet état Dieu te dit : " Homme, ne perds pas courage, penses-tu que tu ne pourras pas ressusciter ? Reprends courage, car moi je suis plus puissant pour te sauver, pour te ressusciter, te donner vie et te réjouir que tous les maux pour t'abattre, te perdre, te tuer et t'attrister. Ma bonté est plus grande pour te rendre bon, que ta méchanceté pour te damner et te rendre méchant."
Seigneur Dieu tout-puissant que les cieux et la terre vous bénissent ! Combien verrons-nous de témoins le jour du jugement dernier, dont les navires couraient déjà à leur perte, allaient se briser en morceaux, allaient sombrer et qui en recevant ton souffle furent sauvés et rentrèrent tranquillement au port et en toute sécurité ! Combien son Esprit ressuscita-t-il de gens qui avaient perdu toute espérance de vie et leur donna une nouvelle vie et des désirs nouveaux, les réjouit et les confirma dans une espérance nouvelle ! Qui fait tout cela ? Le Saint-Esprit qui a soufflé et a conduit sans résistance vers Dieu.
Que fait-il de plus ? Qui le dira ? Qui pourra le dire ? On jette les apôtres en prison, on les fouette et on leur ordonne de ne plus prêcher, eux sortent en riant, joyeux, éprouvant le sentiment d'être des bienheureux, parce qu'ils ont été dignes d'endurer des souffrances et des affronts pour le Christ notre Rédempteur. Sinon, considère que par peur d'une simple femme saint Pierre nie et renie trois fois Jésus-Christ, et dit : Je ne connais pas cet homme, et après la venue en son cœur de ce Consolateur, de ce souffle, ni les menaces, ni la prison, ni les chaînes, ni les coups de fouet, ni la mort même ne sont suffisants pour l'empêcher de prêcher et de confesser le saint nom de Jésus-Christ; saint Paul mis dans les fers et jeté en prison disait : " Ne croyez pas que je sois affligé parce que je suis dans cette prison; sachez qu'ici, dans cette prison où je suis, j'ai de la consolation pour moi et pour vous, et que d'ici je console tout le monde ."
Jésus-Christ dit dans son saint évangile : Que celui qui a soif, vienne. Que voulez-vous dire, Seigneur ? Quelle eau avez-vous pour apaiser la soif de ceux qui viendront à vous ? Il n'y a pas d'eau, ni de sources plus fraîches pour apaiser ainsi la soif et rafraîchir ceux qui sont altérés que le Saint-Esprit du Christ. Avec lui, les convoitises et la soif de ce monde s'apaisent et le feu ardent qu'allument en nous les désirs d'aimer et de convoiter les choses de la terre s'éteint. C'est pourquoi le Christ Notre-Seigneur dit : Que celui qui a soif vienne à moi. En venant à lui, en buvant de l'eau de son Saint-Esprit, en recevant ce Consolateur, ce souffle du Saint-Esprit, il sera rassasié, consolé, instruit, plein d'abondance et guidé sans erreur et hors de doute.
Il enseigne.
Saint Bernard dit qu'il t'enseignera toutes choses; quelquefois de lui à toi, quelquefois par la bouche d'un autre homme, il te prévient, t'enseigne, te console, t'aide et t'encourage, car il le veut ainsi; si beaucoup de disciples désiraient être marqués de cette doctrine, désiraient entendre et suivre les cours dans cette école, ils jouiraient de cet Esprit doux, source de sagesse. Dans les autres écoles, même si un homme est mauvais, il peut en sortir savant en sa matière et maître en quelques disciplines; mais ici ses disciples jouiront du Saint-Esprit et ils en sortiront ablactatos a lacte, avulsos ab uberibus [83], sevrés et éloignés du sein de leurs mères. C'est à ceux-ci que le Saint-Esprit enseigne qu'il se communique, qu'il se donne. Mes frères, osez vous sevrer pour Dieu, osez vous éloigner du sein de vos mères pour que vous soyez des disciples et soyez instruits à l'école du Saint-Esprit. Sevrez-vous de votre volonté, de votre opinion; sortez et éloignez-vous de vous-mêmes, sortez de votre naturel et de vos jugements. Mon Seigneur et mon Dieu, si vous n'êtes pas mon ami, si vous ne m'aidez pas, si votre puissante main ne me favorise pas, comment pourrai-je y pourvoir moi-même ? Comment pourrai-je me séparer, me sevrer et m'écarter des choses d'ici-bas ? Si vous m'aidez, je pourrai tout, je ferai tout; rien ne m'arrêtera; j'oublierai tout, je mépriserai tout et je chasserai tout de moi. Je préfère, Seigneur, être triste à cause de vous que joyeux dans le monde; j'aime mieux pleurer que rire puisque Jésus-Christ, notre Rédempteur a promis une si grande récompense, en disant de sa bouche inestimable : Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés [84].
Lorsqu'on les sevré, quelques enfants parfois en meurent. Les uns mettent leur consolation dans leurs enfants, dans leurs trésors et leurs richesses, d'autres dans l'honneur, d'autres dans les charges et l'autorité, d'autres dans les faveurs, d'autres dans leur femme ou leur mari; et ainsi chacun se repaît et se réjouit selon son caractère de ce qui lui donne le plus de contentement. Quitte tout, mon frère; sevré ce cœur qui est le tien, écarte-le du sein où il a placé son amour. Parmi ceux qui sont sevrés quelques-uns reviennent parfois en arrière. Ose, mon frère, et si une chose te plaît, sacrifie-la pour Notre-Seigneur Dieu et dis : " Pour votre amour, je veux perdre cette joie, cette consolation, ceci qui me plaisait et cela qui me donne du contentement. Seigneur et mon Dieu, tout ce que vous voudrez que j'oublie, que j'écarte, que je refuse, que je fasse, je ferai tout et je m'éloignerai de tout; aidez-moi, mon Seigneur et ma consolation; donnez-moi du courage, donnez-moi votre grâce ." Faites briller la lumière en nos esprits, versez l'amour en nos cœurs; soutenant la faiblesse de notre corps par votre constante vigueur [85].
Éclairez, Seigneur des rayons de votre lumière et de votre clarté éternelle, les ténèbres de mon entendement, pour que je puisse avec clarté et certitude ne choisir que vous pour mon bien éternel et que j'oublie et estime peu toutes ces autres choses, car elles sont des ombres fausses et des apparences trompeuses. Et en vous connaissant mieux, faites, Seigneur et mon Dieu, que mon cœur (et toute ma volonté) s'enflamme de votre amour et de désir pour vous, pour que je n'aime que vous, je ne veuille que vous, je ne me mette que sous votre protection, je ne tourne mes regards que vers vous et que vous ne permettiez pas que je m'éloigne jamais de votre amour. Et parce que la faiblesse de nos corps empêche de le faire aussi librement que le demande la raison, fortifiez, Seigneur, avec votre force la faiblesse de mon corps, la bassesse de ma sensualité et de mes aptitudes, afin que tout ce qu'il y a en moi vous contente et vous plaise, vous comprenne, vous aime et vous serve.
— Père, puisque j'ai entendu tant de biens de ce Consolateur, de cet Hôte, que nous devons recevoir dans nos âmes, sachons pourquoi il vient, ce qu'il fait dans nos âmes.
— C'est un long compte que vous me demandez; qui vous pourra compter les grâces qu'il répand là où il vient ? Combien de dons il laisse ! Que de miséricordes il apporte à l'âme qui se donne tout entière à lui ! Le Christ, notre Rédempteur, faisait des miracles, il guérissait des malades, ressuscitait des morts, prêchait. Qui pourra raconter tous les biens que Jésus-Christ Notre-Seigneur fit aux hommes ? Or le Saint-Esprit fait dans les âmes tout ce que Notre-Seigneur Jésus-Christ faisait : il guérit des malades, ressuscite des morts, donne une langue aux muets pour proclamer la grandeur de Dieu Nôtre-Seigneur. Qui veut emporter cet Hôte ? Qui veut ce Conseiller, ce Consolateur ?
Qui le veut ? Qui le veut ?
— Eh bien, voudra-t-il venir ? — Écoutez : O vous tous qui avez soif, venez aux eaux. Vous-mêmes qui n'avez pas d'argent, approchez-vous vite et mangez. Venez, achetez, sans argent, et sans rien donner en échange, du vin et du lait [86].
D'abord il dit eau, et ensuite vin et lait. Eau parce qu'elle apaise la soif et rafraîchit l'ardeur du corps et repose les membres fatigués et nettoie tout ce qui est sale. Vin parce qu'il te fait perdre ta raison et prendre celle du Christ; il t'enlève ton opinion et ta volonté et te donne l'opinion, la volonté et les intentions de Jésus-Christ notre Seigneur et Rédempteur. Qui veut le recevoir car il se donne gratuitement ? Vin, parce qu'il donne de la force et du courage pour souffrir et endurer des souffrances pour le Christ, il réjouit le cœur et donne de la satisfaction dans l'adversité. Lait aussi, parce que le Saint-Esprit traite l'âme de celui qui le possède comme s'il s'agissait d'un enfant qui est au sein de sa mère et il le dirige, le gouverne et lui fait des présents comme pour un enfant; c'est ainsi notre précepteur, notre défenseur, le pédagogue de notre enfance.
Qui le veut ? Qui le veut, mes frères ? Qui le désire et se trouve en même temps plongé dans le péché ? Qui le demande avec le cœur occupé à d'autres choses ? Le glorieux apôtre saint Paul dit aux Éphésiens : C'est en lui que vous avez cru et que vous avez été marqués du sceau du Saint-Esprit, qui avait été promis, et qui est une arrhe de notre héritage [87]. A quoi me sert d'être baptisé et de croire en Jésus-Christ si je n'ai pas le Saint-Esprit ? Si je n'ai pas ce gage de l'héritage céleste promis, à quoi me servent ces autres biens même si j'en ai beaucoup ? Sans cela être baptisé et m'appeler chrétien n'est rien. De même que la circoncision était un signe pour le Juif, de même le baptême est un signe extérieur pour le Chrétien; rien ne sert pour te sauver, si tu n'as pas le Saint-Esprit. Le signe par lequel quelqu'un doit se sauver et atteindre les promesses du Christ notre Rédempteur, n'est pas de m'appeler chrétien, ce n'est pas seulement d'être baptisé. Parce que bien qu'il y ait ceci, s'il manque la présence du Saint-Esprit, ceci ne suffira pas; les baptisés sont des enfants, mais ce ne sont pas des enfants légitimes, ce sont des bâtards; ce sont des enfants, mais ils n'héritent pas de leur Père parce que les bâtards ne sont pas des enfants qui héritent; leur Père peut leur donner des dons, mais il ne leur donnera pas le patrimoine. Celui qui est baptisé et n'obéit pas à Dieu, Notre-Seigneur, n'est pas un fils légitime; celui qui est baptisé et ne possède pas le Saint-Esprit n'est pas légitime; il est bâtard, car il n'a pas le signe qui rend les enfants légitimes et héritiers des biens de leur Père, qui est le Saint-Esprit. C'est en lui que vous avez cru et que vous avez été marqués. Lorsqu'on t'a marqué avec le signe extérieur de chrétien et quand on t'a donné le Saint-Esprit, on t'a fait brebis du Christ et on t'a marqué comme étant sa brebis et de son troupeau. Si nous n'avons pas le Saint-Esprit, nous ne possédons pas l'harmonie éternelle, que Dieu promet par Isaïe : J'ai conclu avec vous un pacte éternel, vous accordant les grâces assurées à David [88].
Qui le veut ? Qui le veut ? Oh ! envoyez-nous des crieurs qui publient la bonne nouvelle ! Qui veut cet Hôte ? Qui veut ce Consolateur ? Il ne sera pas donné à tous de recevoir ce Consolateur, il ne sera pas donné à tous de recevoir un Hôte, à plus forte raison si on vous dit que c'est une personne très sensée et sage. Un jeune homme dit : " Je dois rester devant lui comme saint Jérôme; je ne dois pas bouger, je ne dois pas parler ni me promener, aller aux jeux, ni aux fêtes, ni où je veux; je dois toujours me tenir dans les justes limites; voilà un grand ennui, qui le pourrait supporter ? " Ah ! Seigneur, que signifie cela ? Ils vous prient et ne vous veulent pas ! Vous vous donnez gratuitement à eux et ils ne vous apprécient pas. Eh bien! Seigneur, vous savez ce qu'il nous faut et ce que nous perdons si nous ne vous recevons pas, dites-le nous et faites-le nous comprendre.
Si tu attends ou si tu possèdes déjà cet Hôte...
La femme enceinte ne saute pas, ne fait pas non plus de travaux excessifs pour ne pas risquer de perdre ce qu'elle porte en son sein; la jeune femme follette qui n'est pas enceinte, saute et danse, joue sans crainte parce que rien n'est en péril en elle. Voulez-vous voir de quel péril il s'agit et quel est ce bien qui ne vous manque pas ? Regardez : Si vous voyez des personnes inconséquentes ou si vous l'êtes vous-même car vous allez où vous voulez, vous parlez, riez, jouez sans crainte, c'est le signe certain que vous n'avez rien à perdre; ou nous pourrons vous prédire que vous le perdrez vite, puisque l'amour vous fait défaut. C'est un signe certain que nous avons quelque chose à perdre si nous avons le souci de le garder et la crainte de le perdre; ainsi lorsqu'on vous dit : Regardez cela. Vous répondez : Je n'ose pas. — Allons par là. — Je n'ose pas. — Réjouissons-nous un peu. — Je ne peux pas. — Allons nous distraire. — Je n'oserai pas. — Que se passe-t-il ? Qui vous a ravi votre volonté ? Qui vous a pris votre liberté ? La sainte crainte et le respect de l'Hôte que j'ai en moi, tiennent enchaînés mes pieds, mes mains, mes désirs et mon cœur. Il me tient tout entier attaché si bien que je ne peux faire ni ne veux faire plus que ce qu'il désire et que ce qui est sa volonté.
Celui qui attend ou qui possède cet hôte, accepte ces liens, soit pour le recevoir mieux ou avec de meilleurs préparatifs, soit, s'il est venu, pour le garder afin qu'il ne s'en aille pas. — Pourquoi ne partez-vous pas par là ? Pourquoi ne faites-vous pas comme les autres ? Pourquoi êtes-vous si ennuyeux ? Sortez de vous-même, existez pour quelque chose ! Si vous voyez quelqu'un agir de la sorte, et qui a souci de lui-même, et ne sait pas répondre par lui-même, ne sait pas se défendre, celui-là le possède dans son cœur; chez lui habite cet Hôte; ce sont des signes de la présence du Saint-Esprit : N'attristez pas le Saint-Esprit [89]. Surveille ta manière de vivre, afin de ne pas attrister le Saint-Esprit qui demeure en nous. Sois soucieux comme celui qui a pour hôte un grand seigneur, et n'ose pas aller aux fêtes ni aux jeux. Il se souvient immédiatement de son hôte et dit : " Qui le servira ?
Qui lui préparera le repas? Qui veillera sur lui? Je veux rentrer chez moi, de peur qu'il ait besoin de moi, que je lui manque, que je lui fasse défaut ". Si tu n'as pas ce souci, cette crainte et ce respect du Saint-Esprit qui est ton hôte, avec quelle liberté tu agis ! Tu cours, joues, te moques, manges, et bois sans crainte de le perdre et sans aucun souci de l'attendre et de le recevoir. Oh ! quelle douleur ! Si tu attends, si tu veux, si tu désires qu'il vienne, quel souci en prends-tu ?
Il n'y a personne, si pauvre soit-il, qui, prévenu que le roi doit venir chez lui, ne cherche sous forme de prêt ou de toute autre façon quelque chose à suspendre et des parures pour orner sa maison. " Oh ! on me dit que le roi doit venir chez moi ! Que ferai-je ? Prêtez-moi quelque chose à suspendre en ornement; prêtez-moi quelques draperies avec lesquelles j'embellisse et orne ma maison. Bien que je sois pauvre, ce n'est pas une raison pour que le roi venant dans ma maison, la trouve sans parure, sale et mal arrangée. "
Lorsqu'on t'incitera à quelque péché, à quelque tentation mauvaise, réponds aussitôt: "J'attends la pureté, pourquoi me souillerai-je ? J'attends mon Seigneur, comment quitterai-je ma maison ?" Mon esprit ne demeurera pas toujours dans l'homme, car l'homme n'est que chair [90]. Saint Paul dit aussi : Ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint-Esprit ? [91] N'ignorez-vous pas que vos yeux, vos mains et votre bouche, sont le temple du Saint-Esprit; ne souillez pas la maison du grand seigneur. Tu recherches les joies de la chair, aussitôt le Saint-Esprit s'en va. Le Saint-Esprit ne peut se supporter d'aucune manière dans un esprit souillé; ils ne peuvent vivre ensemble. Il n'est point de moyen terme, il faut choisir l'un ou l'autre. Si tu choisis le Saint-Esprit, tu dois rejeter tout péché et souillure; et si tu veux conserver quelque péché, le Saint-Esprit s'en ira.
Considère donc, à présent, ce qui vaut plus, avoir dans ton cœur le Saint-Esprit Consolateur avec la pureté ou perdre un si grand bien pour un plaisir charnel que les bêtes des champs connaissent. Ce n'est pas beaucoup, ce n'est pas beaucoup certainement, de risquer et de perdre ce qui est faux pour choisir ce qui est vrai; de perdre l'incertain pour le certain. Pour une affaire si claire, pour une affaire qui te convient tant, il n'est pas nécessaire de prendre conseil.
Qui le veut ? Considérez qu'il se donne gratuitement, qu'il ne vous demandera pas beaucoup de choses. Pour révérer le Saint-Esprit, qui est venu aujourd'hui remplir le cœur des apôtres, dorénavant ayez de la vénération et du respect pour cet Hôte, servez-le avec beaucoup de soin; même si vous avez de la peine, travaillez à le contenter; même si vous, vous dormez sur le sol, donnez-lui votre lit; et même si vous en souffrez, contentez-le. Je vous demande par révérence et amour pour lui, d'avoir pour lui du respect. Ne vous donnez pas à l'esprit du mal; n'échangez ce Consolateur avec personne. Ne pensez pas pouvoir vivre sans le Saint-Esprit ou sans l'esprit du mal, car c'est l'un ou l'autre.
Nous faisons le signe de la croix lorsque nous entendons parler du démon ou lorsque nous l'entendons nommer et ne nous signerons-nous pas si nous l'avons dans le cœur, comme nous l'avons quand, par quelque péché mortel, nous sommes ennemis de Dieu et fâchés avec lui ?
Appelle-le au nom de Jésus-Christ.
Si nous avions un peu d'attention et considérions les apôtres qui l'attendaient avec foi ! Les bienheureux attendaient le Consolateur. Sois ainsi dans les œuvres de miséricorde en faisant du bien à tous ceux que tu pourras.
Les apôtres étaient enfermés en compagnie de la Très Sainte Vierge Marie; appelle-le ; force-le comme la veuve dont je vous ai parlé, qui insista et contraignit Élisée.
Je pensais que s'il est venu chez ceux qui ont crucifié le Christ, il viendra, à présent, aussi, chez ceux qui l'appelleront avec dévotion.
Sa douceur et son amour étonnent véritablement, lui qui est entré en eux par la prédication et la prière des apôtres. Saint Pierre prêche ceci: "Mes frères, vous avez péché, connaissez vos péchés et repentez-vous en, car le Seigneur vous pardonnera aussitôt, et vous enverra un don. Préparez vos cœurs pour le recevoir." Dieu ouvre leur cœur, leurs entrailles et ils connaissent leur mal; et alors retentit cette voix-là, qui est connaître son péché et le pleurer, et qui résonne plus que l'orgue et répand une odeur plus forte que la civette; ils appellent du fond du cœur Notre-Seigneur Jésus-Christ; et, dès qu'ils le font, le Saint-Esprit descend en eux. Voulez-vous que le Saint-Esprit vienne à vous ? Appelez-le au nom de Jésus-Christ. Le Saint-Esprit aime tant Jésus-Christ, que, si vous l'appelez en son nom pour qu'il vienne à vous, il viendra aussitôt.
— Il est pur; comment viendra-t-il à moi qui ne le suis pas ?
— Voici la raison. Pourquoi le Saint-Esprit a-t-il tant aimé Jésus-Christ? Parce que Jésus-Christ s'est mis sur la croix de très bon gré en obéissant au Père éternel et au Saint-Esprit; c'est pourquoi il viendra à vous en son nom, et n'aura pas de dégoût de votre misère; il ne manquera pas de venir; il ne se bouchera pas le nez à cause de toi. — Qui à la vase a uni l'or, la pureté à l'impureté, la richesse à l'extrême pauvreté, la grandeur à la bassesse, un si grand bien à tant de faiblesse et de petitesse ?
— Il est donc vrai que l'homme n'est pas un lieu fait pour le Saint-Esprit, ni la croix n'était un lieu fait pour mettre notre Rédempteur Jésus-Christ; mais c'est à cause de cette union de Dieu avec la croix qu'il y a cette autre union du Saint-Esprit avec l'homme. Le Saint-Esprit inspira Jésus-Christ et l'avertit d'avoir à se mettre dans ce lieu si bas et si infect de la croix, voilà pourquoi le Saint-Esprit vient dans cet autre lieu si indigne et si bas : l'homme. Demandez-le lui instamment, importunez-le, appelez-le au nom de Jésus-Christ Notre-Seigneur, il viendra certainement et se donnera à vous avec tous ses dons, il éclairera votre entendement; il enflammera votre volonté par son amour et il vous donnera ses grâces et sa gloire.
[74] Cf. Jean : 3, 31. Avila suppose que ses auditeurs connaissent le texte cité.
[75] Cf. Actes : 2, 11.
[76] Luc. 1, 35.
[77] Actes : 19, 2.
[78] Tite : 1. 16.
[79] Gn. 1, 2.
[80] Jean : 14, 23.
[81] Le mot espirituación n'existe pas comme tel en espagnol. C'est un de ces néologismes frappants qui sont bien dans le genre de Jean d'Avila. N'ayant pas d'autre mot que spiritualisation pour le traduire en français, il convient de donner à celui-ci le sens fort qu'entendait lui donner Avila, c'est-à-dire : union intime du Saint-Esprit et de l'homme, conçue par analogie — sans plus — avec l'union de la divinité et de l'humanité dans l'Incarnation.
[82] « L'Esprit de vérité... ne tirera pas de son propre fonds ce qu'il vous dira, mais il vous répétera ce qu'il a entendu ». (Jean : 15, 13).
[83] Nous laissons ici les mots latins intercalés par Avila dans son texte. Le lecteur comprendra mieux, une fois de plus, sa méthode et ses procédés.
[84] Mt. 5. 5.
[85] Hymne " Veni Creator ". Même procédé qu'au sermon 28.
[86] Cf. Is. 55, 1.
[87] Cf. Eph. 1, 13.
[88] Cf. Is. 55, 3.
[89] Eph. 4, 30.
[90] Cf. Gn. 6, 3.
[91] 1 Cor. 6, 19.
30
EST-IL VENU À TOI CE CONSOLATEUR ?
Dimanche de pentecôte
Le Saint-Esprit Consolateur (Jean : 14, 26).
Exorde :
Celui qui appartient à la terre a un langage terrestre; celui qui vient du ciel, est au-dessus de tous, a dit saint Jean-Baptiste à ses disciples. Ils furent un peu jaloux, parce que la foule suivait davantage Jésus-Christ que saint Jean et, pour les apaiser, l'apôtre leur dit ces mots : " Personne ne peut prendre plus que la part qui lui vient du ciel, que celle qui lui est envoyée par le ciel. Celui qui est de la terre [74], etc... // appartient à la terre celui qui a un langage terrestre.
Que fera la terre, si on lui demande de monter au ciel ? Que fera-t-elle ? Comment pourra-t-elle monter ? Que fera l'homme à qui on demande de parler du ciel ? C'est une entreprise impossible, qu'il ne peut pas faire de lui-même, entreprise aussi irréalisable que pour la terre de monter au ciel. Celui qui est de la terre, son langage est terrestre. Si nous devions parler de choses matérielles, si nous devions parler de choses d'ici-bas, nous en parlerions avec précision, mais parler du Saint-Esprit, parler de chose si élevée, parler du ciel, que ferons-nous, nous qui sommes plus bas que la terre elle-même ? Que ferons-nous pour bien parler ? La grâce du Saint-Esprit est tout à fait nécessaire. Pour parler elle ne fut pas donnée en vain aux apôtres : Nous les entendons dire dans nos langues les merveilles de Dieu [75].
Les bienheureux apôtres furent remplis et totalement remplis par le feu du Saint-Esprit; ils furent remplis de cette grâce céleste, pour faire comprendre que personne ne doit prêcher ni parler du Saint-Esprit s'il n'est rempli et totalement rempli de ce don céleste et de ce feu sacré. Les saints apôtres avaient le cœur enflammé et plein de la grâce que Notre-Seigneur leur envoya pour conter les merveilles et les grandeurs qu'ils ont contées et dites de Dieu, et qu'ils ont publiées par toute la terre. Il vint sous la forme de langues de feu, pour nous faire entendre que la langue de ceux qui parlent de Dieu et de ses merveilles, doit être enflammée du feu, enflammée d'amour. La langue qui doit parler du ciel et de ses merveilles, ne doit pas être faite d'eau, ne doit pas être faite de vent, ne doit pas être faite de terre.
Nous venons entendre les paroles de Dieu, nous venons entendre ses sermons et nous venons comme on va au théâtre, sans plus d'amour ni de respect. Je vous dis, en vérité, que nous tous qui entendons des sermons courons un grand risque; nous courons un grand danger si nous n'écoutons pas comme nous devons écouter. Nous devrions venir l'entendre avec le cœur enflammé, avec les entrailles embrasées. Nous nous sommes réunis pour écouter et parler du Saint-Esprit; pour une si grande affaire, nous avons besoin de la grâce, nous avons besoin du Saint-Esprit lui-même, nous avons besoin qu'il pénètre dans nos cœurs, qu'il les adoucisse et qu'il les embrase du feu saint de ses dons divins. Saint Paul dit que le Saint-Esprit prie pour nous avec des gémissements ineffables. La prière qui n'est pas inspirée par le Saint-Esprit a peu de valeur; celle qui ne se fait pas selon lui, celle qu'il n'inspire pas et n'ordonne pas, porte très peu de fruit, profite peu. Le Christ a dit à ses apôtres : Vous êtes tristes parce que je veux m'en aller: le Consolateur viendra, car le Père l'enverra en mon nom, et il vous consolera; il vous enseignera toutes les choses; il vous remettra en mémoire tout ce que je vous ai dit; il ouvrira vos oreilles pour que vous entendiez et votre entendement pour que vous compreniez; il vous enseignera à prier et il vous enseignera tout ce que vous aurez à faire pour réussir en tout.
Nous avons un besoin extrême de ce Consolateur, de ce Docteur, de ce Conseiller et de ce Maître.
— Quel remède ? — Nous tourner vers la Très Sainte Vierge. Elle est près du cœur, très près du cœur du Saint-Esprit et le cœur du Saint-Esprit est près du sien. Ses entrailles ont abrité l'incompréhensible. Il abaissa sa grandeur, sa puissance et s'est fait temporel étant éternel, le riche s'est fait pauvre et le Très-Haut s'est abaissé et tout cela par l'œuvre du Saint-Esprit, par son habileté, son ordre et son savoir. L'ange saint Gabriel dit à la Vierge: Le Saint-Esprit, Madame, descendra en vous et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre [76]. Le Saint-Esprit connaît très bien le cœur de la Vierge; il connaît très bien son cœur si totalement pur, il connaît très bien ce palais où il élabora tant de mystères et de si grands mystères. La Vierge ne fit rien, ne pensa rien, ne dit rien qui pût déplaire en un seul point au Saint-Esprit. Elle lui plut en tout, en tout elle fit sa sainte volonté. Par les supplications de cette glorieuse Vierge, par les gémissements, les désirs et les prières, il apporta le Verbe Éternel et le mit dans ses entrailles.
Supplions-la, puisqu'elle est si près du Saint-Esprit, de nous communiquer sa grâce pour parler d'un Hôte si grand.
Si nous aimons le Christ, la Trinité demeurera en nous.
Avez-vous reçu le Saint-Esprit quand vous avez embrassé la foi ? [77] a dit un jour saint Paul à quelques-uns. Avez-vous reçu le Saint-Esprit ? L'avez-vous dans vos entrailles ? Bienheureuse l'âme qui a reçu un tel don; bienheureux celui qui a reçu un tel Hôte en devenant croyant car c'est par la foi qu'il se donne ! Ils répondirent : Nous n'avons même pas entendu dire qu'il y ait un Saint-Esprit — et à plus forte raison nous ne savons pas si nous l'avons reçu. On ne le leur avait pas donné; et peut-être même y en a-t-il ici qui l'ignorent. Oh ! si vous disiez vrai ! L'avez-vous reçu ? L'aimez-vous ? L'avez-vous servi ? Le désirez-vous ? Souhaitez-vous ardemment qu'il pénètre dans vos cœurs ? Vous n'avez même pas entendu dire qu'il y ait un Saint-Esprit. Le désirer ne sert à rien, lui demander de venir, vouloir le recevoir ne suffisent pas; tout cela ne sert à rien si les œuvres dignes de mériter sa venue font défaut. Mais par leurs actes ils le nient [78]. Les œuvres doivent s'accorder avec les paroles et les désirs pour que cet Hôte si grand veuille venir et habiter dans votre âme.
Le Saint-Esprit a tant de prédicateurs, tant de prophètes qui ont parlé de lui avant la création du monde. L'Écriture dit que "l'Esprit du Seigneur se mouvait au-dessus des eaux " [79]. Tous les prophètes ont vu et ont conté de grands secrets et de grands mystères du Saint-Esprit. Entre tous et plus que tous, Jésus-Christ Notre-Seigneur a donné de telles preuves de son existence, et a rapporté sur lui de telles choses qu'ils étaient tous stupéfiés d'entendre les merveilles qu'il en a dites. Jésus-Christ a dit à ses apôtres : N'ayez pas de peine, ne souffrez pas parce que je m'en vais. Mais au contraire, Seigneur, c'est pour cela qu'ils ont de la peine. Quelles sont ces nouvelles preuves d'amour, Seigneur ? Quelles nouvelles façons de se comporter avec ceux qui vous aiment ? Vous partez et vous dites que vous nous aimez plus que la prunelle de vos yeux; vous voulez vous en aller et pour nous consoler de votre départ vous dites : N'ayez pas de peine parce que je m'en vais? Au contraire c'est pour cela qu'ils ont de la peine et la pensée, Seigneur, que vous devez vous en aller est la raison de tout leur chagrin et de toute leur affliction.
— Personne ne peut le comprendre ni parvenir à le comprendre sinon celui qui possède le Saint-Esprit. " Avec moi vous avez été consolés; avec ma présence vous avez été réjouis; vous avez été instruits de ma doctrine; vous avez été forts grâce à ma présence. Moi je m'en vais et je prierai mon Père de vous envoyer un autre Consolateur en mon nom. Jusqu'à présent c'est moi qui vous ai consolés; je m'en irai et en m'en allant, je vous enverrai un autre Consolateur, une autre personne ." — Oh ! Dieu puissant ! Qui est ce Consolateur que vous devez envoyer ? — Un Esprit de vérité qui demeurera en vous, qui vous enseignera des vérités, non pas des opinions, non pas des erreurs.
Seigneur, que les cieux et la terre vous bénissent ! Dieu le Père ne se contenta pas de nous donner son Fils très aimé et unique, Notre-Seigneur Jésus-Christ pour qu'il meure pour nous mais il se donna lui-même.
Jésus-Christ dit : Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole, et mon Père l'aimera, et nous viendrons à lui et nous ferons chez lui notre demeure [80].
Qu'il étudie, pense et repense ses paroles, qu'il les accomplisse et les garde; il vous les donne pour preuve et gage de son amour. Dites-moi, mon frère, que ressentez-vous lorsque vous entendez la parole du Christ ? Vous réjouissez-vous quand on vous parle de lui ? Votre cœur est-il rempli de joie quand vous l'entendez nommer, lorsqu'on prêche de lui, lorsqu'on le loue, le bénit, le glorifie en chaire ? Vous vous réjouissez davantage des découvertes, des nouveautés; vous vous y intéressez plus volontiers.
Celui qui garde ma parole, celui-là m'aime. — Que signifie cela ? Comment dois-je garder ses paroles ? Comment dois-je l'aimer ? — Vous devez l'aimer et vous montrerez que vous l'aimez véritablement, si pour cela vous oubliez et abandonnez tout ce qui vous empêche de l'aimer et de le servir véritablement : si votre œil droit — si ce que vous aimez comme vos yeux — vous scandalise, si votre main droite — si quelque chose encore de grande utilité — vous écartent de ce but sacré, coupez-les.
— C'est là un devoir bien pénible, Père ! — Vous devez avoir un couteau si affilé que même si on vous oppose père et mère, frères, parents et amis et tout ce qu'on peut imaginer, si cela vous éloigne de l'amour de Jésus-Christ, coupez-le, ne le laissez pas, foulez-le aux pieds, passez dessus; si cela semble être un acte de cruauté, c'est pourtant une grande preuve de piété. Si pour des raisons d'argent, ou de fortune, si à cause d'un parent ou d'un ami, si pour des raisons de déshonneur ou d'honneur, à cause de la faveur ou de l'appui, à cause de la mort ou de la vie tu viens à pécher, détourne-toi d'eux.
— Bien pénible devoir ! Dois-je ne pas désirer la femme d'autrui ? Non seulement ne pas prendre la fortune d'autrui mais encore avoir à donner la mienne ? Non seulement ne faire de mal à personne mais encore faire tout le bien possible ? C'est une dure et pénible obligation; un peu de sucre, Seigneur, s'il vous plaît ! Car je peine et transpire pour faire cela et avec toutes mes forces n'y parviens qu'un peu; apportez-nous quelque consolation, donnez-nous quelque récompense.
— Cela me plaît. Mon père l'aimera; mon Père le chérira bien — dit Jésus-Christ — et la récompense qu'il lui donnera pour obéir à mes paroles et observer mes commandements (et cela repaiera ses souffrances) c'est que le Père éternel abaissera ses regards sur lui, et nous viendrons à lui et nous ferons chez lui notre demeure. Nous ne viendrons pas en passant car nous nous arrêterons pour fixer notre résidence et séjourner.
— Qui pourra entendre cette parole sans bénir et louer le Père, le Fils et le Saint-Esprit, car le Père et le Fils viendront et ils établiront leur demeure en lui.
Désirez-vous plus ? Êtes-vous contents ? A présent continuerez-vous à poursuivre les chimères, à chercher de l'argent, les honneurs, à désirer vous élever plus haut, vous faire valoir et rechercher des charges ?
Voulez-vous davantage ? Saint Bernard dit : " Oh ! cœurs endurcis que ne blesse pas un tel couteau, que n'enflamme pas un tel feu, que n'émeut pas, n'adoucit pas, et n'attendrit pas une telle bonté ! " Quand le Fils et le Père viennent, le Saint-Esprit vient aussi. Ne te considère pas comme orphelin dorénavant parce que le monde te refuse les honneurs, parce que le monde ne t'accorde pas de faveurs, parce que tu n'as ni prospérités, ni richesses ici-bas.
— Vous reste-t-il quelque chose, Seigneur, vous reste-t-il quelque chose à donner? Je prierai le Père et il vous enverra un autre Consolateur.
Le Consolateur sera tel, qu'ils ne regretteront pas le Christ.
Voilà ce qui me stupéfie le plus. Les disciples attendaient ce Consolateur. Ils le désiraient beaucoup tout en ignorant qui était ce Consolateur ou quelle était sa puissance. Les apôtres l'aimaient avant sa venue et désiraient beaucoup qu'il vînt à eux. Je prierai le Père et il vous enverra un autre Consolateur.
— Que dites-vous, Seigneur ? Quelles paroles sublimes sortent de votre bouche ? Combien doit être
grand le Consolateur pour que sa venue console de votre douloureuse absence; pour qu'il console, pour qu'il enseigne et pour qu'il fasse tout ce que vous faisiez.
Pourrez-vous vous imaginer et pourrez-vous dire l'immense consolation que le Christ apportait à ses apôtres, combien sa vue et sa présence leur donnaient de joie ? Rien que de le voir, toutes leurs souffrances s'évanouissaient. Nulle mère n'aime autant ses enfants et les comble d'aussi nombreux présents que Jésus-Christ n'aimait et comblait ses apôtres de présents; il n'existe pas d'oiseau qui prenne autant de soin de ses petits, les défende et les abrite sous ses ailes que ne le faisait Jésus-Christ avec les siens. Il les aimait du plus profond de son cœur, il leur parlait, il les instruisait, il leur prodiguait mille consolations, il les préservait des défaillances, il les encourageait, il leur faisait beaucoup de bien. Eux l'aimaient tellement qu'ils abandonnèrent leur richesse et leur fortune, les filets avec lesquels ils gagnaient leur vie, des maris quittèrent leurs femmes, des enfants leurs parents, et quelques femmes leurs maris. Il était si affectueux pour eux, sa conversation si affable et si pleine d'amour, qu'ils auraient donné mille mondes s'ils les avaient possédés, afin de jouir de sa présence une seule heure. Comme ils étaient pleins d'assurance, comme ils étaient joyeux, comme ils étaient heureux avec le Christ ! On peut les considérer comme riches et heureux, et ils l'étaient, ceux qui voyaient Jésus-Christ de leurs yeux et entendaient de leurs oreilles ses très saintes paroles.
Jésus-Christ, le jeudi de la Cène, leur dit : Vous êtes tristes parce que je vous ai dit que je veux partir. Ces bienheureux étaient si heureux avec Jésus-Christ qu'il leur semblait impossible qu'après son départ, quelque chose put venir consoler leur cœur, et ils pensaient que personne au monde ne pourrait remplir le vide causé par son absence. Ils étaient stupéfiés, ravis par ce corps très saint et par sa présence; ils ne croyaient pas qu'ils pouvaient être consolés une fois que le Christ les aurait quittés. Qui consolera ces affligés ? Qui portera remède à une si grande perte ? Qui guérira cette plaie que l'absence du Christ a causée dans le cœur de ses apôtres ? C'est une grande plaie d'amour, elle a besoin de grand remède et de grand soin.
— Si je m'en vais un autre Consolateur viendra qui vous consolera. Quel Consolateur peut venir, qui les empêche de regretter Jésus-Christ ? Il leur dit qu'il veut s'en aller et pour adoucir leur peine et leur tristesse il leur promet de leur envoyer un autre Consolateur. Et il sera tel, que vous ne souffrirez pas de mon départ; un autre Consolateur aussi bon que moi, un autre qui vous consolera et vous fera plus de présents que moi.
Seul Dieu pouvait guérir cette plaie; et voici un argument très important pour croire que le Saint-Esprit est Dieu, parce que, s'il était moins que Dieu, il n'aurait pas pu consoler, il n'aurait pas pu guérir la plaie que le Christ avait faite par son absence. Jésus-Christ est Dieu; si le Consolateur qu'il devait envoyer avait été moins que Jésus-Christ, il n'aurait pas pu guérir la plaie faite par le départ du Christ. Donc, il est clair que, devant être Consolateur comme le Christ l'a dit, puisqu'il devait consoler les apôtres de la peine qu'ils avaient du départ du Christ, il devait être aussi Dieu que Jésus-Christ et aussi puissant pour consoler que l'était le Christ. Seul le Saint-Esprit qui est Dieu comme Jésus-Christ sera capable de le faire réellement. C'est pourquoi, vous devez être tout à fait consolés, parce que, si vous l'appelez, il vous secourra dans toutes vos difficultés. Peut-être dites-vous : " On m'a calomnié, j'ignore ce qu'on a dit de moi, j'ai perdu ma fortune, mon mari est parti, je souffre beaucoup et suis très malade, mon père est mort, mon ami m'a manqué de parole, je suis affligé, j'ai de grandes tentations, j'éprouve une grande sécheresse dans mon cœur, je ne sais pas ce que j'ai, je suis toujours aux prises avec la souffrance et en danger de mort ". Ayez de la patience, ne vivez pas dans l'affliction; ne vous laissez pas abattre, appelez ce Consolateur qui vous consolera et vous instruira; car puisqu'il a suffi à combler, à guérir et à consoler la désolation que le Christ a causée à ses apôtres, il vous consolera aussi; car ce fut une perte plus grande et une affliction plus grande que toutes celles que vous pouvez avoir, si grandes et si pénibles soient-elles. Compare ton affliction et ta plaie avec celles des apôtres, et tu verras comment celui qui a guéri et consolé celles là, alors qu'elles étaient si grandes consolera et guérira les tiennes aussi bien et encore mieux.
Ce que fait le souffle du Saint-Esprit.
Ce Consolateur est-il venu à vous ? Cet Hôte est-il venu à vous ? Ce grand jour pour votre maison est-il arrivé ? — Père, je ne sais pas ce qui m'arrive; ce qui me réjouissait beaucoup auparavant, m'importune à présent; les joies qu'offre le monde m'attristent, les plaisirs me font de la peine; les jeux, les passe-temps, les joies et toutes les jouissances du monde me sont fastidieux; tout me procure de l'ennui.
— Si ce jour est arrivé pour vous, si ce sentiment s'est emparé de votre cœur, si vous l'avez reçu, sachez-en remercier le Seigneur, et sachez-lui en rendre grâce. Celui qui reçoit cet Hôte, celui qui reçoit ce Consolateur, n'a que mépris et peu d'attention pour tout ce qui fleurit dans le monde, et tout ce que les mondains tiennent pour quelque chose, tout cela lui donne du dégoût, tout le rebute, tout l'ennuie et lui fait de la peine.
Sais-tu l'appeler ce Consolateur, tâche de lui plaire et de le contenter; parce que celui qui possède un tel Hôte ne doit pas s'en distraire, car un si grand Hôte demande un grand soin. Dis-lui : " Seigneur, c'est avec vous seul que je suis content, vous seul suffisez à me rassasier; sans vous je n'aime personne, et avec vous je possède tout; soyez, vous seul, avec moi et peu importe que tous les autres m'abandonnent; vous, consolez-moi, peu m'importe que tout le monde me remplisse de désolation; soyez, vous seul avec moi et peu m'importe que tout le reste soit contre moi."
— Où est la sagesse ? Où la trouverons-nous ? Elle est dans le cœur de Dieu. Eh bien dites-moi : après son départ restons-nous orphelins, restons-nous seuls, restons-nous sans conseil, sans appui ? Comment restons-nous ?
Nous a-t-il laissé ici-bas un autre à sa place ? Qu'il vous le prêche celui qui le sait et qu'il vous le fasse comprendre par sa miséricorde.
Oh ! grâces immenses de Dieu ! Oh ! grandes merveilles de Dieu !
Qui pourrait vous faire comprendre ce que vous perdez et aussi qui pourrait vous faire comprendre comme vous pourriez vite le regagner ! C'est un grand mal et un grand dommage, de ne pas connaître une telle perte. C'est un dommage plus grand encore de ne pas lui porter remède lorsqu'on le peut. Dieu t'aime bien; il veut te faire des faveurs, il veut t'envoyer son Saint-Esprit; il veut te remplir de ses dons et de ses grâces, et je ne sais pas pourquoi tu perds un tel Hôte. Pourquoi consens-tu à une telle chose ? Pourquoi le laisses-tu passer ? Pourquoi ne te plains-tu pas ? Pourquoi ne pousses-tu pas de cris ?
Mais comment appellerons-nous cette union que le Saint-Esprit veut faire et fait avec ton âme ? Incarnation ? Non; toutefois l'âme est jointe à Dieu avec une telle force et forme une union si puissante et si pacifique que cela ressemble beaucoup à une incarnation bien que par ailleurs les différences soient grandes. L'incarnation fut une union si haute du Verbe divin
à sa nature humaine très sainte, qu'elle l'éleva à une unité de personne, ce qui n'est ici-bas qu'une unité de grâce; et comme on dit d'une part incarnation du Verbe, on dit ici-bas spiritualisation [81] du Saint-Esprit. De même que Jésus-Christ prêchait, le Saint-Esprit prêche à présent; de même qu'il enseignait, le Saint-Esprit enseigne, de même que le Christ consolait, le Saint-Esprit console et réjouit. Que demandes-tu ? Que cherches-tu ? Que veux-tu de plus ? Avoir en toi un conseiller, un précepteur, un administrateur, quelqu'un qui te guide, qui te conseille, qui t'encourage, qui t'achemine, qui t'accompagne en tout et pour tout ! Finalement, si tu ne perds pas la grâce, il sera tellement à ton côté, que tu ne pourras rien faire, ni dire, ni penser qui ne passe par sa main et son saint conseil. Il sera pour toi un ami fidèle et véritable; il ne t'abandonnera jamais si tu ne l'abandonnes pas.
De même que le Christ pendant cette vie mortelle opérait de grandes guérisons et répandait sa miséricorde dans le corps de ceux qui avaient besoin de lui et l'appelaient, de même ce Maître et Consolateur opère ces œuvres spirituelles dans les âmes où il demeure et se trouve en union de grâce. Il guérit les boiteux, il fait que les sourds entendent, il donne la vue aux aveugles, il ramène les égarés, il enseigne aux ignorants, il console les affligés, il encourage les faibles. De même que le Christ faisait ces œuvres si saintes parmi les hommes, et de même qu'il n'aurait pas pu faire ces œuvres s'il n'avait pas été Dieu, il les fit avec cette nature humaine qu'il avait assumée, et nous les appelons œuvres qui furent faites par un Dieu homme, de même ces autres œuvres que fait ici-bas le Saint-Esprit dans le cœur où il demeure, nous les appelons œuvres du Saint-Esprit avec l'homme, considéré comme élément secondaire.
Ne peut-on considérer comme malheureux et infortuné celui qui ne possède pas cette union, celui qui ne possède pas un tel hôte dans sa maison, celui qui n'a pas un tel conseiller, celui qui n'a pas un tel guide, un tel soutien, un tel précepteur, consolateur et gardien ? Et parce que vous ne le possédez pas, vous êtes tels que vous êtes, remplis de misère. Dites-moi, l'avez-vous reçu ? L'avez-vous appelé ? L'avez-vous importuné pour qu'il vienne ? Combien de larmes vous en coûte-t-il ? Combien de soupirs ? Combien de jeûnes ? Quels actes de dévotion avez-vous faits ? Que Dieu soit avec nous ! Je ne sais pas comment vous avez la patience ni comment vous pouvez être privés d'un si grand bien. Voyez tous les biens, toutes les grâces et les miséricordes que le Christ est venu faire aux hommes, ce Consolateur les répand toutes dans nos âmes; il te prêche, te guérit, te rend la santé, t'enseigne et te fait mille millions de biens.
Il console, il encourage, il réjouit.
Ne vous est-il pas arrivé de sentir votre âme desséchée, sans fraîcheur, mécontente, remplie de découragement, affligée, dégoûtée, ne goûtant vraiment rien de ce qui est bon ? Alors qu'elle se trouve dans cet état de mécontentement, et parfois d'abandon, survient une brise sainte, un souffle saint, un rafraîchissement qui t'apporte la vie, t'encourage, t'anime, te fait revenir à toi, te donne de nouveaux désirs, un amour vif, des satisfactions très grandes et très saintes et te fait prononcer des paroles et œuvrer à tel point que tu t'en étonnes toi-même. C'est le Saint-Esprit; c'est le Consolateur; aussitôt que son souffle est arrivé, dès sa venue, vous vous trouverez attiré comme par une pierre d'aimant, avec un courage nouveau, des œuvres, des paroles et des désirs nouveaux; car auparavant vous ne trouviez de valeur à rien, tout vous importunait; à présent vous trouverez de la saveur en tout et beaucoup de satisfaction, tout vous réjouit, tout vous instruit. Une petite herbe, que vous regardez avec attention vous fait louer mille fois Dieu, Notre-Seigneur, et vous fait connaître l'Auteur et le Créateur merveilleux de toutes choses, met en votre cœur des sentiments de dévotion et de reconnaissance au Seigneur tout-puissant, et d'autres encore; s'il vous était permis de parler, vous proclameriez les merveilles et la grandeur de ce que le Seigneur fait connaître de tout ce qui est créé.
Oh ! joyeux Consolateur ! Oh ! souffle bienheureux qui conduit les vaisseaux au ciel ! Cette mer où nous naviguons est très dangereuse; mais avec ce vent et avec un tel pilote nous voguerons en toute sécurité. Combien de navires se perdent ! Combien soufflent de vents contraires et combien y a-t-il de grands dangers ! Mais dès que souffle ce Consolateur compatissant, il les fait rentrer dans un havre sûr. Qui pourra compter les biens qu'il nous faits et les maux dont il nous préserve ? C'est du ciel que vient le vent, du Père et du Fils, et c'est vers eux qu'il retourne; c'est de là que ceux-ci l'exhalent, et c'est de là qu'il l'envoie à ses amis [82]. II les guide vers le terme; il les y conduit; c'est là qu'il veut les mener.
— Avant la venue de ce Consolateur, avant que souffle ce vent du Saint-Esprit, nous sommes assis, nous sommes lourds, notre âme doit peser beaucoup, tout lui paraît difficile, tout lui semble impossible, il ne lui semble pas qu'il existe un chemin pour le ciel, elle trouve partout de la gêne, et elle marche alourdie par une arrobe de plomb, que dis-je arrobe ! cent quintaux de plomb. Comment les ossements des morts auront-ils la vie ? Comment, desséchés, se couvriront-ils de chair et ressusciteront-ils ? Il est évident que par eux-mêmes et seulement par eux-mêmes, ils ne pourront rien; mais Dieu qui peut tout, peut les couvrir de chair, et leur donner l'esprit de vie, et les ressusciter et leur donner mouvement et existence.
Dieu appela le prophète Ézéchiel et lui dit : Fils de l'homme, pour toi, ces os que tu vois ici pourront-ils avoir la vie et être couverts de chair et de nerfs? Ézéchiel répondit : Seigneur, ce que vous me demandez, vous le savez. Dieu dit : Dis-leur ceci : « Os desséchés, je jetterai sur vous de l'esprit de vie, et je vous couvrirai de nerfs et je ferai pousser de la chair sur vous, et je vous donnerai de la vie, et vous saurez que je suis le Seigneur ».
Un os sec, dur, sans humeurs liquides, ni vertu, voilà tout homme qui se trouve privé du Saint-Esprit; un os mort. Mais quand le prophète eut appelé le vent pour qu'il soufflât sur les morts, les os eurent la vie; tout change, ce qui est lourd devient léger et ce qui est mort revit. Tu étais malade, lourd, privé du feu de charité, mort, et tu n'avais pas la plus petite miséricorde pour personne ni n'avais de tendresse; tu étais découragé par la faiblesse, sans espoir de pouvoir réaliser une œuvre qui soit bonne et aussi pesant qu'un mort. Dans cet état Dieu te dit : " Homme, ne perds pas courage, penses-tu que tu ne pourras pas ressusciter ? Reprends courage, car moi je suis plus puissant pour te sauver, pour te ressusciter, te donner vie et te réjouir que tous les maux pour t'abattre, te perdre, te tuer et t'attrister. Ma bonté est plus grande pour te rendre bon, que ta méchanceté pour te damner et te rendre méchant."
Seigneur Dieu tout-puissant que les cieux et la terre vous bénissent ! Combien verrons-nous de témoins le jour du jugement dernier, dont les navires couraient déjà à leur perte, allaient se briser en morceaux, allaient sombrer et qui en recevant ton souffle furent sauvés et rentrèrent tranquillement au port et en toute sécurité ! Combien son Esprit ressuscita-t-il de gens qui avaient perdu toute espérance de vie et leur donna une nouvelle vie et des désirs nouveaux, les réjouit et les confirma dans une espérance nouvelle ! Qui fait tout cela ? Le Saint-Esprit qui a soufflé et a conduit sans résistance vers Dieu.
Que fait-il de plus ? Qui le dira ? Qui pourra le dire ? On jette les apôtres en prison, on les fouette et on leur ordonne de ne plus prêcher, eux sortent en riant, joyeux, éprouvant le sentiment d'être des bienheureux, parce qu'ils ont été dignes d'endurer des souffrances et des affronts pour le Christ notre Rédempteur. Sinon, considère que par peur d'une simple femme saint Pierre nie et renie trois fois Jésus-Christ, et dit : Je ne connais pas cet homme, et après la venue en son cœur de ce Consolateur, de ce souffle, ni les menaces, ni la prison, ni les chaînes, ni les coups de fouet, ni la mort même ne sont suffisants pour l'empêcher de prêcher et de confesser le saint nom de Jésus-Christ; saint Paul mis dans les fers et jeté en prison disait : " Ne croyez pas que je sois affligé parce que je suis dans cette prison; sachez qu'ici, dans cette prison où je suis, j'ai de la consolation pour moi et pour vous, et que d'ici je console tout le monde ."
Jésus-Christ dit dans son saint évangile : Que celui qui a soif, vienne. Que voulez-vous dire, Seigneur ? Quelle eau avez-vous pour apaiser la soif de ceux qui viendront à vous ? Il n'y a pas d'eau, ni de sources plus fraîches pour apaiser ainsi la soif et rafraîchir ceux qui sont altérés que le Saint-Esprit du Christ. Avec lui, les convoitises et la soif de ce monde s'apaisent et le feu ardent qu'allument en nous les désirs d'aimer et de convoiter les choses de la terre s'éteint. C'est pourquoi le Christ Notre-Seigneur dit : Que celui qui a soif vienne à moi. En venant à lui, en buvant de l'eau de son Saint-Esprit, en recevant ce Consolateur, ce souffle du Saint-Esprit, il sera rassasié, consolé, instruit, plein d'abondance et guidé sans erreur et hors de doute.
Il enseigne.
Saint Bernard dit qu'il t'enseignera toutes choses; quelquefois de lui à toi, quelquefois par la bouche d'un autre homme, il te prévient, t'enseigne, te console, t'aide et t'encourage, car il le veut ainsi; si beaucoup de disciples désiraient être marqués de cette doctrine, désiraient entendre et suivre les cours dans cette école, ils jouiraient de cet Esprit doux, source de sagesse. Dans les autres écoles, même si un homme est mauvais, il peut en sortir savant en sa matière et maître en quelques disciplines; mais ici ses disciples jouiront du Saint-Esprit et ils en sortiront ablactatos a lacte, avulsos ab uberibus [83], sevrés et éloignés du sein de leurs mères. C'est à ceux-ci que le Saint-Esprit enseigne qu'il se communique, qu'il se donne. Mes frères, osez vous sevrer pour Dieu, osez vous éloigner du sein de vos mères pour que vous soyez des disciples et soyez instruits à l'école du Saint-Esprit. Sevrez-vous de votre volonté, de votre opinion; sortez et éloignez-vous de vous-mêmes, sortez de votre naturel et de vos jugements. Mon Seigneur et mon Dieu, si vous n'êtes pas mon ami, si vous ne m'aidez pas, si votre puissante main ne me favorise pas, comment pourrai-je y pourvoir moi-même ? Comment pourrai-je me séparer, me sevrer et m'écarter des choses d'ici-bas ? Si vous m'aidez, je pourrai tout, je ferai tout; rien ne m'arrêtera; j'oublierai tout, je mépriserai tout et je chasserai tout de moi. Je préfère, Seigneur, être triste à cause de vous que joyeux dans le monde; j'aime mieux pleurer que rire puisque Jésus-Christ, notre Rédempteur a promis une si grande récompense, en disant de sa bouche inestimable : Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés [84].
Lorsqu'on les sevré, quelques enfants parfois en meurent. Les uns mettent leur consolation dans leurs enfants, dans leurs trésors et leurs richesses, d'autres dans l'honneur, d'autres dans les charges et l'autorité, d'autres dans les faveurs, d'autres dans leur femme ou leur mari; et ainsi chacun se repaît et se réjouit selon son caractère de ce qui lui donne le plus de contentement. Quitte tout, mon frère; sevré ce cœur qui est le tien, écarte-le du sein où il a placé son amour. Parmi ceux qui sont sevrés quelques-uns reviennent parfois en arrière. Ose, mon frère, et si une chose te plaît, sacrifie-la pour Notre-Seigneur Dieu et dis : " Pour votre amour, je veux perdre cette joie, cette consolation, ceci qui me plaisait et cela qui me donne du contentement. Seigneur et mon Dieu, tout ce que vous voudrez que j'oublie, que j'écarte, que je refuse, que je fasse, je ferai tout et je m'éloignerai de tout; aidez-moi, mon Seigneur et ma consolation; donnez-moi du courage, donnez-moi votre grâce ." Faites briller la lumière en nos esprits, versez l'amour en nos cœurs; soutenant la faiblesse de notre corps par votre constante vigueur [85].
Éclairez, Seigneur des rayons de votre lumière et de votre clarté éternelle, les ténèbres de mon entendement, pour que je puisse avec clarté et certitude ne choisir que vous pour mon bien éternel et que j'oublie et estime peu toutes ces autres choses, car elles sont des ombres fausses et des apparences trompeuses. Et en vous connaissant mieux, faites, Seigneur et mon Dieu, que mon cœur (et toute ma volonté) s'enflamme de votre amour et de désir pour vous, pour que je n'aime que vous, je ne veuille que vous, je ne me mette que sous votre protection, je ne tourne mes regards que vers vous et que vous ne permettiez pas que je m'éloigne jamais de votre amour. Et parce que la faiblesse de nos corps empêche de le faire aussi librement que le demande la raison, fortifiez, Seigneur, avec votre force la faiblesse de mon corps, la bassesse de ma sensualité et de mes aptitudes, afin que tout ce qu'il y a en moi vous contente et vous plaise, vous comprenne, vous aime et vous serve.
— Père, puisque j'ai entendu tant de biens de ce Consolateur, de cet Hôte, que nous devons recevoir dans nos âmes, sachons pourquoi il vient, ce qu'il fait dans nos âmes.
— C'est un long compte que vous me demandez; qui vous pourra compter les grâces qu'il répand là où il vient ? Combien de dons il laisse ! Que de miséricordes il apporte à l'âme qui se donne tout entière à lui ! Le Christ, notre Rédempteur, faisait des miracles, il guérissait des malades, ressuscitait des morts, prêchait. Qui pourra raconter tous les biens que Jésus-Christ Notre-Seigneur fit aux hommes ? Or le Saint-Esprit fait dans les âmes tout ce que Notre-Seigneur Jésus-Christ faisait : il guérit des malades, ressuscite des morts, donne une langue aux muets pour proclamer la grandeur de Dieu Nôtre-Seigneur. Qui veut emporter cet Hôte ? Qui veut ce Conseiller, ce Consolateur ?
Qui le veut ? Qui le veut ?
— Eh bien, voudra-t-il venir ? — Écoutez : O vous tous qui avez soif, venez aux eaux. Vous-mêmes qui n'avez pas d'argent, approchez-vous vite et mangez. Venez, achetez, sans argent, et sans rien donner en échange, du vin et du lait [86].
D'abord il dit eau, et ensuite vin et lait. Eau parce qu'elle apaise la soif et rafraîchit l'ardeur du corps et repose les membres fatigués et nettoie tout ce qui est sale. Vin parce qu'il te fait perdre ta raison et prendre celle du Christ; il t'enlève ton opinion et ta volonté et te donne l'opinion, la volonté et les intentions de Jésus-Christ notre Seigneur et Rédempteur. Qui veut le recevoir car il se donne gratuitement ? Vin, parce qu'il donne de la force et du courage pour souffrir et endurer des souffrances pour le Christ, il réjouit le cœur et donne de la satisfaction dans l'adversité. Lait aussi, parce que le Saint-Esprit traite l'âme de celui qui le possède comme s'il s'agissait d'un enfant qui est au sein de sa mère et il le dirige, le gouverne et lui fait des présents comme pour un enfant; c'est ainsi notre précepteur, notre défenseur, le pédagogue de notre enfance.
Qui le veut ? Qui le veut, mes frères ? Qui le désire et se trouve en même temps plongé dans le péché ? Qui le demande avec le cœur occupé à d'autres choses ? Le glorieux apôtre saint Paul dit aux Éphésiens : C'est en lui que vous avez cru et que vous avez été marqués du sceau du Saint-Esprit, qui avait été promis, et qui est une arrhe de notre héritage [87]. A quoi me sert d'être baptisé et de croire en Jésus-Christ si je n'ai pas le Saint-Esprit ? Si je n'ai pas ce gage de l'héritage céleste promis, à quoi me servent ces autres biens même si j'en ai beaucoup ? Sans cela être baptisé et m'appeler chrétien n'est rien. De même que la circoncision était un signe pour le Juif, de même le baptême est un signe extérieur pour le Chrétien; rien ne sert pour te sauver, si tu n'as pas le Saint-Esprit. Le signe par lequel quelqu'un doit se sauver et atteindre les promesses du Christ notre Rédempteur, n'est pas de m'appeler chrétien, ce n'est pas seulement d'être baptisé. Parce que bien qu'il y ait ceci, s'il manque la présence du Saint-Esprit, ceci ne suffira pas; les baptisés sont des enfants, mais ce ne sont pas des enfants légitimes, ce sont des bâtards; ce sont des enfants, mais ils n'héritent pas de leur Père parce que les bâtards ne sont pas des enfants qui héritent; leur Père peut leur donner des dons, mais il ne leur donnera pas le patrimoine. Celui qui est baptisé et n'obéit pas à Dieu, Notre-Seigneur, n'est pas un fils légitime; celui qui est baptisé et ne possède pas le Saint-Esprit n'est pas légitime; il est bâtard, car il n'a pas le signe qui rend les enfants légitimes et héritiers des biens de leur Père, qui est le Saint-Esprit. C'est en lui que vous avez cru et que vous avez été marqués. Lorsqu'on t'a marqué avec le signe extérieur de chrétien et quand on t'a donné le Saint-Esprit, on t'a fait brebis du Christ et on t'a marqué comme étant sa brebis et de son troupeau. Si nous n'avons pas le Saint-Esprit, nous ne possédons pas l'harmonie éternelle, que Dieu promet par Isaïe : J'ai conclu avec vous un pacte éternel, vous accordant les grâces assurées à David [88].
Qui le veut ? Qui le veut ? Oh ! envoyez-nous des crieurs qui publient la bonne nouvelle ! Qui veut cet Hôte ? Qui veut ce Consolateur ? Il ne sera pas donné à tous de recevoir ce Consolateur, il ne sera pas donné à tous de recevoir un Hôte, à plus forte raison si on vous dit que c'est une personne très sensée et sage. Un jeune homme dit : " Je dois rester devant lui comme saint Jérôme; je ne dois pas bouger, je ne dois pas parler ni me promener, aller aux jeux, ni aux fêtes, ni où je veux; je dois toujours me tenir dans les justes limites; voilà un grand ennui, qui le pourrait supporter ? " Ah ! Seigneur, que signifie cela ? Ils vous prient et ne vous veulent pas ! Vous vous donnez gratuitement à eux et ils ne vous apprécient pas. Eh bien! Seigneur, vous savez ce qu'il nous faut et ce que nous perdons si nous ne vous recevons pas, dites-le nous et faites-le nous comprendre.
Si tu attends ou si tu possèdes déjà cet Hôte...
La femme enceinte ne saute pas, ne fait pas non plus de travaux excessifs pour ne pas risquer de perdre ce qu'elle porte en son sein; la jeune femme follette qui n'est pas enceinte, saute et danse, joue sans crainte parce que rien n'est en péril en elle. Voulez-vous voir de quel péril il s'agit et quel est ce bien qui ne vous manque pas ? Regardez : Si vous voyez des personnes inconséquentes ou si vous l'êtes vous-même car vous allez où vous voulez, vous parlez, riez, jouez sans crainte, c'est le signe certain que vous n'avez rien à perdre; ou nous pourrons vous prédire que vous le perdrez vite, puisque l'amour vous fait défaut. C'est un signe certain que nous avons quelque chose à perdre si nous avons le souci de le garder et la crainte de le perdre; ainsi lorsqu'on vous dit : Regardez cela. Vous répondez : Je n'ose pas. — Allons par là. — Je n'ose pas. — Réjouissons-nous un peu. — Je ne peux pas. — Allons nous distraire. — Je n'oserai pas. — Que se passe-t-il ? Qui vous a ravi votre volonté ? Qui vous a pris votre liberté ? La sainte crainte et le respect de l'Hôte que j'ai en moi, tiennent enchaînés mes pieds, mes mains, mes désirs et mon cœur. Il me tient tout entier attaché si bien que je ne peux faire ni ne veux faire plus que ce qu'il désire et que ce qui est sa volonté.
Celui qui attend ou qui possède cet hôte, accepte ces liens, soit pour le recevoir mieux ou avec de meilleurs préparatifs, soit, s'il est venu, pour le garder afin qu'il ne s'en aille pas. — Pourquoi ne partez-vous pas par là ? Pourquoi ne faites-vous pas comme les autres ? Pourquoi êtes-vous si ennuyeux ? Sortez de vous-même, existez pour quelque chose ! Si vous voyez quelqu'un agir de la sorte, et qui a souci de lui-même, et ne sait pas répondre par lui-même, ne sait pas se défendre, celui-là le possède dans son cœur; chez lui habite cet Hôte; ce sont des signes de la présence du Saint-Esprit : N'attristez pas le Saint-Esprit [89]. Surveille ta manière de vivre, afin de ne pas attrister le Saint-Esprit qui demeure en nous. Sois soucieux comme celui qui a pour hôte un grand seigneur, et n'ose pas aller aux fêtes ni aux jeux. Il se souvient immédiatement de son hôte et dit : " Qui le servira ?
Qui lui préparera le repas? Qui veillera sur lui? Je veux rentrer chez moi, de peur qu'il ait besoin de moi, que je lui manque, que je lui fasse défaut ". Si tu n'as pas ce souci, cette crainte et ce respect du Saint-Esprit qui est ton hôte, avec quelle liberté tu agis ! Tu cours, joues, te moques, manges, et bois sans crainte de le perdre et sans aucun souci de l'attendre et de le recevoir. Oh ! quelle douleur ! Si tu attends, si tu veux, si tu désires qu'il vienne, quel souci en prends-tu ?
Il n'y a personne, si pauvre soit-il, qui, prévenu que le roi doit venir chez lui, ne cherche sous forme de prêt ou de toute autre façon quelque chose à suspendre et des parures pour orner sa maison. " Oh ! on me dit que le roi doit venir chez moi ! Que ferai-je ? Prêtez-moi quelque chose à suspendre en ornement; prêtez-moi quelques draperies avec lesquelles j'embellisse et orne ma maison. Bien que je sois pauvre, ce n'est pas une raison pour que le roi venant dans ma maison, la trouve sans parure, sale et mal arrangée. "
Lorsqu'on t'incitera à quelque péché, à quelque tentation mauvaise, réponds aussitôt: "J'attends la pureté, pourquoi me souillerai-je ? J'attends mon Seigneur, comment quitterai-je ma maison ?" Mon esprit ne demeurera pas toujours dans l'homme, car l'homme n'est que chair [90]. Saint Paul dit aussi : Ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint-Esprit ? [91] N'ignorez-vous pas que vos yeux, vos mains et votre bouche, sont le temple du Saint-Esprit; ne souillez pas la maison du grand seigneur. Tu recherches les joies de la chair, aussitôt le Saint-Esprit s'en va. Le Saint-Esprit ne peut se supporter d'aucune manière dans un esprit souillé; ils ne peuvent vivre ensemble. Il n'est point de moyen terme, il faut choisir l'un ou l'autre. Si tu choisis le Saint-Esprit, tu dois rejeter tout péché et souillure; et si tu veux conserver quelque péché, le Saint-Esprit s'en ira.
Considère donc, à présent, ce qui vaut plus, avoir dans ton cœur le Saint-Esprit Consolateur avec la pureté ou perdre un si grand bien pour un plaisir charnel que les bêtes des champs connaissent. Ce n'est pas beaucoup, ce n'est pas beaucoup certainement, de risquer et de perdre ce qui est faux pour choisir ce qui est vrai; de perdre l'incertain pour le certain. Pour une affaire si claire, pour une affaire qui te convient tant, il n'est pas nécessaire de prendre conseil.
Qui le veut ? Considérez qu'il se donne gratuitement, qu'il ne vous demandera pas beaucoup de choses. Pour révérer le Saint-Esprit, qui est venu aujourd'hui remplir le cœur des apôtres, dorénavant ayez de la vénération et du respect pour cet Hôte, servez-le avec beaucoup de soin; même si vous avez de la peine, travaillez à le contenter; même si vous, vous dormez sur le sol, donnez-lui votre lit; et même si vous en souffrez, contentez-le. Je vous demande par révérence et amour pour lui, d'avoir pour lui du respect. Ne vous donnez pas à l'esprit du mal; n'échangez ce Consolateur avec personne. Ne pensez pas pouvoir vivre sans le Saint-Esprit ou sans l'esprit du mal, car c'est l'un ou l'autre.
Nous faisons le signe de la croix lorsque nous entendons parler du démon ou lorsque nous l'entendons nommer et ne nous signerons-nous pas si nous l'avons dans le cœur, comme nous l'avons quand, par quelque péché mortel, nous sommes ennemis de Dieu et fâchés avec lui ?
Appelle-le au nom de Jésus-Christ.
Si nous avions un peu d'attention et considérions les apôtres qui l'attendaient avec foi ! Les bienheureux attendaient le Consolateur. Sois ainsi dans les œuvres de miséricorde en faisant du bien à tous ceux que tu pourras.
Les apôtres étaient enfermés en compagnie de la Très Sainte Vierge Marie; appelle-le ; force-le comme la veuve dont je vous ai parlé, qui insista et contraignit Élisée.
Je pensais que s'il est venu chez ceux qui ont crucifié le Christ, il viendra, à présent, aussi, chez ceux qui l'appelleront avec dévotion.
Sa douceur et son amour étonnent véritablement, lui qui est entré en eux par la prédication et la prière des apôtres. Saint Pierre prêche ceci: "Mes frères, vous avez péché, connaissez vos péchés et repentez-vous en, car le Seigneur vous pardonnera aussitôt, et vous enverra un don. Préparez vos cœurs pour le recevoir." Dieu ouvre leur cœur, leurs entrailles et ils connaissent leur mal; et alors retentit cette voix-là, qui est connaître son péché et le pleurer, et qui résonne plus que l'orgue et répand une odeur plus forte que la civette; ils appellent du fond du cœur Notre-Seigneur Jésus-Christ; et, dès qu'ils le font, le Saint-Esprit descend en eux. Voulez-vous que le Saint-Esprit vienne à vous ? Appelez-le au nom de Jésus-Christ. Le Saint-Esprit aime tant Jésus-Christ, que, si vous l'appelez en son nom pour qu'il vienne à vous, il viendra aussitôt.
— Il est pur; comment viendra-t-il à moi qui ne le suis pas ?
— Voici la raison. Pourquoi le Saint-Esprit a-t-il tant aimé Jésus-Christ? Parce que Jésus-Christ s'est mis sur la croix de très bon gré en obéissant au Père éternel et au Saint-Esprit; c'est pourquoi il viendra à vous en son nom, et n'aura pas de dégoût de votre misère; il ne manquera pas de venir; il ne se bouchera pas le nez à cause de toi. — Qui à la vase a uni l'or, la pureté à l'impureté, la richesse à l'extrême pauvreté, la grandeur à la bassesse, un si grand bien à tant de faiblesse et de petitesse ?
— Il est donc vrai que l'homme n'est pas un lieu fait pour le Saint-Esprit, ni la croix n'était un lieu fait pour mettre notre Rédempteur Jésus-Christ; mais c'est à cause de cette union de Dieu avec la croix qu'il y a cette autre union du Saint-Esprit avec l'homme. Le Saint-Esprit inspira Jésus-Christ et l'avertit d'avoir à se mettre dans ce lieu si bas et si infect de la croix, voilà pourquoi le Saint-Esprit vient dans cet autre lieu si indigne et si bas : l'homme. Demandez-le lui instamment, importunez-le, appelez-le au nom de Jésus-Christ Notre-Seigneur, il viendra certainement et se donnera à vous avec tous ses dons, il éclairera votre entendement; il enflammera votre volonté par son amour et il vous donnera ses grâces et sa gloire.
[74] Cf. Jean : 3, 31. Avila suppose que ses auditeurs connaissent le texte cité.
[75] Cf. Actes : 2, 11.
[76] Luc. 1, 35.
[77] Actes : 19, 2.
[78] Tite : 1. 16.
[79] Gn. 1, 2.
[80] Jean : 14, 23.
[81] Le mot espirituación n'existe pas comme tel en espagnol. C'est un de ces néologismes frappants qui sont bien dans le genre de Jean d'Avila. N'ayant pas d'autre mot que spiritualisation pour le traduire en français, il convient de donner à celui-ci le sens fort qu'entendait lui donner Avila, c'est-à-dire : union intime du Saint-Esprit et de l'homme, conçue par analogie — sans plus — avec l'union de la divinité et de l'humanité dans l'Incarnation.
[82] « L'Esprit de vérité... ne tirera pas de son propre fonds ce qu'il vous dira, mais il vous répétera ce qu'il a entendu ». (Jean : 15, 13).
[83] Nous laissons ici les mots latins intercalés par Avila dans son texte. Le lecteur comprendra mieux, une fois de plus, sa méthode et ses procédés.
[84] Mt. 5. 5.
[85] Hymne " Veni Creator ". Même procédé qu'au sermon 28.
[86] Cf. Is. 55, 1.
[87] Cf. Eph. 1, 13.
[88] Cf. Is. 55, 3.
[89] Eph. 4, 30.
[90] Cf. Gn. 6, 3.
[91] 1 Cor. 6, 19.
A suivre...
M1234- Hiérophante contre le nouvel ordre mondial
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Re: Saints et Bienheureux!! (Ordre Alphabétique)
SERMONS SUR LE SAINT-ESPRIT
DIEU SAUVE LE MONDE PAR LE SAINT-ESPRIT.
Lundi de Pentecôte
Car Dieu n'a pas envoyé son Fils dans le monde pour condamner le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui. (Jean : 3, 17)
Exorde :
C'est un grand stimulant pour celui qui veut entreprendre quelque ouvrage d'en comprendre le but et d'avoir confiance d'y parvenir. Quand nous désespérons d'atteindre quelque chose, nous n'en cherchons pas les moyens et nous ne les mettons pas en œuvre, etc.
Je me demande parfois pourquoi si peu d'hommes cherchent le Saint-Esprit et comment ils peuvent vivre si peu soucieux de savoir si moi je le possède. Ils mangent, ils rient, ils font des affaires, et les charmes d'une jolie femme les mènent à la perdition alors que la beauté du Saint-Esprit a si peu d'amis qui perdent le sommeil pour elle...
Combien d'heures de sommeil vous a enlevées cette angoisse du Saint-Esprit ? Il est étonnant de voir le petit nombre de ceux qui aiment et désirent ce Seigneur. Lui qui paie de retour mieux que le monde. Il y a des hommes qui pour un real perdent l'honneur, le sommeil, et qui feront un faux serment, etc.; et des richesses du Saint-Esprit rien ne vous importe. Pour quelle raison ne les poursuivons-nous pas ?
Dieu a dit par la bouche de Moïse : " Ne dis pas : Cette loi est loin de nous, qui l'accomplira ? Qui montera au ciel pour aller la chercher ou qui descendra en enfer pour l'en retirer ? " Tu vois comment il te l'a envoyé dire verbalement : elle est tout près de toi, en ta présence. Saint Paul l'explique. Ne dis pas : Qui montera au ciel pour chercher Jésus-Christ ? Qui descendra en enfer? " Ce qui signifie faire remonter le Christ d'entre les morts ". " Près de toi est la parole, dans ta bouche et dans ton cœur. C'est la parole de la foi que nous prêchons " [92]. Il ajoute encore : Ne sois pas soucieux en disant : Qui montera au ciel pour nous en apporter le salut, c'est-à-dire, Jésus-Christ ? Qui descendra en enfer pour l'en retirer ? Qui pourra être près de lui pour jouir de lui et recevoir son salut ? Ne dis pas cela — ajoute saint Paul — parce que dans ta bouche, dans ton cœur, tout près, contre toi c'est là qu'il se trouve. Si tu as la foi, tu seras sauvé.
Revenons à notre sujet. Y aura-t-il quelqu'un ici désireux de voir le Saint-Esprit ? Quelqu'un n'a-t-il pas dit : " Ne jouirais-je pas, moi, de lui, car les apôtres étaient si désireux de voir le Saint-Esprit à cause de ce qu'il leur avait dit de lui, qu'ils en mouraient de désir ? " Ne dites pas : " Ne verrais-je pas un si grand bien ? Peut-être suis-je en train de soupirer pour ce que je ne peux atteindre ! J'ai placé mon amour dans une chose si haute, qui est plus propice au désespoir qu'à la réussite. Lui véridique, moi menteur; lui pur, moi souillé; lui grand, moi si petit; comment m'aimerait-il ? " Ne vous tourmentez pas, ne vous désespérez pas, attachez-y vos soins, votre désir, car le reste lui s'en préoccupera, etc.
Daniel vit un fleuve de feu qui descendait. Comment cela se fait-il ? Sa nature n'est-elle pas de monter ? Que dit l'Apôtre ? Qu'il convenait que le Christ, après avoir souffert pour nous, montât aux cieux et s'assit à la droite du Père, afin de se tenir désormais pour nous présent devant la face de Dieu ? [93], etc. Qu'est-ce que cela, Seigneur ? Il vous restait à faire ceci pour nous : vous mettre devant les yeux du Père et lui présenter vos plaies et vos souffrances, et lui dire : " Père Éternel, si vous m'aimez bien, aimez bien ceux-ci que j'ai enfantés et pour lesquels j'ai souffert ". Car c'est de cette face et de ce visage de Jésus-Christ, de ses mérites (car il est le visage de Dieu; et l'on dit visage, parce qu'il nous en donne la représentation et nous met devant les yeux la divinité de Dieu, comme visage, comme image de Dieu : Ce fils qui est le rayonnement de sa gloire, l'empreinte de sa substance " [94], c'est de la face et des mérites de Jésus-Christ qu'il vient. Qu'est-ce que venir, sinon couler vers le bas ? N'est-il pas venu du ciel à la terre ? N'est-ce pas cela descendre ? Il coule, il descend vers la bassesse des hommes le fleuve de feu qu'est le Saint-Esprit.
Aujourd'hui il entre dans ces cœurs et il les allume et les enflamme. Ne crains pas, car si le Christ a accumulé les mérites, il l'a fait pour cela, et à cause de ses mérites il te le donnera. Et de même que, quand il vint et se fit homme et s'enferma dans les entrailles d'une femme, la Très Sainte Vierge, elle le pria, et ainsi prié il vint; à ses supplications, il vint et entra dans son sein et le sanctifia et le purifia, ainsi fera-t-il avec nous, etc.
Entretien du Seigneur avec Nicodème.
Dieu donne à vos seigneuries de très bonnes fêtes et la grâce du Saint-Esprit abondamment. Il nous appartient aujourd'hui de prêcher quelques paroles que le Saint-Esprit a dites par la bouche de l'évangéliste saint Jean. On les a chantées à l'évangile de la messe, etc. Ce sont des paroles douces, et plus encore parce qu'elles sont dans la bouche du Christ. Il veut dire : Dieu n'a pas envoyé son Fils dans le monde pour le juger et le condamner mais pour que le monde soit sauvé par lui. Il doit en avoir bien envie, puisqu'il envoie un tel gage; il a envie de ce joyau, puisqu'il donne un tel prix pour lui. Je vous en conjure, vous qui savez le latin lisez ce chapitre. Il me semble que ce sont les paroles les plus douces qu'il y ait dans l'évangile.
Voyez comment le Seigneur s'entretient avec Nicodème. C'était un homme bon et savant, etc. Parmi tout ce que vous pouvez y lire, il lui dit : Vois, si l'homme ne naît de nouveau, il ne peut être sauvé. Il lui répondit : Comment un homme déjà vieux peut-il naître de nouveau? Peut-il par hasard rentrer dans le sein de sa mère?, etc. — Toi, maître et docteur en Israël, tu ignores ces choses? Tu es très savant peut-être, pour te sauver tu es ignorant. Ne sais-tu pas ce que signifie naître de nouveau ? C'est qu'on ne peut voir le royaume de Dieu. Voir et entrer vont de pair, etc. Saint Augustin dit : Celui qui n'est pas né ne peut voir les choses d'ici-bas, les choses du monde; et tu ne peux voir les choses de Dieu si tu ne viens à renaître, etc. Et tu ne sais pas cela? Ne l'as-tu pas lu dans la Loi, dans les Nombres, que les enfants d'Israël ayant murmuré contre Moïse, Dieu envoya des serpents qui les tuaient, et comment celui même contre qui ils murmuraient intercéda auprès de Dieu pour eux, pour qu'il leur enlevât cette plaie, et Dieu lui ordonna d'ériger un serpent, etc. ? Voici la réalité de cette figure et le corps de cette ombre. Il convient que je sois élevé sur la croix, pour que tous ceux qui me regarderont et avec foi lèveront les yeux sur moi, aient la vie. Et si tu t'étonnes de savoir pourquoi j'apporte tant de soin au salut, ce n'est pas à cause de leurs mérites. Sais-tu d'où cela provient? Dieu a tellement aimé le monde, [95] etc.
Que ressentent vos oreilles quand vous entendez dire : Dieu a tellement aimé le monde qu'il a donné son Fils unique, et en sachant que ce qu'il avait à faire pour le monde allait lui coûter la vie ? Que je sois moi aimé de Dieu ! Que mon âme soit si agréable à Dieu, qu'elle lui soit si précieuse que, pour qu'elle ne se perde pas, il envoie son Fils unique afin de mourir pour elle !
Seigneur, qui donc s'honore de sa race, qui s'honore de ses biens, de sa condition, de sa beauté, etc. ? Ayez honte des honneurs et estimez-vous parce que vous êtes si aimés, si chéris de Dieu, qu'un Fils, etc. Il ne suffit pas de l'entendre, etc. On vous l'aurait envoyé pour qu'il nous perdît ? Pouviez-vous avoir un plus grand bonheur, pouvez-vous avoir une plus grande raison de suivre celui qui vous aime tant ? etc. La plupart de ceux qui ne servent pas Dieu c'est parce qu'ils ne savent pas combien Dieu les aime, ils ignorent les bienfaits de celui qui a donné son Fils pour toi, etc. Qu'il pleure, lui, pour que toi tu sois heureux et en paix! etc. [96] Ne te réjouis-tu pas beaucoup d'entendre ces paroles, que Dieu t'a aimé tellement ? Et c'était lui qui les disait, etc. // ne l'a pas envoyé pour condamner le monde, il ne l'a pas envoyé pour le juger; car s'il était venu pour cela, qui aurait échappé ? Qui n'aurait été condamné ? Il est venu seulement pour que le monde soit sauvé.
L'homme créé dans l'honneur, ne le comprit pas.
— Il semble, d'après cela, que le monde était perdu avant qu'il ne vînt. — Oui, et avant qu'il ne vienne à l'âme elle est perdue. — Comment le monde s'est-il perdu ? — Sachons-le, parce que peut-être par là verrons-nous comment il doit être sauvé. Alors que l'homme possédait l'honneur, il ne le comprit pas, il fut comparé aux bêtes, il leur devint semblable [97]. Dieu créa le monde, il l'orna d'arbres, d'herbes, d'animaux. Il créa l'homme et la femme. Il les fit seigneurs de tout, il leur donna le commandement et l'honneur. Le plus grand honneur qu'il leur donna fut de les créer à son image et à sa ressemblance et il les mit sous son obédience.
Étant ainsi honoré, il n'en comprit pas la valeur, il ne sut pas se maintenir tel, car il faut davantage de vertu pour ne pas tomber quand on possède l'honneur et la prospérité qu'il n'en faut dans les épreuves; il faut plus de lumière pour ne pas tomber quand on possède l'honneur que pour ne pas succomber sous les épreuves. Il ne connut pas ce qu'il avait, il voulut monter plus haut, et parce qu'il voulut ce qui était au-dessus de cet honneur, il perdit ce qui lui était destiné, et perdit cet honneur lui-même; non seulement il perdit Dieu en l'abandonnant, mais il perdit ce que... [98] Celui qui est en état de péché est moins qu'un homme. Le voici perdu, changé en bête, dès qu'il rejette la grâce et l'obéissance à Dieu. Dès que tu pèches, aussitôt tu suis ce que veut ton appétit et ce que ta chair te demande, etc. N'est-ce pas un homme celui qui vit selon la raison, etc., celui qui se gouverne par la lumière naturelle ? Qu'est-ce qu'un chevalier vêtu de brocart et de soie si à l'intérieur il n'est qu'une bête ? etc. De quoi a l'air celui qui semble gouverner les autres quand lui-même est guidé et gouverné par une bête ? Il n'y a pas de plus grand déshonneur que d'être en état de péché. C'est pour un homme être transformé en bête, etc. Il ne comprit pas, etc. et il ne savait pas quel poids c'était d'être une bête, ni ce qu'étaient les souffrances, ni les fatigues, etc. A cause des péchés ces espèces entrèrent dans le monde. De là vinrent la convoitise, l'orgueil, les majorais [99], etc.
Vous souvenez-vous d'un fou qui avait édifié une grande ville pour se fortifier dans son royaume contre Dieu, pour qu'il ne pût l'en rejeter ? Nabuchodonosor : Qui pourra — dit-il — m'enlever mon commandement et mon pouvoir ? Il attend donc, II entend une voix du ciel : On va te jeter hors de ton royaume et de ta maison, et pendant sept années tu iras vivre comme une bête parmi les bêtes, passant comme elles, et sept années passeront sur toi, jusqu'à ce que tu confesses que le pouvoir et la force sont dans le ciel et non dans les villes, non dans les briques, ni dans les pierres, etc. Qu'un cœur de bête lui soit donné [100], il lui semblait à lui qu'il était une bête. Il sort de son palais et s'en va dans la campagne avec les bêtes, et il y passe sept années. Que signifie cela ? Que sept époques passeront sur toi, jusqu'à ce que tu reconnaisses que la force et le pouvoir appartiennent au ciel, et non aux villes, aux briques, etc. Puisque tu as enlevé à Dieu l'honneur, que l'on t'enlève non seulement le royaume, mais que l'on t'enlève le cœur; qu'on te fasse homme et qu'il semble que tu ne l'es pas, etc. C'est ainsi que, puisque tu abandonnes Dieu, que non seulement on t'enlève la grâce et les vertus, etc., mais qu'il te semble être une bête, etc. Allons.
Quoi ? Ceci ne se passe-t-il pas tous les jours parmi nous ? Parce que vous vous êtes trouvé un certain temps dévot et porté à la prière et à la contemplation, et que toutes les tentations ne vous effleuraient pas, vous vous êtes enorgueilli, vous avez eu confiance en vos forces. Qu'on vous enlève le royaume, que vous ne sachiez pas ce que c'est que la dévotion ni la prière, ni ce qu'est Dieu, mais que vous deveniez semblable à une bête, pour reconnaître que ce qu'il vous donnait était une grande grâce et qu'il ne vous le devait pas; que maintenant paroles de Dieu et bonnes actions n'aient plus un goût agréable pour vous. Connaissez-vous, etc. Le lion connaît celui qui lui donne à manger. Et n'importe quel animal aussi. Et vous, vous ne le connaissez pas ? Que l'on vous donne un cœur de bête ; que vous perdiez la miséricorde, etc. C'est ce que Job pleurait au nom du pécheur, en disant : Ce que mon âme autrefois haïssait, maintenant elle le mange. Tel est le péché d'Adam et Ève et tous leurs descendants naissent avec le péché.
Dieu dit : " Laissez ces fous, car moi je ferai passer sept années sur eux; je leur ferai comprendre leur peu de valeur sans moi ", etc. Saint Augustin dit : " Pour que les hommes éprouvent bien leurs forces et connaissent leur faiblesse, etc., et appellent le secours de Dieu, etc., il fait chercher le remède ". Vient la loi naturelle; ils font le contraire. Ils la comprenaient; mais ils ne l'accomplissaient pas. Connaissant ce qui était le bien, ils ne le suivaient pas; ce qui était le mal, ils ne s'en écartaient pas. Ils avaient là une loi dans leur âme, non pour la garder, mais pour connaître leur infirmité, etc. Ils disaient : " S'il y avait une loi et quelqu'un qui ordonne, il n'y aurait personne qui ne l'accomplirait ". Dieu leur donna sept cent soixante-dix commandements, pour qu'ils ne se plaignissent pas qu'il ne les commandait pas, et eux non seulement ne furent pas bons, mais furent pires qu'avant sous la loi. La loi est intervenue pour faire abonder la faute [101]. Non parce qu'elle était mauvaise, mais à cause de la méchanceté et de la faiblesse humaines, etc. Soyez dès lors libérés de cette opinion, tenez-vous pour faibles et méchants, etc.
Oh ! combien de fois disons-nous : " Je suis absorbé maintenant par une affaire, il n'est pas question que j'aille me confesser ni m'occuper de ma conscience; demain, cette affaire terminée, je le ferai ." Et après, non seulement vous ne vous débarrassez pas de ces mauvaises actions que vous avez entre les mains, mais vous en ajoutez tout autant, etc. [102]
Cette folie et cette présomption, cette confiance en nos forces nous perd. Finalement l'homme s'est perdu par désir d'honneur, et il est tombé plus bas que la bête. Et dans le septième âge, depuis que les hommes étaient traités comme des bêtes à cause des péchés, Dieu envoie le Sauveur de ceux qui sont perdus, non pour qu'il les juge et les châtie — car Dieu ri a pas envoyé son Fils, etc. — mais pour que le monde soit sauvé par lui, pour qu'il lui porte remède.
Aujourd'hui Dieu sauve le monde par le Saint-Esprit.
Nous voici maintenant le jour de la fête. Comment le sauvera-t-il ? L'homme était au-dessous de la condition de bête et encore plus bas que la bête. Comment peut-on y remédier ? Qu'on lui enlève le cœur de bête et qu'on lui donne un cœur. De qui ? D'homme non, mais de Dieu. Par le péché il a perdu son cœur d'homme. Qu'on lui enlève maintenant le cœur de bête, et qu'on lui donne celui d'un homme. Ôte de notre chair le cœur de pierre [103] C'est aujourd'hui ce jour de la création nouvelle de l'homme, de sa rénovation, quand on enlève au monde un cœur de bête et qu'on lui donne celui de Dieu, etc. Autrefois on ne baptisait qu'à Pâques et à la Pentecôte, pour donner à entendre que le baptême est une nouvelle résurrection de l'âme, et aujourd'hui aussi, parce que c'est aujourd'hui le jour où les hommes reçoivent des cœurs nouveaux de Dieu, etc. Ceux qui sont déjà enfants des hommes, aujourd'hui sont des enfants adoptifs de Dieu. C'est aujourd'hui ce jour.
Écoutez-moi attentivement. Comment Jésus-Christ les a-t-il sauvés ? Voyez-vous ce combat qu'il soutint durant toute sa vie, luttant avec le Père, le priant pour nous, s'offrant pour nous, etc. ? Il lutta avec nous pour que nous le connaissions et que nous croyions en lui et lui obéissions, etc., et il se battit et négocia mieux avec le Père notre pardon qu'avec nous notre foi, etc. Pendant tout ce temps il réunit douze apôtres, choisis parmi tous les hommes qu'il y avait dans le monde.
Eh bien ! comment le sauva-t-il ? Comment obtint-il son rachat ? Aujourd'hui c'est le jour du Seigneur, qui vient aux hommes. Semblable à l'autre jour est celui-ci. Autrefois Dieu est venu par union, maintenant Dieu vient par union non hypostatique, mais d'opération et de régénération. Bienheureux jour ! Qui ne s'émerveille ? Aujourd'hui la lumière descend parmi les hommes, aujourd'hui descend la personne même de Dieu, le Saint-Esprit, et il entre dans le cœur des hommes.
Quel beau jour et quel mariage harmonieux ! Aujourd'hui Dieu sauve le monde par le Saint-Esprit. Eh bien! pourquoi dit-on Jésus-Christ Sauveur ? C'est ainsi, parce qu'il l'est, parce que par ses prières le Saint-Esprit est venu aux hommes, etc., guérir les cœurs abominables des hommes, si mal enclins, etc. Dieu se plaint par la bouche de Jérémie : Israël est-il un esclave, est-il né d'un esclave dans la maison? Pourquoi donc est-il traité comme un butin? Pourquoi les lions rugissent-ils contre lui ? [104] Par hasard es-tu esclave? Pourquoi t'es-tu laissé prendre par le péché ? Pourquoi es-tu devenu la proie et la victime des péchés ? Pourquoi a-t-il été fait captif du démon ? Pourquoi es-tu esclave, chrétien ? Pourquoi consens-tu à ce que les lions rugissent contre lui, à ce qu'ils se réjouissent sur lui, comme des vautours sur les cadavres ? Pourquoi consens-tu à ce qu'on l'amène au moulin pour l'écraser ? Dis : Pourquoi suis-je pécheur, esclave du démon ? Lève les yeux vers le ciel, comme Nabuchodonosor, au bout des sept années, et dis : Seigneur, à toi est le royaume et tu le donneras à qui tu voudras. C'est ainsi, ainsi que je vous assagirai.
En toi est la force; dans ta main est le salut, et si j'ai été fou et mauvais, et si le cœur se brise, s'il sent sa faiblesse, sa dureté, et se rompt et que vous lui faites de nombreuses incisions, le salut est proche. Vous n'êtes pas éloignés de quitter votre cœur de bête, dit Dieu. Que le Saint-Esprit vienne et vous enlève ce cœur cruel, dur, etc., et qu'on vous en donne un autre qui soit bon [105]. De même qu'il guérit ce qui est à l'intérieur, il guérit ce qui est à l'extérieur, et aussitôt à l'intérieur il guérit l'extérieur.
Lorsque les prêtres entrent dans l'eau avec l'arche [106], elle cesse de couler. Lorsque entrent dans l'âme les bonnes pensées, qui sont représentées par les prêtres, parce qu'ils nous portent Dieu, lorsqu'ils entrent dans l'âme, lorsque y entre la grâce, l'arche, aussitôt s'arrêtent les vices et les mauvaises coutumes, aussitôt les hommes sont changés, etc. L'Esprit-Saint commence à agir. On dit : " Cela suffit; c'est assez car j'ai offensé Dieu jusqu'à présent ". Suffit-il pour ne pas être mauvais de ne pas pécher? Cela les philosophes l'ont senti. Socrate, Platon, Pythagore. Vous savez qui ? Si vous voyez un homme vertueux, qui vit selon la raison, s'il n'y a que cela, il n'entrera pas dans le royaume des cieux, parce que nous n'y entrerons pas à cause de notre naissance, mais parce que nous sommes nés de nouveau; ce ne sont pas des hommes qui entreront, mais des enfants de Dieu : foi, grâce, espérance, obéissance. Si tu te gouvernes seulement par la raison, tu n'entreras pas là-haut, non, homme, car du ciel doit venir ton salut, etc. Tu ne nais pas de nouveau, même si on te donne de la force pour bien agir, ce chemin n'est pas encore bon pour le salut; il n'est pas tout à fait bon tant qu'il n'y a pas toutes les habitudes [107] des vertus.
Tu dois avoir un amour infus, qui t'inspire. La foi et la charité sont communiquées à l'âme, et cela ne suffit pas. Bien que tu sois sain, etc., sans la main de Dieu il n'y a pas de véritable salut. Que Dieu vous communique ces vertus que les théologiens appellent habitudes. Il y en a de certains, etc. Il en est de même lorsqu'on habille une belle mariée, bien qu'elle soit belle, on lui met de nombreux bracelets et bijoux. Et ainsi saint Jérôme dit que ces richesses de la Loi antique figuraient les grandeurs qui allaient être données dans la Loi de grâce. Et ainsi Dieu donne des dons, des dons grâce auxquels vous agissez mieux, etc. L'Esprit-Saint ne se contente pas de ce que tu sois beau de l'extérieur, mais il veut que tu sois beau intérieurement; non seulement dans ton œuvre, mais dans ce qui te fait agir. Et si tu voyais la beauté que le Saint-Esprit met dans l'âme où il demeure, tu la poursuivrais de toutes tes forces; toutes les richesses d'ici-bas te seraient indifférentes. Celui qui a créé le soleil, étant dans l'âme, comment sera-t-elle ? Ainsi doit être l'épouse du Saint-Esprit; ainsi dit l'Époux dans les Cantiques : Oui, tu es belle, mon amie; oui tu es belle!... [108]
Soyez attentifs. Oh ! si je pouvais être assez puissant pour mettre dans vos entrailles un amour qui vous fit aimer éperdument le Saint-Esprit ! Puisque vous dites, quand ces dons sont dans l'âme, que là est le Saint-Esprit, comment saint Jean peut-il dire que l'Esprit- Saint n'était pas encore donné, parce que Jésus-Christ n'était pas glorifié?
— Voici : avez-vous vu quand un maître forme un élève qui en sait autant que lui? Il lui dit: "Va et agis selon ta science; te voilà un bon médecin; observe et guéris". Il quitte son maître et il agit par lui-même. C'est là ce que j'ai dit jusqu'à maintenant. Le Saint-Esprit met en toi foi et charité, etc., et mille vertus, et il te laisse agir, comme lorsqu'un médecin guérit, et que le malade une fois guéri il lui dit : " Allez, mangez de tout, parce que maintenant vous êtes guéri; gouvernez-vous comme quelqu'un de bien portant ". " Puisque vous êtes savant, vivez comme un savant" II en est de même lorsque le Seigneur vient dans l'âme et te donne des dispositions pour bien agir, éclaire ton entendement, guérit ta volonté, l'enflamme de l'amour de Dieu et te donne la force de l'aimer.
— Eh bien, pourquoi faut-il plus ? — C'est là justement la question. Saint Thomas a dit ceci mieux que tous, et il l'a tiré de saint Augustin, ou pour mieux dire, de Jésus-Christ. Il dit que toutes les vertus et les grâces qui te sont données ne suffisent pas pour te sauver et te faire agir, il faut encore que la main du Seigneur soit sur toi; non que tu ne puisses, toi, aimer Dieu et croire avec ces dons, mais pour que tu en uses bien, il faut que la main de Dieu soit toujours sur toi car sans elle tu ne peux bien en user. Celui qui est de Dieu ne pèche point... [109] Si on te demandait : Pourquoi quelqu'un qui est en état de grâce pèche-t-il, puisqu'il a cette force et ce secours ? — Parce que nous avons le libre-arbitre, pour autant de dons que nous ayons reçus, tu peux cesser d'agir selon ces vertus et pécher parce que tu n'agis pas conformément à elles; et pour cette raison, pour te servir toujours d'elles, la main du Saint-Esprit vient sur l'âme, non sur le don, cela n'est pas nécessaire, mais sur le libre-arbitre pour que tu ne t'éloignes pas de la grâce, etc., bien que tu puisses t'en éloigner, mais pour que tu sois toujours ferme. Eh bien! tel est le rôle du Saint-Esprit, que, bien que vous puissiez pécher parce que vous êtes libres, vous ne péchiez pas; pour cela il faut le Saint-Esprit, et sans Lui personne, quels que soient ses dons, ne peut se sauver. C'est ce que dit David : Apprends-moi à faire ton bon plaisir [110]. Aussi bien pourvu que soit un navire de voiles et de tous instruments, s'il n'a pas de pilote qui le gouverne, il se perdra; ainsi si tu n'as pas ce Saint-Esprit, même si tu as beaucoup de dons, tu te perdras, etc. Soyez béni Seigneur, qui ne vous êtes pas contenté de nous donner votre Fils pour qu'il mourût, etc., mais votre Saint-Esprit pour qu'il fût notre guide!
— Où est la différence ? — Les saints de l'Ancien Testament, n'avaient-ils pas le Saint-Esprit ? — Si. La différence la voici : En ces temps-là il se donnait peu et ainsi agissait peu; maintenant, depuis que le Saint-Esprit est venu, il est à chaque pas et presque dans toutes les œuvres des saints apôtres.
Voici la fête d'aujourd'hui. Considérez, c'est une chose d'agir comme un homme bon, même favorisé de Dieu; c'en est une autre que le Saint-Esprit soit l'auteur et le promoteur, et que l'homme ne soit presque rien de plus qu'un instrument. C'est beaucoup que vous fassiez une bonne œuvre et que, avec la vertu et les habitudes, vous vous efforciez et pensiez à ce que vous avez choisi, etc.; c'en est une autre que vous fassiez une grande œuvre, que vous n'avez ni pensée ni choisie, pour laquelle vous n'aviez ni force ni vertu, pour laquelle ni la foi ordinaire ni la charité ne suffisaient, mais comme l'enfant, dont vous estimez que ce qu'il dit n'est pas de lui. C'est comme si un grand peintre tenait la main de quelqu'un qui ne sait pas peindre et faisait avec celle-ci un très beau tableau; celui qui le fait nous disons que c'est le peintre, mais l'instrument c'est la main de l'autre. Il en est de même ici-bas. Dans les œuvres excellentes que l'homme fait avec l'aide des vertus et de Dieu, l'homme agit aidé de Dieu, Dieu agit en le guidant, l'homme est l'instrument du Saint-Esprit; mais si vous lui dites : " Qui t'a dit cela ? Quand l'as-tu pensé ? Pourquoi l'as-tu fait ?", il n'en saura pas la cause, mais saura qu'il l'a trouvé fait. C'est comme le vent dont vous ne savez d'où il est venu ni où il va; et le Saint-Esprit vous meut. L'œuvre est tellement au-dessus de votre propre force que vous vous étonnez de la voir faite.
Je vais l'expliquer. Combien de fois vous acharnez-vous pour avoir de la dévotion, et vous l'avez très faible; parce que celle-ci est conforme à la sainteté qui est en vous, et ne vous est-il pas arrivé d'autres fois, sans y penser, etc., d'avoir un feu si grand, qui vous embrase les entrailles, que vous dites : " Je n'ai jamais pensé de la sorte " ? Ceci ne vient pas de vous ni de la grâce ni des vertus. Qu'est-ce donc ? C'est l'œuvre du Saint-Esprit. Comme Dieu, il vous a poussé à faire une chose pour laquelle votre force ne suffisait pas. Quand tu verras en toi quelque chose de pareil, dis : " Je ne l'ai pas imaginé moi-même "; c'est le Saint-Esprit qui demeure en vous. Quand tu as une grande contrition, il fait appeler Père! Père! Il fait en sorte que tu ne te négliges pas, mais que tu sois toujours au côté de Dieu. Ce Seigneur est celui qui se donne à nous pour cela et pour d'autres choses, etc.
* * * * *
NOTES
[92] Cf. Rom. 10, 6-10.
[93] Cf. Hébreux : 9. 24.
[94] Cf. Hébreux : 1, 3.
[95] Jean :. 3, 16.
[96] " Je vous dis pourtant la vérité : votre bien exige que je m'en aille " (Jean : 16, 7).
[97] Ps. 48, 21.
[98] N'oublions pas que beaucoup de ces sermons sont faits de notes souvent incomplètes, sur lesquelles le prédicateur improvisait.
[99] Le majorât (mayorazgo) est une institution de droit civil et qui avait pour objet de perpétuer dans la famille la propriété de certains biens sous certaines conditions. Le majorât était constitué sur la tête de l'un des membres de la famille, ordinairement l'aîné.
[100] Cf. Dan. 4, 13.
[101] Cf. Rom. 5, 20.
[102] Nous sommes ici en face d'une de ces notes jetées par Avila sur le papier avant de parler.
[103] Cf. Ep. 11, 10; 36, 26.
[104] Jérémie : 2, 14-15.
[105] On pense en lisant cette phrase hardie, à une page admirable de Péguy dans sa Note conjointe "On a vu les jeux incroyables de la grâce et les grâces incroyables de la grâce pénétrer une mauvaise âme et même une âme perverse et on a vu sauver ce qui paraissait perdu. Mais on n'a pas vu mouiller ce qui était verni, on n'a pas vu traverser ce qui était imperméable, on n'a pas vu tremper ce qui était habitué. Les cures et les réussites et les sauvetages de la grâce sont merveilleux et on a vu gagner et on a vu sauver ce qui était (comme) perdu ". Charles Péguy " Note conjointe ", page 95, édition de la Nouvelle Revue.
On remarquera que le mot habitué, sous la plume de Péguy, signifie tout autre chose que le mot " habitudes " (habites), que nous trouvons plusieurs fois ici sous celle d'Avila.
[106] Allusion au passage de la Mer Rouge par les Hébreux.
[107] Habitudes, nous rendons le mot espagnol hábitos par celui de habitude, n'oubliant pas pourtant que " le mot habitude ne traduit pas exactement l'expression latine habitus " à laquelle Avila fait ici appel, (cf. art. de A. Michel, dictionnaire de théologie catholique, fascicules CXLVI-CXLVII, art. Vertu), mais alors que habitas pouvait être compris des auditeurs de Jean d'Avila, habitus ne le serait pas d'un auditeur français moyen. Nous prenons donc le mot habitude en le restreignant à la conception que saint Thomas s'en est faite a comme une chose dont on est maître, qui fait qu'on est maître chez soi ".
[108] Cantiques : 4, 1.
[109] Jean : 3, 6; 5, 18.
[110] Cf. Ps. 143, 10.
DIEU SAUVE LE MONDE PAR LE SAINT-ESPRIT.
Lundi de Pentecôte
Car Dieu n'a pas envoyé son Fils dans le monde pour condamner le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui. (Jean : 3, 17)
Exorde :
C'est un grand stimulant pour celui qui veut entreprendre quelque ouvrage d'en comprendre le but et d'avoir confiance d'y parvenir. Quand nous désespérons d'atteindre quelque chose, nous n'en cherchons pas les moyens et nous ne les mettons pas en œuvre, etc.
Je me demande parfois pourquoi si peu d'hommes cherchent le Saint-Esprit et comment ils peuvent vivre si peu soucieux de savoir si moi je le possède. Ils mangent, ils rient, ils font des affaires, et les charmes d'une jolie femme les mènent à la perdition alors que la beauté du Saint-Esprit a si peu d'amis qui perdent le sommeil pour elle...
Combien d'heures de sommeil vous a enlevées cette angoisse du Saint-Esprit ? Il est étonnant de voir le petit nombre de ceux qui aiment et désirent ce Seigneur. Lui qui paie de retour mieux que le monde. Il y a des hommes qui pour un real perdent l'honneur, le sommeil, et qui feront un faux serment, etc.; et des richesses du Saint-Esprit rien ne vous importe. Pour quelle raison ne les poursuivons-nous pas ?
Dieu a dit par la bouche de Moïse : " Ne dis pas : Cette loi est loin de nous, qui l'accomplira ? Qui montera au ciel pour aller la chercher ou qui descendra en enfer pour l'en retirer ? " Tu vois comment il te l'a envoyé dire verbalement : elle est tout près de toi, en ta présence. Saint Paul l'explique. Ne dis pas : Qui montera au ciel pour chercher Jésus-Christ ? Qui descendra en enfer? " Ce qui signifie faire remonter le Christ d'entre les morts ". " Près de toi est la parole, dans ta bouche et dans ton cœur. C'est la parole de la foi que nous prêchons " [92]. Il ajoute encore : Ne sois pas soucieux en disant : Qui montera au ciel pour nous en apporter le salut, c'est-à-dire, Jésus-Christ ? Qui descendra en enfer pour l'en retirer ? Qui pourra être près de lui pour jouir de lui et recevoir son salut ? Ne dis pas cela — ajoute saint Paul — parce que dans ta bouche, dans ton cœur, tout près, contre toi c'est là qu'il se trouve. Si tu as la foi, tu seras sauvé.
Revenons à notre sujet. Y aura-t-il quelqu'un ici désireux de voir le Saint-Esprit ? Quelqu'un n'a-t-il pas dit : " Ne jouirais-je pas, moi, de lui, car les apôtres étaient si désireux de voir le Saint-Esprit à cause de ce qu'il leur avait dit de lui, qu'ils en mouraient de désir ? " Ne dites pas : " Ne verrais-je pas un si grand bien ? Peut-être suis-je en train de soupirer pour ce que je ne peux atteindre ! J'ai placé mon amour dans une chose si haute, qui est plus propice au désespoir qu'à la réussite. Lui véridique, moi menteur; lui pur, moi souillé; lui grand, moi si petit; comment m'aimerait-il ? " Ne vous tourmentez pas, ne vous désespérez pas, attachez-y vos soins, votre désir, car le reste lui s'en préoccupera, etc.
Daniel vit un fleuve de feu qui descendait. Comment cela se fait-il ? Sa nature n'est-elle pas de monter ? Que dit l'Apôtre ? Qu'il convenait que le Christ, après avoir souffert pour nous, montât aux cieux et s'assit à la droite du Père, afin de se tenir désormais pour nous présent devant la face de Dieu ? [93], etc. Qu'est-ce que cela, Seigneur ? Il vous restait à faire ceci pour nous : vous mettre devant les yeux du Père et lui présenter vos plaies et vos souffrances, et lui dire : " Père Éternel, si vous m'aimez bien, aimez bien ceux-ci que j'ai enfantés et pour lesquels j'ai souffert ". Car c'est de cette face et de ce visage de Jésus-Christ, de ses mérites (car il est le visage de Dieu; et l'on dit visage, parce qu'il nous en donne la représentation et nous met devant les yeux la divinité de Dieu, comme visage, comme image de Dieu : Ce fils qui est le rayonnement de sa gloire, l'empreinte de sa substance " [94], c'est de la face et des mérites de Jésus-Christ qu'il vient. Qu'est-ce que venir, sinon couler vers le bas ? N'est-il pas venu du ciel à la terre ? N'est-ce pas cela descendre ? Il coule, il descend vers la bassesse des hommes le fleuve de feu qu'est le Saint-Esprit.
Aujourd'hui il entre dans ces cœurs et il les allume et les enflamme. Ne crains pas, car si le Christ a accumulé les mérites, il l'a fait pour cela, et à cause de ses mérites il te le donnera. Et de même que, quand il vint et se fit homme et s'enferma dans les entrailles d'une femme, la Très Sainte Vierge, elle le pria, et ainsi prié il vint; à ses supplications, il vint et entra dans son sein et le sanctifia et le purifia, ainsi fera-t-il avec nous, etc.
Entretien du Seigneur avec Nicodème.
Dieu donne à vos seigneuries de très bonnes fêtes et la grâce du Saint-Esprit abondamment. Il nous appartient aujourd'hui de prêcher quelques paroles que le Saint-Esprit a dites par la bouche de l'évangéliste saint Jean. On les a chantées à l'évangile de la messe, etc. Ce sont des paroles douces, et plus encore parce qu'elles sont dans la bouche du Christ. Il veut dire : Dieu n'a pas envoyé son Fils dans le monde pour le juger et le condamner mais pour que le monde soit sauvé par lui. Il doit en avoir bien envie, puisqu'il envoie un tel gage; il a envie de ce joyau, puisqu'il donne un tel prix pour lui. Je vous en conjure, vous qui savez le latin lisez ce chapitre. Il me semble que ce sont les paroles les plus douces qu'il y ait dans l'évangile.
Voyez comment le Seigneur s'entretient avec Nicodème. C'était un homme bon et savant, etc. Parmi tout ce que vous pouvez y lire, il lui dit : Vois, si l'homme ne naît de nouveau, il ne peut être sauvé. Il lui répondit : Comment un homme déjà vieux peut-il naître de nouveau? Peut-il par hasard rentrer dans le sein de sa mère?, etc. — Toi, maître et docteur en Israël, tu ignores ces choses? Tu es très savant peut-être, pour te sauver tu es ignorant. Ne sais-tu pas ce que signifie naître de nouveau ? C'est qu'on ne peut voir le royaume de Dieu. Voir et entrer vont de pair, etc. Saint Augustin dit : Celui qui n'est pas né ne peut voir les choses d'ici-bas, les choses du monde; et tu ne peux voir les choses de Dieu si tu ne viens à renaître, etc. Et tu ne sais pas cela? Ne l'as-tu pas lu dans la Loi, dans les Nombres, que les enfants d'Israël ayant murmuré contre Moïse, Dieu envoya des serpents qui les tuaient, et comment celui même contre qui ils murmuraient intercéda auprès de Dieu pour eux, pour qu'il leur enlevât cette plaie, et Dieu lui ordonna d'ériger un serpent, etc. ? Voici la réalité de cette figure et le corps de cette ombre. Il convient que je sois élevé sur la croix, pour que tous ceux qui me regarderont et avec foi lèveront les yeux sur moi, aient la vie. Et si tu t'étonnes de savoir pourquoi j'apporte tant de soin au salut, ce n'est pas à cause de leurs mérites. Sais-tu d'où cela provient? Dieu a tellement aimé le monde, [95] etc.
Que ressentent vos oreilles quand vous entendez dire : Dieu a tellement aimé le monde qu'il a donné son Fils unique, et en sachant que ce qu'il avait à faire pour le monde allait lui coûter la vie ? Que je sois moi aimé de Dieu ! Que mon âme soit si agréable à Dieu, qu'elle lui soit si précieuse que, pour qu'elle ne se perde pas, il envoie son Fils unique afin de mourir pour elle !
Seigneur, qui donc s'honore de sa race, qui s'honore de ses biens, de sa condition, de sa beauté, etc. ? Ayez honte des honneurs et estimez-vous parce que vous êtes si aimés, si chéris de Dieu, qu'un Fils, etc. Il ne suffit pas de l'entendre, etc. On vous l'aurait envoyé pour qu'il nous perdît ? Pouviez-vous avoir un plus grand bonheur, pouvez-vous avoir une plus grande raison de suivre celui qui vous aime tant ? etc. La plupart de ceux qui ne servent pas Dieu c'est parce qu'ils ne savent pas combien Dieu les aime, ils ignorent les bienfaits de celui qui a donné son Fils pour toi, etc. Qu'il pleure, lui, pour que toi tu sois heureux et en paix! etc. [96] Ne te réjouis-tu pas beaucoup d'entendre ces paroles, que Dieu t'a aimé tellement ? Et c'était lui qui les disait, etc. // ne l'a pas envoyé pour condamner le monde, il ne l'a pas envoyé pour le juger; car s'il était venu pour cela, qui aurait échappé ? Qui n'aurait été condamné ? Il est venu seulement pour que le monde soit sauvé.
L'homme créé dans l'honneur, ne le comprit pas.
— Il semble, d'après cela, que le monde était perdu avant qu'il ne vînt. — Oui, et avant qu'il ne vienne à l'âme elle est perdue. — Comment le monde s'est-il perdu ? — Sachons-le, parce que peut-être par là verrons-nous comment il doit être sauvé. Alors que l'homme possédait l'honneur, il ne le comprit pas, il fut comparé aux bêtes, il leur devint semblable [97]. Dieu créa le monde, il l'orna d'arbres, d'herbes, d'animaux. Il créa l'homme et la femme. Il les fit seigneurs de tout, il leur donna le commandement et l'honneur. Le plus grand honneur qu'il leur donna fut de les créer à son image et à sa ressemblance et il les mit sous son obédience.
Étant ainsi honoré, il n'en comprit pas la valeur, il ne sut pas se maintenir tel, car il faut davantage de vertu pour ne pas tomber quand on possède l'honneur et la prospérité qu'il n'en faut dans les épreuves; il faut plus de lumière pour ne pas tomber quand on possède l'honneur que pour ne pas succomber sous les épreuves. Il ne connut pas ce qu'il avait, il voulut monter plus haut, et parce qu'il voulut ce qui était au-dessus de cet honneur, il perdit ce qui lui était destiné, et perdit cet honneur lui-même; non seulement il perdit Dieu en l'abandonnant, mais il perdit ce que... [98] Celui qui est en état de péché est moins qu'un homme. Le voici perdu, changé en bête, dès qu'il rejette la grâce et l'obéissance à Dieu. Dès que tu pèches, aussitôt tu suis ce que veut ton appétit et ce que ta chair te demande, etc. N'est-ce pas un homme celui qui vit selon la raison, etc., celui qui se gouverne par la lumière naturelle ? Qu'est-ce qu'un chevalier vêtu de brocart et de soie si à l'intérieur il n'est qu'une bête ? etc. De quoi a l'air celui qui semble gouverner les autres quand lui-même est guidé et gouverné par une bête ? Il n'y a pas de plus grand déshonneur que d'être en état de péché. C'est pour un homme être transformé en bête, etc. Il ne comprit pas, etc. et il ne savait pas quel poids c'était d'être une bête, ni ce qu'étaient les souffrances, ni les fatigues, etc. A cause des péchés ces espèces entrèrent dans le monde. De là vinrent la convoitise, l'orgueil, les majorais [99], etc.
Vous souvenez-vous d'un fou qui avait édifié une grande ville pour se fortifier dans son royaume contre Dieu, pour qu'il ne pût l'en rejeter ? Nabuchodonosor : Qui pourra — dit-il — m'enlever mon commandement et mon pouvoir ? Il attend donc, II entend une voix du ciel : On va te jeter hors de ton royaume et de ta maison, et pendant sept années tu iras vivre comme une bête parmi les bêtes, passant comme elles, et sept années passeront sur toi, jusqu'à ce que tu confesses que le pouvoir et la force sont dans le ciel et non dans les villes, non dans les briques, ni dans les pierres, etc. Qu'un cœur de bête lui soit donné [100], il lui semblait à lui qu'il était une bête. Il sort de son palais et s'en va dans la campagne avec les bêtes, et il y passe sept années. Que signifie cela ? Que sept époques passeront sur toi, jusqu'à ce que tu reconnaisses que la force et le pouvoir appartiennent au ciel, et non aux villes, aux briques, etc. Puisque tu as enlevé à Dieu l'honneur, que l'on t'enlève non seulement le royaume, mais que l'on t'enlève le cœur; qu'on te fasse homme et qu'il semble que tu ne l'es pas, etc. C'est ainsi que, puisque tu abandonnes Dieu, que non seulement on t'enlève la grâce et les vertus, etc., mais qu'il te semble être une bête, etc. Allons.
Quoi ? Ceci ne se passe-t-il pas tous les jours parmi nous ? Parce que vous vous êtes trouvé un certain temps dévot et porté à la prière et à la contemplation, et que toutes les tentations ne vous effleuraient pas, vous vous êtes enorgueilli, vous avez eu confiance en vos forces. Qu'on vous enlève le royaume, que vous ne sachiez pas ce que c'est que la dévotion ni la prière, ni ce qu'est Dieu, mais que vous deveniez semblable à une bête, pour reconnaître que ce qu'il vous donnait était une grande grâce et qu'il ne vous le devait pas; que maintenant paroles de Dieu et bonnes actions n'aient plus un goût agréable pour vous. Connaissez-vous, etc. Le lion connaît celui qui lui donne à manger. Et n'importe quel animal aussi. Et vous, vous ne le connaissez pas ? Que l'on vous donne un cœur de bête ; que vous perdiez la miséricorde, etc. C'est ce que Job pleurait au nom du pécheur, en disant : Ce que mon âme autrefois haïssait, maintenant elle le mange. Tel est le péché d'Adam et Ève et tous leurs descendants naissent avec le péché.
Dieu dit : " Laissez ces fous, car moi je ferai passer sept années sur eux; je leur ferai comprendre leur peu de valeur sans moi ", etc. Saint Augustin dit : " Pour que les hommes éprouvent bien leurs forces et connaissent leur faiblesse, etc., et appellent le secours de Dieu, etc., il fait chercher le remède ". Vient la loi naturelle; ils font le contraire. Ils la comprenaient; mais ils ne l'accomplissaient pas. Connaissant ce qui était le bien, ils ne le suivaient pas; ce qui était le mal, ils ne s'en écartaient pas. Ils avaient là une loi dans leur âme, non pour la garder, mais pour connaître leur infirmité, etc. Ils disaient : " S'il y avait une loi et quelqu'un qui ordonne, il n'y aurait personne qui ne l'accomplirait ". Dieu leur donna sept cent soixante-dix commandements, pour qu'ils ne se plaignissent pas qu'il ne les commandait pas, et eux non seulement ne furent pas bons, mais furent pires qu'avant sous la loi. La loi est intervenue pour faire abonder la faute [101]. Non parce qu'elle était mauvaise, mais à cause de la méchanceté et de la faiblesse humaines, etc. Soyez dès lors libérés de cette opinion, tenez-vous pour faibles et méchants, etc.
Oh ! combien de fois disons-nous : " Je suis absorbé maintenant par une affaire, il n'est pas question que j'aille me confesser ni m'occuper de ma conscience; demain, cette affaire terminée, je le ferai ." Et après, non seulement vous ne vous débarrassez pas de ces mauvaises actions que vous avez entre les mains, mais vous en ajoutez tout autant, etc. [102]
Cette folie et cette présomption, cette confiance en nos forces nous perd. Finalement l'homme s'est perdu par désir d'honneur, et il est tombé plus bas que la bête. Et dans le septième âge, depuis que les hommes étaient traités comme des bêtes à cause des péchés, Dieu envoie le Sauveur de ceux qui sont perdus, non pour qu'il les juge et les châtie — car Dieu ri a pas envoyé son Fils, etc. — mais pour que le monde soit sauvé par lui, pour qu'il lui porte remède.
Aujourd'hui Dieu sauve le monde par le Saint-Esprit.
Nous voici maintenant le jour de la fête. Comment le sauvera-t-il ? L'homme était au-dessous de la condition de bête et encore plus bas que la bête. Comment peut-on y remédier ? Qu'on lui enlève le cœur de bête et qu'on lui donne un cœur. De qui ? D'homme non, mais de Dieu. Par le péché il a perdu son cœur d'homme. Qu'on lui enlève maintenant le cœur de bête, et qu'on lui donne celui d'un homme. Ôte de notre chair le cœur de pierre [103] C'est aujourd'hui ce jour de la création nouvelle de l'homme, de sa rénovation, quand on enlève au monde un cœur de bête et qu'on lui donne celui de Dieu, etc. Autrefois on ne baptisait qu'à Pâques et à la Pentecôte, pour donner à entendre que le baptême est une nouvelle résurrection de l'âme, et aujourd'hui aussi, parce que c'est aujourd'hui le jour où les hommes reçoivent des cœurs nouveaux de Dieu, etc. Ceux qui sont déjà enfants des hommes, aujourd'hui sont des enfants adoptifs de Dieu. C'est aujourd'hui ce jour.
Écoutez-moi attentivement. Comment Jésus-Christ les a-t-il sauvés ? Voyez-vous ce combat qu'il soutint durant toute sa vie, luttant avec le Père, le priant pour nous, s'offrant pour nous, etc. ? Il lutta avec nous pour que nous le connaissions et que nous croyions en lui et lui obéissions, etc., et il se battit et négocia mieux avec le Père notre pardon qu'avec nous notre foi, etc. Pendant tout ce temps il réunit douze apôtres, choisis parmi tous les hommes qu'il y avait dans le monde.
Eh bien ! comment le sauva-t-il ? Comment obtint-il son rachat ? Aujourd'hui c'est le jour du Seigneur, qui vient aux hommes. Semblable à l'autre jour est celui-ci. Autrefois Dieu est venu par union, maintenant Dieu vient par union non hypostatique, mais d'opération et de régénération. Bienheureux jour ! Qui ne s'émerveille ? Aujourd'hui la lumière descend parmi les hommes, aujourd'hui descend la personne même de Dieu, le Saint-Esprit, et il entre dans le cœur des hommes.
Quel beau jour et quel mariage harmonieux ! Aujourd'hui Dieu sauve le monde par le Saint-Esprit. Eh bien! pourquoi dit-on Jésus-Christ Sauveur ? C'est ainsi, parce qu'il l'est, parce que par ses prières le Saint-Esprit est venu aux hommes, etc., guérir les cœurs abominables des hommes, si mal enclins, etc. Dieu se plaint par la bouche de Jérémie : Israël est-il un esclave, est-il né d'un esclave dans la maison? Pourquoi donc est-il traité comme un butin? Pourquoi les lions rugissent-ils contre lui ? [104] Par hasard es-tu esclave? Pourquoi t'es-tu laissé prendre par le péché ? Pourquoi es-tu devenu la proie et la victime des péchés ? Pourquoi a-t-il été fait captif du démon ? Pourquoi es-tu esclave, chrétien ? Pourquoi consens-tu à ce que les lions rugissent contre lui, à ce qu'ils se réjouissent sur lui, comme des vautours sur les cadavres ? Pourquoi consens-tu à ce qu'on l'amène au moulin pour l'écraser ? Dis : Pourquoi suis-je pécheur, esclave du démon ? Lève les yeux vers le ciel, comme Nabuchodonosor, au bout des sept années, et dis : Seigneur, à toi est le royaume et tu le donneras à qui tu voudras. C'est ainsi, ainsi que je vous assagirai.
En toi est la force; dans ta main est le salut, et si j'ai été fou et mauvais, et si le cœur se brise, s'il sent sa faiblesse, sa dureté, et se rompt et que vous lui faites de nombreuses incisions, le salut est proche. Vous n'êtes pas éloignés de quitter votre cœur de bête, dit Dieu. Que le Saint-Esprit vienne et vous enlève ce cœur cruel, dur, etc., et qu'on vous en donne un autre qui soit bon [105]. De même qu'il guérit ce qui est à l'intérieur, il guérit ce qui est à l'extérieur, et aussitôt à l'intérieur il guérit l'extérieur.
Lorsque les prêtres entrent dans l'eau avec l'arche [106], elle cesse de couler. Lorsque entrent dans l'âme les bonnes pensées, qui sont représentées par les prêtres, parce qu'ils nous portent Dieu, lorsqu'ils entrent dans l'âme, lorsque y entre la grâce, l'arche, aussitôt s'arrêtent les vices et les mauvaises coutumes, aussitôt les hommes sont changés, etc. L'Esprit-Saint commence à agir. On dit : " Cela suffit; c'est assez car j'ai offensé Dieu jusqu'à présent ". Suffit-il pour ne pas être mauvais de ne pas pécher? Cela les philosophes l'ont senti. Socrate, Platon, Pythagore. Vous savez qui ? Si vous voyez un homme vertueux, qui vit selon la raison, s'il n'y a que cela, il n'entrera pas dans le royaume des cieux, parce que nous n'y entrerons pas à cause de notre naissance, mais parce que nous sommes nés de nouveau; ce ne sont pas des hommes qui entreront, mais des enfants de Dieu : foi, grâce, espérance, obéissance. Si tu te gouvernes seulement par la raison, tu n'entreras pas là-haut, non, homme, car du ciel doit venir ton salut, etc. Tu ne nais pas de nouveau, même si on te donne de la force pour bien agir, ce chemin n'est pas encore bon pour le salut; il n'est pas tout à fait bon tant qu'il n'y a pas toutes les habitudes [107] des vertus.
Tu dois avoir un amour infus, qui t'inspire. La foi et la charité sont communiquées à l'âme, et cela ne suffit pas. Bien que tu sois sain, etc., sans la main de Dieu il n'y a pas de véritable salut. Que Dieu vous communique ces vertus que les théologiens appellent habitudes. Il y en a de certains, etc. Il en est de même lorsqu'on habille une belle mariée, bien qu'elle soit belle, on lui met de nombreux bracelets et bijoux. Et ainsi saint Jérôme dit que ces richesses de la Loi antique figuraient les grandeurs qui allaient être données dans la Loi de grâce. Et ainsi Dieu donne des dons, des dons grâce auxquels vous agissez mieux, etc. L'Esprit-Saint ne se contente pas de ce que tu sois beau de l'extérieur, mais il veut que tu sois beau intérieurement; non seulement dans ton œuvre, mais dans ce qui te fait agir. Et si tu voyais la beauté que le Saint-Esprit met dans l'âme où il demeure, tu la poursuivrais de toutes tes forces; toutes les richesses d'ici-bas te seraient indifférentes. Celui qui a créé le soleil, étant dans l'âme, comment sera-t-elle ? Ainsi doit être l'épouse du Saint-Esprit; ainsi dit l'Époux dans les Cantiques : Oui, tu es belle, mon amie; oui tu es belle!... [108]
Soyez attentifs. Oh ! si je pouvais être assez puissant pour mettre dans vos entrailles un amour qui vous fit aimer éperdument le Saint-Esprit ! Puisque vous dites, quand ces dons sont dans l'âme, que là est le Saint-Esprit, comment saint Jean peut-il dire que l'Esprit- Saint n'était pas encore donné, parce que Jésus-Christ n'était pas glorifié?
— Voici : avez-vous vu quand un maître forme un élève qui en sait autant que lui? Il lui dit: "Va et agis selon ta science; te voilà un bon médecin; observe et guéris". Il quitte son maître et il agit par lui-même. C'est là ce que j'ai dit jusqu'à maintenant. Le Saint-Esprit met en toi foi et charité, etc., et mille vertus, et il te laisse agir, comme lorsqu'un médecin guérit, et que le malade une fois guéri il lui dit : " Allez, mangez de tout, parce que maintenant vous êtes guéri; gouvernez-vous comme quelqu'un de bien portant ". " Puisque vous êtes savant, vivez comme un savant" II en est de même lorsque le Seigneur vient dans l'âme et te donne des dispositions pour bien agir, éclaire ton entendement, guérit ta volonté, l'enflamme de l'amour de Dieu et te donne la force de l'aimer.
— Eh bien, pourquoi faut-il plus ? — C'est là justement la question. Saint Thomas a dit ceci mieux que tous, et il l'a tiré de saint Augustin, ou pour mieux dire, de Jésus-Christ. Il dit que toutes les vertus et les grâces qui te sont données ne suffisent pas pour te sauver et te faire agir, il faut encore que la main du Seigneur soit sur toi; non que tu ne puisses, toi, aimer Dieu et croire avec ces dons, mais pour que tu en uses bien, il faut que la main de Dieu soit toujours sur toi car sans elle tu ne peux bien en user. Celui qui est de Dieu ne pèche point... [109] Si on te demandait : Pourquoi quelqu'un qui est en état de grâce pèche-t-il, puisqu'il a cette force et ce secours ? — Parce que nous avons le libre-arbitre, pour autant de dons que nous ayons reçus, tu peux cesser d'agir selon ces vertus et pécher parce que tu n'agis pas conformément à elles; et pour cette raison, pour te servir toujours d'elles, la main du Saint-Esprit vient sur l'âme, non sur le don, cela n'est pas nécessaire, mais sur le libre-arbitre pour que tu ne t'éloignes pas de la grâce, etc., bien que tu puisses t'en éloigner, mais pour que tu sois toujours ferme. Eh bien! tel est le rôle du Saint-Esprit, que, bien que vous puissiez pécher parce que vous êtes libres, vous ne péchiez pas; pour cela il faut le Saint-Esprit, et sans Lui personne, quels que soient ses dons, ne peut se sauver. C'est ce que dit David : Apprends-moi à faire ton bon plaisir [110]. Aussi bien pourvu que soit un navire de voiles et de tous instruments, s'il n'a pas de pilote qui le gouverne, il se perdra; ainsi si tu n'as pas ce Saint-Esprit, même si tu as beaucoup de dons, tu te perdras, etc. Soyez béni Seigneur, qui ne vous êtes pas contenté de nous donner votre Fils pour qu'il mourût, etc., mais votre Saint-Esprit pour qu'il fût notre guide!
— Où est la différence ? — Les saints de l'Ancien Testament, n'avaient-ils pas le Saint-Esprit ? — Si. La différence la voici : En ces temps-là il se donnait peu et ainsi agissait peu; maintenant, depuis que le Saint-Esprit est venu, il est à chaque pas et presque dans toutes les œuvres des saints apôtres.
Voici la fête d'aujourd'hui. Considérez, c'est une chose d'agir comme un homme bon, même favorisé de Dieu; c'en est une autre que le Saint-Esprit soit l'auteur et le promoteur, et que l'homme ne soit presque rien de plus qu'un instrument. C'est beaucoup que vous fassiez une bonne œuvre et que, avec la vertu et les habitudes, vous vous efforciez et pensiez à ce que vous avez choisi, etc.; c'en est une autre que vous fassiez une grande œuvre, que vous n'avez ni pensée ni choisie, pour laquelle vous n'aviez ni force ni vertu, pour laquelle ni la foi ordinaire ni la charité ne suffisaient, mais comme l'enfant, dont vous estimez que ce qu'il dit n'est pas de lui. C'est comme si un grand peintre tenait la main de quelqu'un qui ne sait pas peindre et faisait avec celle-ci un très beau tableau; celui qui le fait nous disons que c'est le peintre, mais l'instrument c'est la main de l'autre. Il en est de même ici-bas. Dans les œuvres excellentes que l'homme fait avec l'aide des vertus et de Dieu, l'homme agit aidé de Dieu, Dieu agit en le guidant, l'homme est l'instrument du Saint-Esprit; mais si vous lui dites : " Qui t'a dit cela ? Quand l'as-tu pensé ? Pourquoi l'as-tu fait ?", il n'en saura pas la cause, mais saura qu'il l'a trouvé fait. C'est comme le vent dont vous ne savez d'où il est venu ni où il va; et le Saint-Esprit vous meut. L'œuvre est tellement au-dessus de votre propre force que vous vous étonnez de la voir faite.
Je vais l'expliquer. Combien de fois vous acharnez-vous pour avoir de la dévotion, et vous l'avez très faible; parce que celle-ci est conforme à la sainteté qui est en vous, et ne vous est-il pas arrivé d'autres fois, sans y penser, etc., d'avoir un feu si grand, qui vous embrase les entrailles, que vous dites : " Je n'ai jamais pensé de la sorte " ? Ceci ne vient pas de vous ni de la grâce ni des vertus. Qu'est-ce donc ? C'est l'œuvre du Saint-Esprit. Comme Dieu, il vous a poussé à faire une chose pour laquelle votre force ne suffisait pas. Quand tu verras en toi quelque chose de pareil, dis : " Je ne l'ai pas imaginé moi-même "; c'est le Saint-Esprit qui demeure en vous. Quand tu as une grande contrition, il fait appeler Père! Père! Il fait en sorte que tu ne te négliges pas, mais que tu sois toujours au côté de Dieu. Ce Seigneur est celui qui se donne à nous pour cela et pour d'autres choses, etc.
* * * * *
NOTES
[92] Cf. Rom. 10, 6-10.
[93] Cf. Hébreux : 9. 24.
[94] Cf. Hébreux : 1, 3.
[95] Jean :. 3, 16.
[96] " Je vous dis pourtant la vérité : votre bien exige que je m'en aille " (Jean : 16, 7).
[97] Ps. 48, 21.
[98] N'oublions pas que beaucoup de ces sermons sont faits de notes souvent incomplètes, sur lesquelles le prédicateur improvisait.
[99] Le majorât (mayorazgo) est une institution de droit civil et qui avait pour objet de perpétuer dans la famille la propriété de certains biens sous certaines conditions. Le majorât était constitué sur la tête de l'un des membres de la famille, ordinairement l'aîné.
[100] Cf. Dan. 4, 13.
[101] Cf. Rom. 5, 20.
[102] Nous sommes ici en face d'une de ces notes jetées par Avila sur le papier avant de parler.
[103] Cf. Ep. 11, 10; 36, 26.
[104] Jérémie : 2, 14-15.
[105] On pense en lisant cette phrase hardie, à une page admirable de Péguy dans sa Note conjointe "On a vu les jeux incroyables de la grâce et les grâces incroyables de la grâce pénétrer une mauvaise âme et même une âme perverse et on a vu sauver ce qui paraissait perdu. Mais on n'a pas vu mouiller ce qui était verni, on n'a pas vu traverser ce qui était imperméable, on n'a pas vu tremper ce qui était habitué. Les cures et les réussites et les sauvetages de la grâce sont merveilleux et on a vu gagner et on a vu sauver ce qui était (comme) perdu ". Charles Péguy " Note conjointe ", page 95, édition de la Nouvelle Revue.
On remarquera que le mot habitué, sous la plume de Péguy, signifie tout autre chose que le mot " habitudes " (habites), que nous trouvons plusieurs fois ici sous celle d'Avila.
[106] Allusion au passage de la Mer Rouge par les Hébreux.
[107] Habitudes, nous rendons le mot espagnol hábitos par celui de habitude, n'oubliant pas pourtant que " le mot habitude ne traduit pas exactement l'expression latine habitus " à laquelle Avila fait ici appel, (cf. art. de A. Michel, dictionnaire de théologie catholique, fascicules CXLVI-CXLVII, art. Vertu), mais alors que habitas pouvait être compris des auditeurs de Jean d'Avila, habitus ne le serait pas d'un auditeur français moyen. Nous prenons donc le mot habitude en le restreignant à la conception que saint Thomas s'en est faite a comme une chose dont on est maître, qui fait qu'on est maître chez soi ".
[108] Cantiques : 4, 1.
[109] Jean : 3, 6; 5, 18.
[110] Cf. Ps. 143, 10.
A suivre...
M1234- Hiérophante contre le nouvel ordre mondial
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Re: Saints et Bienheureux!! (Ordre Alphabétique)
SERMONS DE CARÊME
MERCREDI DES CENDRES
DIEU T'OFFRE LE PARDON DE TES PÉCHÉS
Revenez à moi de tout votre cœur, avec des jeûnes, avec des larmes et des lamentations. (Joël, 2, 12).
Exorde : La pénitence est l'œuvre de Dieu et non celle de l'homme.
Bienheureux celui qui n'a jamais eu le cœur triste et n'a jamais ressenti d'affliction parce qu'il n'a pas péché contre Dieu.
Bienheureux celui qui n'a jamais eu à dire : Seigneur, j'ai péché, j'ai le plus profond regret parce que j'ai péché et t'ai offensé, etc.
" Voici, en effet, que désormais toutes les générations me diront bienheureuse " [1]. Nous nommons tous bienheureuse, cette bienheureuse Vierge qui n'a jamais eu le cœur triste pour avoir offensé Dieu car elle ne l'a jamais offensé le moins du monde, n'ayant jamais péché. Que chacun interroge sa conscience et il saura quel bien Dieu lui a fait en lui évitant de succomber à des fautes qui le rempliraient de remords et d'angoisse, l'amenant à dire "J'ai péché et j'ai perdu la grâce de Dieu". Éviter le péché est l'œuvre de Dieu, vous relever après avoir péché est aussi son œuvre.
Comme le dit plus haut Augustin, " la pénitence n'est pas le fait de l'homme, mais de Dieu " [2].
Voici la paraphrase de la sainte Écriture, comme le dit le Seigneur : Ce n'est pas vous qui m'avez choisi (sic) mais c'est moi qui vous ai choisis [3]. Lorsqu'on agit par la grâce de Dieu, on dit que c'est l'œuvre de Dieu et non celle de l'homme. Car l'homme par lui-même n'a pas de force pour faire peu de cas des choses de ce monde si Dieu ne la lui donne pas. C'est pourquoi Dieu dit : Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, mais c'est moi qui vous ai choisis. C'est ainsi que la pénitence est œuvre de Dieu et non de l'homme. Dieu veut dire que nous avons beau nous tourmenter, il est vain de penser faire une pénitence profitable, s'il n'étend pas sa main sur nous.
Celui qui pèche mortellement, se jette dans un puits profond, d'où il ne pourra sortir si Dieu, par sa miséricorde, ne lui donne la main et l'en retire.
Voyez comment il dit : " Convertissez-nous à vous, Seigneur, et nous serons convertis " [4]. La pénitence que nous nous infligeons est d'autant plus mauvaise qu'elle est plus grande, telle la pénitence de Judas qui se repentit tant de son péché et en eut un si grand chagrin qu'il en vint à douter de la miséricorde de Dieu et à perdre l'espérance.
La pénitence que s'impose l'homme comporte un grand repentir du péché, mais aussi un manque de confiance en la miséricorde de Dieu. Celle qui vient de Dieu comporte un grand repentir du péché et en même temps une grande confiance en la miséricorde de Dieu, grande, plus grande, que toutes les offenses faites par l'homme à Dieu.
" C'est pourquoi je me condamne et me repens " [5]. Lorsque Dieu de sa main guide notre cœur, combien l'on regrette les péchés d'une autre façon ! La pénitence que tu pratiques toi-même est sans chaleur, tu n'as pas en toi un poignard térébrant.
Pourquoi ai-je péché ? Quand Dieu t'ouvre l'esprit et te fait comprendre qui il est, le mal que tu fais en péchant, c'est, comme pour Pierre, le coq qui chante pour provoquer le repentir. Il n'en est pas ainsi lorsque tu choisis toi-même ton repentir. La grâce de Dieu nous est nécessaire pour faire pénitence dignement. C'est elle qui nous aidera à sortir de cet abîme où nous sommes tombés, et de cette vase dans laquelle nous nous sommes embourbés car Dieu purifie et secoure ceux qui se sont souillés dans les vices.
Que celle qui n'a jamais péché nous assiste, nous qui sommes tombés par notre faute et notre libre vouloir, nous qui sommes incapables de nous relever, même si nous nous y efforçons. Pour que la Vierge nous aide à faire pénitence durant ce Carême (qui débute aujourd'hui) supplions-la pour que la grâce nous soit octroyée.
Le Christ est une lumière très claire, un guide, un maître.
4e MERCREDI DE CARÊME
1543
Tandis que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde (Jo. 9, 5).
Très Révérend, etc.
Ces paroles de début, c'est Notre-Seigneur qui les a dites. Elles se trouvent dans l'Évangile de saint Jean. En langage courant elles signifient : Tandis que je suis dans ce monde, je suis la lumière du monde. Dieu dit qu'il est la lumière du monde. Il est le seul qui puisse le dire. Tandis que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde.
Si Dieu ne parlait pas de lui, il n'y aurait personne dans le monde qui le pourrait connaître. Choisissez une de ces deux alternatives : ou vouloir le connaître et Dieu parle; ou bien ne pas vouloir qu'il vous parle et vous restez sans le connaître et sans Dieu.
La parole de Dieu c'est la vie, et Dieu ne peut pas parler sans dire du bien de lui, sans se glorifier pour déclarer sa grandeur. Il ne peut en être autrement. Ce n'est pas de l'imagination mais la vérité : Dieu parle de lui et proclame les bienfaits, les magnanimités et les miséricordes qui sont en lui et le besoin que nous avons tous de lui. Jésus-Christ dit : Tandis que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde.
Soyez béni, Seigneur, à jamais, vous qui nous avez fait de si grandes grâces en venant en ce monde, et en restant dans le monde alors que vous en êtes la lumière !
Je ne sais si vous avez réfléchi à ceci : Pourquoi Dieu a-t-il créé le monde ? Pour quelle raison le pain que nous mangeons et le vin que nous buvons et pourquoi ces habits qui nous vêtent ? Assurément si, dans ce don, il n'y avait que manger et boire il y aurait peu de différence entre nous et une bête des champs, laquelle mange, boit et jouit aussi de ce que Dieu a créé pour sa subsistance comme pour la nôtre. Mais Dieu a créé tout ceci et l'a donné pour que nous, hommes, nous en fassions usage, que nous ne nous en contentions pas comme des animaux, mais que nous rendions pour ces dons d'infinies grâces à Notre-Seigneur, comprenant qu'il y a pour l'âme une autre nourriture et une autre boisson, d'autres vêtements, une autre lumière, une autre clarté de l'esprit, que laisse comprendre et que représente la matière. En se servant de ces dons, un homme doué de raison doit éprouver de la honte s'il ne voit ni ne sent en elles plus que ne sent et ne voit une bête privée de raison.
Les Juifs étaient charnels, cupides; ils restèrent dans le domaine extérieur, se contentant des cérémonies et de la vie extérieure, ils oublièrent ce qui importe le plus, la vie intérieure. Nous, chrétiens, nous avons fait de même : nous demeurons dans le domaine temporel, nous l'estimons plus que le spirituel; nous nous occupons davantage des biens temporels et périssables que des biens éternels; tout ce qui se rapporte à ce corps nous préoccupe plus que ce qui concerne l'âme et notre salut.
Moïse errait, gardant son troupeau. Il le guida vers le centre du désert et là il ne vit pas Dieu, jusqu'à ce qu'il eût pénétré au plus profond du désert, dans la partie la plus cachée, il n'eut pas la vision de Dieu et Dieu ne fut pas dans son esprit.
Maintenant puisque vous avez connu Dieu, ou pour mieux dire, puisqu'il vous connaît, comment voulez-vous être les serviteurs des choses viles, pleines de défauts, misérables, et de valeur minime que vous avez? (Saint Paul), [6] Cette sainteté que les prédicateurs vous enseignent, sainteté qui réside en de petits actes simples comme manger tel ou tel mets, vous habiller de telle et telle manière, c'est dans quel but ? Voulez-vous revenir à l'état primitif, comme avant le baptême ? Au baptême on a promis pour vous le renoncement à tous les biens temporels et une vie spirituelle, pourquoi maintenant faites-vous cas de ces riens et de ces apparences ? Quand on vous a baptisés ne vous a-t-on pas versé l'eau sur la tête ? Dans certains pays même l'usage est de plonger l'enfant tout entier dans l'eau. Cela ne veut-il pas dire simplement que toutes ces choses ont été étouffées en vous, que vous êtes morts à l'amour de tous les biens visibles et à toutes les œuvres de chair pour lesquelles vous viviez et à tout ce qui appartient au monde, votre volonté, vos mauvais désirs, et appétits ? Pourquoi donc vivre maintenant pour ce que nous avons tué par le baptême ? Nous devons être dans le monde comme si nous n'y étions pas, posséder la fortune comme si elle ne nous appartenait pas, être riches et ne pas vivre comme si nous l'étions et, de tous nos biens terrestres que nous avons et qu'on nous offre, retirer de très grandes grâces et louanges à Dieu Notre-Seigneur et du profit pour nos âmes et consciences.
Voici comment nous devons vivre selon le Christ. Tu prends du pain, tu t'en rassasies, tu prends de l'eau, tu te laves, et appropries ton corps.
Une bête ne ferait pas cela sans en rendre grâce à Dieu.
Dieu a créé le visible pour nous faire comprendre l'invisible. Ce pain dont tu te nourris signifie une autre nourriture de ton âme, te nettoyer avec cette eau laisse entendre la pureté que doit avoir ton âme; et tous ces biens visibles que Dieu donne pour ton corps révèlent des biens et des miséricordes plus grands et invisibles qu'il accorde à ton âme. Tu dois beaucoup l'en remercier et dire : Seigneur, pour l'amour de Dieu, vous nourrissez mon corps avec ce pain, nourrissez aussi mon âme de vos mets spirituels, la grâce et la miséricorde; purifiez aussi mon âme et ma conscience. Seigneur, combien sont grands votre savoir, votre pouvoir et votre amour !
" Tu me réjouis, Yahweh, par tes œuvres; je pousse des cris de joie devant les ouvrages de tes mains. Que tes œuvres sont grandes, Yahweh, combien tes pensées sont profondes ! L'homme stupide n'y connaît rien et l'insensé n'y peut rien comprendre. " [7]
J'ai vu vos œuvres et je me suis réjoui, disait David; car tu peux parfois tirer plus de profit de l'argent qui est dans le coffre, des vignobles et des oliveraies que le maître [8].
Combien d'arrobes de vin tires-tu de tes vignobles ? Cent ?
Cent mille si tu veux. Allez à ces vignes, regardez avec quelle force les sarments sont unis au cep, considérez comme ils restent verts lorsqu'ils sont unis à leur cep, et à quel point ils sont sèches et flétris lorsqu'on les coupe. Dites : " Mon âme est aussi sèche et aussi fanée; si on me coupe et si on m'éloigne de la vigne qui est mon Seigneur Jésus-Christ, serai-je ainsi ? Que deviendrai-je ? Je serai flétri et sec, je rie serai bon qu'à brûler." Si le sarment sec savait parler, il se plaindrait et demanderait à retourner à son cep. Séparé de la vigne, il conterait ses malheurs, ses biens perdus. Songez-y dans la vigne des autres et vous en retirerez plus de profit que son maître en retire avec cent mille arrobes de rente. Vois l'olivier vert, vois comme on en retire un si bon fruit, l'olive, dont on fait l'huile, avec laquelle nous nous alimentons, nous nous éclairons et guérissons nos plaies.
Considère quel arbre Dieu est pour toi, comme il est ta fraîcheur, ta lumière, le feu et la clarté avec laquelle tu t'éclaires, comme il te nourrit, comme il panse et guérit tes plaies et calme ta colère. Et sache bien extraire la moelle de l'arbre car une bête sait faire le reste.
Dans quel but ? Pour bien remercier Dieu de ce qu'il donne pour votre nourriture, votre habillement et bien lui rendre grâce pour tous les biens visibles que vous offre toujours ce monde.
Ainsi ne vous arrêtant pas à ces choses mais comprenant par elles et en elles d'autres choses et d'autres biens spirituels invisibles, vous comprendrez à ce propos le monde que Dieu a créé et comment Notre-Seigneur veut que vous l'entendiez; que tout notre effort doit s'appliquer à connaître Dieu et que cela doit être notre seule occupation. Et comme il sembla à Dieu que la parole de tous les hommes était peu de chose et ne suffisait pas à nous faire comprendre ce qu'il était, il voulut nous faire lire dans la matière.
Jésus-Christ a dit : Une âme sans moi est comme un monde privé de la lumière et de la clarté du soleil.
De même que les yeux du corps ne peuvent voir sans cette lumière du soleil, de même les yeux de nos âmes ne peuvent voir sans la grâce spirituelle de Jésus-Christ. Lorsque vous verrez une lumière, souvenez-vous pour votre vie, de Jésus-Christ qui est la lumière du monde.
Tandis que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde.
DESCRIPTION DE L'ÉGLISE.
Mes Révérends Pères,
C'est couvert d'un sentiment de honte que je monte en chaire et je dis avec un sentiment de confusion : si les représentants de Dieu, ceux qui en sont le cœur, ne ressentent pas les maux de l'Église, qui les ressentira ? Savez-vous ce que représentent les religieux dans le corps mystique de l'Église ? Le Pape est la tête, les chevaliers sont les bras, les religieux sont le cœur. Premier à vivre, dernier à mourir, source de la chaleur, le mieux gardé. Conserve avec vigilance ton cœur, parce que c'est de lui que vient la vie. C'est pour cela, Pères, que vous êtes enfermés dans ce monastère, sous cet habit, les yeux baissés, dans l'humilité, afin de vous tenir sur vos gardes et de vous conserver mieux, comme le feu sous la cendre. Les religieux doivent être tels que si un membre [9] est froid, il doit en s'approchant d'un religieux, s'en retourner réchauffé, et si la foi venait à manquer, on la devrait trouver en eux. Si dans le cœur il n'y a pas de chaleur, où y en aura-t-il ? Si le cœur ne ressent pas la mort de l'Église, qui la ressentira ? Pères, dans la religion vous êtes invités à pleurer, non à rire comme Josué, afin de pleurer sur les erreurs du monde [10].
* * * * *
[1] Luc. 1, 48.
[2] Saint augustin, Enchirid., C2 (ML 49-271).
[3] Jean : 15, 16.
[4] Thren. 5, 21.
[5] Job, 42 6.
[6] Gal. 4, 9. Saint Paul dit : " Comment retournez-vous à ces pauvres et faibles rudiments auxquels de nouveau vous voulez vous asservir encore ?" (Crampon).
[7] Ps. ça, 5-7.
[8] L'apôtre de l'Andalousie se révèle, comme nous l'avons indiqué dans l'introduction.
[9] Un membre du Christ, allusion à la doctrine du Corps mystique chère à Avila.
[10] On remarquera ici une de ces négligences de style dont Avila, improvisateur la plupart du temps, était coutumier.
MERCREDI DES CENDRES
DIEU T'OFFRE LE PARDON DE TES PÉCHÉS
Revenez à moi de tout votre cœur, avec des jeûnes, avec des larmes et des lamentations. (Joël, 2, 12).
Exorde : La pénitence est l'œuvre de Dieu et non celle de l'homme.
Bienheureux celui qui n'a jamais eu le cœur triste et n'a jamais ressenti d'affliction parce qu'il n'a pas péché contre Dieu.
Bienheureux celui qui n'a jamais eu à dire : Seigneur, j'ai péché, j'ai le plus profond regret parce que j'ai péché et t'ai offensé, etc.
" Voici, en effet, que désormais toutes les générations me diront bienheureuse " [1]. Nous nommons tous bienheureuse, cette bienheureuse Vierge qui n'a jamais eu le cœur triste pour avoir offensé Dieu car elle ne l'a jamais offensé le moins du monde, n'ayant jamais péché. Que chacun interroge sa conscience et il saura quel bien Dieu lui a fait en lui évitant de succomber à des fautes qui le rempliraient de remords et d'angoisse, l'amenant à dire "J'ai péché et j'ai perdu la grâce de Dieu". Éviter le péché est l'œuvre de Dieu, vous relever après avoir péché est aussi son œuvre.
Comme le dit plus haut Augustin, " la pénitence n'est pas le fait de l'homme, mais de Dieu " [2].
Voici la paraphrase de la sainte Écriture, comme le dit le Seigneur : Ce n'est pas vous qui m'avez choisi (sic) mais c'est moi qui vous ai choisis [3]. Lorsqu'on agit par la grâce de Dieu, on dit que c'est l'œuvre de Dieu et non celle de l'homme. Car l'homme par lui-même n'a pas de force pour faire peu de cas des choses de ce monde si Dieu ne la lui donne pas. C'est pourquoi Dieu dit : Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, mais c'est moi qui vous ai choisis. C'est ainsi que la pénitence est œuvre de Dieu et non de l'homme. Dieu veut dire que nous avons beau nous tourmenter, il est vain de penser faire une pénitence profitable, s'il n'étend pas sa main sur nous.
Celui qui pèche mortellement, se jette dans un puits profond, d'où il ne pourra sortir si Dieu, par sa miséricorde, ne lui donne la main et l'en retire.
Voyez comment il dit : " Convertissez-nous à vous, Seigneur, et nous serons convertis " [4]. La pénitence que nous nous infligeons est d'autant plus mauvaise qu'elle est plus grande, telle la pénitence de Judas qui se repentit tant de son péché et en eut un si grand chagrin qu'il en vint à douter de la miséricorde de Dieu et à perdre l'espérance.
La pénitence que s'impose l'homme comporte un grand repentir du péché, mais aussi un manque de confiance en la miséricorde de Dieu. Celle qui vient de Dieu comporte un grand repentir du péché et en même temps une grande confiance en la miséricorde de Dieu, grande, plus grande, que toutes les offenses faites par l'homme à Dieu.
" C'est pourquoi je me condamne et me repens " [5]. Lorsque Dieu de sa main guide notre cœur, combien l'on regrette les péchés d'une autre façon ! La pénitence que tu pratiques toi-même est sans chaleur, tu n'as pas en toi un poignard térébrant.
Pourquoi ai-je péché ? Quand Dieu t'ouvre l'esprit et te fait comprendre qui il est, le mal que tu fais en péchant, c'est, comme pour Pierre, le coq qui chante pour provoquer le repentir. Il n'en est pas ainsi lorsque tu choisis toi-même ton repentir. La grâce de Dieu nous est nécessaire pour faire pénitence dignement. C'est elle qui nous aidera à sortir de cet abîme où nous sommes tombés, et de cette vase dans laquelle nous nous sommes embourbés car Dieu purifie et secoure ceux qui se sont souillés dans les vices.
Que celle qui n'a jamais péché nous assiste, nous qui sommes tombés par notre faute et notre libre vouloir, nous qui sommes incapables de nous relever, même si nous nous y efforçons. Pour que la Vierge nous aide à faire pénitence durant ce Carême (qui débute aujourd'hui) supplions-la pour que la grâce nous soit octroyée.
Le Christ est une lumière très claire, un guide, un maître.
4e MERCREDI DE CARÊME
1543
Tandis que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde (Jo. 9, 5).
Très Révérend, etc.
Ces paroles de début, c'est Notre-Seigneur qui les a dites. Elles se trouvent dans l'Évangile de saint Jean. En langage courant elles signifient : Tandis que je suis dans ce monde, je suis la lumière du monde. Dieu dit qu'il est la lumière du monde. Il est le seul qui puisse le dire. Tandis que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde.
Si Dieu ne parlait pas de lui, il n'y aurait personne dans le monde qui le pourrait connaître. Choisissez une de ces deux alternatives : ou vouloir le connaître et Dieu parle; ou bien ne pas vouloir qu'il vous parle et vous restez sans le connaître et sans Dieu.
La parole de Dieu c'est la vie, et Dieu ne peut pas parler sans dire du bien de lui, sans se glorifier pour déclarer sa grandeur. Il ne peut en être autrement. Ce n'est pas de l'imagination mais la vérité : Dieu parle de lui et proclame les bienfaits, les magnanimités et les miséricordes qui sont en lui et le besoin que nous avons tous de lui. Jésus-Christ dit : Tandis que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde.
Soyez béni, Seigneur, à jamais, vous qui nous avez fait de si grandes grâces en venant en ce monde, et en restant dans le monde alors que vous en êtes la lumière !
Je ne sais si vous avez réfléchi à ceci : Pourquoi Dieu a-t-il créé le monde ? Pour quelle raison le pain que nous mangeons et le vin que nous buvons et pourquoi ces habits qui nous vêtent ? Assurément si, dans ce don, il n'y avait que manger et boire il y aurait peu de différence entre nous et une bête des champs, laquelle mange, boit et jouit aussi de ce que Dieu a créé pour sa subsistance comme pour la nôtre. Mais Dieu a créé tout ceci et l'a donné pour que nous, hommes, nous en fassions usage, que nous ne nous en contentions pas comme des animaux, mais que nous rendions pour ces dons d'infinies grâces à Notre-Seigneur, comprenant qu'il y a pour l'âme une autre nourriture et une autre boisson, d'autres vêtements, une autre lumière, une autre clarté de l'esprit, que laisse comprendre et que représente la matière. En se servant de ces dons, un homme doué de raison doit éprouver de la honte s'il ne voit ni ne sent en elles plus que ne sent et ne voit une bête privée de raison.
Les Juifs étaient charnels, cupides; ils restèrent dans le domaine extérieur, se contentant des cérémonies et de la vie extérieure, ils oublièrent ce qui importe le plus, la vie intérieure. Nous, chrétiens, nous avons fait de même : nous demeurons dans le domaine temporel, nous l'estimons plus que le spirituel; nous nous occupons davantage des biens temporels et périssables que des biens éternels; tout ce qui se rapporte à ce corps nous préoccupe plus que ce qui concerne l'âme et notre salut.
Moïse errait, gardant son troupeau. Il le guida vers le centre du désert et là il ne vit pas Dieu, jusqu'à ce qu'il eût pénétré au plus profond du désert, dans la partie la plus cachée, il n'eut pas la vision de Dieu et Dieu ne fut pas dans son esprit.
Maintenant puisque vous avez connu Dieu, ou pour mieux dire, puisqu'il vous connaît, comment voulez-vous être les serviteurs des choses viles, pleines de défauts, misérables, et de valeur minime que vous avez? (Saint Paul), [6] Cette sainteté que les prédicateurs vous enseignent, sainteté qui réside en de petits actes simples comme manger tel ou tel mets, vous habiller de telle et telle manière, c'est dans quel but ? Voulez-vous revenir à l'état primitif, comme avant le baptême ? Au baptême on a promis pour vous le renoncement à tous les biens temporels et une vie spirituelle, pourquoi maintenant faites-vous cas de ces riens et de ces apparences ? Quand on vous a baptisés ne vous a-t-on pas versé l'eau sur la tête ? Dans certains pays même l'usage est de plonger l'enfant tout entier dans l'eau. Cela ne veut-il pas dire simplement que toutes ces choses ont été étouffées en vous, que vous êtes morts à l'amour de tous les biens visibles et à toutes les œuvres de chair pour lesquelles vous viviez et à tout ce qui appartient au monde, votre volonté, vos mauvais désirs, et appétits ? Pourquoi donc vivre maintenant pour ce que nous avons tué par le baptême ? Nous devons être dans le monde comme si nous n'y étions pas, posséder la fortune comme si elle ne nous appartenait pas, être riches et ne pas vivre comme si nous l'étions et, de tous nos biens terrestres que nous avons et qu'on nous offre, retirer de très grandes grâces et louanges à Dieu Notre-Seigneur et du profit pour nos âmes et consciences.
Voici comment nous devons vivre selon le Christ. Tu prends du pain, tu t'en rassasies, tu prends de l'eau, tu te laves, et appropries ton corps.
Une bête ne ferait pas cela sans en rendre grâce à Dieu.
Dieu a créé le visible pour nous faire comprendre l'invisible. Ce pain dont tu te nourris signifie une autre nourriture de ton âme, te nettoyer avec cette eau laisse entendre la pureté que doit avoir ton âme; et tous ces biens visibles que Dieu donne pour ton corps révèlent des biens et des miséricordes plus grands et invisibles qu'il accorde à ton âme. Tu dois beaucoup l'en remercier et dire : Seigneur, pour l'amour de Dieu, vous nourrissez mon corps avec ce pain, nourrissez aussi mon âme de vos mets spirituels, la grâce et la miséricorde; purifiez aussi mon âme et ma conscience. Seigneur, combien sont grands votre savoir, votre pouvoir et votre amour !
" Tu me réjouis, Yahweh, par tes œuvres; je pousse des cris de joie devant les ouvrages de tes mains. Que tes œuvres sont grandes, Yahweh, combien tes pensées sont profondes ! L'homme stupide n'y connaît rien et l'insensé n'y peut rien comprendre. " [7]
J'ai vu vos œuvres et je me suis réjoui, disait David; car tu peux parfois tirer plus de profit de l'argent qui est dans le coffre, des vignobles et des oliveraies que le maître [8].
Combien d'arrobes de vin tires-tu de tes vignobles ? Cent ?
Cent mille si tu veux. Allez à ces vignes, regardez avec quelle force les sarments sont unis au cep, considérez comme ils restent verts lorsqu'ils sont unis à leur cep, et à quel point ils sont sèches et flétris lorsqu'on les coupe. Dites : " Mon âme est aussi sèche et aussi fanée; si on me coupe et si on m'éloigne de la vigne qui est mon Seigneur Jésus-Christ, serai-je ainsi ? Que deviendrai-je ? Je serai flétri et sec, je rie serai bon qu'à brûler." Si le sarment sec savait parler, il se plaindrait et demanderait à retourner à son cep. Séparé de la vigne, il conterait ses malheurs, ses biens perdus. Songez-y dans la vigne des autres et vous en retirerez plus de profit que son maître en retire avec cent mille arrobes de rente. Vois l'olivier vert, vois comme on en retire un si bon fruit, l'olive, dont on fait l'huile, avec laquelle nous nous alimentons, nous nous éclairons et guérissons nos plaies.
Considère quel arbre Dieu est pour toi, comme il est ta fraîcheur, ta lumière, le feu et la clarté avec laquelle tu t'éclaires, comme il te nourrit, comme il panse et guérit tes plaies et calme ta colère. Et sache bien extraire la moelle de l'arbre car une bête sait faire le reste.
Dans quel but ? Pour bien remercier Dieu de ce qu'il donne pour votre nourriture, votre habillement et bien lui rendre grâce pour tous les biens visibles que vous offre toujours ce monde.
Ainsi ne vous arrêtant pas à ces choses mais comprenant par elles et en elles d'autres choses et d'autres biens spirituels invisibles, vous comprendrez à ce propos le monde que Dieu a créé et comment Notre-Seigneur veut que vous l'entendiez; que tout notre effort doit s'appliquer à connaître Dieu et que cela doit être notre seule occupation. Et comme il sembla à Dieu que la parole de tous les hommes était peu de chose et ne suffisait pas à nous faire comprendre ce qu'il était, il voulut nous faire lire dans la matière.
Jésus-Christ a dit : Une âme sans moi est comme un monde privé de la lumière et de la clarté du soleil.
De même que les yeux du corps ne peuvent voir sans cette lumière du soleil, de même les yeux de nos âmes ne peuvent voir sans la grâce spirituelle de Jésus-Christ. Lorsque vous verrez une lumière, souvenez-vous pour votre vie, de Jésus-Christ qui est la lumière du monde.
Tandis que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde.
DESCRIPTION DE L'ÉGLISE.
Mes Révérends Pères,
C'est couvert d'un sentiment de honte que je monte en chaire et je dis avec un sentiment de confusion : si les représentants de Dieu, ceux qui en sont le cœur, ne ressentent pas les maux de l'Église, qui les ressentira ? Savez-vous ce que représentent les religieux dans le corps mystique de l'Église ? Le Pape est la tête, les chevaliers sont les bras, les religieux sont le cœur. Premier à vivre, dernier à mourir, source de la chaleur, le mieux gardé. Conserve avec vigilance ton cœur, parce que c'est de lui que vient la vie. C'est pour cela, Pères, que vous êtes enfermés dans ce monastère, sous cet habit, les yeux baissés, dans l'humilité, afin de vous tenir sur vos gardes et de vous conserver mieux, comme le feu sous la cendre. Les religieux doivent être tels que si un membre [9] est froid, il doit en s'approchant d'un religieux, s'en retourner réchauffé, et si la foi venait à manquer, on la devrait trouver en eux. Si dans le cœur il n'y a pas de chaleur, où y en aura-t-il ? Si le cœur ne ressent pas la mort de l'Église, qui la ressentira ? Pères, dans la religion vous êtes invités à pleurer, non à rire comme Josué, afin de pleurer sur les erreurs du monde [10].
* * * * *
[1] Luc. 1, 48.
[2] Saint augustin, Enchirid., C2 (ML 49-271).
[3] Jean : 15, 16.
[4] Thren. 5, 21.
[5] Job, 42 6.
[6] Gal. 4, 9. Saint Paul dit : " Comment retournez-vous à ces pauvres et faibles rudiments auxquels de nouveau vous voulez vous asservir encore ?" (Crampon).
[7] Ps. ça, 5-7.
[8] L'apôtre de l'Andalousie se révèle, comme nous l'avons indiqué dans l'introduction.
[9] Un membre du Christ, allusion à la doctrine du Corps mystique chère à Avila.
[10] On remarquera ici une de ces négligences de style dont Avila, improvisateur la plupart du temps, était coutumier.
M1234- Hiérophante contre le nouvel ordre mondial
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Re: Saints et Bienheureux!! (Ordre Alphabétique)
SAINT
JEAN LE SINAÏTE,
(525-605)
abbé
surnommé CLIMAQUE
JEAN LE SINAÏTE,
(525-605)
abbé
surnommé CLIMAQUE
EXTRAIT BIOGRAPHIQUE
Cet homme divin naquit vraisemblablement dans la seconde moitié du VIe siècle ; mais on ignore tout de sa patrie et de ses origines, car dès le début de son renoncement, il prit grand soin de vivre en étranger. « L'exil volontaire, écrit-il, est la séparation de toute chose pour rendre notre pensée inséparable de Dieu » (III, 3). On sait seulement que, dès l'âge de seize ans, après avoir acquis une solide formation intellectuelle, il renonça à tous les attraits de cette vie de vanité, par amour de Dieu, et se rendit au Mont Sinaï, au pied de cette Montagne Sainte où Dieu avait autrefois révélé Sa gloire à Moise, et il s'offrit d'un cœur ardent au Seigneur comme un holocauste d'agréable odeur.
Repoussant dès son entrée dans le stade toute confiance en lui-même et toute complaisance par une humilité sans feinte, il se soumit corps et âme à un ancien, nommé Martyrios, et s'engagea, libre de tout souci, dans l'ascension de cette échelle spirituelle (klimax) au sommet de laquelle Dieu se tenait et l'engageait à ajouter « jour après jour, feu sur feu, ferveur sur ferveur, désir sur désir et zèle sur zèle » (I, 46). Il regardait son pasteur comme l'icône vivante du Christ (cf. IV, 29) et, convaincu que celui-ci devrait rendre compte pour lui devant Dieu (IV, 33), il n'avait qu'un seul souci : celui de rejeter sa volonté propre et de renoncer à tout discernement par plénitude de discernement (IV, 3), de sorte qu'il n'y avait aucun intervalle de temps entre les ordres que Martyrios lui donnait, même apparemment sans raison, et l'obéissance de son disciple. Malgré cette parfaite soumission Martyrios le garda néanmoins quatre ans dans l'état de novice et ne le tonsura qu'à l'âge de vingt ans, après avoir éprouvé son humilité. Un des Moines présents ce jour-là, nommé Stratège, prédit que ce nouveau Moine était appelé à devenir un jour un des grands luminaires du monde. Lorsque, par la suite, Martyrios et son disciple rendirent visite à Jean le Sabaïte, un des plus fameux ascètes de ce temps, celui-ci, négligeant l'Ancien, alla laver les pieds de Jean. Après leur départ il déclara qu'il ne connaissait pas ce jeune Moine, mais que, sous l'inspiration du Saint-Esprit, il avait lavé les pieds à l'Higoumène du Sinaï. La même prophétie fut confirmée par le grand Anastase le Sinaïte (cf. 21 avril), chez lequel ils s'étaient également rendus.
Malgré sa jeunesse Jean montrait la maturité d'un vieillard et un grand discernement. C'est ainsi qu'un jour, alors qu'il avait été envoyé dans le monde pour une mission et se trouvait à table avec des séculiers, il préféra céder un peu à la vaine gloire, en mangeant fort peu, plutôt qu'à la gourmandise; car de deux maux, il vaut mieux préférer celui qui est le moins dangereux pour les nouveaux venus dans la vie monastique (XXVI, 53).
Il passa ainsi dix-neuf ans dans la bienheureuse insouciance que procure l'obéissance, débarrassé de tout combat par la prière de son père spirituel et naviguant sans danger, comme en dormant, vers le port de l'impassibilité (cf. IV, 3). A la mort de Martyrios, il résolut de poursuivre dans la solitude son ascension, genre de vie qui ne convient qu'au petit nombre de ceux qui, affermis sur la pierre de l'humilité, s'éloignent des hommes afin de n'être pas un moment privés de la suavité de Dieu (XXVII, 29). Il ne s'était pas engagé dans cette voie pleine d'embûches en se confiant à son propre jugement, mais sur les recommandations d'un Saint vieillard, Georges Arsilaïte, qui l'avait instruit du genre de vie propre aux hésychastes. Il choisit comme terrain d'exercice un lieu solitaire, appelé Tholas, situé à cinq milles du grand Monastère, où d'autres ermites demeuraient non loin les uns des autres. Il y resta pendant quarante ans, consumé par un amour de Dieu sans cesse croissant, sans souci pour sa propre chair, libre de tout contact avec les hommes, n'ayant pour seule occupation que la prière sans relâche et la vigilance sur son cœur, en vue de circonscrire l'incorporel dans une demeure corporelle (XXVII, 7), tel un ange revêtu d'un corps.
Il mangeait de tout ce que permet la profession monastique, mais en très petite quantité, domptant ainsi la tyrannie de la chair sans offrir de prétexte à la vaine gloire. Par la solitude et la retraite, il avait mis à mort la fournaise du désir d'accumuler, qui, sous prétexte de charité et d'hospitalité, porte les Moines négligents à la gourmandise, la porte de toutes les passions (XIV, 38), et à l'amour de l'argent, fille du manque de foi et adoration des idoles (XVI, 2. De l'acédie, cette mort de l'âme qui assaille en particulier les hésychastes (XIII, 4), et du relâchement, il triomphait par le souvenir de la mort (XXVII, 36) ; et par la méditation des biens promis il brisait le lien de la tristesse. Il ne connaissait qu'une seule tristesse : cette affliction qui procure la joie et nous fait courir avec ardeur sur le chemin du repentir (VII), et qui purifie l'âme de toutes ses souillures.
Que lui restait-il pour parvenir à l'impassibilité (apatheia)? La colère, il l'avait vaincue depuis longtemps par le glaive de l'obéissance. La vaine gloire, cette épine à trois pointes, qui se tient toujours dressée contre les combattants de la piété et qui se mêle à toutes les vertus comme une sangsue (XXI, 5), il l'avait étouffée par la réclusion et plus encore par le silence. Et, pour prix de ses labeurs, qu'il assaisonnait toujours du blâme de soi, le Seigneur lui avait accordé la reine des vertus, la sainte et précieuse humilité : « cette grâce ineffable dans l'âme, ce trésor, dont le nom n'est connu que par ceux qui l'ont appris par expérience, et qui porte le Nom de Dieu Lui- même (Mat. 11:29) » (XXV, 3).
Comme sa cellule était trop proche des autres, il se retirait souvent dans une grotte éloignée, au pied de la montagne [2], et il en faisait l'antichambre du ciel par ses gémissements et les larmes qui coulaient de ses yeux, comme une source abondante, sans effort, et transfiguraient son corps en une robe nuptiale (VII, 20, 44). Par l'effet de cette bienheureuse affliction et de ces larmes continuelles, il vivait chaque jour comme une fête (VII, 41) et gardait la prière perpétuelle dans son coeur devenu semblable à une forteresse inviolable aux assauts des pensées. Il lui arrivait parfois d'être ravi en esprit au milieu des Chœurs Angéliques, sans savoir s'il était en son corps ou hors de son corps, et avec grande liberté il demandait alors à Dieu de l'instruire sur les mystères de la Théologie (XXVII, 48. Lorsqu'il sortait de la fournaise de la prière, il se sentait tantôt purifié comme par le feu, tantôt tout resplendissant de lumière (XXVIII, 54).
Quant au sommeil, il ne lui accordait que la mesure nécessaire pour garder son esprit vigilant dans la prière et, avant de s'endormir. il priait longtemps ou écrivait sur des tablettes le fruit de ses méditations des Écritures inspirées.
Malgré le grand soin qu'il prit, pendant toutes ces années, de garder ses vertus cachées aux yeux des hommes, lorsque Dieu jugea que le temps était venu pour lui de transmettre aux autres la lumière qu'il avait acquise pour l'édification de l'Eglise, Il porta vers Jean un jeune Moine, nommé Moïse, qui, grâce à l'intervention des autres ascètes, parvint à fléchir la résistance de l'homme de Dieu et à se faire admettre comme son disciple. Un jour que Moïse était allé chercher au loin de la terre pour leur petit jardin et qu'il s'était allongé sous un gros rocher pour la sieste, Jean reçut dans sa cellule la révélation que son disciple était en danger. Il saisit aussitôt l'arme de la prière, et quand Moïse revint, le soir venu, il lui raconta que dans son sommeil il avait soudain entendu la voix de son Ancien l'appeler, au moment même où le rocher se détachait et menaçait de l'écraser.
La prière de Jean avait aussi le pouvoir de guérir les blessures visibles et invisibles. C'est ainsi qu'il délivra un Moine du démon de la luxure qui l'avait poussé au découragement. Une autre fois, il fit tomber la pluie. Mais c'était surtout par le charisme de l'enseignement spirituel que Dieu manifestait en lui Sa grâce. Se fondant sur son expérience personnelle, il instruisait libéralement tous ceux qui venaient le trouver, sur les embûches qui guettent les moines dans leur combat contre leurs passions et contre le Prince de ce monde. Cet enseignement spirituel attira toutefois la jalousie de certains, qui répandirent alors contre lui des calomnies, le traitant de bavard et de vaniteux. Bien qu'il eût la conscience en paix. Jean ne chercha pas à se justifier et, pour enlever tout prétexte à ceux qui en cherchaient un, il arrêta pendant une année entière le flot de ses enseignements, convaincu qu'il valait mieux porter un léger préjudice aux amis du bien plutôt que d'exacerber le ressentiment des méchants. Tous les habitants du désert furent édifiés par son silence et par cette preuve d'humilité, et ce ne fut que sur les instances de ses propres calomniateurs repentants qu'il accepta de recevoir à nouveau des visiteurs.
Comblé de toutes les vertus de l'action et de la contemplation, et parvenu au sommet de l'Échelle Sainte par la victoire sur toutes les passions du vieil homme, Jean rayonnait comme un astre sur la péninsule du Sinaï et était admiré par tous les Moines. Il ne s'en estimait pas moins encore un débutant et, avide de recueillir des exemples de conduite évangélique, il entreprit un voyage dans divers Monastères d'Égypte. Il visita en particulier un grand Monastère cénobitique, dans la région d'Alexandrie, un véritable ciel terrestre, qui était dirigé par un admirable pasteur doté d'un infaillible discernement. Cette communauté était unie dans le Seigneur par une telle charité, exempte de toute familiarité et de toute parole vaine, que les moines avaient à peine besoin des avertissements de leur supérieur de leur propre mouvement, ils s'excitaient mutuellement à une vigilance toute divine. De toutes leurs vertus, la plus admirable. selon Jean étaient qu'ils s'exerçaient surtout à ne blesser en rien la conscience d'un frère (IV, 15-17). Il fut aussi fort édifié par la visite d'une dépendance de ce Monastère, nommée "la Prison", où vivaient, dans une ascèse extrême et dans les démonstrations les plus extraordinaires de repentir, des Moines qui avaient gravement péché et qui s'efforçaient de gagner par leurs labeurs le pardon de Dieu. Loin de lui paraître dure et intolérable cette prison était au contraire pour le Saint le modèle de la vie monastique. « L'âme en effet qui a perdu sa confiance première, qui a brisé le sceau de sa pureté et s’est laissée ravir les trésors de la grâce, qui est devenue étrangère aux consolations divines, qui a violé son alliance avec le Seigneur, et qui est blessée et transportée de chagrin au souvenir (le tout cela, cette âme, dis-je, non seulement se soumettra volontiers à tous ces labeurs, mais sera fermement résolue à se donner pieusement la mort par l'ascèse, si du moins il lui reste encore une étincelle d'amour et de crainte du Seigneur » (V, 24).
Lorsque le Saint eut accompli ces quarante années de séjour au désert, tel un autre Moïse, il fut chargé par Dieu de prendre la tête de ce nouvel Israël et devint Higoumène du monastère [3] au pied de la Montagne Sainte. On raconte que, le jour de son intronisation, six cents pèlerins étaient présents et, pendant que tous étaient assis pour le repas, on put voir le Prophète Moïse lui-même, vêtu d'une tunique blanche, allant et venant, et donnant des ordres avec autorité aux cuisiniers, aux économes, aux cellériers et autres domestiques.
Ayant pénétré dans la ténèbre mystique de la contemplation, ce nouveau Moïse y avait été initié aux secrets de la Loi spirituelle et, redescendant de la montagne, impassible, le visage glorifié par la Grâce, il put devenir pour tous le Pasteur, le médecin et le maître spirituel qui, portant en lui-même le livre écrit par Dieu, n'avait pas besoin d'autres livres pour enseigner à ses moines la science des sciences et l'art des arts.
L'higoumène de Raïthou, nommé lui aussi Jean, ayant été informé de la merveilleuse manière de vivre des moines du Sinaï, écrivit à Jean pour lui demander d'exposer, de manière méthodique et brièvement, ce qui est nécessaire à ceux qui ont embrassé la vie angélique pour obtenir le salut. Celui qui ne savait pas contredire grava alors, du stylet de sa propre expérience, les "Tables de la Loi spirituelle" [4]. Il présenta son traité comme une Échelle de trente degrés, que Jacob, c'est-à-dire "celui qui a supplanté les passions", contempla tandis qu'il reposait sur la couche de l'ascèse (cf. Gn. 28:12). Dans cette Somme orthodoxe de la vie spirituelle [5], qui reste à travers les siècles, tant pour les Moines que pour les laïcs, le guide par excellence de la vie évangélique, Saint Jean n'institue pas des règles, mais, à partir de recommandations pratiques, de détails judicieusement choisis, d'aphorismes ou d'énigmes souvent pleins d'humour, il initie l'âme au combat spirituel et au discernement des pensées. Sa parole est brève, dense et effilée, et elle pénètre, tel un glaive, jusqu'au profond de l'âme, tranchant sans compromis toute complaisance de soi et poursuivant jusque dans leurs racines l'ascèse hypocrite et l'égoïsme. Semblable à celle de Saint Grégoire dans le domaine théologique, cette parole est l'Évangile mis en pratique, et elle conduit sûrement ceux qui s'en imprègnent par une lecture assidue, jusqu'à la porte du ciel où le Christ nous attend.
Sur la fin de ses jours, le bienheureux Jean désigna son frère Georges, qui lui aussi avait embrassé la vie hésychaste dès le début de son renoncement, pour lui succéder à la tête du Monastère. Lorsqu'il fut sur le point de mourir, Georges lui dit : « Ainsi tu m'abandonnes et tu pars! Pourtant, j'ai prié pour que tu m'envoies vers le Seigneur en premier, car sans toi il n'est pas en mon pouvoir de paître cette communauté. » Mais Jean le rassura et lui dit : « Ne t'afflige pas et ne te fais pas de souci. Si je trouve grâce devant Dieu, je ne te laisserai même pas achever une année après moi. » Effectivement, dix mois après le repos de Jean, Georges partit à son tour vers le Seigneur [6].
[1] Il est aussi célébré, plus solennellement, le IVe dimanche du Grand Carême. Nous indiquerons ici, entre parenthèses dans le texte, les références à la traduction de l'Échelle Sainte par le P. Placide Deseille, "Spiritualité orientale n° 24", Abbaye de Bellefontaine, 1978.
[2] On peut la vénérer encore aujourd'hui.
[3] Fondé en 536 par l'empereur Justinien. le monastère du Sinaï était alors dédié la Mère de Dieu. Ce n'est qu'au XlVe s. qu'il prit le nom de Sainte-Catherine.
[4] C'était le titre primitif de l'Échelle, dont témoignent certains manuscrits.
[5] Elle est lue chaque année, dans l'église ou au réfectoire, pendant le Grand Carême. C'est pourquoi on trouve souvent une fresque de l'Échelle dans les Monastères Orthodoxes.
[6] On suppose que Georges était l'Évêque de Pharan qui, en 680, vint installer définitivement son siège au Monastère du Sinaï.
Cet homme divin naquit vraisemblablement dans la seconde moitié du VIe siècle ; mais on ignore tout de sa patrie et de ses origines, car dès le début de son renoncement, il prit grand soin de vivre en étranger. « L'exil volontaire, écrit-il, est la séparation de toute chose pour rendre notre pensée inséparable de Dieu » (III, 3). On sait seulement que, dès l'âge de seize ans, après avoir acquis une solide formation intellectuelle, il renonça à tous les attraits de cette vie de vanité, par amour de Dieu, et se rendit au Mont Sinaï, au pied de cette Montagne Sainte où Dieu avait autrefois révélé Sa gloire à Moise, et il s'offrit d'un cœur ardent au Seigneur comme un holocauste d'agréable odeur.
Repoussant dès son entrée dans le stade toute confiance en lui-même et toute complaisance par une humilité sans feinte, il se soumit corps et âme à un ancien, nommé Martyrios, et s'engagea, libre de tout souci, dans l'ascension de cette échelle spirituelle (klimax) au sommet de laquelle Dieu se tenait et l'engageait à ajouter « jour après jour, feu sur feu, ferveur sur ferveur, désir sur désir et zèle sur zèle » (I, 46). Il regardait son pasteur comme l'icône vivante du Christ (cf. IV, 29) et, convaincu que celui-ci devrait rendre compte pour lui devant Dieu (IV, 33), il n'avait qu'un seul souci : celui de rejeter sa volonté propre et de renoncer à tout discernement par plénitude de discernement (IV, 3), de sorte qu'il n'y avait aucun intervalle de temps entre les ordres que Martyrios lui donnait, même apparemment sans raison, et l'obéissance de son disciple. Malgré cette parfaite soumission Martyrios le garda néanmoins quatre ans dans l'état de novice et ne le tonsura qu'à l'âge de vingt ans, après avoir éprouvé son humilité. Un des Moines présents ce jour-là, nommé Stratège, prédit que ce nouveau Moine était appelé à devenir un jour un des grands luminaires du monde. Lorsque, par la suite, Martyrios et son disciple rendirent visite à Jean le Sabaïte, un des plus fameux ascètes de ce temps, celui-ci, négligeant l'Ancien, alla laver les pieds de Jean. Après leur départ il déclara qu'il ne connaissait pas ce jeune Moine, mais que, sous l'inspiration du Saint-Esprit, il avait lavé les pieds à l'Higoumène du Sinaï. La même prophétie fut confirmée par le grand Anastase le Sinaïte (cf. 21 avril), chez lequel ils s'étaient également rendus.
Malgré sa jeunesse Jean montrait la maturité d'un vieillard et un grand discernement. C'est ainsi qu'un jour, alors qu'il avait été envoyé dans le monde pour une mission et se trouvait à table avec des séculiers, il préféra céder un peu à la vaine gloire, en mangeant fort peu, plutôt qu'à la gourmandise; car de deux maux, il vaut mieux préférer celui qui est le moins dangereux pour les nouveaux venus dans la vie monastique (XXVI, 53).
Il passa ainsi dix-neuf ans dans la bienheureuse insouciance que procure l'obéissance, débarrassé de tout combat par la prière de son père spirituel et naviguant sans danger, comme en dormant, vers le port de l'impassibilité (cf. IV, 3). A la mort de Martyrios, il résolut de poursuivre dans la solitude son ascension, genre de vie qui ne convient qu'au petit nombre de ceux qui, affermis sur la pierre de l'humilité, s'éloignent des hommes afin de n'être pas un moment privés de la suavité de Dieu (XXVII, 29). Il ne s'était pas engagé dans cette voie pleine d'embûches en se confiant à son propre jugement, mais sur les recommandations d'un Saint vieillard, Georges Arsilaïte, qui l'avait instruit du genre de vie propre aux hésychastes. Il choisit comme terrain d'exercice un lieu solitaire, appelé Tholas, situé à cinq milles du grand Monastère, où d'autres ermites demeuraient non loin les uns des autres. Il y resta pendant quarante ans, consumé par un amour de Dieu sans cesse croissant, sans souci pour sa propre chair, libre de tout contact avec les hommes, n'ayant pour seule occupation que la prière sans relâche et la vigilance sur son cœur, en vue de circonscrire l'incorporel dans une demeure corporelle (XXVII, 7), tel un ange revêtu d'un corps.
Il mangeait de tout ce que permet la profession monastique, mais en très petite quantité, domptant ainsi la tyrannie de la chair sans offrir de prétexte à la vaine gloire. Par la solitude et la retraite, il avait mis à mort la fournaise du désir d'accumuler, qui, sous prétexte de charité et d'hospitalité, porte les Moines négligents à la gourmandise, la porte de toutes les passions (XIV, 38), et à l'amour de l'argent, fille du manque de foi et adoration des idoles (XVI, 2. De l'acédie, cette mort de l'âme qui assaille en particulier les hésychastes (XIII, 4), et du relâchement, il triomphait par le souvenir de la mort (XXVII, 36) ; et par la méditation des biens promis il brisait le lien de la tristesse. Il ne connaissait qu'une seule tristesse : cette affliction qui procure la joie et nous fait courir avec ardeur sur le chemin du repentir (VII), et qui purifie l'âme de toutes ses souillures.
Que lui restait-il pour parvenir à l'impassibilité (apatheia)? La colère, il l'avait vaincue depuis longtemps par le glaive de l'obéissance. La vaine gloire, cette épine à trois pointes, qui se tient toujours dressée contre les combattants de la piété et qui se mêle à toutes les vertus comme une sangsue (XXI, 5), il l'avait étouffée par la réclusion et plus encore par le silence. Et, pour prix de ses labeurs, qu'il assaisonnait toujours du blâme de soi, le Seigneur lui avait accordé la reine des vertus, la sainte et précieuse humilité : « cette grâce ineffable dans l'âme, ce trésor, dont le nom n'est connu que par ceux qui l'ont appris par expérience, et qui porte le Nom de Dieu Lui- même (Mat. 11:29) » (XXV, 3).
Comme sa cellule était trop proche des autres, il se retirait souvent dans une grotte éloignée, au pied de la montagne [2], et il en faisait l'antichambre du ciel par ses gémissements et les larmes qui coulaient de ses yeux, comme une source abondante, sans effort, et transfiguraient son corps en une robe nuptiale (VII, 20, 44). Par l'effet de cette bienheureuse affliction et de ces larmes continuelles, il vivait chaque jour comme une fête (VII, 41) et gardait la prière perpétuelle dans son coeur devenu semblable à une forteresse inviolable aux assauts des pensées. Il lui arrivait parfois d'être ravi en esprit au milieu des Chœurs Angéliques, sans savoir s'il était en son corps ou hors de son corps, et avec grande liberté il demandait alors à Dieu de l'instruire sur les mystères de la Théologie (XXVII, 48. Lorsqu'il sortait de la fournaise de la prière, il se sentait tantôt purifié comme par le feu, tantôt tout resplendissant de lumière (XXVIII, 54).
Quant au sommeil, il ne lui accordait que la mesure nécessaire pour garder son esprit vigilant dans la prière et, avant de s'endormir. il priait longtemps ou écrivait sur des tablettes le fruit de ses méditations des Écritures inspirées.
Malgré le grand soin qu'il prit, pendant toutes ces années, de garder ses vertus cachées aux yeux des hommes, lorsque Dieu jugea que le temps était venu pour lui de transmettre aux autres la lumière qu'il avait acquise pour l'édification de l'Eglise, Il porta vers Jean un jeune Moine, nommé Moïse, qui, grâce à l'intervention des autres ascètes, parvint à fléchir la résistance de l'homme de Dieu et à se faire admettre comme son disciple. Un jour que Moïse était allé chercher au loin de la terre pour leur petit jardin et qu'il s'était allongé sous un gros rocher pour la sieste, Jean reçut dans sa cellule la révélation que son disciple était en danger. Il saisit aussitôt l'arme de la prière, et quand Moïse revint, le soir venu, il lui raconta que dans son sommeil il avait soudain entendu la voix de son Ancien l'appeler, au moment même où le rocher se détachait et menaçait de l'écraser.
La prière de Jean avait aussi le pouvoir de guérir les blessures visibles et invisibles. C'est ainsi qu'il délivra un Moine du démon de la luxure qui l'avait poussé au découragement. Une autre fois, il fit tomber la pluie. Mais c'était surtout par le charisme de l'enseignement spirituel que Dieu manifestait en lui Sa grâce. Se fondant sur son expérience personnelle, il instruisait libéralement tous ceux qui venaient le trouver, sur les embûches qui guettent les moines dans leur combat contre leurs passions et contre le Prince de ce monde. Cet enseignement spirituel attira toutefois la jalousie de certains, qui répandirent alors contre lui des calomnies, le traitant de bavard et de vaniteux. Bien qu'il eût la conscience en paix. Jean ne chercha pas à se justifier et, pour enlever tout prétexte à ceux qui en cherchaient un, il arrêta pendant une année entière le flot de ses enseignements, convaincu qu'il valait mieux porter un léger préjudice aux amis du bien plutôt que d'exacerber le ressentiment des méchants. Tous les habitants du désert furent édifiés par son silence et par cette preuve d'humilité, et ce ne fut que sur les instances de ses propres calomniateurs repentants qu'il accepta de recevoir à nouveau des visiteurs.
Comblé de toutes les vertus de l'action et de la contemplation, et parvenu au sommet de l'Échelle Sainte par la victoire sur toutes les passions du vieil homme, Jean rayonnait comme un astre sur la péninsule du Sinaï et était admiré par tous les Moines. Il ne s'en estimait pas moins encore un débutant et, avide de recueillir des exemples de conduite évangélique, il entreprit un voyage dans divers Monastères d'Égypte. Il visita en particulier un grand Monastère cénobitique, dans la région d'Alexandrie, un véritable ciel terrestre, qui était dirigé par un admirable pasteur doté d'un infaillible discernement. Cette communauté était unie dans le Seigneur par une telle charité, exempte de toute familiarité et de toute parole vaine, que les moines avaient à peine besoin des avertissements de leur supérieur de leur propre mouvement, ils s'excitaient mutuellement à une vigilance toute divine. De toutes leurs vertus, la plus admirable. selon Jean étaient qu'ils s'exerçaient surtout à ne blesser en rien la conscience d'un frère (IV, 15-17). Il fut aussi fort édifié par la visite d'une dépendance de ce Monastère, nommée "la Prison", où vivaient, dans une ascèse extrême et dans les démonstrations les plus extraordinaires de repentir, des Moines qui avaient gravement péché et qui s'efforçaient de gagner par leurs labeurs le pardon de Dieu. Loin de lui paraître dure et intolérable cette prison était au contraire pour le Saint le modèle de la vie monastique. « L'âme en effet qui a perdu sa confiance première, qui a brisé le sceau de sa pureté et s’est laissée ravir les trésors de la grâce, qui est devenue étrangère aux consolations divines, qui a violé son alliance avec le Seigneur, et qui est blessée et transportée de chagrin au souvenir (le tout cela, cette âme, dis-je, non seulement se soumettra volontiers à tous ces labeurs, mais sera fermement résolue à se donner pieusement la mort par l'ascèse, si du moins il lui reste encore une étincelle d'amour et de crainte du Seigneur » (V, 24).
Lorsque le Saint eut accompli ces quarante années de séjour au désert, tel un autre Moïse, il fut chargé par Dieu de prendre la tête de ce nouvel Israël et devint Higoumène du monastère [3] au pied de la Montagne Sainte. On raconte que, le jour de son intronisation, six cents pèlerins étaient présents et, pendant que tous étaient assis pour le repas, on put voir le Prophète Moïse lui-même, vêtu d'une tunique blanche, allant et venant, et donnant des ordres avec autorité aux cuisiniers, aux économes, aux cellériers et autres domestiques.
Ayant pénétré dans la ténèbre mystique de la contemplation, ce nouveau Moïse y avait été initié aux secrets de la Loi spirituelle et, redescendant de la montagne, impassible, le visage glorifié par la Grâce, il put devenir pour tous le Pasteur, le médecin et le maître spirituel qui, portant en lui-même le livre écrit par Dieu, n'avait pas besoin d'autres livres pour enseigner à ses moines la science des sciences et l'art des arts.
L'higoumène de Raïthou, nommé lui aussi Jean, ayant été informé de la merveilleuse manière de vivre des moines du Sinaï, écrivit à Jean pour lui demander d'exposer, de manière méthodique et brièvement, ce qui est nécessaire à ceux qui ont embrassé la vie angélique pour obtenir le salut. Celui qui ne savait pas contredire grava alors, du stylet de sa propre expérience, les "Tables de la Loi spirituelle" [4]. Il présenta son traité comme une Échelle de trente degrés, que Jacob, c'est-à-dire "celui qui a supplanté les passions", contempla tandis qu'il reposait sur la couche de l'ascèse (cf. Gn. 28:12). Dans cette Somme orthodoxe de la vie spirituelle [5], qui reste à travers les siècles, tant pour les Moines que pour les laïcs, le guide par excellence de la vie évangélique, Saint Jean n'institue pas des règles, mais, à partir de recommandations pratiques, de détails judicieusement choisis, d'aphorismes ou d'énigmes souvent pleins d'humour, il initie l'âme au combat spirituel et au discernement des pensées. Sa parole est brève, dense et effilée, et elle pénètre, tel un glaive, jusqu'au profond de l'âme, tranchant sans compromis toute complaisance de soi et poursuivant jusque dans leurs racines l'ascèse hypocrite et l'égoïsme. Semblable à celle de Saint Grégoire dans le domaine théologique, cette parole est l'Évangile mis en pratique, et elle conduit sûrement ceux qui s'en imprègnent par une lecture assidue, jusqu'à la porte du ciel où le Christ nous attend.
Sur la fin de ses jours, le bienheureux Jean désigna son frère Georges, qui lui aussi avait embrassé la vie hésychaste dès le début de son renoncement, pour lui succéder à la tête du Monastère. Lorsqu'il fut sur le point de mourir, Georges lui dit : « Ainsi tu m'abandonnes et tu pars! Pourtant, j'ai prié pour que tu m'envoies vers le Seigneur en premier, car sans toi il n'est pas en mon pouvoir de paître cette communauté. » Mais Jean le rassura et lui dit : « Ne t'afflige pas et ne te fais pas de souci. Si je trouve grâce devant Dieu, je ne te laisserai même pas achever une année après moi. » Effectivement, dix mois après le repos de Jean, Georges partit à son tour vers le Seigneur [6].
[1] Il est aussi célébré, plus solennellement, le IVe dimanche du Grand Carême. Nous indiquerons ici, entre parenthèses dans le texte, les références à la traduction de l'Échelle Sainte par le P. Placide Deseille, "Spiritualité orientale n° 24", Abbaye de Bellefontaine, 1978.
[2] On peut la vénérer encore aujourd'hui.
[3] Fondé en 536 par l'empereur Justinien. le monastère du Sinaï était alors dédié la Mère de Dieu. Ce n'est qu'au XlVe s. qu'il prit le nom de Sainte-Catherine.
[4] C'était le titre primitif de l'Échelle, dont témoignent certains manuscrits.
[5] Elle est lue chaque année, dans l'église ou au réfectoire, pendant le Grand Carême. C'est pourquoi on trouve souvent une fresque de l'Échelle dans les Monastères Orthodoxes.
[6] On suppose que Georges était l'Évêque de Pharan qui, en 680, vint installer définitivement son siège au Monastère du Sinaï.
A suivre...
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Re: Saints et Bienheureux!! (Ordre Alphabétique)
L’ÉCHELLE SAINTE
I
PREMIER DEGRÉ
PREMIÈRE PARTIE
1. Il convient qu'ayant à parler ici à des Serviteurs de Dieu, je commence mon discours par son nom saint et adorable. Ainsi, Dieu, qui est notre roi suprême, a doué du libre arbitre toutes les créatures raisonnables, auxquelles Il a donné l'être et l'existence; néanmoins on doit remarquer qu'elles diffèrent les unes des autres. En effet, les unes ont mérité d'être pour toujours les amis de Dieu; les autres sont ses bons et fidèles serviteurs; les autres ne sont que de mauvais serviteurs; les autres se sont entièrement séparées de Lui; et les autres enfin sont des ennemis déclarés, et quoiqu'elles ne puissent rien contre Lui, elles ne laissent pas de Lui faire une guerre sacrilège.
2. Or, mon Père, malgré mes faibles lumières, je pense que les amis de Dieu sont ces intelligences sublimes et spirituelles qui environnent son trône éternel; que ses véritables et fidèles amis sont ceux qui, avec une grande ardeur et une exactitude parfaite, accomplissent sa très sainte Volonté en toute chose ; que ses serviteurs inutiles sont ces personnes qui, ayant été purifiées et sanctifiées par la grâce du baptême, n'ont pas gardé les promesses qu'elles avaient faites, et ont indignement violé l'alliance auguste qu'elles avaient contractée avec Dieu; que ceux qui se sont séparés de Lui, ou qui marchent loin de Lui, sont ou les hérétiques, qui ont corrompu la foi, ou les infidèles qui ne l'ont jamais eue; qu'enfin ses ennemis sont ces gens qui, non seulement se sent soustraits à sa loi, en la transgressant avec insolence, mais suscitent et exercent des cruelles persécutions contre ceux qui servent Dieu avec amour et observent sa sainte loi avec une inviolable, fidélité.
3. Mais, comme il faudrait des livres entiers pour dire tout ce qu'il y aurait à dire sur ces différentes espèces de créatures, et qu'un homme ignorant comme moi serait incapable d'une si grande entreprise, je crois qu'il vaut mieux que, pour obéir aux véritables serviteurs de Dieu, dont la tendre piété me fait violence, et dont le zèle et la bonne volonté me pressent, je me borne et m'arrête aux choses qui peuvent servir à l'édification de leurs âmes; que, quelque incapable que je doive me reconnaître, je prenne la plume de leurs mains, et que, la trempant avec simplicité dans l'humble soumission à leurs voeux prononcés, j'aie lieu, malgré mon impuissance et mon incapacité, d'espérer et de recevoir de mon obéissance quelques grâces et quelques lumières, afin que, traçant sur un papier d'une admirable blancheur les règles d'une vie sainte et pure, je les trace aussi dans leurs coeurs bien préparés et saintement purifiés, que je les écrive sur des cahiers mystérieux et vivants. C'est de cette manière et dans ces dispositions que je vais commencer.
4. Dieu est la vie et le salut de toutes les créatures raisonnables qu'Il a tirées du néant, soit qu'elles croient en Lui, ou qu'elles nient son Existence; soit qu'elles soient justes, ou méchantes; soit qu'elles pratiquent la piété, ou qu'elles se livrent à l'irréligion; soit qu'elles se soient affranchies de leurs passions, ou qu'elles en soient les viles esclaves; soit qu'elles soient entrées dans une communauté religieuse, ou qu'elles demeurent dans le siècle; soit qu'elles aient de la science, ou qu'elles vivent dans les ténèbres de l'ignorance; soit qu'elles jouissent d'une bonne santé, ou qu'elles languissent sur un lit de souffrances; soit qu'elles soient à la fleur de l'âge, ou parvenues à la dernière vieillesse. Or toutes ces personnes, sont destinées à la grâce du salut, et peuvent en jouir, comme elles jouissent de l'effusion de la lumière, de la vue et des bienfaits du soleil, de la variété des saisons, et de toutes les autres choses qui existent et qui sont faites pour elles; car auprès de Dieu «il n'y a pas de favoritisme». (Rom 2,11).
5. Or j'appelle "impie" celui qui, bien que d'une nature mortelle et ayant reçu l'intelligence; évite et fuit Dieu qui est pourtant sa vie; qui enfin ne s'occupe pas plus de son Créateur que s'il n'existait pas. L'insensé ! il dit dans son coeur : «Il n'y a aucun Dieu !»(Ps 13.1)
6. J'appelle "méchant" celui qui corrompt et obscurcit la loi de Dieu, en l'interprétant selon son propre esprit, et qui, tout en suivant son opinion erronée, et même quelquefois hérétique, préfère son autorité à celle de Dieu, ses lumières à celles de l'Esprit saint.
7. J'appelle "chrétien" le fidèle qui, selon ses forces, tâche dans ses paroles, dans ses actions et dans toute sa conduite, de marcher sous les étendards de Jésus Christ, et qui, par une foi pure, sincère et ardente, par une vie sainte, et par une charité enflammée, est tout dévoué à la très sainte Trinité.
8. J'appelle "ami de Dieu" celui qui use selon les règles de la justice et de la tempérance, des choses qu'il a reçues de Dieu dans l'ordre de la nature, et qui ne néglige aucune des bonnes oeuvres qu'il peut faire.
9. J'appelle "homme chaste" celui qui, au milieu des tentations, des pièges et des agitations, prend de si sages précautions, qu'il retrace dans sa conduite les moeurs de ceux qui sont hors de tout danger.
10. J'appelle "moine" l'homme qui, dans un corps terrestre et corrompu, tâche, comme s'il était libre de son corps, d'imiter l'état et la vie des intelligences célestes.
11. J'appelle "moine" l'homme qui, dans tous les temps, dans tous les lieux et dans toutes les choses, suit exactement la loi du Seigneur, et se conforme parfaitement à sa sainte volonté;
12. J'appelle "moine" l'homme qui, faisant violence à la nature, ne cesse de veiller sur ses sens, et dompte ses appétits déréglés.
13. J'appelle "moine" l'homme, qui conserve son corps dans la sainteté, sa langue dans la pureté, et qui orne son esprit des lumières du saint Esprit;
14. J'appelle "moine" l'homme qui, jour et nuit, déteste et pleure ses péchés, et ne perd pas de vue la pensée salutaire de la mort.
15. Et par "renoncement au monde", j'entends la haine qu'on porte à tout ce que les mondains aiment et louent, et l'abandon volontaire des biens caducs et périssables, dans le désir et l'espérance d'obtenir et de posséder les biens surnaturels.
16. Trois principaux motifs engagent à faire généreusement et promptement le sacrifice des commodités et des plaisirs de la vie présente : un violent désir de mériter le royaume des cieux; un repentir amer et sincère des fautes énormes et nombreuses qu'on a commises, et un ardent amour pour Dieu. Or, nous pouvons assurer qu'une personne qui a renoncé au monde sans avoir aucun des trois motifs dont nous venons de parler, l'a fait sans prudence et sans réflexion; mais Dieu, qui est la Bonté même et le souverain rémunérateur de ceux qui agissent et combattent pour sa gloire, fait moins attention aux motifs qui d'abord nous ont fait entrer dans la carrière de la vertu, qu'au terme où nous arrivons enfin.
17. Ainsi, que celui qui entre dans la vie religieuse dans l'intention de pleurer et de gémir sur ses péchés imite les personnes qui sortent des villes pour aller s'asseoir et pleurer sur le tombeau de leurs proches. Qu'il ne laisse jamais tarir la source de ses larmes amères, ni affaiblir la ferveur de son repentir, et qu'il arrache sans cesse à son coeur déchiré de longs gémissements et de profonds soupirs, afin de mériter de voir Jésus Christ venir vers lui pour ôter de dessus son coeur la funeste pierre de l'endurcissement, et d'entendre ce divin Sauveur commander à ses anges de le délivrer des liens qui le retenaient sous l'esclavage de Satan; pour qu'affranchi des troubles et des reproches d'une conscience justement alarmée, il parvienne à cette paix précieuse de l'âme qui donne le vrai bonheur. Hélas ! s'il agit autrement, quels avantages retirera-t-il de son renoncement au monde ?
18. Mais remarquons ici que si, réellement, nous voulons sortir de l'Égypte et nous délivrer de la servitude de Pharaon, nous avons, ainsi que le peuple Juif, besoin d'un Moïse qui soit notre médiateur auprès de Dieu, qui étende avec ferveur des mains suppliantes vers le ciel, pendant que nous serons au combat, pour nous obtenir les forces et le courage dont nous avons besoin, et qui nous conduise de telle sorte que nous puissions heureusement traverser la mer Rouge de nos péchés, et mettre en fuite l'Amalec de nos passions tyranniques(Ex 14.15-22; Ex 17.8-13). C'est pourquoi ils ont été dans une illusion bien déplorable et bien funeste, ceux qui, pleins de confiance en leurs propres lumières, ont cru qu'ils n'avaient pas besoin de conducteur pour leur montrer le chemin de la vie spirituelle, et pour les y conduire.
19. Les enfants de Jacob eurent Moise pour les faire sortir de la terre d'Égypte; la famille de Loth eut un ange pour sortir de Sodome. Ceux qui sortirent de l'Égypte nous représentent les pécheurs qui, pour guérir leurs âmes, et les purifier de leurs péchés, ont besoin des soins et des lumières des médecins spirituels. Ceux qui s'enfuirent de Sodome, sont la figure des personnes qui désirent se voir délivrées des penchants de leur misérable corps; c'est pourquoi elles ont besoin d'un ange pour les secourir, ou du moins d'un homme qui, pour m'exprimer ainsi, ne soit pas inférieur à un ange; car d'après la grandeur et la corruption des plaies qu'elles ont réelles, il leur faut un chirurgien et un médecin doués l'un et l'autre d'une science et d'une expérience peu communes.
20. Eh certes ! ne sommes-nous pas forcés d'avouer que ceux qui, avec un corps de péché, ont résolu de monter jusqu'au ciel, sont obligés de se faire la plus grande violence et les plus grands efforts, et de se dévouer généreusement à la mortification la plus austère et aux travaux les plus pénibles, surtout au commencement de leur conversion, jusqu'à ce que l'amour des plaisirs auxquels ils étaient accoutumés, que la paresse dans laquelle ils languissaient, et que l'insensibilité de leur coeur pour la vertu, se changent, par une pénitence proportionnée, en un ardent amour pour Dieu et pour les bonnes oeuvres, et en une sainteté parfaite.
21. Oui, je le répète, ils doivent endurer bien des travaux, dévorer bien des afflictions, principalement ceux qui ont eu le malheur de vivre sans penser aucunement à leur salut, s'ils veulent que leur coeur, après n'avoir eu que trop de ressemblance avec les chiens, qui ne se plaisent qu'à manger et à japer, puisse parvenir à la simplicité, à la douceur, à la patience, au zèle, à la ferveur, à la tempérance, à la pureté, et à l'amour du salut éternel. Cependant, aussi dépendants que nous soyons à nos penchants, aussi graves que soient les maladies de notre âme, gardons-nous bien de perdre courage; mettons, au contraire, en Dieu une confiance pleine et entière. Ainsi, alors même que nous nous sentons faibles, soutenus par la fermeté d'une foi inébranlable, présentons-nous devant le Christ, et, avec une grande simplicité et une profonde humilité, exposons-lui notre faiblesse et nos misères, l'abattement de notre âme et de notre corps; et, tout indignes que nous en soyons, il nous tendra la Main avec bonté, et nous prendra sous sa puissante Protection avec une tendre charité.
22. Que tous ceux qui veulent entrer dans cette carrière qui est belle, mais incommode, qui est rude et étroite, mais adoucie et élargie par la grâce de Dieu, se précipitent avec courage au milieu des flammes des mortifications et des travaux spirituels, si du moins c'est l'amour de Dieu qui les enflamme et qui les anime. Mais que chacun s'éprouve soi-même auparavant, et qu'ensuite seulement il mange le pain salutaire de la vie religieuse avec les laitues amères, qu'il boive ce breuvage mêlé avec ses larmes; et qu'il prenne bien garde que ce ne soit pas pour sa condamnation qu'il s'engage dans cette milice sainte. Il est aisé de voir pour quelles raisons tout ceux qui sont baptisés, ne parviennent pas au salut; je ne le dirai donc pas.
23. Vouloir sérieusement et efficacement servir Dieu dans la vie religieuse, c'est dire adieu à tout, mépriser tout, rejeter tout, et fouler tout aux pieds. C'est là le seul fondement solide de l'édifice spirituel. Et ce fondement ne sera solide, que dans la mesure où l'édifice qu'on élèvera dessus, sera soutenu par ces trois colonnes : l'innocence, la mortification, et la tempérance. C'est par la pratique de ces trois vertus que doivent commencer tous ceux qui deviennent enfants dans le Christ; et les enfants sont ici leurs modèles : on ne remarque en eux ni méchanceté, ni malice, ni duplicité; ils ne se jettent pas sur les mets avec une avidité insatiable; dans leurs corps innocents la concupiscence ne fait pas sentir ses coupables ardeurs, et ce n'est qu'on croissant en âge et en ne se modérant plus autant dans le boire et le manger, qu'ils deviennent sujets aux mouvements déréglés du corps.
24. Un athlète qui, sans force et sans courage, entre dans l'arène, s'attire le mépris et l'aversion des spectateurs, et s'expose à une défaite éminente; aussi tout le monde juge que sa perte est certaine. Il nous est donc très important et très nécessaire de commencer notre carrière religieuse avec courage, zèle et ferveur, quand même il devrait nous arriver dans la suite de nous relâcher un peu. En effet une âme qui s'est vue dans un temps remplie de courage et d'ardeur, et qui se voit, après, tiède et languissante, trouve dans cette comparaison un véritable aiguillon qui l'excite. C'est ainsi que plusieurs se sont animés et réchauffés dans la piété.
25. Mais toutes les fois qu'une âme vient à se manquer à elle-même, et qu'elle aperçoit qu'elle n'a plus la sainte ferveur de la dévotion, elle doit se hâter d'en rechercher et d'en trouver la misérable cause, et faire tous ses efforts pour la détruire; elle doit être bien convaincue que le moyen de se rétablir dans la ferveur, c'est de la faire rentrer par la porte dont elle s'est servie pour la chasser.
26. Il me semble qu'on peut très exactement comparer un homme qui n'obéit que par un motif de crainte, aux parfums qu'on fait brûler: ils répandent d'abord une odeur agréable, mais ensuite on ne trouve plus qu'une fumée fatigante; que celui qui se soumet par le motif d'une récompense, est semblable à une meule de moulin, qui ne tourne que d'une seule façon; mais que ceux qui, par affection et par amour pour Dieu, abandonnent le monde pour embrasser les voies étroites d'une vie religieuse, se trouvent tout-à-coup embrasés du feu sacré de la charité; et comme la fureur et l'activité du feu naturel augmentent à mesure qu'il s'étend dans une forêt où il a pris; de même, à mesure que la flamme du divin amour s'étend dans leurs coeurs, elle y produit un heureux incendie.
27. Mais faites attention que trois sortes d'ouvriers travaillent à élever l'édifice spirituel de leur salut : les uns y travaillent en employant des briques, après avoir employé des pierres pour jeter les fondements; les autres bâtissent sur des colonnes qu'ils ont dressées sur la terre; d'autres enfin étant entrés dans le lieu où ils doivent travailler, se mettent à courir avec une étonnante impétuosité, et, une fois échauffés, ils ne se sentent et ne se possèdent plus. Que celui, qui aura de l'intelligence, comprenne le sens de ce discours allégorique.
28. Or comme c'est Dieu qui est notre roi suprême, qui nous appelle à son service, courons de toutes nos forces pour nous rendre à son appel, de peur qu'ayant fort peu de temps à vivre, nous ne nous trouvions, à notre dernière heure, misérables et privés des mérites des bonnes oeuvres; et que nous ne périssions par les horreurs de la faim. Semblables aux soldats qui s'étudient à se rendre agréables à leur général, ne négligeons rien pour nous rendre agréables à Dieu; car il nous demande qu'après nous être enrôlés sous ses étendards, nous le servions avec ferveur et fidélité.
29. J'ai honte de le dire, craignons au moins le Seigneur, comme nous craignons certains animaux: car j'ai vu des scélérats, sur qui la crainte de Dieu n'avait aucun empire, et qui, étant partis pour aller commettre des vols, se sont arrêtés, et sont revenus sans oser consommer leur crime, parce qu'ils ont entendu aboyer des chiens dans le lieu où les conduisait leur méchanceté. Ainsi ce que la crainte de Dieu n'avait pu faire dans eux, la crainte de ces chiens les y a forcés.
30. Aimons Dieu de la même manière que nous avons coutume de chérir nos amis : hélas ! j'en ai vu un grand nombre qui, ayant eu le malheur de L'offenser, n'en éprouvaient aucune peine, et qui, ayant fatigué leurs amis, en étaient désolés, employaient mille moyens et mille adresses, pour exprimer le regret qu'ils en avaient, ne craignaient ni humiliations ni sacrifices pour les apaiser, et soit par eux-mêmes, soit par leurs amis, faisaient offrir de grandes et pénibles satisfactions pour obtenir une réconciliation, enfin ajoutaient à tous ces moyens de riches présents, afin de pouvoir rentrer dans leur ancienne amitié.
31. Ce n'est qu'avec beaucoup de peine et d'efforts, qu'au commencement de notre conversion nous pouvons pratiquer la vertu; mais aussitôt que nous y avons fait quelques progrès, nous avançons presque sans aucune difficulté; et, lorsque nous avons le bonheur de nous être rendus les maîtres des sens de notre corps, de les soumettre entièrement à la conscience, oh ! alors ce n'est plus qu'avec ardeur, joie, plaisir et allégresse, que nous nous livrons à la pratique des bonnes oeuvres; nous sommes tout embrasés du feu sacré de la charité.
32. Ainsi nous devons donner autant de louanges à ceux qui, dès le principe de leur consécration à Dieu, font tous leurs efforts pour accomplir exactement et avec joie la loi sainte du Seigneur, qu'on doit donner, de blâme à ceux qui, après avoir passé des années entières au service de Dieu, ne pratiquent la vertu qu'avec peine et répugnance.
33. Mais ne craignons et ne condamnons pas les personnes qui se sont données à Dieu par quelques accidents fâcheux qui les y ont comme forcées; car j'en ai vu qui, tandis qu'elles faisaient tous leurs efforts pour ne pas rencontrer Jésus Christ leur Roi suprême, l'ont trouvé contre leur volonté, se sont enrôlées, comme malgré elles, sous ses adorables étendards, sont enfin entrées dans son palais et se sont assises à sa table. J'ai encore vu la semence de la grâce, tombée, pour ainsi dire, sans dessein et par hasard, dans les coeurs, y produire une moisson abondante d'excellentes vertus. Ce fut ainsi qu'une personne, que j'ai connue, n'étant allée dans une école de médecine spirituelle que pour une affaire bien étrangère à sa conscience, tomba heureusement entre les mains d'un médecin qui sut si bien la prendre, qui lui parla avec une bienveillance si affectueuse, qu'elle se convertit et ouvrit enfin les yeux à la lumière. Il arrive donc, dans plusieurs, qu'une conversion qui semblait n'être arrivée que par hasard, devient plus solide et plus constante qu'une autre qui était arrivée de propos délibéré.
34. Que personne, en considérant l'énormité et le nombre de ses fautes, n'y trouve une raison ou un prétexte pour se croire incapable de se convertir et d'embrasser la vie religieuse; car il serait bien à craindre qu'il ne s'en jugeât indigne que parce qu'il ne veut pas renoncer aux plaisirs dont il jouit, ni sortir de la paresse qui le retient captif, et qu'on ne pût lui appliquer ces paroles : «Ils cherchent des excuses à leurs péchés (Ps 140,4).» Eh ? mon Dieu, n'est-ce pas lorsqu'il y a beaucoup de pus et de corruption dans un ulcère, qu'il est nécessaire d'avoir un médecin habile et expérimenté, et notre divin Sauveur ne nous dit-il pas Lui-même que «ce ne sont pas les biens portants, qui ont besoin de médecin (Mt 9)» ? 35. Lorsqu'un grand roi, voulant entreprendre une expédition importante, nous fait appeler auprès de sa personne, et nous déclare qu'il veut se servir de nous, ah ! nous obéissons avec empressement, nous n'usons d'aucun délai, nous n'alléguons aucun prétexte; mais, abandonnant tout, nous nous hâtons de nous présenter devant lui pour recevoir et exécuter ses ordres. Or est-ce avec le même zèle et la même diligence que nous répondons à la voix du Roi des rois, du Seigneur des seigneurs et du Dieu des dieux, qui nous appelle et veut nous enrôler sous les étendards de sa milice céleste, en nous faisant entrer dans les voies de la vie religieuse ? N'est-il pas à craindre que notre paresse et notre négligence à répondre à son appel ne nous mettent sans excuse et sans défense, lorsqu'il nous citera à comparaître devant son redoutable tribunal ?
36. Nous ne pouvons pas nier que celui qui, par les soins et les embarras d'une vie mondaine, se trouve comme lié par des chaînes de fer, n'est pas capable de marcher facilement dans les voies du salut, et s'il y marche, ce n'est qu'avec une extrême difficulté. Hélas ! il ne ressemble que trop à ces malheureux qu'on a chargés de fer, ou aux pieds de qui on a mis des entraves pesantes : à chaque instant, en voulant marcher, ils font des chutes, et se blessent cruellement. C'est pourquoi je compare celui qui, n'étant pas marié, n'est attaché à la vie séculière que par le soin de ses affaires temporelles, à ceux qui n'ont que des menottes aux mains, car s'il le veut, il peut embrasser la vie religieuse et celui qui est marié, je le compare à une personne qui a les pieds et les mains chargés de chaînes.
37. Un jour, j'ai rencontré des gens qui vivaient assez dans l'oubli de leur salut; ils me tinrent cependant ce langage : «Comment nous serait-il possible de penser à la vie religieuse et solitaire, nous qui sommes obligés de vivre avec nos femmes, et qui sommes accablés sous le poids de nos affaires temporelles ?» Je me contentai de leur répondre : «Ne manquez pas de faire exactement toutes les bonnes oeuvres que vous pourrez; fuyez le mensonge avec horreur; que l'orgueil ne vous fasse mépriser personne; n'ayez de haine contre personne; assistez régulièrement aux offices de l'église; soyez charitables et bienfaisants pour les pauvres, ne scandalisez jamais vos frères; respectez la femme de votre prochain, et que chacun de vous se contente de la sienne : si vous agissez, et que vous viviez ainsi, vous ne serez pas loin du royaume des cieux.»
38. Courons avec une joie mêlée de crainte au combat remarquable auquel Dieu nous appelle. C'est aux démons que nous devons faire la guerre; ne les redoutons pas, car, quoique nous ne puissions pas les voir, ils nous connaissent et ils pénètrent dans le fond de notre âme; mais s'ils la voient troublée et craintive, ne nous croiront-ils pas vaincus ? ne se précipiteront-ils pas sur nous avec un acharnement terrible, afin de nous rendre leurs misérables esclaves ? Or, puisque nous connaissons leurs ruses, armons-nous donc contre eux avec courage; car on hésite d'en venir aux mains, quand on voit une armée qui ne compte que des soldats vaillants et courageux, et qui brûle de se mesurer avec l'ennemi.
39. D'ailleurs Dieu, dans sa Sagesse et sa Bonté infinies, prend un soin particulier de ceux qui ne font que de s'engager à son service : Il adoucit Lui-même leurs peines et leurs travaux, afin que le premier choc et le premier assaut qu'ils ont à soutenir, ne soient pas trop violents et ne les portent pas à rentrer dans le siècle. Généreux serviteurs de Dieu, cette assurance ne doit-elle pas vous remplir de joie et d'allégresse ? ne trouvez-vous pas, dans cette conduite admirable du Seigneur une preuve incontestable de son affection et de sa tendresse pour vous, et un témoignage assuré que c'est Lui qui vous a fait entrer dans ce genre de vie ?
40. Cependant on a observé que souvent, lorsque Dieu trouve des coeurs forts et généreux, Il a coutume de les livrer, dès le commencement même de leur conversion, à des combats rudes et violents; mais c'est afin de pouvoir leur accorder de suite la couronne et la récompense d'une vie heureuse et pleine de mérites.
41. Mais aussi, par une providence toute paternelle, il arrive que Dieu cache et voile par rapport à ceux qui sont encore dans le monde, les peines et les difficultés qu'on rencontre dans la vie religieuse, et ne leur laisse entrevoir que les moyens faciles de s'y sanctifier; car il sait que, si l'on connaissait tous les travaux pénibles qu'il faut soutenir, il n'y aurait peut-être personne qui osât s'y engager.
42. Consacrez donc au Christ la fleur de votre jeunesse, et travaillez à sa Gloire avec un zèle ardent; et, dans un âge avancé, le souvenir de vos bonnes oeuvres vous inondera d'une délicieuse allégresse, car ce qu'on a ramassé et recueilli dans la jeunesse, nourrit et console dans les faiblesses et les langueurs de la vieillesse. Tandis donc que nous sommes pleins de force et de santé, travaillons avec une noble ardeur, et parcourons la carrière religieuse avec sagesse et prudence; car la mort est incertaine, et nous avons affaire à des ennemis méchants, cruels, puissants, vigilants, incorporels, invisibles, et toujours armés de torches enflammées pour réduire en cendres les temples vivants du Seigneur.
43. Que les jeunes gens surtout prennent bien garde d'écouter la voix de ces esprits jaloux et rusés; car ils leur suggéreront sans cesse de ne pas mater leurs chairs par tant de rigueurs, afin d'éviter des maladies et des infirmités qu'ils s'attireraient. "Mais trouvera-t-on jamais, et surtout dans le siècle où nous vivons, trouvera-t-on des gens qui, par des mortifications immodérées, aient triomphé de leur propre corps, et donné la mort à leurs passions, en se privant des choses nécessaires ? N'est-il pas suffisant de s'abstenir de l'intempérance, et de s'interdire les mets délicats ?" Tel est le langage insidieux des démons. Mais n'est-il pas évident que le dessein du démon, en nous parlant de la sorte, est de nous décourager et de nous rendre timides, lâches et négligents dès notre entrée au service de Dieu, afin que nous soyons aussi pauvres et misérables à la fin de notre carrière qu'au commencement ?
44. Avant tout, il est d'une extrême importance pour ceux qui veulent servir Dieu avec ardeur et fidélité, de chercher et de trouver, soit par la prudence et la sagesse de quelques pères expérimentés, soit par les lumières et le témoignage de leur propre conscience, les lieux, le genre de vie, la demeure ou la maison, et les exercices qui leur seront les plus propres et les plus convenables; car je crois que ceux qui aiment les délices, ne sont pas faits pour vivre dans une communauté, et que ceux qui sont d'une humeur irascible ne doivent pas embrasser la vie solitaire. Chacun doit donc examiner devant Dieu le genre de vie qui lui convient le mieux.
45. Or je pense que toutes les formes différentes de la vie religieuse se réduisent aux trois suivantes : la première, de vivre dans une solitude parfaite; la deuxième, de vivre dans le désert, mais avec un ou deux autres moines; la troisième, de vivre en communauté. Mais en tout il faut observer cet avis que nous donne Salomon : «N'allez, dit-il, ni à droite ni à gauche» (Prov 4,27) : suivez avec persévérance le chemin royal de Jésus Christ. La seconde espèce de vie religieuse semblerait cependant convenir à un grand nombre; le même Salomon nous dit encore : «Malheur à celui qui est seul, parce que, «S'il vient à tomber, il n'a personne pour lui aider à se relever.» (Ec 4,10). Que deviendrait donc le moine qui, étant seul, aurait le malheur de se laisser aller à l'ennui, ou au sommeil, ou à la paresse, ou au désespoir ? Il sera donc bon de se rappeler ces belles paroles de notre Seigneur : «Quand deux ou trois sont assemblées en mon Nom, Je me trouve au milieu d'eux.» (Mt 18,20).
46. Quel est donc le moine fidèle et prudent ? Je réponds sans hésiter que c'est celui qui a conservé avec persévérance la ferveur de son entrée en religion, et qui, jusqu'à la fin de sa carrière, n'a cessé d'ajouter flamme sur flamme, ferveur sur ferveur, précautions sur précautions, et désir sur désir. Ô vous donc, qui êtes monté sur ce premier degré, ne regardez pas en arrière.
I
PREMIER DEGRÉ
PREMIÈRE PARTIE
1. Il convient qu'ayant à parler ici à des Serviteurs de Dieu, je commence mon discours par son nom saint et adorable. Ainsi, Dieu, qui est notre roi suprême, a doué du libre arbitre toutes les créatures raisonnables, auxquelles Il a donné l'être et l'existence; néanmoins on doit remarquer qu'elles diffèrent les unes des autres. En effet, les unes ont mérité d'être pour toujours les amis de Dieu; les autres sont ses bons et fidèles serviteurs; les autres ne sont que de mauvais serviteurs; les autres se sont entièrement séparées de Lui; et les autres enfin sont des ennemis déclarés, et quoiqu'elles ne puissent rien contre Lui, elles ne laissent pas de Lui faire une guerre sacrilège.
2. Or, mon Père, malgré mes faibles lumières, je pense que les amis de Dieu sont ces intelligences sublimes et spirituelles qui environnent son trône éternel; que ses véritables et fidèles amis sont ceux qui, avec une grande ardeur et une exactitude parfaite, accomplissent sa très sainte Volonté en toute chose ; que ses serviteurs inutiles sont ces personnes qui, ayant été purifiées et sanctifiées par la grâce du baptême, n'ont pas gardé les promesses qu'elles avaient faites, et ont indignement violé l'alliance auguste qu'elles avaient contractée avec Dieu; que ceux qui se sont séparés de Lui, ou qui marchent loin de Lui, sont ou les hérétiques, qui ont corrompu la foi, ou les infidèles qui ne l'ont jamais eue; qu'enfin ses ennemis sont ces gens qui, non seulement se sent soustraits à sa loi, en la transgressant avec insolence, mais suscitent et exercent des cruelles persécutions contre ceux qui servent Dieu avec amour et observent sa sainte loi avec une inviolable, fidélité.
3. Mais, comme il faudrait des livres entiers pour dire tout ce qu'il y aurait à dire sur ces différentes espèces de créatures, et qu'un homme ignorant comme moi serait incapable d'une si grande entreprise, je crois qu'il vaut mieux que, pour obéir aux véritables serviteurs de Dieu, dont la tendre piété me fait violence, et dont le zèle et la bonne volonté me pressent, je me borne et m'arrête aux choses qui peuvent servir à l'édification de leurs âmes; que, quelque incapable que je doive me reconnaître, je prenne la plume de leurs mains, et que, la trempant avec simplicité dans l'humble soumission à leurs voeux prononcés, j'aie lieu, malgré mon impuissance et mon incapacité, d'espérer et de recevoir de mon obéissance quelques grâces et quelques lumières, afin que, traçant sur un papier d'une admirable blancheur les règles d'une vie sainte et pure, je les trace aussi dans leurs coeurs bien préparés et saintement purifiés, que je les écrive sur des cahiers mystérieux et vivants. C'est de cette manière et dans ces dispositions que je vais commencer.
4. Dieu est la vie et le salut de toutes les créatures raisonnables qu'Il a tirées du néant, soit qu'elles croient en Lui, ou qu'elles nient son Existence; soit qu'elles soient justes, ou méchantes; soit qu'elles pratiquent la piété, ou qu'elles se livrent à l'irréligion; soit qu'elles se soient affranchies de leurs passions, ou qu'elles en soient les viles esclaves; soit qu'elles soient entrées dans une communauté religieuse, ou qu'elles demeurent dans le siècle; soit qu'elles aient de la science, ou qu'elles vivent dans les ténèbres de l'ignorance; soit qu'elles jouissent d'une bonne santé, ou qu'elles languissent sur un lit de souffrances; soit qu'elles soient à la fleur de l'âge, ou parvenues à la dernière vieillesse. Or toutes ces personnes, sont destinées à la grâce du salut, et peuvent en jouir, comme elles jouissent de l'effusion de la lumière, de la vue et des bienfaits du soleil, de la variété des saisons, et de toutes les autres choses qui existent et qui sont faites pour elles; car auprès de Dieu «il n'y a pas de favoritisme». (Rom 2,11).
5. Or j'appelle "impie" celui qui, bien que d'une nature mortelle et ayant reçu l'intelligence; évite et fuit Dieu qui est pourtant sa vie; qui enfin ne s'occupe pas plus de son Créateur que s'il n'existait pas. L'insensé ! il dit dans son coeur : «Il n'y a aucun Dieu !»(Ps 13.1)
6. J'appelle "méchant" celui qui corrompt et obscurcit la loi de Dieu, en l'interprétant selon son propre esprit, et qui, tout en suivant son opinion erronée, et même quelquefois hérétique, préfère son autorité à celle de Dieu, ses lumières à celles de l'Esprit saint.
7. J'appelle "chrétien" le fidèle qui, selon ses forces, tâche dans ses paroles, dans ses actions et dans toute sa conduite, de marcher sous les étendards de Jésus Christ, et qui, par une foi pure, sincère et ardente, par une vie sainte, et par une charité enflammée, est tout dévoué à la très sainte Trinité.
8. J'appelle "ami de Dieu" celui qui use selon les règles de la justice et de la tempérance, des choses qu'il a reçues de Dieu dans l'ordre de la nature, et qui ne néglige aucune des bonnes oeuvres qu'il peut faire.
9. J'appelle "homme chaste" celui qui, au milieu des tentations, des pièges et des agitations, prend de si sages précautions, qu'il retrace dans sa conduite les moeurs de ceux qui sont hors de tout danger.
10. J'appelle "moine" l'homme qui, dans un corps terrestre et corrompu, tâche, comme s'il était libre de son corps, d'imiter l'état et la vie des intelligences célestes.
11. J'appelle "moine" l'homme qui, dans tous les temps, dans tous les lieux et dans toutes les choses, suit exactement la loi du Seigneur, et se conforme parfaitement à sa sainte volonté;
12. J'appelle "moine" l'homme qui, faisant violence à la nature, ne cesse de veiller sur ses sens, et dompte ses appétits déréglés.
13. J'appelle "moine" l'homme, qui conserve son corps dans la sainteté, sa langue dans la pureté, et qui orne son esprit des lumières du saint Esprit;
14. J'appelle "moine" l'homme qui, jour et nuit, déteste et pleure ses péchés, et ne perd pas de vue la pensée salutaire de la mort.
15. Et par "renoncement au monde", j'entends la haine qu'on porte à tout ce que les mondains aiment et louent, et l'abandon volontaire des biens caducs et périssables, dans le désir et l'espérance d'obtenir et de posséder les biens surnaturels.
16. Trois principaux motifs engagent à faire généreusement et promptement le sacrifice des commodités et des plaisirs de la vie présente : un violent désir de mériter le royaume des cieux; un repentir amer et sincère des fautes énormes et nombreuses qu'on a commises, et un ardent amour pour Dieu. Or, nous pouvons assurer qu'une personne qui a renoncé au monde sans avoir aucun des trois motifs dont nous venons de parler, l'a fait sans prudence et sans réflexion; mais Dieu, qui est la Bonté même et le souverain rémunérateur de ceux qui agissent et combattent pour sa gloire, fait moins attention aux motifs qui d'abord nous ont fait entrer dans la carrière de la vertu, qu'au terme où nous arrivons enfin.
17. Ainsi, que celui qui entre dans la vie religieuse dans l'intention de pleurer et de gémir sur ses péchés imite les personnes qui sortent des villes pour aller s'asseoir et pleurer sur le tombeau de leurs proches. Qu'il ne laisse jamais tarir la source de ses larmes amères, ni affaiblir la ferveur de son repentir, et qu'il arrache sans cesse à son coeur déchiré de longs gémissements et de profonds soupirs, afin de mériter de voir Jésus Christ venir vers lui pour ôter de dessus son coeur la funeste pierre de l'endurcissement, et d'entendre ce divin Sauveur commander à ses anges de le délivrer des liens qui le retenaient sous l'esclavage de Satan; pour qu'affranchi des troubles et des reproches d'une conscience justement alarmée, il parvienne à cette paix précieuse de l'âme qui donne le vrai bonheur. Hélas ! s'il agit autrement, quels avantages retirera-t-il de son renoncement au monde ?
18. Mais remarquons ici que si, réellement, nous voulons sortir de l'Égypte et nous délivrer de la servitude de Pharaon, nous avons, ainsi que le peuple Juif, besoin d'un Moïse qui soit notre médiateur auprès de Dieu, qui étende avec ferveur des mains suppliantes vers le ciel, pendant que nous serons au combat, pour nous obtenir les forces et le courage dont nous avons besoin, et qui nous conduise de telle sorte que nous puissions heureusement traverser la mer Rouge de nos péchés, et mettre en fuite l'Amalec de nos passions tyranniques(Ex 14.15-22; Ex 17.8-13). C'est pourquoi ils ont été dans une illusion bien déplorable et bien funeste, ceux qui, pleins de confiance en leurs propres lumières, ont cru qu'ils n'avaient pas besoin de conducteur pour leur montrer le chemin de la vie spirituelle, et pour les y conduire.
19. Les enfants de Jacob eurent Moise pour les faire sortir de la terre d'Égypte; la famille de Loth eut un ange pour sortir de Sodome. Ceux qui sortirent de l'Égypte nous représentent les pécheurs qui, pour guérir leurs âmes, et les purifier de leurs péchés, ont besoin des soins et des lumières des médecins spirituels. Ceux qui s'enfuirent de Sodome, sont la figure des personnes qui désirent se voir délivrées des penchants de leur misérable corps; c'est pourquoi elles ont besoin d'un ange pour les secourir, ou du moins d'un homme qui, pour m'exprimer ainsi, ne soit pas inférieur à un ange; car d'après la grandeur et la corruption des plaies qu'elles ont réelles, il leur faut un chirurgien et un médecin doués l'un et l'autre d'une science et d'une expérience peu communes.
20. Eh certes ! ne sommes-nous pas forcés d'avouer que ceux qui, avec un corps de péché, ont résolu de monter jusqu'au ciel, sont obligés de se faire la plus grande violence et les plus grands efforts, et de se dévouer généreusement à la mortification la plus austère et aux travaux les plus pénibles, surtout au commencement de leur conversion, jusqu'à ce que l'amour des plaisirs auxquels ils étaient accoutumés, que la paresse dans laquelle ils languissaient, et que l'insensibilité de leur coeur pour la vertu, se changent, par une pénitence proportionnée, en un ardent amour pour Dieu et pour les bonnes oeuvres, et en une sainteté parfaite.
21. Oui, je le répète, ils doivent endurer bien des travaux, dévorer bien des afflictions, principalement ceux qui ont eu le malheur de vivre sans penser aucunement à leur salut, s'ils veulent que leur coeur, après n'avoir eu que trop de ressemblance avec les chiens, qui ne se plaisent qu'à manger et à japer, puisse parvenir à la simplicité, à la douceur, à la patience, au zèle, à la ferveur, à la tempérance, à la pureté, et à l'amour du salut éternel. Cependant, aussi dépendants que nous soyons à nos penchants, aussi graves que soient les maladies de notre âme, gardons-nous bien de perdre courage; mettons, au contraire, en Dieu une confiance pleine et entière. Ainsi, alors même que nous nous sentons faibles, soutenus par la fermeté d'une foi inébranlable, présentons-nous devant le Christ, et, avec une grande simplicité et une profonde humilité, exposons-lui notre faiblesse et nos misères, l'abattement de notre âme et de notre corps; et, tout indignes que nous en soyons, il nous tendra la Main avec bonté, et nous prendra sous sa puissante Protection avec une tendre charité.
22. Que tous ceux qui veulent entrer dans cette carrière qui est belle, mais incommode, qui est rude et étroite, mais adoucie et élargie par la grâce de Dieu, se précipitent avec courage au milieu des flammes des mortifications et des travaux spirituels, si du moins c'est l'amour de Dieu qui les enflamme et qui les anime. Mais que chacun s'éprouve soi-même auparavant, et qu'ensuite seulement il mange le pain salutaire de la vie religieuse avec les laitues amères, qu'il boive ce breuvage mêlé avec ses larmes; et qu'il prenne bien garde que ce ne soit pas pour sa condamnation qu'il s'engage dans cette milice sainte. Il est aisé de voir pour quelles raisons tout ceux qui sont baptisés, ne parviennent pas au salut; je ne le dirai donc pas.
23. Vouloir sérieusement et efficacement servir Dieu dans la vie religieuse, c'est dire adieu à tout, mépriser tout, rejeter tout, et fouler tout aux pieds. C'est là le seul fondement solide de l'édifice spirituel. Et ce fondement ne sera solide, que dans la mesure où l'édifice qu'on élèvera dessus, sera soutenu par ces trois colonnes : l'innocence, la mortification, et la tempérance. C'est par la pratique de ces trois vertus que doivent commencer tous ceux qui deviennent enfants dans le Christ; et les enfants sont ici leurs modèles : on ne remarque en eux ni méchanceté, ni malice, ni duplicité; ils ne se jettent pas sur les mets avec une avidité insatiable; dans leurs corps innocents la concupiscence ne fait pas sentir ses coupables ardeurs, et ce n'est qu'on croissant en âge et en ne se modérant plus autant dans le boire et le manger, qu'ils deviennent sujets aux mouvements déréglés du corps.
24. Un athlète qui, sans force et sans courage, entre dans l'arène, s'attire le mépris et l'aversion des spectateurs, et s'expose à une défaite éminente; aussi tout le monde juge que sa perte est certaine. Il nous est donc très important et très nécessaire de commencer notre carrière religieuse avec courage, zèle et ferveur, quand même il devrait nous arriver dans la suite de nous relâcher un peu. En effet une âme qui s'est vue dans un temps remplie de courage et d'ardeur, et qui se voit, après, tiède et languissante, trouve dans cette comparaison un véritable aiguillon qui l'excite. C'est ainsi que plusieurs se sont animés et réchauffés dans la piété.
25. Mais toutes les fois qu'une âme vient à se manquer à elle-même, et qu'elle aperçoit qu'elle n'a plus la sainte ferveur de la dévotion, elle doit se hâter d'en rechercher et d'en trouver la misérable cause, et faire tous ses efforts pour la détruire; elle doit être bien convaincue que le moyen de se rétablir dans la ferveur, c'est de la faire rentrer par la porte dont elle s'est servie pour la chasser.
26. Il me semble qu'on peut très exactement comparer un homme qui n'obéit que par un motif de crainte, aux parfums qu'on fait brûler: ils répandent d'abord une odeur agréable, mais ensuite on ne trouve plus qu'une fumée fatigante; que celui qui se soumet par le motif d'une récompense, est semblable à une meule de moulin, qui ne tourne que d'une seule façon; mais que ceux qui, par affection et par amour pour Dieu, abandonnent le monde pour embrasser les voies étroites d'une vie religieuse, se trouvent tout-à-coup embrasés du feu sacré de la charité; et comme la fureur et l'activité du feu naturel augmentent à mesure qu'il s'étend dans une forêt où il a pris; de même, à mesure que la flamme du divin amour s'étend dans leurs coeurs, elle y produit un heureux incendie.
27. Mais faites attention que trois sortes d'ouvriers travaillent à élever l'édifice spirituel de leur salut : les uns y travaillent en employant des briques, après avoir employé des pierres pour jeter les fondements; les autres bâtissent sur des colonnes qu'ils ont dressées sur la terre; d'autres enfin étant entrés dans le lieu où ils doivent travailler, se mettent à courir avec une étonnante impétuosité, et, une fois échauffés, ils ne se sentent et ne se possèdent plus. Que celui, qui aura de l'intelligence, comprenne le sens de ce discours allégorique.
28. Or comme c'est Dieu qui est notre roi suprême, qui nous appelle à son service, courons de toutes nos forces pour nous rendre à son appel, de peur qu'ayant fort peu de temps à vivre, nous ne nous trouvions, à notre dernière heure, misérables et privés des mérites des bonnes oeuvres; et que nous ne périssions par les horreurs de la faim. Semblables aux soldats qui s'étudient à se rendre agréables à leur général, ne négligeons rien pour nous rendre agréables à Dieu; car il nous demande qu'après nous être enrôlés sous ses étendards, nous le servions avec ferveur et fidélité.
29. J'ai honte de le dire, craignons au moins le Seigneur, comme nous craignons certains animaux: car j'ai vu des scélérats, sur qui la crainte de Dieu n'avait aucun empire, et qui, étant partis pour aller commettre des vols, se sont arrêtés, et sont revenus sans oser consommer leur crime, parce qu'ils ont entendu aboyer des chiens dans le lieu où les conduisait leur méchanceté. Ainsi ce que la crainte de Dieu n'avait pu faire dans eux, la crainte de ces chiens les y a forcés.
30. Aimons Dieu de la même manière que nous avons coutume de chérir nos amis : hélas ! j'en ai vu un grand nombre qui, ayant eu le malheur de L'offenser, n'en éprouvaient aucune peine, et qui, ayant fatigué leurs amis, en étaient désolés, employaient mille moyens et mille adresses, pour exprimer le regret qu'ils en avaient, ne craignaient ni humiliations ni sacrifices pour les apaiser, et soit par eux-mêmes, soit par leurs amis, faisaient offrir de grandes et pénibles satisfactions pour obtenir une réconciliation, enfin ajoutaient à tous ces moyens de riches présents, afin de pouvoir rentrer dans leur ancienne amitié.
31. Ce n'est qu'avec beaucoup de peine et d'efforts, qu'au commencement de notre conversion nous pouvons pratiquer la vertu; mais aussitôt que nous y avons fait quelques progrès, nous avançons presque sans aucune difficulté; et, lorsque nous avons le bonheur de nous être rendus les maîtres des sens de notre corps, de les soumettre entièrement à la conscience, oh ! alors ce n'est plus qu'avec ardeur, joie, plaisir et allégresse, que nous nous livrons à la pratique des bonnes oeuvres; nous sommes tout embrasés du feu sacré de la charité.
32. Ainsi nous devons donner autant de louanges à ceux qui, dès le principe de leur consécration à Dieu, font tous leurs efforts pour accomplir exactement et avec joie la loi sainte du Seigneur, qu'on doit donner, de blâme à ceux qui, après avoir passé des années entières au service de Dieu, ne pratiquent la vertu qu'avec peine et répugnance.
33. Mais ne craignons et ne condamnons pas les personnes qui se sont données à Dieu par quelques accidents fâcheux qui les y ont comme forcées; car j'en ai vu qui, tandis qu'elles faisaient tous leurs efforts pour ne pas rencontrer Jésus Christ leur Roi suprême, l'ont trouvé contre leur volonté, se sont enrôlées, comme malgré elles, sous ses adorables étendards, sont enfin entrées dans son palais et se sont assises à sa table. J'ai encore vu la semence de la grâce, tombée, pour ainsi dire, sans dessein et par hasard, dans les coeurs, y produire une moisson abondante d'excellentes vertus. Ce fut ainsi qu'une personne, que j'ai connue, n'étant allée dans une école de médecine spirituelle que pour une affaire bien étrangère à sa conscience, tomba heureusement entre les mains d'un médecin qui sut si bien la prendre, qui lui parla avec une bienveillance si affectueuse, qu'elle se convertit et ouvrit enfin les yeux à la lumière. Il arrive donc, dans plusieurs, qu'une conversion qui semblait n'être arrivée que par hasard, devient plus solide et plus constante qu'une autre qui était arrivée de propos délibéré.
34. Que personne, en considérant l'énormité et le nombre de ses fautes, n'y trouve une raison ou un prétexte pour se croire incapable de se convertir et d'embrasser la vie religieuse; car il serait bien à craindre qu'il ne s'en jugeât indigne que parce qu'il ne veut pas renoncer aux plaisirs dont il jouit, ni sortir de la paresse qui le retient captif, et qu'on ne pût lui appliquer ces paroles : «Ils cherchent des excuses à leurs péchés (Ps 140,4).» Eh ? mon Dieu, n'est-ce pas lorsqu'il y a beaucoup de pus et de corruption dans un ulcère, qu'il est nécessaire d'avoir un médecin habile et expérimenté, et notre divin Sauveur ne nous dit-il pas Lui-même que «ce ne sont pas les biens portants, qui ont besoin de médecin (Mt 9)» ? 35. Lorsqu'un grand roi, voulant entreprendre une expédition importante, nous fait appeler auprès de sa personne, et nous déclare qu'il veut se servir de nous, ah ! nous obéissons avec empressement, nous n'usons d'aucun délai, nous n'alléguons aucun prétexte; mais, abandonnant tout, nous nous hâtons de nous présenter devant lui pour recevoir et exécuter ses ordres. Or est-ce avec le même zèle et la même diligence que nous répondons à la voix du Roi des rois, du Seigneur des seigneurs et du Dieu des dieux, qui nous appelle et veut nous enrôler sous les étendards de sa milice céleste, en nous faisant entrer dans les voies de la vie religieuse ? N'est-il pas à craindre que notre paresse et notre négligence à répondre à son appel ne nous mettent sans excuse et sans défense, lorsqu'il nous citera à comparaître devant son redoutable tribunal ?
36. Nous ne pouvons pas nier que celui qui, par les soins et les embarras d'une vie mondaine, se trouve comme lié par des chaînes de fer, n'est pas capable de marcher facilement dans les voies du salut, et s'il y marche, ce n'est qu'avec une extrême difficulté. Hélas ! il ne ressemble que trop à ces malheureux qu'on a chargés de fer, ou aux pieds de qui on a mis des entraves pesantes : à chaque instant, en voulant marcher, ils font des chutes, et se blessent cruellement. C'est pourquoi je compare celui qui, n'étant pas marié, n'est attaché à la vie séculière que par le soin de ses affaires temporelles, à ceux qui n'ont que des menottes aux mains, car s'il le veut, il peut embrasser la vie religieuse et celui qui est marié, je le compare à une personne qui a les pieds et les mains chargés de chaînes.
37. Un jour, j'ai rencontré des gens qui vivaient assez dans l'oubli de leur salut; ils me tinrent cependant ce langage : «Comment nous serait-il possible de penser à la vie religieuse et solitaire, nous qui sommes obligés de vivre avec nos femmes, et qui sommes accablés sous le poids de nos affaires temporelles ?» Je me contentai de leur répondre : «Ne manquez pas de faire exactement toutes les bonnes oeuvres que vous pourrez; fuyez le mensonge avec horreur; que l'orgueil ne vous fasse mépriser personne; n'ayez de haine contre personne; assistez régulièrement aux offices de l'église; soyez charitables et bienfaisants pour les pauvres, ne scandalisez jamais vos frères; respectez la femme de votre prochain, et que chacun de vous se contente de la sienne : si vous agissez, et que vous viviez ainsi, vous ne serez pas loin du royaume des cieux.»
38. Courons avec une joie mêlée de crainte au combat remarquable auquel Dieu nous appelle. C'est aux démons que nous devons faire la guerre; ne les redoutons pas, car, quoique nous ne puissions pas les voir, ils nous connaissent et ils pénètrent dans le fond de notre âme; mais s'ils la voient troublée et craintive, ne nous croiront-ils pas vaincus ? ne se précipiteront-ils pas sur nous avec un acharnement terrible, afin de nous rendre leurs misérables esclaves ? Or, puisque nous connaissons leurs ruses, armons-nous donc contre eux avec courage; car on hésite d'en venir aux mains, quand on voit une armée qui ne compte que des soldats vaillants et courageux, et qui brûle de se mesurer avec l'ennemi.
39. D'ailleurs Dieu, dans sa Sagesse et sa Bonté infinies, prend un soin particulier de ceux qui ne font que de s'engager à son service : Il adoucit Lui-même leurs peines et leurs travaux, afin que le premier choc et le premier assaut qu'ils ont à soutenir, ne soient pas trop violents et ne les portent pas à rentrer dans le siècle. Généreux serviteurs de Dieu, cette assurance ne doit-elle pas vous remplir de joie et d'allégresse ? ne trouvez-vous pas, dans cette conduite admirable du Seigneur une preuve incontestable de son affection et de sa tendresse pour vous, et un témoignage assuré que c'est Lui qui vous a fait entrer dans ce genre de vie ?
40. Cependant on a observé que souvent, lorsque Dieu trouve des coeurs forts et généreux, Il a coutume de les livrer, dès le commencement même de leur conversion, à des combats rudes et violents; mais c'est afin de pouvoir leur accorder de suite la couronne et la récompense d'une vie heureuse et pleine de mérites.
41. Mais aussi, par une providence toute paternelle, il arrive que Dieu cache et voile par rapport à ceux qui sont encore dans le monde, les peines et les difficultés qu'on rencontre dans la vie religieuse, et ne leur laisse entrevoir que les moyens faciles de s'y sanctifier; car il sait que, si l'on connaissait tous les travaux pénibles qu'il faut soutenir, il n'y aurait peut-être personne qui osât s'y engager.
42. Consacrez donc au Christ la fleur de votre jeunesse, et travaillez à sa Gloire avec un zèle ardent; et, dans un âge avancé, le souvenir de vos bonnes oeuvres vous inondera d'une délicieuse allégresse, car ce qu'on a ramassé et recueilli dans la jeunesse, nourrit et console dans les faiblesses et les langueurs de la vieillesse. Tandis donc que nous sommes pleins de force et de santé, travaillons avec une noble ardeur, et parcourons la carrière religieuse avec sagesse et prudence; car la mort est incertaine, et nous avons affaire à des ennemis méchants, cruels, puissants, vigilants, incorporels, invisibles, et toujours armés de torches enflammées pour réduire en cendres les temples vivants du Seigneur.
43. Que les jeunes gens surtout prennent bien garde d'écouter la voix de ces esprits jaloux et rusés; car ils leur suggéreront sans cesse de ne pas mater leurs chairs par tant de rigueurs, afin d'éviter des maladies et des infirmités qu'ils s'attireraient. "Mais trouvera-t-on jamais, et surtout dans le siècle où nous vivons, trouvera-t-on des gens qui, par des mortifications immodérées, aient triomphé de leur propre corps, et donné la mort à leurs passions, en se privant des choses nécessaires ? N'est-il pas suffisant de s'abstenir de l'intempérance, et de s'interdire les mets délicats ?" Tel est le langage insidieux des démons. Mais n'est-il pas évident que le dessein du démon, en nous parlant de la sorte, est de nous décourager et de nous rendre timides, lâches et négligents dès notre entrée au service de Dieu, afin que nous soyons aussi pauvres et misérables à la fin de notre carrière qu'au commencement ?
44. Avant tout, il est d'une extrême importance pour ceux qui veulent servir Dieu avec ardeur et fidélité, de chercher et de trouver, soit par la prudence et la sagesse de quelques pères expérimentés, soit par les lumières et le témoignage de leur propre conscience, les lieux, le genre de vie, la demeure ou la maison, et les exercices qui leur seront les plus propres et les plus convenables; car je crois que ceux qui aiment les délices, ne sont pas faits pour vivre dans une communauté, et que ceux qui sont d'une humeur irascible ne doivent pas embrasser la vie solitaire. Chacun doit donc examiner devant Dieu le genre de vie qui lui convient le mieux.
45. Or je pense que toutes les formes différentes de la vie religieuse se réduisent aux trois suivantes : la première, de vivre dans une solitude parfaite; la deuxième, de vivre dans le désert, mais avec un ou deux autres moines; la troisième, de vivre en communauté. Mais en tout il faut observer cet avis que nous donne Salomon : «N'allez, dit-il, ni à droite ni à gauche» (Prov 4,27) : suivez avec persévérance le chemin royal de Jésus Christ. La seconde espèce de vie religieuse semblerait cependant convenir à un grand nombre; le même Salomon nous dit encore : «Malheur à celui qui est seul, parce que, «S'il vient à tomber, il n'a personne pour lui aider à se relever.» (Ec 4,10). Que deviendrait donc le moine qui, étant seul, aurait le malheur de se laisser aller à l'ennui, ou au sommeil, ou à la paresse, ou au désespoir ? Il sera donc bon de se rappeler ces belles paroles de notre Seigneur : «Quand deux ou trois sont assemblées en mon Nom, Je me trouve au milieu d'eux.» (Mt 18,20).
46. Quel est donc le moine fidèle et prudent ? Je réponds sans hésiter que c'est celui qui a conservé avec persévérance la ferveur de son entrée en religion, et qui, jusqu'à la fin de sa carrière, n'a cessé d'ajouter flamme sur flamme, ferveur sur ferveur, précautions sur précautions, et désir sur désir. Ô vous donc, qui êtes monté sur ce premier degré, ne regardez pas en arrière.
A suivre...
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Re: Saints et Bienheureux!! (Ordre Alphabétique)
DEUXIÈME DEGRÉ
De la Nécessité de se dépouiller des affections
et des soins pour les choses de ce monde.
1. Celui qui aime Dieu de tout son coeur, qui désire ardemment le royaume des cieux, qui travaille avec courage à se purifier des fautes qu'il a faites et à se corriger des mauvaises habitudes qu'il a contractées, qui ne perd jamais de vue le jugement dernier et les supplices éternels, qui nourrit dans son âme la pensée et la crainte de la mort, n'a plus ni amour ni inclination pour l'argent et les richesses, pour ses parents et pour la gloire du monde, pour ses frères et ses amis, enfin pour toutes les choses fragiles et périssables; il en a chassé de son coeur tout sentiment, toute attache et tout souci; il hait même sa propre chair, et, dans l'état d'une nudité parfaite, il s'étudie à suivre le Christ avec une indicible ardeur; il ne soupire qu'après le bonheur du ciel, et c'est de Dieu seul qu'il attend tous les secours nécessaires pour y arriver. Il dit avec David : «Mon âme n'est attachée qu'à toi seul, ô mon Dieu» (Ps 62), et avec un illustre prophète : «Je ne me suis point fatigué en te suivant, Seigneur; et je n'ai pas recherché les jugements des hommes,ni leurs consolations (Jer 17,16).»
2. Eh certes ! il nous serait bien honteux, si, après avoir abandonné toutes les choses dont nous venons de parler, après nous être dévoués, non pas à suivre un homme, mais à servir le Seigneur qui nous a enrôlés sous ses étendards, nous nous amusions encore à chercher des objets incapables de nous procurer le moindre soulagement dans l'extrême nécessité où nous serons à l'heure de notre mort. Nous comporter de la sorte, ne serait-ce pas violer le précepte de Jésus Christ qui nous défend de regarder derrière nous ? Ne serait-ce pas nous déclarer ineptes pour le royaume de Dieu ?
3. C'est pour nous faire éviter ce malheur, que notre divin Sauveur, qui connaît si bien à quel point notre fragilité nous expose à l'inconstance, et combien facilement notre pauvre coeur se tournerait encore vers les choses de la terre, auxquelles nous avons renoncé, si nous conversions et, que nous eussions quelque commerce avec les personnes du monde, nous adresse ces paroles mémorables, qu'il dit au jeune homme qui, avant de se mettre à sa suite, lui demandait la permission d'aller ensevelir son père : «Laisse, lui répondit-Il, laisse les morts ensevelir leurs morts.» (Mt 8,22).
4. Remarquons que souvent les démons, après que nous avons renoncé aux choses du siècle, cherchent à nous faire croire que ceux-là seuls, sont heureux, qui, dans le monde, sont dans le cas de faire du bien aux indigents, et que nous sommes malheureux dans la vie religieuse, parce que nous n'avons pas cette facilité. Or ce que les ennemis de notre salut se proposent dans cette tentation, c'est de nous engager à rentrer dans le siècle, ou de nous jeter dans le désespoir si nous persévérons à vivre dans la retraite.
5. Dans la vie religieuse, on rencontre des personnes qui par orgueil, méprisent ceux qui vivent dans le monde, et elles s'élèvent au dessus d'eux. On en rencontre encore qui les méprisent dans le seul dessein d'étouffer en elles-mêmes les pensées de découragement qu'elles éprouvent, et de se fortifier dans l'espérance et la confiance en Dieu.
6. Écoutons donc avec une attention particulière les avis que notre Seigneur donna un jour à un jeune homme qui avait assez bien observé la loi de Dieu : «Il ne te a manque plus, lui dit-il, qu'une seule chose, c'est de vendre ton bien, d'en donner le prix aux pauvres et de te mettre à ma suite» (Mc 10,21), afin que, vous étant volontairement fait pauvre, vous soyez obligé de recourir à la charité des autres.
7. Nous qui avons résolu de poursuivre notre course avec ardeur et promptitude, soyons très attentifs à la condamnation que le Seigneur a portée contre tous ceux qui vivent dans le monastère, et, vivants, sont morts, quand Il dit : «laisse ceux qui sont dans le monde et sont morts, ensevelir ceux qui sont morts corporellement.» (cf. Mt 8,22).
8. Cependant les richesses que possédait ce jeune homme, ne furent pas un obstacle à ce qu'il reçût le baptême; c'est pourquoi nous pensons qu'ils se sont trompés, ceux qui ont dit que c'était pour recevoir le baptême, que le Seigneur avait ordonné à ce jeune homme de vendre tout ce qu'il possédait : le divin Sauveur voulut par là nous faire comprendre qu'il exigeait plus de lui pour le faire entrer dans l'état de perfection qu'il lui proposait, que pour l'admettre à la réception du baptême. Or une telle preuve doit nous convaincre de l'excellence de la notre profession.
9. On pourrait ici examiner pourquoi certaines personnes qui, tandis qu'elles étaient dans le monde, s'étaient livrées à des veilles pénibles, à des jeûnes rigoureux, à des travaux fatigants et à toute sorte de mortifications, étant arrivées à la vie solitaire, ont abandonné ces pratiques de piété, parce qu'elles les ont regardées comme fausses et mauvaises.
10. Ah ! c'est que la vie religieuse fait reconnaître les véritables vertus, de celles qui ne sont que des vertus hypocrites, et qu'elle montre la carrière où l'on peut courir et combattre avec succès et des avantages réels; car j'ai été dans le cas de remarquer que la plupart des bonnes oeuvres pratiquées par les gens du siècle sont des plantes qu'ils arrosent avec l'eau bourbeuse et infecte de la vaine gloire, qu'ils cultivent et qu'ils nourrissent dans l'ostentation et dans les applaudissements et les louanges; mais que, transplantées dans la solitude des anachorètes, inaccessibles aux regards des gens du monde, et ne trouvant plus cette humidité mondaine ni cette eau corrompue de la vaine gloire, ces prétendues bonnes oeuvres, ces fausses vertus ne tardaient pas à périr; car ces plantes, nées dans une terre humide et grasse, ne peuvent pas prospérer dans un terrain sec et aride, et privé de toutes les louanges humaines, telles que les saintes écoles de la solitude et des déserts.
11. Celui donc qui hait l'esprit du monde, se délivre heureusement de tout ce qui peut lui causer des peines et des chagrins; mais celui qui se laisse conduire par cet esprit et qui conserve encore de l'affection pour les choses de la terre, n'est sûrement pas exempt de tristesse et d'ennui. Eh! Comment pourrait-il sans peine se voir privé des choses qu'il aime ?
12. Ah ! si nous avons besoin en toute chose de beaucoup de prudence et de circonspection, c'est ici surtout que nous devons être sages et discrets; car il n'est pas rare de voir un grand nombre de personnes qui, tandis qu'agitées dans le monde par des soins et des inquiétudes, surchargées d'affaires et d'occupations, affaiblies par des veilles profanes, s'étaient préservées de la folie et de la contagion des plaisirs charnels, devenir les tristes victimes de la plus honteuse des passions, lorsqu'elles sont entrées dans le repos et dans la tranquillité de la vie religieuse, ou dans le silence de la solitude.
13. Prenons donc garde avec un soin tout particulier que, tout en croyant et en disant que nous marchons par la voie étroite et difficile, nous ne marchions en effet par la voie large et spacieuse. Or les marques par lesquelles nous connaîtrons que nous sommes dans le chemin qui conduit au ciel, sont la mortification dans le manger, les veilles, la privation même de l'eau pour boire, et du pain pour manger, l'amour des humiliations, la patience dans les injures, les railleries et les outrages, le renoncement à sa propre volonté, la douceur dans les reproches et les affronts, le silence de la bouche et du coeur dans les mépris qu'on fait de nous, la parfaite tranquillité au milieu des traitements les plus mauvais, le courage constant à supporter, avec bonté ceux qui nous font des choses injustes, qui nous noircissent par la médisance, qui nous couvrent d'ignominies, et nous condamnent injustement. Heureux ceux qui, étant entrés dans la vie religieuse, suivent cette voie ! Car «le royaume des cieux leur appartient.» (Mt 5,9-12).
14. Nulle sera reçu dans la salle nuptiale du paradis pour y recevoir la couronne de l'immortalité, s'il n'a pas fait les trois renoncements que je vais dire; premièrement, s'il n'a pas dit adieu à toute chose, à ses parents, à ses amis et à tout le monde; secondement, s'il n'a pas renoncé à sa propre volonté; troisièmement, s'il n'a pas immolé la vaine gloire qu'on a coutume de rechercher même dans le devoir de l'obéissance.
15. C'est pour cette fin que le Seigneur nous fait dire par son prophète : «Sortez du milieu d'eux, tenez-vous en séparés, et ne vous souillez point dans les impuretés du monde.» (2 Cor 6,17). Trouvera-t-on jamais parmi les mondains quelqu'un qui ait fait des choses dignes d'être admirées, qui ait rendu la vie à des morts, qui ait chassé les démons ? Ah ! Vous le chercheriez en vain. Ces merveilles sont ordinairement des récompenses que Dieu accorde à ceux qui sont tout entiers à son service; les mondains n'en sont pas susceptibles, et s'ils pouvaient y prétendre, à quoi servirait-il de se retirer du monde, et de se consacrer aux travaux pénibles d'une vie religieuse ?
16. Si, lorsque nous avons quitté le monde, les démons nous troublent et nous tentent par le souvenir douloureux et tendre de nos pères et mères, de nos frères et soeurs, sachons recourir promptement aux saintes armes de la prière, à la pensée des flammes éternelles, afin que le souvenir de ces flammes effrayantes éteigne en nous les feux par lesquels les démons voudraient réduire en cendres nos généreuses résolutions.
17. Remarquons ici qu'il est dans une funeste illusion, celui qui croit être détaché de tout, avoir renoncé à tout, et qui cependant éprouve un sentiment de tristesse, en ne possédant pas ce qu'il désire.
18. Les personnes qui, dans leur jeunesse, ont eu le malheur de se laisser aller à l'amour et à la jouissance des plaisirs sensuels, et qui néanmoins dans la suite forment le dessein et prennent la résolution d'entrer dans une communauté religieuse, doivent s'exercer avec le plus grand soin dans les règles austères de la sobriété et de la tempérance, se donner entièrement aux exercices sacrés de la prière, refuser sévèrement à leurs corps tout plaisir et tout ce qui pourrait leur procurer des jouissances et de la joie, et s'abstenir de toute sorte de dérèglements et de sensualités, dans la crainte que leur dernier état ne devint plus mauvais que le premier (cf. Mt 12,45). Car la religion est un port où l'on trouve le salut; mais on peut aussi y trouver le naufrage, et ceux qui voyagent sur cette mer spirituelle, peuvent attester cette vérité. Ah ! Que c'est un déchirant spectacle de voir des gens qui, après avoir traversé la mer orageuse du monde, viennent misérablement faire naufrage et périr dans le port. Voilà donc le second degré; si vous y montez, que votre fuite vous fasse imiter Loth, et non sa femme.
TROISIÈME DEGRÉ
De la Fuite du Monde.
1. La retraite, ou la fuite du monde, est un renoncement éternel à tout ce qui peut s'opposer aux desseins de piété que nous avons formés; c'est un heureux changement de moeurs et de conduite, une sagesse inconnue, une prudence qui fuit avec horreur les regards des hommes, une vie cachée, une fin et un but intérieur et secret, une méditation douce et tranquille, un empressement pour le mépris et les humiliations, un désir ardent pour les austérités et les souffrances, un solide fondement d'affection et d'amour pour Dieu, une source féconde de charité, un renoncement parfait à la vaine gloire, et un profond silence.
2. Abandonner et quitter leurs proches et ce qu'ils possèdent dans le monde, voilà le projet qui agite le plus souvent et avec le plus de violence ceux qui, dès le commencement de leur conversion, s'attachent fortement à Dieu, et sont comme embrasés d'un feu tout céleste. Or, ce qui les porte à ce pieux dessein, ces nouveaux amants d'une beauté si noble et si excellente, c'est le désir qu'ils ont de se dévouer à toute sorte d'humiliations et à toute sorte de peines et de souffrances. Mais plus cette résolution est généreuse et louable, plus ils ont besoin de prudence et de discernement pour l'accomplir; car je suis loin de donner mon approbation à toute retraite qui se ferait avec le plus grand courage.
3. En effet, si notre divin Sauveur nous assure que «personne n'est bon prophète dans son propre pays» (Jn 4,44) c'est pour nous avertir de prendre garde qu'en renonçant à notre patrie, nous ne le fassions que pour la trouver réellement dans la vaine gloire que nous nous proposerions dans la fuite du monde; car la fuite du monde n'est rien d'autre qu'une séparation franche et véritable de toutes les choses de la terre, de manière que notre âme soit invariablement unie à Dieu et ne s'en sépare jamais. Elle doit essentiellement produire et soutenir en nous la douleur et le repentir de nos fautes. Il s'est donc séparé du siècle, celui qui a renoncé à toute affection charnelle pour les siens, et pour les choses qui sont étrangères à son, nouvel état.
4. Ô vous qui pensez à sortir du monde, je vous prie de ne pas attendre, pour le faire, que vos amis aient pu se débarrasser de leurs affaires : craignez que la mort ne vous surprenne, avant que vous ayez accompli votre pieux dessein. Hélas ! Il y en a eu un grand nombre qui se sont trompés. Ils voulaient sauver des personnes paresseuses et négligentes; mais en les attendant, le feu de l'amour divin qui les embrasait s'est éteint peu à peu dans leurs coeurs, et ils ont misérablement péri avec ceux qu'ils prétendaient sauver. Or, puisque vous sentez en vous les ardeurs célestes de l'amour divin, et que vous ne savez pas quand elles pourraient disparaître de vous, et vous laisser dans les ténèbres, marchez et courez donc où Dieu vous appelle, rappelez-vous que l'Apôtre nous avertit que nous ne sommes pas tous chargés du salut de nos frères : «Ô mes frères, nous dit-il, chacun de nous rendra compte à Dieu pour soi-même (Rom 14,12)»; et il ajoute ailleurs : «Quoi ? Vous voulez donner des leçons aux autres, et vous ne vous instruisez pas vous-même ?» (Rom 2,21) Or n'est-ce pas comme s'il disait, «pour ce qui regarde les autres, je n'en sais rien; mais pour ce qui regarde chacun de nous en particulier, je sais très bien que nous sommes obligés de nous connaître et de nous sauver.»
5. Ô vous qui entreprenez le voyage qui doit vous faire sortir du monde, veillez sur vous avec le plus grand soin; car le démon cherchera à vous rendre inconstant et sensuel, et votre retraite même lui en fournira les moyens et les occasions.
6. Il est du plus grand mérite devant Dieu de s'être dépouillé de toute affection pour les choses de la terre; et c'est la fuite du monde qui nous met dans cet heureux état.
7. C'est pourquoi celui qui, pour l'amour du Seigneur, a quitté le monde, ne doit plus être animé que du désir de plaire à ce divin Sauveur : autrement il suivrait encore aveuglément les affections et les passions de son coeur.
8. Vous donc qui avez dit adieu au monde, cessez de vous mêler en rien des affaires du monde; car remarquez bien que les désirs qu'on a étouffés dans le coeur cherchent à s'y rétablir.
9. Ce fut par la force, et malgré elle qu'Ève fut chassée du paradis terrestre; mais c'est par un acte de sa propre volonté, qu'un moine quitte son pays pour s'enfermer dans un lieu à l'écart. Ève, si elle fût encore demeurée dans le jardin délicieux où elle avait été placée, n'aurait pas manqué de vouloir manger du fruit qui l'avait portée à une première désobéissance; et le moine, en restant dans le monde, n'aurait pas trouvé peu de dangers de se perdre au milieu de ses parents et de ses amis.
10. Évitez les occasions de faire des chutes et des péchés, avec au moins autant de soin que vous éviteriez une peine et un supplice graves qu'on voudrait vous infliger. Les fruits qu'on ne voit pas, n'exposent pas à la tentation et au désir d'en manger, comme ceux que l'on voit.
11. Connaissez bien les ruses et les artifices qu'emploient, pour vous faire tomber, les esprits ténébreux de l'enfer : ils cherchent à nous faire croire que nous ne devons pas nous retirer des embarras du siècle ni du milieu de nos frères, parce qu'en le faisant, nous perdons une grande récompense et une grande gloire car, par exemple, nous disent-ils intérieurement, «quel mérite n'aura pas une personne qui triomphera d'elle-même, en réprimant les feux impurs, lorsqu'elle verra quelque beauté terrestre ?» Ah ! Dans des circonstances pareilles gardons-nous bien de les écouter; faisons le contraire de ce qu'ils nous suggèrent.
12. Si donc, après avoir abandonné nos proches et notre famille, après avoir passé quelques années et même un grand nombre d'années dans la vie monastique, après avoir fait des progrès dans la piété et dans la pratique de la vertu, après avoir amèrement pleuré et réparé le temps de notre vie que nous avons passé dans le péché et dans le contentement de nos passions, après avoir heureusement reçu le don de continence et de chasteté, il nous vient dans l'esprit des pensées vaines et frivoles, comme de retourner dans notre patrie, sous le spécieux prétexte d'édifier par notre vie nouvelle et vertueuse ceux que nous avions scandalisés par notre vie licencieuse et déréglée, et, par notre éloquence, notre savoir et nos talents, d'être pour les peuples leurs sauveurs, leurs lumières, leurs docteurs et leurs conducteurs. Ah ! Soyons bien convaincus que ce n'est là qu'un piège que nous tendent les démons. Ils veulent nous faire perdre dans la haute mer le trésor que nous avons heureusement acquis loin des tempêtes et dans le port.
13. Dans cette occasion, c'est Loth, et non pas sa femme, que nous devons imiter; car quiconque retournera dans le lieu qu'il a quitté, et aux choses qu'il a abandonnées, deviendra comme un sel affadi, et méritera de demeurer immobile comme la femme de Loth, qui fut changée en une statue de sel.
14. Fuyez loin de l'Égypte, et ne conservez même pas la pensée d'y retourner; car ils ont perdu la paix et la tranquillité de la Jérusalem céleste, ceux qui sont retournés en Égypte dans leurs pensées et dans leurs désirs.
15. Cependant il est arrivé quelquefois que des personnes qui avaient quitté le monde pour conserver leur influence, après s'être solidement fortifiées dans la vertu, et après avoir saintement purifié leurs consciences, sont rentrées dans le monde et y ont produit de très grands biens, en contribuant puissamment au salut des autres, sans négliger jamais le leur. Ce fut ainsi que Moïse, après avoir dans le désert contemplé la face de Dieu, reçut l'ordre de retourner en Égypte pour y sauver ceux de sa nation; ce qu'il fit au milieu des dangers les plus nombreux et les plus éminents, et des ténèbres les plus profondes.
16. Il vaut infiniment mieux déplaire à nos parents que déplaire à Dieu; car il est le Maître souverain de nos proches, et c'est Lui qui nous a créés et rachetés. Au reste, il n'est pas rare que les parents perdent leurs enfants tout en les aimant, et les précipitent dans les supplices éternels.
17. Nous disons que celui-là s'est vraiment séparé du monde, qui ne parle plus le langage du monde et ne comprend plus le sien.
18. Lorsque nous quittons le monde pour embrasser la vie solitaire, ce n'est pas à cause de la haine que nous portons à nos proches, ni à cause de l'aversion que nous avons pour notre patrie : un crime aussi horrible est bien loin de nous; mais c'est uniquement pour éviter de nous perdre éternellement.
19. En cela, comme en toute chose, c'est le Seigneur que nous écoutons, et dont nous suivons les traces; car nous savons qu'il a Lui-même plusieurs fois abandonné ses parents selon la chair. En effet quelqu'un l'ayant un jour averti que sa mère et ses frères Le cherchaient, ce divin Maître, pour nous faire voir qu'il est des occasions où nous devons fuir saintement nos parents, lui fit cette admirable réponse : «Ma mère et mes frères sont ceux qui accomplissent la Volonté de mon Père qui est dans les cieux (Mt 12,49).
20. Reconnaissez vraiment pour père celui qui peut et qui veut vous décharger du poids énorme de vos péchés; et pour mère, la componction du coeur, capable de vous purifier de vos souillures; pour frères, ceux qui peuvent vous aider à obtenir les dons célestes, et travailler et combattre avec vous; pour épouse, qui vous soit indissolublement unie, la pensée constante de la mort; pour enfants uniquement chéris, les gémissements du coeur; pour esclaves, vos sens et votre chair; et pour amis, les légions célestes, lesquelles vous rendront d'autant plus de service à l'heure de votre mort, que pendant votre vie vous aurez plus pris de soin d'être et de vous conserver dans leur amitié. Telle est la sainte parenté de ceux qui cherchent sincèrement le Seigneur (cf. Ps 23,6).
21. Que le désir du ciel fait facilement et promptement disparaître les affections charnelles qu'on avait pour ses proches ! Il est donc grossièrement dans l'erreur celui qui s'imagine pouvoir en même temps aimer ses parents selon la chair et aimer le ciel selon Dieu, puisque notre divin Sauveur lui fait entendre cette sentence qui le condamne : «Personne ne peut servir deux maîtres.» (Mt 6,24).
22. Ailleurs il nous déclare positivement, qu'il n'est pas venu sur la «terre pour apporter la paix, mais la guerre et le glaive» (Mt 10,34), c'est-à-dire, qu'Il n'est pas venu apporter aux parents et aux frères un amour charnel pour leurs enfants et leurs frères qui voudraient se consacrer à son service, mais qu'Il est venu séparer ceux qui aiment et servent Dieu, d'avec ceux qui aiment et qui servent le monde; ceux qui sont attachés à la terre, de ceux qui fixent leurs affections dans les cieux; ceux qui recherchent l'orgueil, de ceux qui ne se plaisent que dans l'humilité : car Il aime cette division et cette séparation spirituelles.
23. Prenez garde, oui, je le répète, prenez garde que l'affection que vous auriez pour vos proches et pour les choses de la terre, ne vous fasse faire un triste naufrage au milieu des eaux de péchés dont le monde est inondé. Et si vous ne voulez pas pleurer éternellement, ne soyez pas sensibles aux larmes de vos parents et de vos amis.
24. Si donc, pour vous arrêter dans votre pieux dessein, ils vous entourent, comme des mouches à miel, ou plutôt comme des guêpes, et que, pour vous en détourner, ils vous fassent entendre des lamentations déchirantes, portez promptement votre esprit sur le souvenir de la mort et sur les dangers terribles auxquels vous êtes exposé, et sans détourner votre attention de ces deux objets, triompher de la peine que vous font vos proches, par la peine que vous vous ferez à vous-même, en vous exposant au malheur éternel, comme on chasse un clou par un autre clou.
25. Ces personnes qui semblent être toutes dévouées à nos intérêts, mais qui réellement ne nous veulent que du mal, nous promettent des montagnes d'or, et nous assurent avec zèle qu'elles ne nous feront que des choses qui nous seront très agréables et très utiles; mais tous ces témoignages sont trompeurs : tout ce qu'elles se proposent par là, c'est de nous détourner du chemin qui doit nous conduire au bonheur éternel, et de nous engager à faire et à suivre leur propre volonté.
26. Lorsque, enfin nous quittons le monde, il nous est important de nous retirer dans les lieux, où nous pouvons croire que nous trouverons moins de consolations humaines, moins d'occasions de vaine gloire, et où nous serons moins exposés à une funeste célébrité; autrement nous ressemblerions aux oiseaux qui ne changent que d'air; notre coeur serait le même, et nos passions auraient le même empire sur nous.
27. Il est encore d'un grand intérêt de cacher la splendeur de votre naissance et l'éclat de votre nom, afin que votre vie et vos actions n'annoncent autre chose que l'amour de Dieu et de votre salut.
28. On trouverait difficilement quelqu'un qui ait abandonné sa patrie et ses proches avec une générosité et une perfection semblables à celles du saint patriarche Abraham. À peine eut-il entendu ces paroles de Dieu : «Sors de ton pays, de ta parenté et du sein de ta famille» (Gen 12,1), qu'il se mit en chemin sans hésiter, quoique ce fût pour aller au milieu des peuples barbares et dont il ignorait le langage.
29. Il en est cependant que le Seigneur a couverts de gloire, pour avoir imité ce grand personnage, en quittant généreusement tout ce qu'ils possédaient en ce monde. Néanmoins je crois que cette gloire, quoiqu'elle vienne de Dieu, doit être évitée, et qu'il ne faut se la proposer que dans un esprit d'humilité.
30. Quand les démons, ou même les hommes, nous donnent des louanges sur notre retraite comme d'une action forte et généreuse, c'est afin de nous en faire concevoir un sentiment d'orgueil. Chassons promptement cette tentation, en pensant que pour l'amour de nous et à cause de notre salut, le Fils de Dieu a bien daigné quitter les splendeurs éternelles de sa Gloire et venir habiter humblement sur la terre; et nous connaîtrons que, quand nous vivrions une éternité, nous ne serions pas capables de rien faire de semblable pour Lui témoigner notre reconnaissance.
31. L'affection que nous conserverions intérieurement pour nos proches, et même pour des étrangers, pourrait nous devenir très funeste; elle nous engagerait peu à peu à rentrer dans le monde, ou du moins serait très propre à éteindre dans nous la ferveur de la piété et de notre componction.
32. Comme il est impossible que d'un oeil nous regardions le ciel, et que nous fixions l'autre en même temps sur la terre, de même il est impossible que celui qui ne se retirant pas du milieu de ses proches et de toutes les personnes qui lui sont chères selon la chair, par une séparation parfaite et d'esprit et de corps, ne s'expose pas au danger évident d'une perte éternelle.
33. Sachons donc que ce ne sera qu'avec beaucoup de peines et de travaux, que nous viendrons à bout de réformer nos moeurs et notre conduite, et qu'il peut fort bien arriver que ce que nous n'aurions acquis qu'avec un travail long et pénible, nous le perdions dans un seul instant; car les discours vains et profanes, et surtout les mauvais, ont bien vite corrompu les bonnes moeurs (cf. 1 Cor 15,33).
34. Celui donc qui, ayant renoncé à tout, ne laisse pas de suivre les usages des gens du monde et de les fréquenter, tombera dans les mêmes pièges qu'eux, souillera son coeur par la pensée des choses profanes; ou s'il ne charge pas sa conscience par des pensées mondaines, il la chargera par les jugements téméraires qu'il fera sur ceux qu'il croira être souillés de ces mauvaises pensées. C'est ainsi que, d'un côté ou d'un autre, il ne se préservera pas de pécher avec les séculiers.
Des songes qui ont coutume de troubler le sommeil à ceux qui ont quitté le monde.
35. Ce serait en vain que je voudrais cacher combien j'ai l'esprit peu subtil et pénétrant, et combien mes connaissances sont bornées et mon ignorance profonde. Comme le palais de la bouche juge du genre et de la nature des mets, que les oreilles délicates des auditeurs jugent de la beauté des pensées de l'orateur, et que l'éclat du soleil fait connaître la faiblesse des yeux, de même mes paroles font bien voir mon peu de capacité; mais souvent l'amour nous porte à entreprendre des choses réellement au dessus de nos forces. Je pense donc, sans oser l'assurer, qu'après avoir parlé, ou plutôt en parlant de la fuite du monde, il convient de dire quelque chose des songes, afin que nous sachions que les démons s'en servent comme d'un piège pour perdre les âmes.
36. Je dis que le songe n'est autre chose qu'un mouvement et une agitation de l'esprit, pendant que les sens du corps sont assoupis.
37. Une vision imaginaire est une illusion par laquelle l'imagination seule, et sans pouvoir en juger, croit apercevoir certains objets, dans le temps même du réveil : c'est donc une représentation de choses qui n'ont ni être ni existence.
38. La raison qui nous engage à parler des songes, après avoir dit quelque chose de la fuite du siècle, doit paraître évidente. En effet, lorsque, pour l'amour du Seigneur, nous avons renoncé à nos biens et à nos proches, et que, dans l'exil volontaire, nous nous sommes consacrés et comme vendus à son service et à l'amour des biens célestes, les démons, jaloux de notre bonheur, tâchent de répandre le trouble et l'inquiétude dans nos âmes, par le moyen des songes. C'est ainsi qu'ils nous représentent nos proches, tantôt dans les pleurs, tantôt étendus sur un lit de mort, tantôt plongés dans le chagrin à cause de nous, et tantôt tourmentés par quelque malheur; mais celui qui croit aux songes, comme à quelque chose de réel, ressemble très bien à une personne qui courrait après son ombre, et qui ferait des efforts pour la saisir.
39. Remarquons ici que les démons, pour nous vendre quelque peu de fumée de vaine gloire, se rendent en quelque sorte prophètes en nous : ils nous annoncent dans des songes, des choses futures qu'ils ont devinées par la subtilité de leurs conjectures; et, en voyant arriver ce que nous avons vu dans nos rêves, nous en sommes frappés de surprise et d'étonnement. C'est ainsi qu'ils nous portent à l'orgueil, en nous inspirant que Dieu nous fait connaître les choses futures.
40. Il faut avouer ici que pour ceux qui croient au démon, cet esprit de malice leur a révélé des choses qui sont ensuite arrivées; mais qu'il n'a jamais été qu'un menteur pour ceux qui méprisent les songes qu'il leur donne : car étant un pur esprit, il peut plus facilement connaître les choses qui ont lieu dans l'univers. Ainsi, par exemple, sachant qu'une personne est près de mourir, il peut dans des songes annoncer cette mort à ceux qui se prêtent à ses insinuations.
41. Quant aux choses futures, il n'en sait rien : sa prescience ne va pas jusque là. Au reste des médecins habiles et expérimentés pourraient également en faire autant sur la mort de certains malades.
42. Sachons que ces esprits de ténèbres se changent souvent en anges de lumières, et nous apparaissent en songe sous la figure de quelques martyrs, afin qu'à notre réveil, ils nous fassent goûter une joie funeste, et nous inspirent une orgueilleuse opinion de nous-mêmes.
43. Voici la marque à laquelle vous pourrez reconnaître la fraude et les artifices des démons, d'avec les soins que nos anges prennent de nous. Ces derniers ne nous font jamais voir dans les songes, dont ils sont les auteurs, que les supplices éternels, le jugement dernier, la séparation effrayante des méchants d'avec les gens de bien, et nous inspirent à notre réveil une crainte et une tristesse salutaires.
44. Si nous croyons les choses que les démons nous inspirent pendant le sommeil, ils se joueront de nous, même pendant notre réveil. Ainsi nous devons avouer qu'il manque de lumière et de discernement, celui qui croit aux songes, et qu'il est prudent et sage celui qui n'y ajoute aucune foi.
45. Ne respectez que ceux qui vous représentent les peines éternelles et les jugements de Dieu. Si, par contre, ces songes vous portaient au désespoir, soyez encore convaincus qu'ils sont l'ouvrage des démons.
Ce troisième degré termine le symbole de la très sainte Trinité; et si vous avez le bonheur d'y monter, ne regardez ni à droite ni à gauche.
De la Nécessité de se dépouiller des affections
et des soins pour les choses de ce monde.
1. Celui qui aime Dieu de tout son coeur, qui désire ardemment le royaume des cieux, qui travaille avec courage à se purifier des fautes qu'il a faites et à se corriger des mauvaises habitudes qu'il a contractées, qui ne perd jamais de vue le jugement dernier et les supplices éternels, qui nourrit dans son âme la pensée et la crainte de la mort, n'a plus ni amour ni inclination pour l'argent et les richesses, pour ses parents et pour la gloire du monde, pour ses frères et ses amis, enfin pour toutes les choses fragiles et périssables; il en a chassé de son coeur tout sentiment, toute attache et tout souci; il hait même sa propre chair, et, dans l'état d'une nudité parfaite, il s'étudie à suivre le Christ avec une indicible ardeur; il ne soupire qu'après le bonheur du ciel, et c'est de Dieu seul qu'il attend tous les secours nécessaires pour y arriver. Il dit avec David : «Mon âme n'est attachée qu'à toi seul, ô mon Dieu» (Ps 62), et avec un illustre prophète : «Je ne me suis point fatigué en te suivant, Seigneur; et je n'ai pas recherché les jugements des hommes,ni leurs consolations (Jer 17,16).»
2. Eh certes ! il nous serait bien honteux, si, après avoir abandonné toutes les choses dont nous venons de parler, après nous être dévoués, non pas à suivre un homme, mais à servir le Seigneur qui nous a enrôlés sous ses étendards, nous nous amusions encore à chercher des objets incapables de nous procurer le moindre soulagement dans l'extrême nécessité où nous serons à l'heure de notre mort. Nous comporter de la sorte, ne serait-ce pas violer le précepte de Jésus Christ qui nous défend de regarder derrière nous ? Ne serait-ce pas nous déclarer ineptes pour le royaume de Dieu ?
3. C'est pour nous faire éviter ce malheur, que notre divin Sauveur, qui connaît si bien à quel point notre fragilité nous expose à l'inconstance, et combien facilement notre pauvre coeur se tournerait encore vers les choses de la terre, auxquelles nous avons renoncé, si nous conversions et, que nous eussions quelque commerce avec les personnes du monde, nous adresse ces paroles mémorables, qu'il dit au jeune homme qui, avant de se mettre à sa suite, lui demandait la permission d'aller ensevelir son père : «Laisse, lui répondit-Il, laisse les morts ensevelir leurs morts.» (Mt 8,22).
4. Remarquons que souvent les démons, après que nous avons renoncé aux choses du siècle, cherchent à nous faire croire que ceux-là seuls, sont heureux, qui, dans le monde, sont dans le cas de faire du bien aux indigents, et que nous sommes malheureux dans la vie religieuse, parce que nous n'avons pas cette facilité. Or ce que les ennemis de notre salut se proposent dans cette tentation, c'est de nous engager à rentrer dans le siècle, ou de nous jeter dans le désespoir si nous persévérons à vivre dans la retraite.
5. Dans la vie religieuse, on rencontre des personnes qui par orgueil, méprisent ceux qui vivent dans le monde, et elles s'élèvent au dessus d'eux. On en rencontre encore qui les méprisent dans le seul dessein d'étouffer en elles-mêmes les pensées de découragement qu'elles éprouvent, et de se fortifier dans l'espérance et la confiance en Dieu.
6. Écoutons donc avec une attention particulière les avis que notre Seigneur donna un jour à un jeune homme qui avait assez bien observé la loi de Dieu : «Il ne te a manque plus, lui dit-il, qu'une seule chose, c'est de vendre ton bien, d'en donner le prix aux pauvres et de te mettre à ma suite» (Mc 10,21), afin que, vous étant volontairement fait pauvre, vous soyez obligé de recourir à la charité des autres.
7. Nous qui avons résolu de poursuivre notre course avec ardeur et promptitude, soyons très attentifs à la condamnation que le Seigneur a portée contre tous ceux qui vivent dans le monastère, et, vivants, sont morts, quand Il dit : «laisse ceux qui sont dans le monde et sont morts, ensevelir ceux qui sont morts corporellement.» (cf. Mt 8,22).
8. Cependant les richesses que possédait ce jeune homme, ne furent pas un obstacle à ce qu'il reçût le baptême; c'est pourquoi nous pensons qu'ils se sont trompés, ceux qui ont dit que c'était pour recevoir le baptême, que le Seigneur avait ordonné à ce jeune homme de vendre tout ce qu'il possédait : le divin Sauveur voulut par là nous faire comprendre qu'il exigeait plus de lui pour le faire entrer dans l'état de perfection qu'il lui proposait, que pour l'admettre à la réception du baptême. Or une telle preuve doit nous convaincre de l'excellence de la notre profession.
9. On pourrait ici examiner pourquoi certaines personnes qui, tandis qu'elles étaient dans le monde, s'étaient livrées à des veilles pénibles, à des jeûnes rigoureux, à des travaux fatigants et à toute sorte de mortifications, étant arrivées à la vie solitaire, ont abandonné ces pratiques de piété, parce qu'elles les ont regardées comme fausses et mauvaises.
10. Ah ! c'est que la vie religieuse fait reconnaître les véritables vertus, de celles qui ne sont que des vertus hypocrites, et qu'elle montre la carrière où l'on peut courir et combattre avec succès et des avantages réels; car j'ai été dans le cas de remarquer que la plupart des bonnes oeuvres pratiquées par les gens du siècle sont des plantes qu'ils arrosent avec l'eau bourbeuse et infecte de la vaine gloire, qu'ils cultivent et qu'ils nourrissent dans l'ostentation et dans les applaudissements et les louanges; mais que, transplantées dans la solitude des anachorètes, inaccessibles aux regards des gens du monde, et ne trouvant plus cette humidité mondaine ni cette eau corrompue de la vaine gloire, ces prétendues bonnes oeuvres, ces fausses vertus ne tardaient pas à périr; car ces plantes, nées dans une terre humide et grasse, ne peuvent pas prospérer dans un terrain sec et aride, et privé de toutes les louanges humaines, telles que les saintes écoles de la solitude et des déserts.
11. Celui donc qui hait l'esprit du monde, se délivre heureusement de tout ce qui peut lui causer des peines et des chagrins; mais celui qui se laisse conduire par cet esprit et qui conserve encore de l'affection pour les choses de la terre, n'est sûrement pas exempt de tristesse et d'ennui. Eh! Comment pourrait-il sans peine se voir privé des choses qu'il aime ?
12. Ah ! si nous avons besoin en toute chose de beaucoup de prudence et de circonspection, c'est ici surtout que nous devons être sages et discrets; car il n'est pas rare de voir un grand nombre de personnes qui, tandis qu'agitées dans le monde par des soins et des inquiétudes, surchargées d'affaires et d'occupations, affaiblies par des veilles profanes, s'étaient préservées de la folie et de la contagion des plaisirs charnels, devenir les tristes victimes de la plus honteuse des passions, lorsqu'elles sont entrées dans le repos et dans la tranquillité de la vie religieuse, ou dans le silence de la solitude.
13. Prenons donc garde avec un soin tout particulier que, tout en croyant et en disant que nous marchons par la voie étroite et difficile, nous ne marchions en effet par la voie large et spacieuse. Or les marques par lesquelles nous connaîtrons que nous sommes dans le chemin qui conduit au ciel, sont la mortification dans le manger, les veilles, la privation même de l'eau pour boire, et du pain pour manger, l'amour des humiliations, la patience dans les injures, les railleries et les outrages, le renoncement à sa propre volonté, la douceur dans les reproches et les affronts, le silence de la bouche et du coeur dans les mépris qu'on fait de nous, la parfaite tranquillité au milieu des traitements les plus mauvais, le courage constant à supporter, avec bonté ceux qui nous font des choses injustes, qui nous noircissent par la médisance, qui nous couvrent d'ignominies, et nous condamnent injustement. Heureux ceux qui, étant entrés dans la vie religieuse, suivent cette voie ! Car «le royaume des cieux leur appartient.» (Mt 5,9-12).
14. Nulle sera reçu dans la salle nuptiale du paradis pour y recevoir la couronne de l'immortalité, s'il n'a pas fait les trois renoncements que je vais dire; premièrement, s'il n'a pas dit adieu à toute chose, à ses parents, à ses amis et à tout le monde; secondement, s'il n'a pas renoncé à sa propre volonté; troisièmement, s'il n'a pas immolé la vaine gloire qu'on a coutume de rechercher même dans le devoir de l'obéissance.
15. C'est pour cette fin que le Seigneur nous fait dire par son prophète : «Sortez du milieu d'eux, tenez-vous en séparés, et ne vous souillez point dans les impuretés du monde.» (2 Cor 6,17). Trouvera-t-on jamais parmi les mondains quelqu'un qui ait fait des choses dignes d'être admirées, qui ait rendu la vie à des morts, qui ait chassé les démons ? Ah ! Vous le chercheriez en vain. Ces merveilles sont ordinairement des récompenses que Dieu accorde à ceux qui sont tout entiers à son service; les mondains n'en sont pas susceptibles, et s'ils pouvaient y prétendre, à quoi servirait-il de se retirer du monde, et de se consacrer aux travaux pénibles d'une vie religieuse ?
16. Si, lorsque nous avons quitté le monde, les démons nous troublent et nous tentent par le souvenir douloureux et tendre de nos pères et mères, de nos frères et soeurs, sachons recourir promptement aux saintes armes de la prière, à la pensée des flammes éternelles, afin que le souvenir de ces flammes effrayantes éteigne en nous les feux par lesquels les démons voudraient réduire en cendres nos généreuses résolutions.
17. Remarquons ici qu'il est dans une funeste illusion, celui qui croit être détaché de tout, avoir renoncé à tout, et qui cependant éprouve un sentiment de tristesse, en ne possédant pas ce qu'il désire.
18. Les personnes qui, dans leur jeunesse, ont eu le malheur de se laisser aller à l'amour et à la jouissance des plaisirs sensuels, et qui néanmoins dans la suite forment le dessein et prennent la résolution d'entrer dans une communauté religieuse, doivent s'exercer avec le plus grand soin dans les règles austères de la sobriété et de la tempérance, se donner entièrement aux exercices sacrés de la prière, refuser sévèrement à leurs corps tout plaisir et tout ce qui pourrait leur procurer des jouissances et de la joie, et s'abstenir de toute sorte de dérèglements et de sensualités, dans la crainte que leur dernier état ne devint plus mauvais que le premier (cf. Mt 12,45). Car la religion est un port où l'on trouve le salut; mais on peut aussi y trouver le naufrage, et ceux qui voyagent sur cette mer spirituelle, peuvent attester cette vérité. Ah ! Que c'est un déchirant spectacle de voir des gens qui, après avoir traversé la mer orageuse du monde, viennent misérablement faire naufrage et périr dans le port. Voilà donc le second degré; si vous y montez, que votre fuite vous fasse imiter Loth, et non sa femme.
TROISIÈME DEGRÉ
De la Fuite du Monde.
1. La retraite, ou la fuite du monde, est un renoncement éternel à tout ce qui peut s'opposer aux desseins de piété que nous avons formés; c'est un heureux changement de moeurs et de conduite, une sagesse inconnue, une prudence qui fuit avec horreur les regards des hommes, une vie cachée, une fin et un but intérieur et secret, une méditation douce et tranquille, un empressement pour le mépris et les humiliations, un désir ardent pour les austérités et les souffrances, un solide fondement d'affection et d'amour pour Dieu, une source féconde de charité, un renoncement parfait à la vaine gloire, et un profond silence.
2. Abandonner et quitter leurs proches et ce qu'ils possèdent dans le monde, voilà le projet qui agite le plus souvent et avec le plus de violence ceux qui, dès le commencement de leur conversion, s'attachent fortement à Dieu, et sont comme embrasés d'un feu tout céleste. Or, ce qui les porte à ce pieux dessein, ces nouveaux amants d'une beauté si noble et si excellente, c'est le désir qu'ils ont de se dévouer à toute sorte d'humiliations et à toute sorte de peines et de souffrances. Mais plus cette résolution est généreuse et louable, plus ils ont besoin de prudence et de discernement pour l'accomplir; car je suis loin de donner mon approbation à toute retraite qui se ferait avec le plus grand courage.
3. En effet, si notre divin Sauveur nous assure que «personne n'est bon prophète dans son propre pays» (Jn 4,44) c'est pour nous avertir de prendre garde qu'en renonçant à notre patrie, nous ne le fassions que pour la trouver réellement dans la vaine gloire que nous nous proposerions dans la fuite du monde; car la fuite du monde n'est rien d'autre qu'une séparation franche et véritable de toutes les choses de la terre, de manière que notre âme soit invariablement unie à Dieu et ne s'en sépare jamais. Elle doit essentiellement produire et soutenir en nous la douleur et le repentir de nos fautes. Il s'est donc séparé du siècle, celui qui a renoncé à toute affection charnelle pour les siens, et pour les choses qui sont étrangères à son, nouvel état.
4. Ô vous qui pensez à sortir du monde, je vous prie de ne pas attendre, pour le faire, que vos amis aient pu se débarrasser de leurs affaires : craignez que la mort ne vous surprenne, avant que vous ayez accompli votre pieux dessein. Hélas ! Il y en a eu un grand nombre qui se sont trompés. Ils voulaient sauver des personnes paresseuses et négligentes; mais en les attendant, le feu de l'amour divin qui les embrasait s'est éteint peu à peu dans leurs coeurs, et ils ont misérablement péri avec ceux qu'ils prétendaient sauver. Or, puisque vous sentez en vous les ardeurs célestes de l'amour divin, et que vous ne savez pas quand elles pourraient disparaître de vous, et vous laisser dans les ténèbres, marchez et courez donc où Dieu vous appelle, rappelez-vous que l'Apôtre nous avertit que nous ne sommes pas tous chargés du salut de nos frères : «Ô mes frères, nous dit-il, chacun de nous rendra compte à Dieu pour soi-même (Rom 14,12)»; et il ajoute ailleurs : «Quoi ? Vous voulez donner des leçons aux autres, et vous ne vous instruisez pas vous-même ?» (Rom 2,21) Or n'est-ce pas comme s'il disait, «pour ce qui regarde les autres, je n'en sais rien; mais pour ce qui regarde chacun de nous en particulier, je sais très bien que nous sommes obligés de nous connaître et de nous sauver.»
5. Ô vous qui entreprenez le voyage qui doit vous faire sortir du monde, veillez sur vous avec le plus grand soin; car le démon cherchera à vous rendre inconstant et sensuel, et votre retraite même lui en fournira les moyens et les occasions.
6. Il est du plus grand mérite devant Dieu de s'être dépouillé de toute affection pour les choses de la terre; et c'est la fuite du monde qui nous met dans cet heureux état.
7. C'est pourquoi celui qui, pour l'amour du Seigneur, a quitté le monde, ne doit plus être animé que du désir de plaire à ce divin Sauveur : autrement il suivrait encore aveuglément les affections et les passions de son coeur.
8. Vous donc qui avez dit adieu au monde, cessez de vous mêler en rien des affaires du monde; car remarquez bien que les désirs qu'on a étouffés dans le coeur cherchent à s'y rétablir.
9. Ce fut par la force, et malgré elle qu'Ève fut chassée du paradis terrestre; mais c'est par un acte de sa propre volonté, qu'un moine quitte son pays pour s'enfermer dans un lieu à l'écart. Ève, si elle fût encore demeurée dans le jardin délicieux où elle avait été placée, n'aurait pas manqué de vouloir manger du fruit qui l'avait portée à une première désobéissance; et le moine, en restant dans le monde, n'aurait pas trouvé peu de dangers de se perdre au milieu de ses parents et de ses amis.
10. Évitez les occasions de faire des chutes et des péchés, avec au moins autant de soin que vous éviteriez une peine et un supplice graves qu'on voudrait vous infliger. Les fruits qu'on ne voit pas, n'exposent pas à la tentation et au désir d'en manger, comme ceux que l'on voit.
11. Connaissez bien les ruses et les artifices qu'emploient, pour vous faire tomber, les esprits ténébreux de l'enfer : ils cherchent à nous faire croire que nous ne devons pas nous retirer des embarras du siècle ni du milieu de nos frères, parce qu'en le faisant, nous perdons une grande récompense et une grande gloire car, par exemple, nous disent-ils intérieurement, «quel mérite n'aura pas une personne qui triomphera d'elle-même, en réprimant les feux impurs, lorsqu'elle verra quelque beauté terrestre ?» Ah ! Dans des circonstances pareilles gardons-nous bien de les écouter; faisons le contraire de ce qu'ils nous suggèrent.
12. Si donc, après avoir abandonné nos proches et notre famille, après avoir passé quelques années et même un grand nombre d'années dans la vie monastique, après avoir fait des progrès dans la piété et dans la pratique de la vertu, après avoir amèrement pleuré et réparé le temps de notre vie que nous avons passé dans le péché et dans le contentement de nos passions, après avoir heureusement reçu le don de continence et de chasteté, il nous vient dans l'esprit des pensées vaines et frivoles, comme de retourner dans notre patrie, sous le spécieux prétexte d'édifier par notre vie nouvelle et vertueuse ceux que nous avions scandalisés par notre vie licencieuse et déréglée, et, par notre éloquence, notre savoir et nos talents, d'être pour les peuples leurs sauveurs, leurs lumières, leurs docteurs et leurs conducteurs. Ah ! Soyons bien convaincus que ce n'est là qu'un piège que nous tendent les démons. Ils veulent nous faire perdre dans la haute mer le trésor que nous avons heureusement acquis loin des tempêtes et dans le port.
13. Dans cette occasion, c'est Loth, et non pas sa femme, que nous devons imiter; car quiconque retournera dans le lieu qu'il a quitté, et aux choses qu'il a abandonnées, deviendra comme un sel affadi, et méritera de demeurer immobile comme la femme de Loth, qui fut changée en une statue de sel.
14. Fuyez loin de l'Égypte, et ne conservez même pas la pensée d'y retourner; car ils ont perdu la paix et la tranquillité de la Jérusalem céleste, ceux qui sont retournés en Égypte dans leurs pensées et dans leurs désirs.
15. Cependant il est arrivé quelquefois que des personnes qui avaient quitté le monde pour conserver leur influence, après s'être solidement fortifiées dans la vertu, et après avoir saintement purifié leurs consciences, sont rentrées dans le monde et y ont produit de très grands biens, en contribuant puissamment au salut des autres, sans négliger jamais le leur. Ce fut ainsi que Moïse, après avoir dans le désert contemplé la face de Dieu, reçut l'ordre de retourner en Égypte pour y sauver ceux de sa nation; ce qu'il fit au milieu des dangers les plus nombreux et les plus éminents, et des ténèbres les plus profondes.
16. Il vaut infiniment mieux déplaire à nos parents que déplaire à Dieu; car il est le Maître souverain de nos proches, et c'est Lui qui nous a créés et rachetés. Au reste, il n'est pas rare que les parents perdent leurs enfants tout en les aimant, et les précipitent dans les supplices éternels.
17. Nous disons que celui-là s'est vraiment séparé du monde, qui ne parle plus le langage du monde et ne comprend plus le sien.
18. Lorsque nous quittons le monde pour embrasser la vie solitaire, ce n'est pas à cause de la haine que nous portons à nos proches, ni à cause de l'aversion que nous avons pour notre patrie : un crime aussi horrible est bien loin de nous; mais c'est uniquement pour éviter de nous perdre éternellement.
19. En cela, comme en toute chose, c'est le Seigneur que nous écoutons, et dont nous suivons les traces; car nous savons qu'il a Lui-même plusieurs fois abandonné ses parents selon la chair. En effet quelqu'un l'ayant un jour averti que sa mère et ses frères Le cherchaient, ce divin Maître, pour nous faire voir qu'il est des occasions où nous devons fuir saintement nos parents, lui fit cette admirable réponse : «Ma mère et mes frères sont ceux qui accomplissent la Volonté de mon Père qui est dans les cieux (Mt 12,49).
20. Reconnaissez vraiment pour père celui qui peut et qui veut vous décharger du poids énorme de vos péchés; et pour mère, la componction du coeur, capable de vous purifier de vos souillures; pour frères, ceux qui peuvent vous aider à obtenir les dons célestes, et travailler et combattre avec vous; pour épouse, qui vous soit indissolublement unie, la pensée constante de la mort; pour enfants uniquement chéris, les gémissements du coeur; pour esclaves, vos sens et votre chair; et pour amis, les légions célestes, lesquelles vous rendront d'autant plus de service à l'heure de votre mort, que pendant votre vie vous aurez plus pris de soin d'être et de vous conserver dans leur amitié. Telle est la sainte parenté de ceux qui cherchent sincèrement le Seigneur (cf. Ps 23,6).
21. Que le désir du ciel fait facilement et promptement disparaître les affections charnelles qu'on avait pour ses proches ! Il est donc grossièrement dans l'erreur celui qui s'imagine pouvoir en même temps aimer ses parents selon la chair et aimer le ciel selon Dieu, puisque notre divin Sauveur lui fait entendre cette sentence qui le condamne : «Personne ne peut servir deux maîtres.» (Mt 6,24).
22. Ailleurs il nous déclare positivement, qu'il n'est pas venu sur la «terre pour apporter la paix, mais la guerre et le glaive» (Mt 10,34), c'est-à-dire, qu'Il n'est pas venu apporter aux parents et aux frères un amour charnel pour leurs enfants et leurs frères qui voudraient se consacrer à son service, mais qu'Il est venu séparer ceux qui aiment et servent Dieu, d'avec ceux qui aiment et qui servent le monde; ceux qui sont attachés à la terre, de ceux qui fixent leurs affections dans les cieux; ceux qui recherchent l'orgueil, de ceux qui ne se plaisent que dans l'humilité : car Il aime cette division et cette séparation spirituelles.
23. Prenez garde, oui, je le répète, prenez garde que l'affection que vous auriez pour vos proches et pour les choses de la terre, ne vous fasse faire un triste naufrage au milieu des eaux de péchés dont le monde est inondé. Et si vous ne voulez pas pleurer éternellement, ne soyez pas sensibles aux larmes de vos parents et de vos amis.
24. Si donc, pour vous arrêter dans votre pieux dessein, ils vous entourent, comme des mouches à miel, ou plutôt comme des guêpes, et que, pour vous en détourner, ils vous fassent entendre des lamentations déchirantes, portez promptement votre esprit sur le souvenir de la mort et sur les dangers terribles auxquels vous êtes exposé, et sans détourner votre attention de ces deux objets, triompher de la peine que vous font vos proches, par la peine que vous vous ferez à vous-même, en vous exposant au malheur éternel, comme on chasse un clou par un autre clou.
25. Ces personnes qui semblent être toutes dévouées à nos intérêts, mais qui réellement ne nous veulent que du mal, nous promettent des montagnes d'or, et nous assurent avec zèle qu'elles ne nous feront que des choses qui nous seront très agréables et très utiles; mais tous ces témoignages sont trompeurs : tout ce qu'elles se proposent par là, c'est de nous détourner du chemin qui doit nous conduire au bonheur éternel, et de nous engager à faire et à suivre leur propre volonté.
26. Lorsque, enfin nous quittons le monde, il nous est important de nous retirer dans les lieux, où nous pouvons croire que nous trouverons moins de consolations humaines, moins d'occasions de vaine gloire, et où nous serons moins exposés à une funeste célébrité; autrement nous ressemblerions aux oiseaux qui ne changent que d'air; notre coeur serait le même, et nos passions auraient le même empire sur nous.
27. Il est encore d'un grand intérêt de cacher la splendeur de votre naissance et l'éclat de votre nom, afin que votre vie et vos actions n'annoncent autre chose que l'amour de Dieu et de votre salut.
28. On trouverait difficilement quelqu'un qui ait abandonné sa patrie et ses proches avec une générosité et une perfection semblables à celles du saint patriarche Abraham. À peine eut-il entendu ces paroles de Dieu : «Sors de ton pays, de ta parenté et du sein de ta famille» (Gen 12,1), qu'il se mit en chemin sans hésiter, quoique ce fût pour aller au milieu des peuples barbares et dont il ignorait le langage.
29. Il en est cependant que le Seigneur a couverts de gloire, pour avoir imité ce grand personnage, en quittant généreusement tout ce qu'ils possédaient en ce monde. Néanmoins je crois que cette gloire, quoiqu'elle vienne de Dieu, doit être évitée, et qu'il ne faut se la proposer que dans un esprit d'humilité.
30. Quand les démons, ou même les hommes, nous donnent des louanges sur notre retraite comme d'une action forte et généreuse, c'est afin de nous en faire concevoir un sentiment d'orgueil. Chassons promptement cette tentation, en pensant que pour l'amour de nous et à cause de notre salut, le Fils de Dieu a bien daigné quitter les splendeurs éternelles de sa Gloire et venir habiter humblement sur la terre; et nous connaîtrons que, quand nous vivrions une éternité, nous ne serions pas capables de rien faire de semblable pour Lui témoigner notre reconnaissance.
31. L'affection que nous conserverions intérieurement pour nos proches, et même pour des étrangers, pourrait nous devenir très funeste; elle nous engagerait peu à peu à rentrer dans le monde, ou du moins serait très propre à éteindre dans nous la ferveur de la piété et de notre componction.
32. Comme il est impossible que d'un oeil nous regardions le ciel, et que nous fixions l'autre en même temps sur la terre, de même il est impossible que celui qui ne se retirant pas du milieu de ses proches et de toutes les personnes qui lui sont chères selon la chair, par une séparation parfaite et d'esprit et de corps, ne s'expose pas au danger évident d'une perte éternelle.
33. Sachons donc que ce ne sera qu'avec beaucoup de peines et de travaux, que nous viendrons à bout de réformer nos moeurs et notre conduite, et qu'il peut fort bien arriver que ce que nous n'aurions acquis qu'avec un travail long et pénible, nous le perdions dans un seul instant; car les discours vains et profanes, et surtout les mauvais, ont bien vite corrompu les bonnes moeurs (cf. 1 Cor 15,33).
34. Celui donc qui, ayant renoncé à tout, ne laisse pas de suivre les usages des gens du monde et de les fréquenter, tombera dans les mêmes pièges qu'eux, souillera son coeur par la pensée des choses profanes; ou s'il ne charge pas sa conscience par des pensées mondaines, il la chargera par les jugements téméraires qu'il fera sur ceux qu'il croira être souillés de ces mauvaises pensées. C'est ainsi que, d'un côté ou d'un autre, il ne se préservera pas de pécher avec les séculiers.
Des songes qui ont coutume de troubler le sommeil à ceux qui ont quitté le monde.
35. Ce serait en vain que je voudrais cacher combien j'ai l'esprit peu subtil et pénétrant, et combien mes connaissances sont bornées et mon ignorance profonde. Comme le palais de la bouche juge du genre et de la nature des mets, que les oreilles délicates des auditeurs jugent de la beauté des pensées de l'orateur, et que l'éclat du soleil fait connaître la faiblesse des yeux, de même mes paroles font bien voir mon peu de capacité; mais souvent l'amour nous porte à entreprendre des choses réellement au dessus de nos forces. Je pense donc, sans oser l'assurer, qu'après avoir parlé, ou plutôt en parlant de la fuite du monde, il convient de dire quelque chose des songes, afin que nous sachions que les démons s'en servent comme d'un piège pour perdre les âmes.
36. Je dis que le songe n'est autre chose qu'un mouvement et une agitation de l'esprit, pendant que les sens du corps sont assoupis.
37. Une vision imaginaire est une illusion par laquelle l'imagination seule, et sans pouvoir en juger, croit apercevoir certains objets, dans le temps même du réveil : c'est donc une représentation de choses qui n'ont ni être ni existence.
38. La raison qui nous engage à parler des songes, après avoir dit quelque chose de la fuite du siècle, doit paraître évidente. En effet, lorsque, pour l'amour du Seigneur, nous avons renoncé à nos biens et à nos proches, et que, dans l'exil volontaire, nous nous sommes consacrés et comme vendus à son service et à l'amour des biens célestes, les démons, jaloux de notre bonheur, tâchent de répandre le trouble et l'inquiétude dans nos âmes, par le moyen des songes. C'est ainsi qu'ils nous représentent nos proches, tantôt dans les pleurs, tantôt étendus sur un lit de mort, tantôt plongés dans le chagrin à cause de nous, et tantôt tourmentés par quelque malheur; mais celui qui croit aux songes, comme à quelque chose de réel, ressemble très bien à une personne qui courrait après son ombre, et qui ferait des efforts pour la saisir.
39. Remarquons ici que les démons, pour nous vendre quelque peu de fumée de vaine gloire, se rendent en quelque sorte prophètes en nous : ils nous annoncent dans des songes, des choses futures qu'ils ont devinées par la subtilité de leurs conjectures; et, en voyant arriver ce que nous avons vu dans nos rêves, nous en sommes frappés de surprise et d'étonnement. C'est ainsi qu'ils nous portent à l'orgueil, en nous inspirant que Dieu nous fait connaître les choses futures.
40. Il faut avouer ici que pour ceux qui croient au démon, cet esprit de malice leur a révélé des choses qui sont ensuite arrivées; mais qu'il n'a jamais été qu'un menteur pour ceux qui méprisent les songes qu'il leur donne : car étant un pur esprit, il peut plus facilement connaître les choses qui ont lieu dans l'univers. Ainsi, par exemple, sachant qu'une personne est près de mourir, il peut dans des songes annoncer cette mort à ceux qui se prêtent à ses insinuations.
41. Quant aux choses futures, il n'en sait rien : sa prescience ne va pas jusque là. Au reste des médecins habiles et expérimentés pourraient également en faire autant sur la mort de certains malades.
42. Sachons que ces esprits de ténèbres se changent souvent en anges de lumières, et nous apparaissent en songe sous la figure de quelques martyrs, afin qu'à notre réveil, ils nous fassent goûter une joie funeste, et nous inspirent une orgueilleuse opinion de nous-mêmes.
43. Voici la marque à laquelle vous pourrez reconnaître la fraude et les artifices des démons, d'avec les soins que nos anges prennent de nous. Ces derniers ne nous font jamais voir dans les songes, dont ils sont les auteurs, que les supplices éternels, le jugement dernier, la séparation effrayante des méchants d'avec les gens de bien, et nous inspirent à notre réveil une crainte et une tristesse salutaires.
44. Si nous croyons les choses que les démons nous inspirent pendant le sommeil, ils se joueront de nous, même pendant notre réveil. Ainsi nous devons avouer qu'il manque de lumière et de discernement, celui qui croit aux songes, et qu'il est prudent et sage celui qui n'y ajoute aucune foi.
45. Ne respectez que ceux qui vous représentent les peines éternelles et les jugements de Dieu. Si, par contre, ces songes vous portaient au désespoir, soyez encore convaincus qu'ils sont l'ouvrage des démons.
Ce troisième degré termine le symbole de la très sainte Trinité; et si vous avez le bonheur d'y monter, ne regardez ni à droite ni à gauche.
A suivre...
M1234- Hiérophante contre le nouvel ordre mondial
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Re: Saints et Bienheureux!! (Ordre Alphabétique)
QUATRIÈME DEGRÉ
De la bienheureuse et toujours louable Obéissance.
1. C'est à ceux-là seuls qui combattent sous les étendards de Jésus Christ, que nous adresserons désormais la parole, selon l'ordre que nous avons cru devoir suivre; car comme la fleur précède toujours le fruit, de même la fuite du siècle précède toujours l'obéissance, soit qu'on quitte le monde par une séparation réelle, soit qu'on ne le quitte qu'en renonçant à son esprit et à ses maximes. C'est sur ces deux séparations du monde que l'âme, sur deux ailes d'or, s'efforce de monter au ciel; c'est ce que le psalmiste chantait dans ses airs si doux et si agréables : «Qui me donnera, disait-il, des ailes semblables à celles de la colombe, afin que je puisse voler jusqu'au ciel, et m'y reposer délicieusement après avoir travaillé, médité et pratiqué une humilité profonde et une obéissance parfaite ?» (cf. Ps 54,7)
2. Mais je crois qu'il est à propos de considérer ici quelles sont les armes spirituelles dont se servent les généreux soldats de Jésus Christ dont il est question ici, et de connaître de quelle manière ils tiennent le bouclier de la foi et de la confiance en Dieu, pour repousser loin d'eux toute pensée d'infidélité et de désobéissance; comme ils ont toujours l'épée de l'esprit de Dieu hors du fourreau pour immoler tous les mouvements de leur propre volonté, comme ils sont entièrement couverts des cuirasses de la patience et de la douceur pour émousser toutes les pointes dangereuses des injures, des moqueries et des paroles outrageantes, et comme ils portent sur la tête le casque du salut, qui consiste dans les prières ferventes de leur supérieur, qui les défend des traits enflammés de leurs ennemis. Voyez comme ils sont fermes et inébranlables dans leurs positions, et comme néanmoins ils jouissent de la délicieuse liberté des enfants de Dieu; car tandis qu'ils sont immobiles dans leurs prières continuelles, ils ne laissent pas d'exercer les devoirs de la charité en faveur de leurs frères en Dieu.
3. L'obéissance est donc un renoncement parfait à sa propre volonté, lequel se fait remarquer par des actions extérieures; ou plutôt, c'est une entière mortification des passions dans une âme pleine de vie, c'est un mouvement qui nous fait agir avec une simplicité parfaite et sans aucune préférence, c'est une mort volontaire, une vie exempte de toute curiosité, une assurance au milieu des dangers, un excellent moyen de défense pour paraître devant Dieu, une sécurité désirable à l'heure de la mort, une navigation sans écueils et sans tempêtes, et un voyage qu'on fait en sûreté et sans peine. Oui l'obéissance donne à une âme la paix et le calme contre la crainte de la mort, ensevelit la volonté, et fait vivre l'humilité; elle ne résiste et ne contredit jamais; elle ne prononce aucun jugement, et regarde avec une égale indifférence les biens et les maux de la vie présente. Aussi l'homme qui aura saintement mortifié son coeur sous le joug de l'obéissance, n'aura rien à craindre pour ses actions, et paraîtra devant Dieu avec une confiance assurée. Enfin disons que l'obéissance est un renoncement entier à ses lumières personnelles et à son propre jugement, pour les soumettre parfaitement aux lumières et au jugement d'un supérieur.
4. Cependant, il faut l'avouer, les commencements de cette mortification, ou plutôt de cette mort religieuse par laquelle il faut crucifier la volonté du coeur, les sens de la chair, sont accompagnés de beaucoup de travaux et de peines; les progrès qu'on fait dans l'obéissance, sont encore suivis de quelques sueurs et de quelques difficultés; mais enfin on se trouve délivré heureusement de toute sensation pénible et douloureuse, et l'on entre dans une paix et une tranquillité parfaites : car la seule peine qu'éprouve cet heureux homme d'obéissance, mort et vivant tout à la fois, c'est de connaître qu'il a suivi sa volonté en quelque chose : alors il craint d'avoir à répondre à Dieu de la détermination qu'il a prise de lui-même.
5. Vous qui, pour courir plus vite et plus facilement, vous préparez à vous décharger de tout; qui désirez vous charger du joug de Jésus Christ; qui cherchez par le moyen de l'obéissance à vous défaire du lourd fardeau que vous avez porté; qui, pour jouir de la seule véritable liberté, voulez vous rendre esclaves de la volonté des autres; qui, soutenus et protégés par le secours des autres, tâchez de traverser la mer immense qui sépare le temps de l'éternité : sachez, et ne l'oubliez jamais, que vous avez choisi le chemin le plus court et le plus sûr, quoique le plus difficile et le plus raboteux, et qu'en le suivant, vous ne pouvez vous égarer qu'autant que vous vous laisseriez aller à prendre confiance en votre propre jugement, et que vous refuseriez de vous laisser conduire par vos supérieurs. En effet, ils sont tous parvenus au but heureux qu'ils se proposaient, ceux qui, dans les choses bonnes, religieuses et agréables à Dieu, ont été dirigés par les lumières et la sagesse de leurs directeurs : car l'obéissance consiste essentiellement, en toute chose, à se défier de soi-même jusqu'à la fin de la vie.
6. Ainsi, lorsque nous avons enfin pris la résolution de porter le joug de Jésus Christ, et de confier à un père spirituel le soin et la conduite de notre âme, nous devons, s'il nous reste tant soit peu de jugement et de sagesse, bien voir et bien peser quelles sont les lumières et la prudence de celui à qui nous allons confier une affaire d'une aussi haute importance; et, si j'ose m'exprimer ainsi, il nous faut tout employer pour connaître le directeur que nous choisissons, afin que nous n'ayons pas le malheur de tomber entre les mains d'un mauvais matelot, au lien d'un pilote expérimenté; d'un homme ignorant et malade lui-même, au lieu d'un médecin sage et prudent; d'une personne remplie de vices, au lieu d'une personne d'une vertu consommée, et d'un esclave de ses passions, au lieu de quelqu'un qui en serait parfaitement délivré : et qu'ainsi, en voulant éviter Scylla, nous ne tombions dans Charybde, et que nous ne fassions un déplorable naufrage. Au reste, une fois que nous serons entrés dans la carrière de la piété et de l'obéissance, nous devons absolument nous interdire tout jugement sur le vertueux directeur que nous aurons choisi, et ne censurer en aucune façon sa conduite, ni ses actions, quand même nous remarquerions en lui certaines imperfections et certaines chutes : hélas, nul homme sur la terre n'en est exempt ! En agissant autrement, nous ne retirerions aucun fruit de notre obéissance.
7. Que cette considération nous fasse comprendre combien il nous est nécessaire, pour avoir en nos directeurs une confiance parfaite et constante, de graver si profondément dans nos esprits et dans nos coeurs, les bonnes oeuvres et les vertus que nous leur voyons pratiquer; que rien ne soit capable de les effacer de notre mémoire, et que, lorsque les démons chercheraient à nous porter à nous défier des lumières et de la sagesse des directeurs qui nous conduisent, nous repoussions victorieusement cette tentation par le souvenir de leurs bonnes et saintes actions. Car nous ne pouvons révoquer en doute que nous nous portons à faire ce qui nous est ordonné, avec d'autant plus de zèle et de promptitude, que nous avons plus de confiance en celui qui est à notre tête. Aussi pouvons-nous assurer que ceux qui manquent de confiance en leurs directeurs, sont bien près de tomber, si déjà ils ne sont pas tombés, puisque «tout ce qui ne vient pas de la confiance est péché.» (Rom 14,23).
8. Si donc il vous vient quelques pensées de juger et de condamner votre directeur, rejetez-les avec autant d'horreur que vous devez rejeter la pensée de faire une action déshonnête avec une vierge. Cette tentation est une vipère de l'enfer, à laquelle vous devez fermer toute entrée, toute ouverture, et refuser toute place dans votre coeur. Dites avec un saint orgueil, à ce dragon : «Sache, infâme imposteur, que je n'ignore pas que ce n'est pas moi qui ai reçu le pouvoir de juger les actions de mon père spirituel, et que je sais parfaitement que c'est lui qui a le droit incontestable de juger les miennes.»
9. Nos anciens nous ont appris que nous trouvons des armes spirituelles dans le chant des psaumes, que les exercices de la prière sont les remparts pour nous défendre, que les larmes de la pénitence sont un bain où notre âme se purifie de ses souillures, et que, sans l'obéissance, qui est la confession du Seigneur, personne, s'il est chargé de péchés, ne pourra voir Dieu.
10. Celui qui est parfaitement soumis et obéissant, prononce contre lui-même; et si, pour plaire à Dieu, il obéit parfaitement, quoique ce qu'il fait ne soit pas exempt d'imperfection, il n'aura point à en rendre compte au souverain Juge. On ne peut pas en dire autant de celui qui fait sa propre volonté en quelque chose, quoiqu'il lui semble qu'il accomplit les ordres de son supérieur; car il rendra compte à Dieu de ce qu'il y a, dans son acte d'obéissance, de conforme à sa propre volonté qu'il a suivie. Si, dans cette circonstance, le supérieur du monastère ne cesse de le corriger et de le reprendre, tout n'est pas perdu pour lui; mais si malheureusement ce supérieur garde le silence, je n'ose dire ici ce que je pense.
11. Tous ceux qui dans le Seigneur, obéissent avec simplicité de coeur, traversent heureusement la carrière religieuse; car, elle évitant toute recherche curieuse sur les choses qui leur sont commandées, ils échappent aux ruses et aux embûches des démons.
12. La première chose que nous avons à faire par rapport au directeur que nous avons choisi, c'est de lui faire une confession exacte de tous les péchés de notre vie, et, s'il juge à propos de nous en faite faire une confession publique, de nous soumettre à cet ordre de bon coeur; car cet aveu, soit secret, soit public, de nos fautes ne contribuera pas peu à cicatriser et à guérir les plaies qu'elles ont faites à notre âme.
Histoire d'un voleur pénitent.
13. Étant allé un jour dans un monastère, dont l'abbé était un juge et un pasteur excellent, j'y entendis prononcer un jugement bien terrible. Voici le fait : Pendant que j'étais dans ce monastère, il y arriva un voleur fameux, qui demandait à grands cris de pouvoir y entrer pour embrasser la vie monastique. L'abbé, comme un bon père et un bon médecin, lui ordonna de prendre sept jours pour se reposer, et pour examiner et connaître quels étaient les usages et la manière de vivre du monastère. Ce laps de temps passé, il le fit appeler en particulier auprès de lui, et lui demanda s'il désirait encore de demeurer dans le monastère et d'y vivre selon les règles de la maison. Comme il lui répondit affirmativement avec une candeur et une franchise admirables, l'abbé lui dit qu'il fallait qu'il lui fit une confession entière et bien détaillée des crimes dont il avait souillé sa vie. À peine l'abbé avait-il donné cet ordre, que le voleur s'empressa de l'exécuter; il lui déclara donc tous ses péchés avec une sincérité et une prudence étonnantes. Mais pour l'éprouver encore, l'abbé lui demanda s'il consentit à faire devant toute la communauté la confession qu'il venait de lui faire. Cet homme n'hésita pas un instant de répondre affirmativement : tant étaient vives et sincères la haine et la contrition qu'il avait de ses péchés, et tant la honte de les déclarer ainsi possédait peu son âme; il déclara même que, s'il le fallait, il les proclamerait au milieu d'Alexandrie.
Le saint abbé, en voyant d'aussi heureuses dispositions, assembla tous les moines dans l'église du monastère. Ils étaient trois cent trente, et c'était un dimanche après l'évangile. Il fit venir ce voleur, qui était déjà justifié. Il avait les mains liées derrière le dos, le corps revêtu d'un cilice effrayant, la tête couverte de cendres; quelques frères le menaient avec une corde, et d'autres le frappaient légèrement avec des verges. Comme tout le monde n'avait rien su de ce qui se passait, ce spectacle effraya tellement les religieux, qu'ils ne purent retenir leurs cris, ni comprimer leurs gémissements. Quand il fut arrivé à la porte de l'église, le supérieur, plein de zèle et de sagesse, lui dit d'une voix forte et terrible : «Arrêtez-vous, car vous êtes indigne d'entrer dans la maison de Dieu.» Ces paroles, sorties de la bouche de ce prudent directeur, qui était dans le lieu saint, frappèrent ce voleur d'une si grande terreur, qu'il ne crut pas avoir entendu une voix humaine, mais un violent coup de tonnerre, et que saisi de crainte et d'horreur, il tomba le visage contre terre : c'est ce que lui-même nous a plusieurs fois assuré avec serment. Or tandis que ce voleur pénitent était ainsi prosterné, et qu'il arrosait le pavé d'un torrent de larmes, l'abbé, qui dans cette action ne cherchait que le salut de ce malheureux, et qui voulait aussi présenter à ses moines un modèle efficace d'une profonde et salutaire humilité, lui dit et lui commanda de déclarer avec ordre, en détail et devant tout le monde, les crimes qu'il avait commis et les fautes qu'il avait faites; ce que cet excellent pénitent fit en frissonnant, et en causant à ceux qui l'entendaient confesser des crimes horribles et inouïs, un étonnement et une terreur inexprimables : car il confessa non seulement les péchés qu'il avait commis en violant les lois ordinaires de la nature et en portant la brutalité au delà des créatures raisonnables, mais encore des empoisonnements, des homicides et d'autres attentats si exécrables, qu'il n'est pas permis aux oreilles de les entendre, ni à la plume de les transcrire. Quand il eut achevé, l'abbé ordonna qu'on lui coupât les cheveux et qu'on le reçoive au nombre des frères.
14. Plein d'admiration pour la sagesse de ce saint homme, j'osai lui demander en particulier quelles étaient les raisons qui l'avaient engagé à donner à ses moines un spectacle si extraordinaire. Or voici la réponse que me fit cet excellent médecin des âmes : «J'en ai agi de le sorte, me dit-il, pour deux raisons principales. La première, afin que ce pénitent, par la honte temporelle et passagère qu'il éprouverait en confessant publiquement ses péchés, se préservât de la confusion future et éternelle; et c'est ce qui lui est heureusement arrivé, car il n'était pas encore relevé de terre, que déjà Dieu lui avait généreusement pardonné tous ses crimes; et vous ne devez point en douter, mon cher abbé Jean, car un de nos moine qui était présent et très attentif, m'a certifié qu'il avait vu un homme d'un aspect terrible, lequel, d'une main, tenait un papier écrit, et de l'autre, une plume avec laquelle il effaçait sur le papier chaque péché, à mesure que ce pénitent, prosterné par terre, en faisait la confession. Eh certes ! Cela ne doit point nous surprendre, car n'est-il pas écrit : «Aussitôt, ô mon Dieu, que j'ai pris la résolution de confesser mes iniquités devant vous et contre moi-même, vous m'avez pardonné la noirceur et l'impiété de mes péchés» (Ps 31,5). La seconde raison que j'ai eue de me conduire de la sorte, c'est qu'ayant dans ma communauté quelques moines qui n'ont point encore fait la confession de leurs fautes, j'ai voulu profiter de cette circonstance pour les engager à la faire; car, sans la confession, personne ne peut obtenir le pardon de ses péchés.»
Autres traits de vertu
15. Mais, outre ce que je viens de raconter, j'ai vu dans cet illustre abbé, et dans le monastère qu'il dirigeait avec tant de prudence et de sagesse, plusieurs autres choses qui m'ont ravi d'admiration et d'étonnement, et qui méritent d'être rappelées. Je tâcherai au moins de faire connaître les principales; car je suis demeuré assez longtemps dans cette maison, pour m'instruire exactement de la vie, de la discipline et de la conduite des moines qui l'habitaient; et je vous assure qu'en considérant avec quelle ardeur ces faibles mortels faisaient des efforts pour imiter la vie et la perfection des intelligences célestes, j'en étais hors de moi-même, et mon étonnement était sans bornes.
16. Une sainte amitié les tenait étroitement unis, leur charité les uns pour les autres les liait tous par des chaînes indissolubles; et ce qui me ravissait, c'est que leur affection était exempte de toute familiarité et de toute légèreté, soit dans leurs rapports les uns avec les autres, soit dans leurs conversations. Ils avaient surtout le plus grand soin de ne blesser en rien la conscience de leurs frères. Si quelquefois il arrivait qu'un frère laissât paraître quelque aversion pour un autre frère, l'abbé en purgeait de suite le monastère, et l'envoyait en exil dans une autre maison, comme un misérable. Or voici ce qui arriva sous mes yeux :
Un jour un moine dit quelques paroles injurieuses à un autre; aussitôt que le saint abbé l'eut appris, il ordonna qu'on le chassât du monastère, en disant qu'on ne pouvait pas souffrir deux démons dans la même maison : un, qui était visible, et un autre, qui était invisible, c'est-à-dire un démon réel, et un homme qui était semblable à un démon.
17. Parmi ces respectables moines, j'ai vu des choses qui peuvent également nous être utiles et nous frapper d'admiration : par exemple, je remarquai une société de frères, formée par l'esprit de Dieu, et fortifiée par la plus parfaite charité. Ils avaient en partage, ce qu'il y a de plus excellent, soit dans l'action, soit dans la contemplation; ils se livraient avec tant d'ardeur aux exercices de la vie religieuse, qu'ils n'avaient presque plus besoin des avis ni des conseils de leur supérieur : tant ils s'excitaient les uns les autres à une ferveur, à une diligence presque divines. Ils avaient concerté, réglé et déterminé certaines pratiques de piété, toutes particulières; ainsi par exemple, si pendant l'absence de l'abbé, il arrivait à quelqu'un d'eux de parler d'un autre d'une manière peu convenable, ou de le condamner par un jugement inconsidéré, ou de dire quelques paroles inutiles, aussitôt un frère, par un signe secret, l'avertissait de sa faute, et le faisait rentrer dans le devoir; et si ce moine paraissait ne pas comprendre, ou ne pas voir ce signe, alors celui qui l'avertissait, devait se prosterner et se retirer. Dans les moments de récréation, la pensée de la mort et du jugement était le sujet ordinaire et habituel de leurs conversations.
18. Il m'est impossible ici de ne pas vous parler de la vertu rare et singulière du frère qui était chargé de préparer les mets. Comme dans les occupations tumultueuses de sa charge je le voyais d'un recueillement admirable, et tout baigné de larmes, je le priai de ne pas trouver mauvais que je lui demandasse de quelle manière il avait obtenu de Dieu une si grande faveur. Vaincu par mes instances continuelles, il me fit enfin cette réponse : «C'est, me dit-il, parce que dans ma charge, je n'ai jamais cru servir les hommes, mais Dieu même; que je me suis jugé indigne de tout repos, et de toute tranquillité, et qu'en voyant toujours devant moi le feu matériel, cette vue me rappelle sans cesse le souvenir des flammes éternelles.»
19. Considérons encore une autre pratique de piété non moins rare ni moins étonnante. À table même, ces fervents moine n'interrompaient pas leurs saintes méditations et par des signes particuliers, ils s'avertissaient les uns les autres de se renouveler dans l'esprit de prière et d'oraison; et ce n'était pas seulement dans cette occasion qu'ils en agissaient de la sorte, mais toutes les fois qu'ils se rencontraient, ou se réunissaient.
20. Leur charité les uns pour les autres était admirable; car, s'il arrivait à l'un d'eux de faire quelque faute, ou quelque manquement, les autres allaient le trouver pour lui demander avec instance de se décharger sur eux du soin et de la peine de rendre compte au supérieur de cette faiblesse, et d'en recevoir la réprimande et la punition. De là il arrivait que l'abbé connaissait quels étaient les sentiments de charité qui régnaient dans les coeurs de ses moines, et que, ne pouvant pas ignorer que le coupable n'était pas parmi ceux qui se présentaient devant lui, il les reprenait avec moins de sévérité et les punissait avec moins de rigueur; souvent même il ne se mettait point en peine de chercher à connaître quel était celui qui avait fait la faute.
21. Du reste les entendait-on jamais s'entretenir de discours vains, ridicules et facétieux ? S'il arrivait que quelqu'un eut quelque légère contestation avec un frère, un autre frère, qui se trouvait présent, en se prosternant contre terre, mettait fin de suite à la question; que si ce moyen ne réussissait pas, et ne faisait pas cesser toute aigreur et tout ressentiment, on avertissait le père qui remplaçait l'abbé, afin qu'il prit les moyens efficaces pour procurer une réconciliation parfaite avant le coucher du soleil.
Enfin, si ce dernier moyen était inutile, et que le coeur des frères, qui s'étaient offensés, demeurât inflexible, on leur interdisait toute nourriture jusqu'à ce qu'ils se fussent parfaitement réconciliés; et quelquefois même on chassait impitoyablement ces moines opiniâtres du monastère et de la société des frères.
22. Or cette discipline, si régulière et si louable, n'était pas stérile, comme on peut en juger : elle produisait de grands biens et procurait de grands avantages; car la plupart des frères faisaient les plus grands progrès et dans la vie active et dans la vie contemplative, et, remplis de lumière et de discernement, ils étaient d'une modestie parfaite et d'une humilité profonde. Aussi voyait-on dans ce monastère un spectacle tout céleste, et bien capable d'exciter la plus grande admiration. On voyait des vieillards, sur le visage de qui éclatait une majesté vénérable, accourir, comme de simples enfants, pour recevoir les ordres du supérieur, et faire consister toute leur gloire et tout leur bonheur à les exécuter avec une scrupuleuse exactitude et une soumission entière.
23. Pénétré de respect pour des moines qui avaient passé jusqu'à cinquante ans dans les exercices constants de l'obéissance, je ne puis un jour m'empêcher de leur demander de quelle consolation ils avaient joui dans la pratique si pénible et, si gênante de cette vertu. Or, les uns me répondirent que par la pratique de l'obéissance ils étaient descendus si avant dans l'humilité, qu'ils avaient été heureusement exempts de tout autre combat, et qu'ils avaient continuellement goûté les douceurs d'une paix profonde; et les autres m'avouèrent que par là ils avaient eu le bonheur d'en venir au point de ne pas éprouver la moindre peine ni le moindre trouble au milieu des injures et des outrages.
24. Parmi ces hommes respectables et dignes d'une éternelle mémoire, j'ai encore remarqué certains vieillards dont la tête était blanchie par les années, et qui ressemblaient plutôt à des anges qu'à des hommes. Or, ces vieillards, conduits et dirigés par l'esprit de Dieu, sanctifiés par les efforts continuels de leur bonne volonté, étaient arrivés au plus haut degré d'innocence, de simplicité et de sagesse; car, alors que les fourbes présentent deux faces : une qui paraît et qu'on peut voir, et une autre qui est cachée et invisible, l'homme ami de la simplicité ne présente, lui, qu'une seule et même face, et se manifeste tel qu'il est. Ces vieillards étaient encore bien loin d'annoncer l'affaiblissement de la raison et de montrer la moindre chose qui portât le caractère de cette puérile légèreté qui fait que, dans le siècle, les vieillards se font si souvent mépriser. Aussi ne voyait-on en eux qu'une douceur charmante, une bonté ravissante et une gaieté pleine de gravité; on ne remarquait rien dans leur conduite ni dans leurs conversations, qui soit dissimulé, étudié, faux, ou peu sincère; chose qu'il est bien rare de trouver parmi les hommes. Leur sainte âme n'avait qu'une seule ambition, c'était de se reposer en Dieu et d'obéir à leur supérieur; c'est pourquoi, tandis qu'à l'égard de leur abbé, ils étaient comme de petits enfants sans malice et sans fraude, ils étaient pleins de vigueur et de courage contre les démons et les vices, et les poursuivaient les uns et les autres avec une espèce de fureur.
25. Mais, hélas, père saint, et vous troupeau fidèle si chéri de Dieu, ma vie entière ne suffirait pas, si je voulais raconter ici toutes les vertus et les actions vraiment célestes de ces moines; cependant j'estime comme très important de vous retracer leurs travaux et leurs sueurs: cette vue sera bien plus capable d'enflammer vos coeurs d'une noble ardeur pour le ciel, que les instructions que je vous donnerais, et les exhortations que je vous adresserais. Au reste, tout le monde sait que souvent les choses défectueuses sont corrigées par celles qui sont plus parfaites. Ce que je vous conjure de m'accorder, c'est de croire que tout ce que je vous raconte ici, ne contient ni fable ni fiction, mais que c'est le langage de la plus exacte vérité : car je sais que le doute seul qu'on a sur la vérité d'un fait, suffit pour empêcher qu'on en retire des fruits et des avantages. Reprenons le cours de notre discours.
Histoire d'Isidore.
26. Dans le temps que j'étais dans ce monastère, j'y rencontrai un homme de qualité, qu'on appelait Isidore. Il avait été un des principaux magistrats d'Alexandrie; mais ayant généreusement renoncé aux affaires du siècle, dans la gestion desquelles il s'était fait un grand nom et une brillante réputation, il s'était retiré dans cette maison religieuse. Le saint abbé qui le reçut, connut de suite que toute la vivacité de son esprit et toute l'ardeur de son coeur étaient portées vers le mal; qu'il était violent, impitoyable, arrogant et plein de lui-même. Mais la sagesse et la prudence de cet excellent supérieur lui firent rompre les pièges dans lesquels les démons tenaient cet homme captif; et voici de quelle manière il s'y prit :
«Isidore, lui dit-il, si vous avez pris la ferme résolution de porter le joug de Jésus Christ, je veux avant toute chose que vous vous exerciez dans la pratique de l'obéissance.» À quoi Isidore répondit : «Mon très saint Père, je me donne à vous pour vous être aussi soumis que le fer l'est au forgeron.» Cette réponse satisfit et encouragea l'abbé, qui, charmé de la comparaison dont il s'était servi, le mit de suite comme sur l'enclume. «Eh bien, mon cher frère, lui dit l'abbé, je juge à propos et je vous ordonne de vous tenir à la porte du monastère, de vous mettre à genoux devant tous ceux qui entreront ou qui sortiront, et de leur dire : Mon Père, priez pour moi, car je ne suis qu'un épileptique spirituel.» Isidore obéit à l'abbé avec la même soumission et la même exactitude que les anges obéissent à Dieu. Ce fut ainsi qu'il passa sept années consécutives. Or, après qu'il eut passé ce temps dans ce dur et pénible exercice, et qu'il eut acquit, une obéissance parfaite, une humilité profonde et une vive componction de ses péchés, l'abbé, dans sa haute sagesse, jugea que par ces vertus solides cet homme était digne d'être reçu au nombre des frères et d'entrer dans les ordres sacrés; mais Isidore, qui, pendant tout ce temps avait pratiqué une patience si extraordinaire et une soumission si généreuse, fit tant d'instances, soit par lui-même, soit par les autres, soit par moi-même, pour qu'on lui permît d'achever sa carrière dans ce même lieu et dans les mêmes exercices, laissant assez à comprendre qu'il croyait n'avoir pas fort longtemps à vivre, et qu'il était sur le point de sortir de ce monde, ainsi que l'apprit l'événement, que l'abbé lui accorda ce qu'il demandait avec tant de zèle et d'ardeur. Mais dix jours après, cet illustre pénitent alla prendre possession de la gloire éternelle qu'il avait méritée par le mépris parfait qu'il avait eu pour la gloire temporelle; et sept jours après sa mort, conformément à la parole qu'il lui avait donnée, il attira dans le ciel le portier du monastère : car il lui avait dit quelques jours avant de mourir : «Si j'ai quelque pouvoir auprès de Dieu dans le ciel, nous serons bientôt réunis ensemble auprès de Lui, pour ne nous séparer jamais.» Or tout cela arriva de la sorte, parce que le Seigneur voulut, d'une manière sensible et frappante, faire connaître l'excellence et le mérite de l'obéissance par laquelle il n'avait pas eu honte de faire exactement et de grand coeur les choses basses et humiliantes qu'on lui avait ordonnées, et de son humilité profonde, par laquelle il avait si parfaitement imité le Fils de Dieu.
27. Or, pendant qu'Isidore vivait ainsi à la porte du monastère, je me permis un jour de lui demander quelles étaient les pensées qui remplissaient son esprit, et les sentiments qui agitaient son coeur. Comme il vit qu'en me répondant, il contribuerait à mon salut, et me serait de quelque utilité, il n'hésita pas de me faire la réponse suivante
La première année, me dit-il, je me suis continuellement représenté que c'étaient mes péchés qui m'avaient ainsi vendu et rendu esclave. Cette considération me navrait le coeur d'amertume et de douleur, et me portait à me faire violence pour accomplir les ordres qu'on m'avait donnés; c'est pourquoi, en me prosternant aux pieds de mes frères, je les arrosais de mes larmes, et quelquefois de mon sang. Après cette première année, je conçus l'espérance que Dieu récompenserait et ma soumission et ma patience; ce qui fut cause que je fis sans peine ma pénitence. Enfin les cinq dernières années je ne sentis en moi-même qu'un vif sentiment de mon indignité, qui me faisait juger indigne, non seulement d'entrer dans le monastère, mais de demeurer même où j'étais; de jouir de la présence et de la conversation des frères; d'être admis à la participation des saints mystères, et même d'être regardé par quelque personne que ce fût. C'est pourquoi, tenant mes yeux et plus encore mon esprit et mon coeur abaissés vers la terre, je conjurais ceux qui entraient ou qui sortaient, de prier Dieu pour moi.»
Histoire de Laurent
28. Un jour que j'étais à table auprès du supérieur, il se pencha tout doucement vers moi et me dit à l'oreille : «Voulez- vous que dans un vieillard d'une extrême vieillesse je vous fasse voir une raison et une sagesse toute célestes ?» Comme je lui fis signe que je le désirais et le lui demandais, il appela un bon père nommé Laurent; il était placé à une autre table. Ce respectable moine avait déjà passé quarante-huit ans dans le monastère; c'était le second prêtre en dignité dans l'église de la communauté. Il se rendit aussitôt auprès de son supérieur, se mit à genoux, selon la coutume de la maison, pour recevoir sa bénédiction; puis il se leva pour prendre ses ordres, mais l'abbé ne lui dit rien, et le laissa debout devant la table, sans lui rien donner à manger. Or tout cela se faisait au commencement du repas. Enfin il demeura près d'une heure au moins, immobile et sans mouvement; ce qui me causait une telle confusion, que je n'osais regarder ce bon père tout blanc de vieillesse : car il avait quatre-vingts ans. Il resta donc en cet état jusqu'à la fin du repas, sans que l'abbé lui dit un seul mot. Quand le repas fut fini, son supérieur lui commanda d'aller trouver Isidore, ce grand pénitent dont nous avons parlé, et de lui réciter ce paroles du psalmiste : «J'ai attendu longtemps le Seigneur, et je ne me suis point lassé de l'attendre.» (Ps 39).
29. Or, comme je suis très malicieux, je ne manquais pas de chercher l'occasion de parler à ce vénérable vieillard, pour lui demander à quoi il pensait pendant qu'il était ainsi debout devant la table. «Je regardais, me répondit-il, Jésus Christ dans la personne de mon supérieur; aussi ne considérais-je pas le commandement qui m'était imposé comme venant d'un homme, mais comme venant de Dieu; c'est pourquoi, mon cher père Jean, j'étais bien loin de croire que j'étais debout auprès d'une table, autour de laquelle étaient assis de simples mortels; mais me figurant être devant l'autel du Seigneur, je Lui adressais, selon mon pouvoir, de ferventes prières; et je peux vous assurer qu'il ne m'est pas même venu dans l'esprit une mauvaise pensée contre mon supérieur, tant est grande la confiance que j'ai en lui, et tant est forte l'affection que je lui porte; car, ajouta-t-il, «l'amour ne pense mal de personne» (1 Cor 13). Au reste, mon Père, sachez bien que le démon ne trouve plus d'issue pour entrer dans un coeur qui s'est dévoué et consacré entièrement à la simplicité, à l'innocence et à la bonté.
Histoire d'un économe
30. Comme Dieu, dans sa Miséricorde et sa Justice, avait donné aux religieux de ce monastère un abbé qui en était le sage pasteur et le tendre sauveur, il lui avait accordé un économe, un administrateur admirable; car c'était un homme plein de modération et de prudence, de douceur et de patience, tel enfin qu'on trouverait peu d'hommes qui pussent lui ressembler. Or comme l'abbé voulait que l'exemple de son humilité et de sa patience servît au salut des frères, il le reprit un jour fort sévèrement, quoiqu'il fût innocent, et poussa cette sévérité, jusqu'à le chasser honteusement de l'église. Sachant de science certaine qu'il n'avait pas fait la faute, pour laquelle on le punissait avec tant de rigueur, je pris à part le supérieur pour servir d'avocat à son économe; mais ce sage directeur me répondit :
«Je sais aussi bien que vous, mon Père, qu'il est innocent; mais comme il ne convient pas à un père, et que c'est une chose condamnable d'ôter à son enfant qui a faim le morceau de pain qu'il va manger, de même un père spirituel se rend à lui-même et à son inférieur un bien mauvais service, s'il ne cherche pas à tout moment à lui procurer de nouveaux mérites et de nouvelles couronnes, soit en lui faisant des reproches et lui présentant des humiliations, soit en le couvrant de mépris, et lui fournissant des mortifications, soit enfin en l'exerçant dans des railleries et des blâmes, selon néanmoins qu'il le sait capable de tout supporter avec patience et résignation; car autrement cet inférieur se trouve privé de trois grands avantages : le premier, c'est qu'il ne mérite pas la récompense d'une correction charitable soufferte avec patience, le second, ses frères sont privés des bons effets que son exemple produirait dans eux; enfin le troisième, et c'est ici le plus grand mal qui puisse arriver, les inférieurs perdent peu à peu la douceur et la patience, car il arrive souvent que ceux-là mêmes qui, dans leurs travaux spirituels et dans les humiliations, paraissaient être vraiment des hommes de patience, s'ils ne sont pas exercés, repris et humiliés de temps en temps par leur supérieur, qui les regarde pour des gens vertueux et parfaits, tombent bien vite dans un funeste relâchement; et leur âme, quoiqu'elle soit une terre bonne, grasse et fertile, si elle n'est pas arrosée souvent par l'eau de l'humiliation, perd bien vite et bien facilement son heureuse fertilité, et finit ordinairement par ne plus produire que les ronces, et les épines de l'orgueil, du dérèglement des moeurs et d'une confiance présomptueuse, laquelle chasse toute crainte de Dieu. C'était ce que n'ignorait pas le grand Apôtre, lorsqu'il donnait cet avis à son cher Timothée : «Pressez les fidèles, lui disait-il, à temps et à contretemps.» (2 Tim 4,2).
31. À toutes ces raisons, je répliquais qu'il pourrait arriver par des circonstances malheureuses, mais surtout par la faiblesse de la nature humaine, qu'il y en aurait plusieurs qui, se voyant repris sans raison, et même avec raison, abandonneraient le monastère; mais la réponse de ce trésor de sagesse ne se fit pas attendre :
«Une âme, répartit-il, que Jésus Christ a liée avec son pasteur par les chaînes de l'amour et de la foi, conservera invariablement cette sainte union : elle préférerait plutôt répandre tout son sang que de la rompre jamais, surtout si Dieu s'est servi de lui pour la guérir des plaies que le péché lui avait faites; car elle se souvient de ce qui est écrit : «Ni les anges, ni les principautés, ni aucune autre créature, ne pourront nous séparer de l'amour de Dieu, qui est notre Seigneur Jésus Christ» (Rom 8.38-39); et si cette âme n'est pas liée, attachée et unie inséparablement avec son directeur, je ne peux sûrement pas concevoir comment elle peut, d'une manière utile, demeurer dans un lieu où rien ne la retient qu'une obéissance fausse et trompeuse.»
Certes, il faut avouer que ce grand homme ne se trompait pas, puisque, par les moyens dont il s'est servi, il a si heureusement dirigé et conduit, offert et consacré à Jésus Christ, un grand nombre d'âmes, qui ont été comme des hosties vivantes.
Histoire d'Abbacyre
32. Consultons donc la Sagesse de Dieu, elle se trouve même dans des vases d'argile; c'est ce qui doit nous frapper du plus grand étonnement. C'est la résolution que me fit prendre la conduite de quelques jeunes religieux, car j'étais hors de moi-même, en voyant avec quelle vivacité de foi, avec quelle constance, avec quelle patience et quelle force d'âme ils souffraient d'être repris, mortifiés et méprisés, non seulement par leur supérieur, mais encore par des frères qui étaient bien au dessous de lui.
Il y avait dans le monastère un frère qui fixait mes regards d'une manière toute particulière; il s'appelait Abbacyre, et il y avait déjà passé quinze ans. Or je m'aperçus qu'il était presque partout maltraité par tous les moines, et qu'il n'y avait pas de jour où ceux qui servaient à table, ne le chassassent du réfectoire, parce qu'il était naturellement porté à parler. Je cherchai l'occasion de lui parler; et l'ayant rencontrée, je lui demandai instamment de me dire pour quelles raisons on le chassait ainsi du réfectoire, et qu'on l'envoyait dormir, sans avoir rien mangé à souper. «Croyez-moi, mon père, me répondit-il avec simplicité, les moines ne me traitent ainsi que pour connaître mes dispositions intérieures et pour savoir si je serai propre à mener une vie solitaire; ce n'est donc point avec sévérité, mais dans le désir charitable de m'éprouver, qu'ils en agissent de la sorte. C'est pourquoi connaissant parfaitement les pieuses intentions de notre excellent supérieur et des autres pères, je souffre tout avec joie et plaisir. Voilà quinze ans que je suis au monastère, et qu'on me traite comme vous voyez. Lorsque je suis entré dans cette maison, les pères ne m'ont pas caché qu'on y éprouve pendant trente ans ceux qui ont renoncé au monde; et certes, mon cher père Jean, ce n'est pas sans de bonnes raisons qu'on tient cette conduite : car n'est-ce pas dans le creuset et dans le feu, qu'il faut faire passer l'or pour le polir et l'épurer ?»
33. Ce courageux Abbacyre vécut encore deux ans, pendant mon séjour dans cette communauté; et comme il était sur le point de partir de ce monde, il dit aux frères qui entouraient son lit de mort : «Je vous remercie, mes frères, et je rends grâce à Dieu, de m'avoir traité comme vous avez fait; car voilà dix-sept ans que vous m'avez mis par là à l'abri des épreuves et des tentations des démons.» Ces paroles firent une si vive impression sur l'esprit de l'abbé, ce juste appréciateur des vertus de ses frères, qu'il mit Abbacyre au nombre des confesseurs, et fit placer son corps auprès de ceux des saints pères qui reposent dans l'intérieur du monastère.
Histoire de Macédonius
34. Je ferais une peine réelle à tous ceux qui ont du zèle et de l'amour pour la pratique de la vertu, si je ne disais rien ici des saints exercices et des grands travaux de Macédonius, premier diacre de ce monastère. Ce grand serviteur de Dieu, si favorisé de son divin Maître, demanda à l'abbé, deux jours avant la solennité des Rois, que les Grecs appellent Théophanie, la permission d'aller à Alexandrie pour des affaires importantes qui exigeaient nécessairement ce voyage. La permission lui fut accordée, mais à la condition expresse d'être de retour au monastère pour préparer tout ce qui était nécessaire pour la solennité. Mais le démon, ennemi juré de la vertu, fit naître tant d'obstacles, que Macédonius ne put revenir au temps fixé; il n'arriva que le lendemain de la fête. Pour le punir de sa désobéissance, l'abbé le suspendit de ses fonctions, et le condamna à vivre parmi les novices. Or ce saint diacre, grand par sa patience, mais plus grand encore par son humilité constante, reçut cet ordre et accepta cette pénitence avec le même calme et la même tranquillité d'esprit, que s'il n'eût pas été question de lui même. Après avoir passé quarante jours parmi les novices, l'abbé voulut lui rendre sa charge et ses honorables fonctions; mais le lendemain, que l'abbé l'avait rétabli dans sa dignité, il alla trouver son supérieur, pour le prier avec instance de vouloir bien le laisser dans ce état d'humilité et de pénitence, et de le laisser vivre jusqu'à la fin de sa vie au milieu des jeunes frères. Pour obtenir cette grâce, il l'assurait qu'il avait eu le malheur de commettre, à son voyage, une faute qui le rendait absolument indigne de pardon. Cependant, quoique le saint abbé sût parfaitement qu'il n'en était rien, et que son diacre n'alléguait ce prétexte qu'afin de pouvoir demeurer dans l'état d'abaissement où il était, il céda au désir si louable, de sa ferveur et de son humilité. On vit donc au milieu des jeunes moines, un homme vénérable par sa dignité et par son âge, leur demander le secours et l'assistance de leurs prières, afin, leur disait-il, d'obtenir de Dieu le pardon de l'exécrable désobéissance dont il s'était rendu coupable à Alexandrie.
Ce saint diacre, tout indigne que j'en fusse, daigna m'apprendre un jour la raison particulière qui lui avait tant fait désirer de rester dans cet état humiliant. «Jamais, me dit-il, je ne me suis vu moins attaqué par les troubles intérieurs, ni moins agité par les travaux de la guerre spirituelle que nous faisons au démon, et jamais je n'ai goûté si délicieusement les douceurs abondantes de la lumière céleste, que depuis que je suis dans les exercices de cette pénitence.
Histoire de l'économe du monastère
35. Le propre des anges, ajouta-t-il, c'est de n'être plus exposés à faire des chutes, et même, ainsi que quelques docteurs l'enseignent, de ne pouvoir tomber; le propre des hommes est de faire des fautes mais par la grâce de Dieu ils peuvent s'en relever toutes les fois que ce malheur leur arrive. Les démons, au contraire, sont tombés pour ne jamais pouvoir se relever de leur chute.»
Voici encore ce que me raconta l'économe de ce monastère célèbre. «Lorsque, me dit-il, j'étais jeune, et que j'étais chargé de prendre soin des animaux de la maison, j'eus le malheur de faire une faute énorme; mais, comme je m'étais accoutumé à ne jamais tenir caché dans mon coeur le serpent qui s'y était glissé, je pris celui-ci par la queue, aussitôt que je le sentis, et le montrai au médecin spirituel de mon âme; je lui découvris donc de suite la méchante action dont je m'étais rendu coupable. Me regardant avec un visage riant et me donnant un léger soufflet, il m'adressa ses paroles : Allez, mon fils, continuez vos exercices ordinaires comme auparavant, et ne craignez rien. Je me confiai entièrement à sa parole; et quelques jours après, je fus assuré de ma guérison, et je marchai dans les voies de Dieu avec une grande joie, mais néanmoins avec crainte et tremblement.»
36. Quelques docteurs, ont sagement observé que, comme il y a certaines différences essentielles dans toutes les créatures auxquelles Dieu a donné l'existence, de même dans les maisons religieuses, nous voyons différentes manières de marcher et de s'avancer dans la carrière et dans la pratique de la vertu, et diverses inclinations mauvaises qu'il faut combattre et mortifier. C'est ainsi que le sage médecin qui présidait à ce monastère, s'étant aperçu que quelques-uns de ses moines se plaisaient par ostentation et par vanité, à paraître devant les séculiers, lorsque ceux-ci venaient au monastère, les humiliait sévèrement en leur présence, tantôt en leur commandant ce qu'il y avait de plus bas et de plus méprisable tantôt en leur faisant les reproches les plus ignominieux de sorte que ces moines furent obligés, pour éviter cet affront, de se cacher dès qu'ils voyaient entrer les gens du monde. Or cette conduite produisait un effet vraiment étonnant, car elle faisait que la vaine gloire poursuivait la vaine gloire, et empêchait ces moines de se donner en spectacle aux autres.
De la bienheureuse et toujours louable Obéissance.
1. C'est à ceux-là seuls qui combattent sous les étendards de Jésus Christ, que nous adresserons désormais la parole, selon l'ordre que nous avons cru devoir suivre; car comme la fleur précède toujours le fruit, de même la fuite du siècle précède toujours l'obéissance, soit qu'on quitte le monde par une séparation réelle, soit qu'on ne le quitte qu'en renonçant à son esprit et à ses maximes. C'est sur ces deux séparations du monde que l'âme, sur deux ailes d'or, s'efforce de monter au ciel; c'est ce que le psalmiste chantait dans ses airs si doux et si agréables : «Qui me donnera, disait-il, des ailes semblables à celles de la colombe, afin que je puisse voler jusqu'au ciel, et m'y reposer délicieusement après avoir travaillé, médité et pratiqué une humilité profonde et une obéissance parfaite ?» (cf. Ps 54,7)
2. Mais je crois qu'il est à propos de considérer ici quelles sont les armes spirituelles dont se servent les généreux soldats de Jésus Christ dont il est question ici, et de connaître de quelle manière ils tiennent le bouclier de la foi et de la confiance en Dieu, pour repousser loin d'eux toute pensée d'infidélité et de désobéissance; comme ils ont toujours l'épée de l'esprit de Dieu hors du fourreau pour immoler tous les mouvements de leur propre volonté, comme ils sont entièrement couverts des cuirasses de la patience et de la douceur pour émousser toutes les pointes dangereuses des injures, des moqueries et des paroles outrageantes, et comme ils portent sur la tête le casque du salut, qui consiste dans les prières ferventes de leur supérieur, qui les défend des traits enflammés de leurs ennemis. Voyez comme ils sont fermes et inébranlables dans leurs positions, et comme néanmoins ils jouissent de la délicieuse liberté des enfants de Dieu; car tandis qu'ils sont immobiles dans leurs prières continuelles, ils ne laissent pas d'exercer les devoirs de la charité en faveur de leurs frères en Dieu.
3. L'obéissance est donc un renoncement parfait à sa propre volonté, lequel se fait remarquer par des actions extérieures; ou plutôt, c'est une entière mortification des passions dans une âme pleine de vie, c'est un mouvement qui nous fait agir avec une simplicité parfaite et sans aucune préférence, c'est une mort volontaire, une vie exempte de toute curiosité, une assurance au milieu des dangers, un excellent moyen de défense pour paraître devant Dieu, une sécurité désirable à l'heure de la mort, une navigation sans écueils et sans tempêtes, et un voyage qu'on fait en sûreté et sans peine. Oui l'obéissance donne à une âme la paix et le calme contre la crainte de la mort, ensevelit la volonté, et fait vivre l'humilité; elle ne résiste et ne contredit jamais; elle ne prononce aucun jugement, et regarde avec une égale indifférence les biens et les maux de la vie présente. Aussi l'homme qui aura saintement mortifié son coeur sous le joug de l'obéissance, n'aura rien à craindre pour ses actions, et paraîtra devant Dieu avec une confiance assurée. Enfin disons que l'obéissance est un renoncement entier à ses lumières personnelles et à son propre jugement, pour les soumettre parfaitement aux lumières et au jugement d'un supérieur.
4. Cependant, il faut l'avouer, les commencements de cette mortification, ou plutôt de cette mort religieuse par laquelle il faut crucifier la volonté du coeur, les sens de la chair, sont accompagnés de beaucoup de travaux et de peines; les progrès qu'on fait dans l'obéissance, sont encore suivis de quelques sueurs et de quelques difficultés; mais enfin on se trouve délivré heureusement de toute sensation pénible et douloureuse, et l'on entre dans une paix et une tranquillité parfaites : car la seule peine qu'éprouve cet heureux homme d'obéissance, mort et vivant tout à la fois, c'est de connaître qu'il a suivi sa volonté en quelque chose : alors il craint d'avoir à répondre à Dieu de la détermination qu'il a prise de lui-même.
5. Vous qui, pour courir plus vite et plus facilement, vous préparez à vous décharger de tout; qui désirez vous charger du joug de Jésus Christ; qui cherchez par le moyen de l'obéissance à vous défaire du lourd fardeau que vous avez porté; qui, pour jouir de la seule véritable liberté, voulez vous rendre esclaves de la volonté des autres; qui, soutenus et protégés par le secours des autres, tâchez de traverser la mer immense qui sépare le temps de l'éternité : sachez, et ne l'oubliez jamais, que vous avez choisi le chemin le plus court et le plus sûr, quoique le plus difficile et le plus raboteux, et qu'en le suivant, vous ne pouvez vous égarer qu'autant que vous vous laisseriez aller à prendre confiance en votre propre jugement, et que vous refuseriez de vous laisser conduire par vos supérieurs. En effet, ils sont tous parvenus au but heureux qu'ils se proposaient, ceux qui, dans les choses bonnes, religieuses et agréables à Dieu, ont été dirigés par les lumières et la sagesse de leurs directeurs : car l'obéissance consiste essentiellement, en toute chose, à se défier de soi-même jusqu'à la fin de la vie.
6. Ainsi, lorsque nous avons enfin pris la résolution de porter le joug de Jésus Christ, et de confier à un père spirituel le soin et la conduite de notre âme, nous devons, s'il nous reste tant soit peu de jugement et de sagesse, bien voir et bien peser quelles sont les lumières et la prudence de celui à qui nous allons confier une affaire d'une aussi haute importance; et, si j'ose m'exprimer ainsi, il nous faut tout employer pour connaître le directeur que nous choisissons, afin que nous n'ayons pas le malheur de tomber entre les mains d'un mauvais matelot, au lien d'un pilote expérimenté; d'un homme ignorant et malade lui-même, au lieu d'un médecin sage et prudent; d'une personne remplie de vices, au lieu d'une personne d'une vertu consommée, et d'un esclave de ses passions, au lieu de quelqu'un qui en serait parfaitement délivré : et qu'ainsi, en voulant éviter Scylla, nous ne tombions dans Charybde, et que nous ne fassions un déplorable naufrage. Au reste, une fois que nous serons entrés dans la carrière de la piété et de l'obéissance, nous devons absolument nous interdire tout jugement sur le vertueux directeur que nous aurons choisi, et ne censurer en aucune façon sa conduite, ni ses actions, quand même nous remarquerions en lui certaines imperfections et certaines chutes : hélas, nul homme sur la terre n'en est exempt ! En agissant autrement, nous ne retirerions aucun fruit de notre obéissance.
7. Que cette considération nous fasse comprendre combien il nous est nécessaire, pour avoir en nos directeurs une confiance parfaite et constante, de graver si profondément dans nos esprits et dans nos coeurs, les bonnes oeuvres et les vertus que nous leur voyons pratiquer; que rien ne soit capable de les effacer de notre mémoire, et que, lorsque les démons chercheraient à nous porter à nous défier des lumières et de la sagesse des directeurs qui nous conduisent, nous repoussions victorieusement cette tentation par le souvenir de leurs bonnes et saintes actions. Car nous ne pouvons révoquer en doute que nous nous portons à faire ce qui nous est ordonné, avec d'autant plus de zèle et de promptitude, que nous avons plus de confiance en celui qui est à notre tête. Aussi pouvons-nous assurer que ceux qui manquent de confiance en leurs directeurs, sont bien près de tomber, si déjà ils ne sont pas tombés, puisque «tout ce qui ne vient pas de la confiance est péché.» (Rom 14,23).
8. Si donc il vous vient quelques pensées de juger et de condamner votre directeur, rejetez-les avec autant d'horreur que vous devez rejeter la pensée de faire une action déshonnête avec une vierge. Cette tentation est une vipère de l'enfer, à laquelle vous devez fermer toute entrée, toute ouverture, et refuser toute place dans votre coeur. Dites avec un saint orgueil, à ce dragon : «Sache, infâme imposteur, que je n'ignore pas que ce n'est pas moi qui ai reçu le pouvoir de juger les actions de mon père spirituel, et que je sais parfaitement que c'est lui qui a le droit incontestable de juger les miennes.»
9. Nos anciens nous ont appris que nous trouvons des armes spirituelles dans le chant des psaumes, que les exercices de la prière sont les remparts pour nous défendre, que les larmes de la pénitence sont un bain où notre âme se purifie de ses souillures, et que, sans l'obéissance, qui est la confession du Seigneur, personne, s'il est chargé de péchés, ne pourra voir Dieu.
10. Celui qui est parfaitement soumis et obéissant, prononce contre lui-même; et si, pour plaire à Dieu, il obéit parfaitement, quoique ce qu'il fait ne soit pas exempt d'imperfection, il n'aura point à en rendre compte au souverain Juge. On ne peut pas en dire autant de celui qui fait sa propre volonté en quelque chose, quoiqu'il lui semble qu'il accomplit les ordres de son supérieur; car il rendra compte à Dieu de ce qu'il y a, dans son acte d'obéissance, de conforme à sa propre volonté qu'il a suivie. Si, dans cette circonstance, le supérieur du monastère ne cesse de le corriger et de le reprendre, tout n'est pas perdu pour lui; mais si malheureusement ce supérieur garde le silence, je n'ose dire ici ce que je pense.
11. Tous ceux qui dans le Seigneur, obéissent avec simplicité de coeur, traversent heureusement la carrière religieuse; car, elle évitant toute recherche curieuse sur les choses qui leur sont commandées, ils échappent aux ruses et aux embûches des démons.
12. La première chose que nous avons à faire par rapport au directeur que nous avons choisi, c'est de lui faire une confession exacte de tous les péchés de notre vie, et, s'il juge à propos de nous en faite faire une confession publique, de nous soumettre à cet ordre de bon coeur; car cet aveu, soit secret, soit public, de nos fautes ne contribuera pas peu à cicatriser et à guérir les plaies qu'elles ont faites à notre âme.
Histoire d'un voleur pénitent.
13. Étant allé un jour dans un monastère, dont l'abbé était un juge et un pasteur excellent, j'y entendis prononcer un jugement bien terrible. Voici le fait : Pendant que j'étais dans ce monastère, il y arriva un voleur fameux, qui demandait à grands cris de pouvoir y entrer pour embrasser la vie monastique. L'abbé, comme un bon père et un bon médecin, lui ordonna de prendre sept jours pour se reposer, et pour examiner et connaître quels étaient les usages et la manière de vivre du monastère. Ce laps de temps passé, il le fit appeler en particulier auprès de lui, et lui demanda s'il désirait encore de demeurer dans le monastère et d'y vivre selon les règles de la maison. Comme il lui répondit affirmativement avec une candeur et une franchise admirables, l'abbé lui dit qu'il fallait qu'il lui fit une confession entière et bien détaillée des crimes dont il avait souillé sa vie. À peine l'abbé avait-il donné cet ordre, que le voleur s'empressa de l'exécuter; il lui déclara donc tous ses péchés avec une sincérité et une prudence étonnantes. Mais pour l'éprouver encore, l'abbé lui demanda s'il consentit à faire devant toute la communauté la confession qu'il venait de lui faire. Cet homme n'hésita pas un instant de répondre affirmativement : tant étaient vives et sincères la haine et la contrition qu'il avait de ses péchés, et tant la honte de les déclarer ainsi possédait peu son âme; il déclara même que, s'il le fallait, il les proclamerait au milieu d'Alexandrie.
Le saint abbé, en voyant d'aussi heureuses dispositions, assembla tous les moines dans l'église du monastère. Ils étaient trois cent trente, et c'était un dimanche après l'évangile. Il fit venir ce voleur, qui était déjà justifié. Il avait les mains liées derrière le dos, le corps revêtu d'un cilice effrayant, la tête couverte de cendres; quelques frères le menaient avec une corde, et d'autres le frappaient légèrement avec des verges. Comme tout le monde n'avait rien su de ce qui se passait, ce spectacle effraya tellement les religieux, qu'ils ne purent retenir leurs cris, ni comprimer leurs gémissements. Quand il fut arrivé à la porte de l'église, le supérieur, plein de zèle et de sagesse, lui dit d'une voix forte et terrible : «Arrêtez-vous, car vous êtes indigne d'entrer dans la maison de Dieu.» Ces paroles, sorties de la bouche de ce prudent directeur, qui était dans le lieu saint, frappèrent ce voleur d'une si grande terreur, qu'il ne crut pas avoir entendu une voix humaine, mais un violent coup de tonnerre, et que saisi de crainte et d'horreur, il tomba le visage contre terre : c'est ce que lui-même nous a plusieurs fois assuré avec serment. Or tandis que ce voleur pénitent était ainsi prosterné, et qu'il arrosait le pavé d'un torrent de larmes, l'abbé, qui dans cette action ne cherchait que le salut de ce malheureux, et qui voulait aussi présenter à ses moines un modèle efficace d'une profonde et salutaire humilité, lui dit et lui commanda de déclarer avec ordre, en détail et devant tout le monde, les crimes qu'il avait commis et les fautes qu'il avait faites; ce que cet excellent pénitent fit en frissonnant, et en causant à ceux qui l'entendaient confesser des crimes horribles et inouïs, un étonnement et une terreur inexprimables : car il confessa non seulement les péchés qu'il avait commis en violant les lois ordinaires de la nature et en portant la brutalité au delà des créatures raisonnables, mais encore des empoisonnements, des homicides et d'autres attentats si exécrables, qu'il n'est pas permis aux oreilles de les entendre, ni à la plume de les transcrire. Quand il eut achevé, l'abbé ordonna qu'on lui coupât les cheveux et qu'on le reçoive au nombre des frères.
14. Plein d'admiration pour la sagesse de ce saint homme, j'osai lui demander en particulier quelles étaient les raisons qui l'avaient engagé à donner à ses moines un spectacle si extraordinaire. Or voici la réponse que me fit cet excellent médecin des âmes : «J'en ai agi de le sorte, me dit-il, pour deux raisons principales. La première, afin que ce pénitent, par la honte temporelle et passagère qu'il éprouverait en confessant publiquement ses péchés, se préservât de la confusion future et éternelle; et c'est ce qui lui est heureusement arrivé, car il n'était pas encore relevé de terre, que déjà Dieu lui avait généreusement pardonné tous ses crimes; et vous ne devez point en douter, mon cher abbé Jean, car un de nos moine qui était présent et très attentif, m'a certifié qu'il avait vu un homme d'un aspect terrible, lequel, d'une main, tenait un papier écrit, et de l'autre, une plume avec laquelle il effaçait sur le papier chaque péché, à mesure que ce pénitent, prosterné par terre, en faisait la confession. Eh certes ! Cela ne doit point nous surprendre, car n'est-il pas écrit : «Aussitôt, ô mon Dieu, que j'ai pris la résolution de confesser mes iniquités devant vous et contre moi-même, vous m'avez pardonné la noirceur et l'impiété de mes péchés» (Ps 31,5). La seconde raison que j'ai eue de me conduire de la sorte, c'est qu'ayant dans ma communauté quelques moines qui n'ont point encore fait la confession de leurs fautes, j'ai voulu profiter de cette circonstance pour les engager à la faire; car, sans la confession, personne ne peut obtenir le pardon de ses péchés.»
Autres traits de vertu
15. Mais, outre ce que je viens de raconter, j'ai vu dans cet illustre abbé, et dans le monastère qu'il dirigeait avec tant de prudence et de sagesse, plusieurs autres choses qui m'ont ravi d'admiration et d'étonnement, et qui méritent d'être rappelées. Je tâcherai au moins de faire connaître les principales; car je suis demeuré assez longtemps dans cette maison, pour m'instruire exactement de la vie, de la discipline et de la conduite des moines qui l'habitaient; et je vous assure qu'en considérant avec quelle ardeur ces faibles mortels faisaient des efforts pour imiter la vie et la perfection des intelligences célestes, j'en étais hors de moi-même, et mon étonnement était sans bornes.
16. Une sainte amitié les tenait étroitement unis, leur charité les uns pour les autres les liait tous par des chaînes indissolubles; et ce qui me ravissait, c'est que leur affection était exempte de toute familiarité et de toute légèreté, soit dans leurs rapports les uns avec les autres, soit dans leurs conversations. Ils avaient surtout le plus grand soin de ne blesser en rien la conscience de leurs frères. Si quelquefois il arrivait qu'un frère laissât paraître quelque aversion pour un autre frère, l'abbé en purgeait de suite le monastère, et l'envoyait en exil dans une autre maison, comme un misérable. Or voici ce qui arriva sous mes yeux :
Un jour un moine dit quelques paroles injurieuses à un autre; aussitôt que le saint abbé l'eut appris, il ordonna qu'on le chassât du monastère, en disant qu'on ne pouvait pas souffrir deux démons dans la même maison : un, qui était visible, et un autre, qui était invisible, c'est-à-dire un démon réel, et un homme qui était semblable à un démon.
17. Parmi ces respectables moines, j'ai vu des choses qui peuvent également nous être utiles et nous frapper d'admiration : par exemple, je remarquai une société de frères, formée par l'esprit de Dieu, et fortifiée par la plus parfaite charité. Ils avaient en partage, ce qu'il y a de plus excellent, soit dans l'action, soit dans la contemplation; ils se livraient avec tant d'ardeur aux exercices de la vie religieuse, qu'ils n'avaient presque plus besoin des avis ni des conseils de leur supérieur : tant ils s'excitaient les uns les autres à une ferveur, à une diligence presque divines. Ils avaient concerté, réglé et déterminé certaines pratiques de piété, toutes particulières; ainsi par exemple, si pendant l'absence de l'abbé, il arrivait à quelqu'un d'eux de parler d'un autre d'une manière peu convenable, ou de le condamner par un jugement inconsidéré, ou de dire quelques paroles inutiles, aussitôt un frère, par un signe secret, l'avertissait de sa faute, et le faisait rentrer dans le devoir; et si ce moine paraissait ne pas comprendre, ou ne pas voir ce signe, alors celui qui l'avertissait, devait se prosterner et se retirer. Dans les moments de récréation, la pensée de la mort et du jugement était le sujet ordinaire et habituel de leurs conversations.
18. Il m'est impossible ici de ne pas vous parler de la vertu rare et singulière du frère qui était chargé de préparer les mets. Comme dans les occupations tumultueuses de sa charge je le voyais d'un recueillement admirable, et tout baigné de larmes, je le priai de ne pas trouver mauvais que je lui demandasse de quelle manière il avait obtenu de Dieu une si grande faveur. Vaincu par mes instances continuelles, il me fit enfin cette réponse : «C'est, me dit-il, parce que dans ma charge, je n'ai jamais cru servir les hommes, mais Dieu même; que je me suis jugé indigne de tout repos, et de toute tranquillité, et qu'en voyant toujours devant moi le feu matériel, cette vue me rappelle sans cesse le souvenir des flammes éternelles.»
19. Considérons encore une autre pratique de piété non moins rare ni moins étonnante. À table même, ces fervents moine n'interrompaient pas leurs saintes méditations et par des signes particuliers, ils s'avertissaient les uns les autres de se renouveler dans l'esprit de prière et d'oraison; et ce n'était pas seulement dans cette occasion qu'ils en agissaient de la sorte, mais toutes les fois qu'ils se rencontraient, ou se réunissaient.
20. Leur charité les uns pour les autres était admirable; car, s'il arrivait à l'un d'eux de faire quelque faute, ou quelque manquement, les autres allaient le trouver pour lui demander avec instance de se décharger sur eux du soin et de la peine de rendre compte au supérieur de cette faiblesse, et d'en recevoir la réprimande et la punition. De là il arrivait que l'abbé connaissait quels étaient les sentiments de charité qui régnaient dans les coeurs de ses moines, et que, ne pouvant pas ignorer que le coupable n'était pas parmi ceux qui se présentaient devant lui, il les reprenait avec moins de sévérité et les punissait avec moins de rigueur; souvent même il ne se mettait point en peine de chercher à connaître quel était celui qui avait fait la faute.
21. Du reste les entendait-on jamais s'entretenir de discours vains, ridicules et facétieux ? S'il arrivait que quelqu'un eut quelque légère contestation avec un frère, un autre frère, qui se trouvait présent, en se prosternant contre terre, mettait fin de suite à la question; que si ce moyen ne réussissait pas, et ne faisait pas cesser toute aigreur et tout ressentiment, on avertissait le père qui remplaçait l'abbé, afin qu'il prit les moyens efficaces pour procurer une réconciliation parfaite avant le coucher du soleil.
Enfin, si ce dernier moyen était inutile, et que le coeur des frères, qui s'étaient offensés, demeurât inflexible, on leur interdisait toute nourriture jusqu'à ce qu'ils se fussent parfaitement réconciliés; et quelquefois même on chassait impitoyablement ces moines opiniâtres du monastère et de la société des frères.
22. Or cette discipline, si régulière et si louable, n'était pas stérile, comme on peut en juger : elle produisait de grands biens et procurait de grands avantages; car la plupart des frères faisaient les plus grands progrès et dans la vie active et dans la vie contemplative, et, remplis de lumière et de discernement, ils étaient d'une modestie parfaite et d'une humilité profonde. Aussi voyait-on dans ce monastère un spectacle tout céleste, et bien capable d'exciter la plus grande admiration. On voyait des vieillards, sur le visage de qui éclatait une majesté vénérable, accourir, comme de simples enfants, pour recevoir les ordres du supérieur, et faire consister toute leur gloire et tout leur bonheur à les exécuter avec une scrupuleuse exactitude et une soumission entière.
23. Pénétré de respect pour des moines qui avaient passé jusqu'à cinquante ans dans les exercices constants de l'obéissance, je ne puis un jour m'empêcher de leur demander de quelle consolation ils avaient joui dans la pratique si pénible et, si gênante de cette vertu. Or, les uns me répondirent que par la pratique de l'obéissance ils étaient descendus si avant dans l'humilité, qu'ils avaient été heureusement exempts de tout autre combat, et qu'ils avaient continuellement goûté les douceurs d'une paix profonde; et les autres m'avouèrent que par là ils avaient eu le bonheur d'en venir au point de ne pas éprouver la moindre peine ni le moindre trouble au milieu des injures et des outrages.
24. Parmi ces hommes respectables et dignes d'une éternelle mémoire, j'ai encore remarqué certains vieillards dont la tête était blanchie par les années, et qui ressemblaient plutôt à des anges qu'à des hommes. Or, ces vieillards, conduits et dirigés par l'esprit de Dieu, sanctifiés par les efforts continuels de leur bonne volonté, étaient arrivés au plus haut degré d'innocence, de simplicité et de sagesse; car, alors que les fourbes présentent deux faces : une qui paraît et qu'on peut voir, et une autre qui est cachée et invisible, l'homme ami de la simplicité ne présente, lui, qu'une seule et même face, et se manifeste tel qu'il est. Ces vieillards étaient encore bien loin d'annoncer l'affaiblissement de la raison et de montrer la moindre chose qui portât le caractère de cette puérile légèreté qui fait que, dans le siècle, les vieillards se font si souvent mépriser. Aussi ne voyait-on en eux qu'une douceur charmante, une bonté ravissante et une gaieté pleine de gravité; on ne remarquait rien dans leur conduite ni dans leurs conversations, qui soit dissimulé, étudié, faux, ou peu sincère; chose qu'il est bien rare de trouver parmi les hommes. Leur sainte âme n'avait qu'une seule ambition, c'était de se reposer en Dieu et d'obéir à leur supérieur; c'est pourquoi, tandis qu'à l'égard de leur abbé, ils étaient comme de petits enfants sans malice et sans fraude, ils étaient pleins de vigueur et de courage contre les démons et les vices, et les poursuivaient les uns et les autres avec une espèce de fureur.
25. Mais, hélas, père saint, et vous troupeau fidèle si chéri de Dieu, ma vie entière ne suffirait pas, si je voulais raconter ici toutes les vertus et les actions vraiment célestes de ces moines; cependant j'estime comme très important de vous retracer leurs travaux et leurs sueurs: cette vue sera bien plus capable d'enflammer vos coeurs d'une noble ardeur pour le ciel, que les instructions que je vous donnerais, et les exhortations que je vous adresserais. Au reste, tout le monde sait que souvent les choses défectueuses sont corrigées par celles qui sont plus parfaites. Ce que je vous conjure de m'accorder, c'est de croire que tout ce que je vous raconte ici, ne contient ni fable ni fiction, mais que c'est le langage de la plus exacte vérité : car je sais que le doute seul qu'on a sur la vérité d'un fait, suffit pour empêcher qu'on en retire des fruits et des avantages. Reprenons le cours de notre discours.
Histoire d'Isidore.
26. Dans le temps que j'étais dans ce monastère, j'y rencontrai un homme de qualité, qu'on appelait Isidore. Il avait été un des principaux magistrats d'Alexandrie; mais ayant généreusement renoncé aux affaires du siècle, dans la gestion desquelles il s'était fait un grand nom et une brillante réputation, il s'était retiré dans cette maison religieuse. Le saint abbé qui le reçut, connut de suite que toute la vivacité de son esprit et toute l'ardeur de son coeur étaient portées vers le mal; qu'il était violent, impitoyable, arrogant et plein de lui-même. Mais la sagesse et la prudence de cet excellent supérieur lui firent rompre les pièges dans lesquels les démons tenaient cet homme captif; et voici de quelle manière il s'y prit :
«Isidore, lui dit-il, si vous avez pris la ferme résolution de porter le joug de Jésus Christ, je veux avant toute chose que vous vous exerciez dans la pratique de l'obéissance.» À quoi Isidore répondit : «Mon très saint Père, je me donne à vous pour vous être aussi soumis que le fer l'est au forgeron.» Cette réponse satisfit et encouragea l'abbé, qui, charmé de la comparaison dont il s'était servi, le mit de suite comme sur l'enclume. «Eh bien, mon cher frère, lui dit l'abbé, je juge à propos et je vous ordonne de vous tenir à la porte du monastère, de vous mettre à genoux devant tous ceux qui entreront ou qui sortiront, et de leur dire : Mon Père, priez pour moi, car je ne suis qu'un épileptique spirituel.» Isidore obéit à l'abbé avec la même soumission et la même exactitude que les anges obéissent à Dieu. Ce fut ainsi qu'il passa sept années consécutives. Or, après qu'il eut passé ce temps dans ce dur et pénible exercice, et qu'il eut acquit, une obéissance parfaite, une humilité profonde et une vive componction de ses péchés, l'abbé, dans sa haute sagesse, jugea que par ces vertus solides cet homme était digne d'être reçu au nombre des frères et d'entrer dans les ordres sacrés; mais Isidore, qui, pendant tout ce temps avait pratiqué une patience si extraordinaire et une soumission si généreuse, fit tant d'instances, soit par lui-même, soit par les autres, soit par moi-même, pour qu'on lui permît d'achever sa carrière dans ce même lieu et dans les mêmes exercices, laissant assez à comprendre qu'il croyait n'avoir pas fort longtemps à vivre, et qu'il était sur le point de sortir de ce monde, ainsi que l'apprit l'événement, que l'abbé lui accorda ce qu'il demandait avec tant de zèle et d'ardeur. Mais dix jours après, cet illustre pénitent alla prendre possession de la gloire éternelle qu'il avait méritée par le mépris parfait qu'il avait eu pour la gloire temporelle; et sept jours après sa mort, conformément à la parole qu'il lui avait donnée, il attira dans le ciel le portier du monastère : car il lui avait dit quelques jours avant de mourir : «Si j'ai quelque pouvoir auprès de Dieu dans le ciel, nous serons bientôt réunis ensemble auprès de Lui, pour ne nous séparer jamais.» Or tout cela arriva de la sorte, parce que le Seigneur voulut, d'une manière sensible et frappante, faire connaître l'excellence et le mérite de l'obéissance par laquelle il n'avait pas eu honte de faire exactement et de grand coeur les choses basses et humiliantes qu'on lui avait ordonnées, et de son humilité profonde, par laquelle il avait si parfaitement imité le Fils de Dieu.
27. Or, pendant qu'Isidore vivait ainsi à la porte du monastère, je me permis un jour de lui demander quelles étaient les pensées qui remplissaient son esprit, et les sentiments qui agitaient son coeur. Comme il vit qu'en me répondant, il contribuerait à mon salut, et me serait de quelque utilité, il n'hésita pas de me faire la réponse suivante
La première année, me dit-il, je me suis continuellement représenté que c'étaient mes péchés qui m'avaient ainsi vendu et rendu esclave. Cette considération me navrait le coeur d'amertume et de douleur, et me portait à me faire violence pour accomplir les ordres qu'on m'avait donnés; c'est pourquoi, en me prosternant aux pieds de mes frères, je les arrosais de mes larmes, et quelquefois de mon sang. Après cette première année, je conçus l'espérance que Dieu récompenserait et ma soumission et ma patience; ce qui fut cause que je fis sans peine ma pénitence. Enfin les cinq dernières années je ne sentis en moi-même qu'un vif sentiment de mon indignité, qui me faisait juger indigne, non seulement d'entrer dans le monastère, mais de demeurer même où j'étais; de jouir de la présence et de la conversation des frères; d'être admis à la participation des saints mystères, et même d'être regardé par quelque personne que ce fût. C'est pourquoi, tenant mes yeux et plus encore mon esprit et mon coeur abaissés vers la terre, je conjurais ceux qui entraient ou qui sortaient, de prier Dieu pour moi.»
Histoire de Laurent
28. Un jour que j'étais à table auprès du supérieur, il se pencha tout doucement vers moi et me dit à l'oreille : «Voulez- vous que dans un vieillard d'une extrême vieillesse je vous fasse voir une raison et une sagesse toute célestes ?» Comme je lui fis signe que je le désirais et le lui demandais, il appela un bon père nommé Laurent; il était placé à une autre table. Ce respectable moine avait déjà passé quarante-huit ans dans le monastère; c'était le second prêtre en dignité dans l'église de la communauté. Il se rendit aussitôt auprès de son supérieur, se mit à genoux, selon la coutume de la maison, pour recevoir sa bénédiction; puis il se leva pour prendre ses ordres, mais l'abbé ne lui dit rien, et le laissa debout devant la table, sans lui rien donner à manger. Or tout cela se faisait au commencement du repas. Enfin il demeura près d'une heure au moins, immobile et sans mouvement; ce qui me causait une telle confusion, que je n'osais regarder ce bon père tout blanc de vieillesse : car il avait quatre-vingts ans. Il resta donc en cet état jusqu'à la fin du repas, sans que l'abbé lui dit un seul mot. Quand le repas fut fini, son supérieur lui commanda d'aller trouver Isidore, ce grand pénitent dont nous avons parlé, et de lui réciter ce paroles du psalmiste : «J'ai attendu longtemps le Seigneur, et je ne me suis point lassé de l'attendre.» (Ps 39).
29. Or, comme je suis très malicieux, je ne manquais pas de chercher l'occasion de parler à ce vénérable vieillard, pour lui demander à quoi il pensait pendant qu'il était ainsi debout devant la table. «Je regardais, me répondit-il, Jésus Christ dans la personne de mon supérieur; aussi ne considérais-je pas le commandement qui m'était imposé comme venant d'un homme, mais comme venant de Dieu; c'est pourquoi, mon cher père Jean, j'étais bien loin de croire que j'étais debout auprès d'une table, autour de laquelle étaient assis de simples mortels; mais me figurant être devant l'autel du Seigneur, je Lui adressais, selon mon pouvoir, de ferventes prières; et je peux vous assurer qu'il ne m'est pas même venu dans l'esprit une mauvaise pensée contre mon supérieur, tant est grande la confiance que j'ai en lui, et tant est forte l'affection que je lui porte; car, ajouta-t-il, «l'amour ne pense mal de personne» (1 Cor 13). Au reste, mon Père, sachez bien que le démon ne trouve plus d'issue pour entrer dans un coeur qui s'est dévoué et consacré entièrement à la simplicité, à l'innocence et à la bonté.
Histoire d'un économe
30. Comme Dieu, dans sa Miséricorde et sa Justice, avait donné aux religieux de ce monastère un abbé qui en était le sage pasteur et le tendre sauveur, il lui avait accordé un économe, un administrateur admirable; car c'était un homme plein de modération et de prudence, de douceur et de patience, tel enfin qu'on trouverait peu d'hommes qui pussent lui ressembler. Or comme l'abbé voulait que l'exemple de son humilité et de sa patience servît au salut des frères, il le reprit un jour fort sévèrement, quoiqu'il fût innocent, et poussa cette sévérité, jusqu'à le chasser honteusement de l'église. Sachant de science certaine qu'il n'avait pas fait la faute, pour laquelle on le punissait avec tant de rigueur, je pris à part le supérieur pour servir d'avocat à son économe; mais ce sage directeur me répondit :
«Je sais aussi bien que vous, mon Père, qu'il est innocent; mais comme il ne convient pas à un père, et que c'est une chose condamnable d'ôter à son enfant qui a faim le morceau de pain qu'il va manger, de même un père spirituel se rend à lui-même et à son inférieur un bien mauvais service, s'il ne cherche pas à tout moment à lui procurer de nouveaux mérites et de nouvelles couronnes, soit en lui faisant des reproches et lui présentant des humiliations, soit en le couvrant de mépris, et lui fournissant des mortifications, soit enfin en l'exerçant dans des railleries et des blâmes, selon néanmoins qu'il le sait capable de tout supporter avec patience et résignation; car autrement cet inférieur se trouve privé de trois grands avantages : le premier, c'est qu'il ne mérite pas la récompense d'une correction charitable soufferte avec patience, le second, ses frères sont privés des bons effets que son exemple produirait dans eux; enfin le troisième, et c'est ici le plus grand mal qui puisse arriver, les inférieurs perdent peu à peu la douceur et la patience, car il arrive souvent que ceux-là mêmes qui, dans leurs travaux spirituels et dans les humiliations, paraissaient être vraiment des hommes de patience, s'ils ne sont pas exercés, repris et humiliés de temps en temps par leur supérieur, qui les regarde pour des gens vertueux et parfaits, tombent bien vite dans un funeste relâchement; et leur âme, quoiqu'elle soit une terre bonne, grasse et fertile, si elle n'est pas arrosée souvent par l'eau de l'humiliation, perd bien vite et bien facilement son heureuse fertilité, et finit ordinairement par ne plus produire que les ronces, et les épines de l'orgueil, du dérèglement des moeurs et d'une confiance présomptueuse, laquelle chasse toute crainte de Dieu. C'était ce que n'ignorait pas le grand Apôtre, lorsqu'il donnait cet avis à son cher Timothée : «Pressez les fidèles, lui disait-il, à temps et à contretemps.» (2 Tim 4,2).
31. À toutes ces raisons, je répliquais qu'il pourrait arriver par des circonstances malheureuses, mais surtout par la faiblesse de la nature humaine, qu'il y en aurait plusieurs qui, se voyant repris sans raison, et même avec raison, abandonneraient le monastère; mais la réponse de ce trésor de sagesse ne se fit pas attendre :
«Une âme, répartit-il, que Jésus Christ a liée avec son pasteur par les chaînes de l'amour et de la foi, conservera invariablement cette sainte union : elle préférerait plutôt répandre tout son sang que de la rompre jamais, surtout si Dieu s'est servi de lui pour la guérir des plaies que le péché lui avait faites; car elle se souvient de ce qui est écrit : «Ni les anges, ni les principautés, ni aucune autre créature, ne pourront nous séparer de l'amour de Dieu, qui est notre Seigneur Jésus Christ» (Rom 8.38-39); et si cette âme n'est pas liée, attachée et unie inséparablement avec son directeur, je ne peux sûrement pas concevoir comment elle peut, d'une manière utile, demeurer dans un lieu où rien ne la retient qu'une obéissance fausse et trompeuse.»
Certes, il faut avouer que ce grand homme ne se trompait pas, puisque, par les moyens dont il s'est servi, il a si heureusement dirigé et conduit, offert et consacré à Jésus Christ, un grand nombre d'âmes, qui ont été comme des hosties vivantes.
Histoire d'Abbacyre
32. Consultons donc la Sagesse de Dieu, elle se trouve même dans des vases d'argile; c'est ce qui doit nous frapper du plus grand étonnement. C'est la résolution que me fit prendre la conduite de quelques jeunes religieux, car j'étais hors de moi-même, en voyant avec quelle vivacité de foi, avec quelle constance, avec quelle patience et quelle force d'âme ils souffraient d'être repris, mortifiés et méprisés, non seulement par leur supérieur, mais encore par des frères qui étaient bien au dessous de lui.
Il y avait dans le monastère un frère qui fixait mes regards d'une manière toute particulière; il s'appelait Abbacyre, et il y avait déjà passé quinze ans. Or je m'aperçus qu'il était presque partout maltraité par tous les moines, et qu'il n'y avait pas de jour où ceux qui servaient à table, ne le chassassent du réfectoire, parce qu'il était naturellement porté à parler. Je cherchai l'occasion de lui parler; et l'ayant rencontrée, je lui demandai instamment de me dire pour quelles raisons on le chassait ainsi du réfectoire, et qu'on l'envoyait dormir, sans avoir rien mangé à souper. «Croyez-moi, mon père, me répondit-il avec simplicité, les moines ne me traitent ainsi que pour connaître mes dispositions intérieures et pour savoir si je serai propre à mener une vie solitaire; ce n'est donc point avec sévérité, mais dans le désir charitable de m'éprouver, qu'ils en agissent de la sorte. C'est pourquoi connaissant parfaitement les pieuses intentions de notre excellent supérieur et des autres pères, je souffre tout avec joie et plaisir. Voilà quinze ans que je suis au monastère, et qu'on me traite comme vous voyez. Lorsque je suis entré dans cette maison, les pères ne m'ont pas caché qu'on y éprouve pendant trente ans ceux qui ont renoncé au monde; et certes, mon cher père Jean, ce n'est pas sans de bonnes raisons qu'on tient cette conduite : car n'est-ce pas dans le creuset et dans le feu, qu'il faut faire passer l'or pour le polir et l'épurer ?»
33. Ce courageux Abbacyre vécut encore deux ans, pendant mon séjour dans cette communauté; et comme il était sur le point de partir de ce monde, il dit aux frères qui entouraient son lit de mort : «Je vous remercie, mes frères, et je rends grâce à Dieu, de m'avoir traité comme vous avez fait; car voilà dix-sept ans que vous m'avez mis par là à l'abri des épreuves et des tentations des démons.» Ces paroles firent une si vive impression sur l'esprit de l'abbé, ce juste appréciateur des vertus de ses frères, qu'il mit Abbacyre au nombre des confesseurs, et fit placer son corps auprès de ceux des saints pères qui reposent dans l'intérieur du monastère.
Histoire de Macédonius
34. Je ferais une peine réelle à tous ceux qui ont du zèle et de l'amour pour la pratique de la vertu, si je ne disais rien ici des saints exercices et des grands travaux de Macédonius, premier diacre de ce monastère. Ce grand serviteur de Dieu, si favorisé de son divin Maître, demanda à l'abbé, deux jours avant la solennité des Rois, que les Grecs appellent Théophanie, la permission d'aller à Alexandrie pour des affaires importantes qui exigeaient nécessairement ce voyage. La permission lui fut accordée, mais à la condition expresse d'être de retour au monastère pour préparer tout ce qui était nécessaire pour la solennité. Mais le démon, ennemi juré de la vertu, fit naître tant d'obstacles, que Macédonius ne put revenir au temps fixé; il n'arriva que le lendemain de la fête. Pour le punir de sa désobéissance, l'abbé le suspendit de ses fonctions, et le condamna à vivre parmi les novices. Or ce saint diacre, grand par sa patience, mais plus grand encore par son humilité constante, reçut cet ordre et accepta cette pénitence avec le même calme et la même tranquillité d'esprit, que s'il n'eût pas été question de lui même. Après avoir passé quarante jours parmi les novices, l'abbé voulut lui rendre sa charge et ses honorables fonctions; mais le lendemain, que l'abbé l'avait rétabli dans sa dignité, il alla trouver son supérieur, pour le prier avec instance de vouloir bien le laisser dans ce état d'humilité et de pénitence, et de le laisser vivre jusqu'à la fin de sa vie au milieu des jeunes frères. Pour obtenir cette grâce, il l'assurait qu'il avait eu le malheur de commettre, à son voyage, une faute qui le rendait absolument indigne de pardon. Cependant, quoique le saint abbé sût parfaitement qu'il n'en était rien, et que son diacre n'alléguait ce prétexte qu'afin de pouvoir demeurer dans l'état d'abaissement où il était, il céda au désir si louable, de sa ferveur et de son humilité. On vit donc au milieu des jeunes moines, un homme vénérable par sa dignité et par son âge, leur demander le secours et l'assistance de leurs prières, afin, leur disait-il, d'obtenir de Dieu le pardon de l'exécrable désobéissance dont il s'était rendu coupable à Alexandrie.
Ce saint diacre, tout indigne que j'en fusse, daigna m'apprendre un jour la raison particulière qui lui avait tant fait désirer de rester dans cet état humiliant. «Jamais, me dit-il, je ne me suis vu moins attaqué par les troubles intérieurs, ni moins agité par les travaux de la guerre spirituelle que nous faisons au démon, et jamais je n'ai goûté si délicieusement les douceurs abondantes de la lumière céleste, que depuis que je suis dans les exercices de cette pénitence.
Histoire de l'économe du monastère
35. Le propre des anges, ajouta-t-il, c'est de n'être plus exposés à faire des chutes, et même, ainsi que quelques docteurs l'enseignent, de ne pouvoir tomber; le propre des hommes est de faire des fautes mais par la grâce de Dieu ils peuvent s'en relever toutes les fois que ce malheur leur arrive. Les démons, au contraire, sont tombés pour ne jamais pouvoir se relever de leur chute.»
Voici encore ce que me raconta l'économe de ce monastère célèbre. «Lorsque, me dit-il, j'étais jeune, et que j'étais chargé de prendre soin des animaux de la maison, j'eus le malheur de faire une faute énorme; mais, comme je m'étais accoutumé à ne jamais tenir caché dans mon coeur le serpent qui s'y était glissé, je pris celui-ci par la queue, aussitôt que je le sentis, et le montrai au médecin spirituel de mon âme; je lui découvris donc de suite la méchante action dont je m'étais rendu coupable. Me regardant avec un visage riant et me donnant un léger soufflet, il m'adressa ses paroles : Allez, mon fils, continuez vos exercices ordinaires comme auparavant, et ne craignez rien. Je me confiai entièrement à sa parole; et quelques jours après, je fus assuré de ma guérison, et je marchai dans les voies de Dieu avec une grande joie, mais néanmoins avec crainte et tremblement.»
36. Quelques docteurs, ont sagement observé que, comme il y a certaines différences essentielles dans toutes les créatures auxquelles Dieu a donné l'existence, de même dans les maisons religieuses, nous voyons différentes manières de marcher et de s'avancer dans la carrière et dans la pratique de la vertu, et diverses inclinations mauvaises qu'il faut combattre et mortifier. C'est ainsi que le sage médecin qui présidait à ce monastère, s'étant aperçu que quelques-uns de ses moines se plaisaient par ostentation et par vanité, à paraître devant les séculiers, lorsque ceux-ci venaient au monastère, les humiliait sévèrement en leur présence, tantôt en leur commandant ce qu'il y avait de plus bas et de plus méprisable tantôt en leur faisant les reproches les plus ignominieux de sorte que ces moines furent obligés, pour éviter cet affront, de se cacher dès qu'ils voyaient entrer les gens du monde. Or cette conduite produisait un effet vraiment étonnant, car elle faisait que la vaine gloire poursuivait la vaine gloire, et empêchait ces moines de se donner en spectacle aux autres.
A suivre...Histoire de saint Ménas.
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Re: Saints et Bienheureux!! (Ordre Alphabétique)
(suite)
A suivre...Histoire de saint Acace.
Histoire de saint Ménas.
37. Comme Dieu, par une grâce insigne, ne voulut pas me priver du secours des prières d'un saint père qui était dans ce monastère, il l'appela à lui sept jours avant mon départ. Ce saint homme s'appelait Ménas. Il avait passé cinquante-neuf ans dans cette maison, et avait successivement exercé toutes les charges qui y étaient établies, il était alors le premier, après l'abbé. Or le troisième jour après sa mort, tandis que nous célébrions ses funérailles et que nous faisions les prières accoutumées, le lieu où était son saint corps se trouva tout-à-coup parfumé d'une douce et suave odeur. L'abbé, qui était présent, nous ordonna d'ouvrir le cercueil, et nous vîmes tous que, de ses pieds vénérables, il sortait comme deux sources d'une huile odoriférante. Alors cet excellent maître dans les voies religieuses nous adressa ces paroles : «Vous êtes tous témoins, nous dit-il, de ce miracle; mais sachez que ses travaux et ses sueurs ont été un parfum délicieux et agréable à Dieu.»
38. Il avait bien raison; car les pères se mirent à raconter quelques excellentes actions de ce saint homme, et, entre autres, qu'un jour l'abbé avait bien mis à l'épreuve sa patience toute céleste.
Voici le fait : Revenant un soir du dehors, il était allé se prosterner aux pieds de l'abbé, afin de lui demander, selon l'usage, qu'il lui donnât sa bénédiction; mais l'abbé le laissa ainsi prosterné jusqu'à l'heure de l'office, qu'il le bénit et lui permit de se relever. Après quoi il lui fit des reproches très sévères sur son ostentation, sa vanité et son peu de douceur et de patience. Or l'abbé ne se conduisit de la sorte que parce qu'il savait avec combien de courage et de générosité ce saint vieillard souffrirait cette humiliante mortification, et combien son exemple servirait à l'édification des autres. C'est ce que m'assura en particulier un des disciples de ce saint moine, et il m'ajouta que lui ayant demandé un jour avec beaucoup d'instance de lui dire si, pendant qu'il était ainsi prosterné aux pieds de l'abbé, il ne s'était pas laissé aller au sommeil; il lui avait répondu naïvement que non, mais qu'il avait récité tout le psautier.
39. Je ne ferai pas la faute de ne pas orner ici mon discours par le récit d'un fait qui le fera briller comme une émeraude fait briller une couronne. Il arriva que, tandis que je vivais au milieu des illustres pères de ce monastère, la conversation tomba sur la vie des anachorètes; or ils me dirent avec un visage plein de douceur et de bienveillance : «Quant à nous, cher père Jean, étant aussi grossiers et aussi peu spirituels que nous le sommes, nous avons cru ne devoir embrasser que la vie qui nous convenait le mieux. C'est pourquoi nous n'avons entrepris qu'une guerre proportionnée à notre faiblesse, et nous avons jugé qu'il était plus avantageux pour nous de n'avoir à combattre que contre des hommes qui s'emportent et s'aigrissent, à la vérité, mais qui reviennent et s'adoucissent, que contre les démons, qui sont toujours en fureur et armés contre le genre humain.»
40. Or parmi ces hommes d'une éternelle mémoire, il y en avait un qui m'aimait beaucoup en Dieu, et qui me parlait avec une grande liberté. Il me dit donc un jour, avec une affection toute particulière : «Si vous, mon père, qui êtes si sage, éprouvez la force de celui qui, dans le ravissement de son coeur, s'écriait : Je peux tout en celui qui me fortifie (Phil 4.13); si l'Esprit saint est descendu en vous comme une rosée de grâces et de pureté, ainsi qu'il descendit autrefois dans la très sainte Vierge, et si la force du Très-Haut vous environne par la patience, ceignez vos reins, à l'exemple de l'Homme-Dieu, d'un linge blanc, qui est l'obéissance, et comme Lui, levez-vous de table, c'est-à-dire sortez de la solitude; afin de laver les pieds de vos frères dans l'eau pure de la componction et de la pénitence, ou plutôt jetez-vous à leurs pieds dans les sentiments de l'humilité la plus profonde; mettez à la porte de votre coeur des gardes qui ne s'endorment jamais, et qui ne soient jamais de connivence avec vos ennemis; arrêtez l'instabilité et la légèreté de votre esprit, en le fixant invariablement, malgré les distractions et la dissipation que lui causent sans cesse et l'agitation des affaires et les importunités des sens; conservez un repos parfait au milieu des mouvements et des soins dont la vie est continuellement agitée. Ici-bas; et, ce qui est encore plus rare, plus difficile et plus admirable, demeurez ferme et immobile dans le sein des troubles et des tempêtes qui se succèdent sans cesse. Liez votre langue par les chaînes d'un silence parfait, et empêchez-la de tomber dans des disputes hardies et dans des contradictions audacieuses; combattez soixante et dix sept fois le jour contre cette souveraine impérieuse et tyrannique; portez la croix de Jésus Christ dans votre coeur, et comme on enchâsse une enclume dans du bois, enchâssez de même votre esprit dans elle, de sorte qu'il soit capable de résister à tous les coups, à toutes les tentations, à tous les affronts, à toutes les calomnies, à toutes les railleries et à toutes les injustices qui pourront vous arriver, de manière à n'en être jamais ni blessé, ni offensé, ni agité, ni affligé, ni découragé, ni abattu, mais à persévérer immuablement dans la paix et dans le calme. Dépouillez-vous de votre volonté, comme d'un vêtement d'ignominie, et entrez ainsi tout nu dans la carrière céleste; et ce qui est certainement bien rare et bien difficile, soyez d'une confiance entière et inébranlable dans celui qui doit et veut vous couronner après la victoire, et qu'elle soit telle qu'elle ne puisse être pénétrée ni par les flèches du doute ni par les traits de la défiance. Mortifiez exactement vos sens par les austérités de la tempérance, et prenez bien garde que vous n'ayez à souffrir cruellement de leur fureur audacieuse et insolente. Servez-vous avantageusement de la méditation de la mort pour combattre et vaincre la curiosité de vos yeux, qui ne demandent sans cesse qu'à contempler la beauté des créatures sensibles. Faites en sorte de retenir l'indiscrétion et l'injustice de votre esprit, qui, tandis que vous vous livrez vous-même à la négligence la plus condamnable, vous porte à juger mal des actions et de la conduite de vos frères; et tâchez de le porter à exercer envers eux tous les devoirs d'une charité sincère.
C'est par toutes ces choses qu'on pourra connaître que vous êtes véritablement disciples de Jésus Christ, selon sa parole même : «Tout le monde saura, nous dit-Il, que vous êtes mes disciples, si, dans la société qui vous réunit, vous vous aimez les uns les autres, et que vous vous témoigniez une affection mutuelle.» (Jn 13.35)
«Venez, venez; oui venez ici, m'ajouta cet excellent ami, fixez parmi nous votre demeure, buvez avec nous l'eau amère des mépris et des humiliations; elle deviendra bientôt douce et salutaire. Rappelez-vous que David chercha longtemps ce qui pouvait être le plus doux et le plus agréable à l'homme, sans pouvoir le trouver; mais que s'étant demandé à lui-même quelle pouvait être cette chose, il se fit cette réponse admirable : «Qu'il est bon et agréable de vivre au milieu de ses frères !» (Ps 132,1). Si, cependant Dieu n'a pas jugé à propos de nous faire participer au bien excellent de cette patience et de cette obéissance, il nous sera du moins avantageux de reconnaître notre faiblesse et notre misère, afin que, si nous passions notre vie hors de cette carrière, nous soyons remplis d'estime pour ceux qui la parcourent, et que par nos prières, nous demandions à Dieu les grâces dont ils ont besoin pour combattre courageusement et remporter la victoire.»
C'est ainsi que ce bon père, cet excellent maître dans la vie spirituelle, me convainquit par des passages et des autorités tirées de l'Évangile et des Prophètes, et par la tendre affection qu'il me témoignait, qu'il n'y avait rien de comparable à la récompense et à la couronne qu'on acquiert, en vivant sous le joug de l'obéissance.
Avant de sortir de ce paradis de délices pour rentrer dans les ronces et les épines de mes paroles, lesquelles ne peuvent que vous déplaire, et ne vous être d'aucune utilité, je veux encore vous dire quelque chose des religieux de ce monastère, et des rares vertus qu'ils y pratiquaient: vous y trouverez de grands avantages spirituels.
41. L'abbé de ce monastère ayant remarqué que pendant l'office, auquel j'ai assisté bien des fois, il y avait eu quelques frères qui s'étaient laissés aller à se dire quelques mots, leur ordonna d'un ton fort sévère de demeurer à la porte de l'église pendant tout une semaine, et de se prosterner devant tous ceux qui entreraient ou qui sortiraient, pour leur demander pardon. Or ceux qu'il condamna de la sorte, étaient des clercs; il y en avait même parmi eux qui étaient honorés du sacerdoce.
42. Je remarquai un jour que pendant le chant des psaumes il y avait un moine qui était plus attentif que les autres, qu'il avait une dévotion extraordinaire, et que, surtout au commencement des psaumes et des hymnes, il semblait extérieurement qu'il parlait à quelqu'un. Je le priai donc simplement de vouloir bien me dire pourquoi il en agissait ainsi. «C'est, me répondit-il, afin que, dès le commencement, je réunisse toutes mes pensées et toutes les facultés de mon âme pour leur adresser ces paroles. Venez toutes adorer Jésus Christ notre roi et notre Dieu, et vous prosterner à ses pieds.» (prières initiales de l'office, cf Ps 94.1).
43. Je fis encore une attention particulière à celui qui était chargé du réfectoire, et je vis avec étonnement qu'il portait à sa ceinture de petites tablettes, sur lesquelles il écrivait chaque jour toutes les pensées qu'il avait, afin d'en rendre un compte exact à l'abbé qui était a la tête du monastère. Or ce que celui-ci faisait, bien d'autres le faisaient aussi, et j'appris enfin que le supérieur l'avait ordonné.
44. Un frère, pour avoir faussement accusé un autre frère de se livrer à des paroles vaines et bouffonnes, fut impitoyablement condamné par le supérieur à être honteusement chassé du monastère, et à demeurer sept jours entiers dans le vestibule qui était à la porte de la maison, pendant lesquels il ne devait rien faire autre chose que de supplier qu'on lui permît de rentrer, et qu'on lui pardonnât la faute qu'il avait commise. Or il fit cette pénitence de si bon coeur, que l'abbé l'ayant appris, et sachant que pendant les six premiers jours il n'avait rien mangé, lui fit dire que, s'il avait un véritable désir de rentrer dans le monastère, il devait être dans la résolution de vivre dorénavant avec les pénitents; ce que ce frère, vraiment touché de l'esprit de componction, accepta très volontiers. L'abbé ordonna donc qu'on l'introduise, et qu'on le mène au lieu destiné à ceux qui pleuraient et expiaient leurs péchés; ce qui fut exécuté de suite. Mais, puisque l'occasion nous a conduit à parler de ce monastère des Pénitents, je vais vous en dire quelque chose.
45. Ce lieu était à peu près à un mille du monastère; on l'appelait communément la Prison. Toutes les consolations humaines en étaient bannies : on n'y voyait jamais du feu; l'huile et le vin n'entraient point dans la nourriture qu'on y prenait; la nourriture des pénitents était du pain et quelques légumes insipides. L'abbé envoyait dans cette triste maison tous les moines qui, après leur profession religieuse, étaient tombés dans quelque faute considérable, et ils y étaient tellement renfermés, qu'il ne leur était pas libre d'aller ailleurs ni de vivre ensemble, mais seul à seul, et le plus souvent deux à deux. Ils y demeuraient jusqu'à ce qu'il eût plu au Seigneur de faire connaître à l'abbé que leurs péchés étaient pardonnés, et qu'ils étaient réconciliés avec Dieu. Le supérieur général leur avait donné, pour supérieur particulier, un excellent homme appelé Isaïe, lequel exigeait d'eux une prière presque continuelle, et ne leur donnait presque point de relâche. Cependant, pour les empêcher de tomber dans l'abattement et l'ennui, il leur faisait distribuer une certaine quantité de feuilles de palmier, avec lesquelles ils faisaient de petites corbeilles. Telle était la vie, l'état et la discipline de ces pénitents, qui cherchaient avec ardeur à voir la face du Dieu de Jacob.
46. Il est beau d'admirer leurs travaux et leur pénitence, mais il est salutaire de les imiter; et ce serait folie et ne pas connaître la faiblesse humaine, que de vouloir incontinent marcher sur leurs traces.
47. Si donc notre conscience nous fait des reproches mérités, considérons avec douleur, les péchés que nous avons commis, jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu de jeter un regard favorable sur la pénitence que nous faisons, sur les efforts auxquels nous fait livrer le désir violent que nous avons de nous réconcilier avec Lui, de recevoir le pardon de nos fautes, et de changer les regrets et la douleur déchirante de nos coeurs en une joie délicieuse, d'après ces paroles du roi-prophète : «Tes consolations, ô mon Dieu, ont rempli mon âme de joie, selon la multitude et la grandeur des douleurs qui ont affligé mon coeur.» (Ps 93). Rappelons encore, selon nos besoins, ces autres paroles de David : «Seigneur, qu'elles ont été grandes, nombreuses et cruelles, les afflictions dont tu m'as accablé ! mais enfin tu t'es tourné vers moi,tu m'as rendu la vie, et tu m'as retiré de l'abîme où j'étais tombé.» (Ps 70).
48. Heureux donc est celui qui, dans le dessein de plaire à Dieu, se fait violence tous les jours, et supporte avec patience et résignation les mépris et les injures ! Il participera abondamment, n'en doutons nullement, à la gloire des martyrs et à la joie des auges. Heureux le moine qui, dans sa profonde humilité, ne se regarde que comme le plus vil et le plus méprisable des hommes, et ne croit ne mériter que les humiliations et les abaissements ! Heureux celui qui a su faire mourir sa propre volonté, et s'abandonner sans réserve à la conduite du directeur que Dieu lui a donné pour père et pour maître spirituel ! sa place sera à la droite de Jésus Christ crucifié.
49. Mais remarquez bien que l'homme qui ne veut souffrir aucune correction, soit juste, soit injuste, agit directement contre les intérêts éternels de son salut; tandis que celui qui la reçoit avec patience et allégresse, obtient incontestablement le pardon de ses péchés.
50. Présentez donc à Dieu, en esprit et en vérité, la confiance et l'affection que vous avez pour votre père spirituel; et par une grâce singulière, Dieu lui fera connaître l'amour et la tendresse que vous lui portez, et cette connaissance lui inspirera de vous traiter avec douceur et ménagement; et, selon que vous le désirez, il deviendra votre ami dévoué.
51. Ce n'est sûrement pas une petite marque de confiance en son supérieur, que de lui découvrir toutes les tentations qu'on éprouve : on suit assurément la voie du salut; mais on s'en éloigne terriblement, quand on cache dans les ténèbres intérieures du coeur, ces serpents cruels et funestes. 52. Voulez-vous savoir si vous avez pour vos frères un amour solide et véritable, et une affection tendre et sincère, considérez si les péchés dont vous les voyez coupables, vous attristent et vous désolent, et si les grâces abondantes qu'ils reçoivent de Dieu, et les progrès qu'ils font dans la vertu, vous remplissent de joie et de plaisir.
53. Quiconque, dans une discussion quelle qu'elle soit, soutient avec opiniâtreté une opinion même vraie et un sentiment fondé, fait voir qu'il est malade de la maladie du démon, qui est l'orgueil. Si c'est vis-à-vis de ses égaux qu'il en agit de la sorte, il pourra peut-être encore en guérir par la correction qu'il recevra de ses supérieurs; mais si c'est vis-à-vis de ses supérieurs, nous croyons, humainement parlant, que sa maladie est incurable.
54. Comment en effet observera-t-il les règles et les devoirs de l'obéissance dans ses actions, celui qui les viole avec tant d'insolence dans ses paroles ? et ne sera-t-il pas, dans toutes les autres choses plus nécessaires et plus importantes, tel qu'on le trouve dans celles qui sont moins grandes et moins nécessaires ? Aussi devons-nous voir qu'il travaille en vain, et qu'il ne recueillera, de sa prétendue obéissance, qu'un jugement terrible et une sentence de mort.
55. Celui qui, dans des dispositions saintes et des intentions pures et droites, s'est soumis et dévoué entièrement à la volonté d'un sage et zélé directeur, ne voit arriver la mort que comme un doux sommeil, ou plutôt il l'attend et la désire tous les jours comme le commencement d'une véritable vie; car il a la confiance que ce ne sera pas à lui, mais au directeur de son âme, que Dieu fera rendre compte.
56. Celui qui a reçu avec plaisir et sans qu'on ait voulu l'en charger, des mains mêmes de son supérieur, quelques fonctions et quelque charge à exercer; et que dans la suite il lui arrive de faire quelque faute ou quelque faux pas dans l'exercice de cette charge, c'est à lui-même, et non point à son supérieur, qu'il peut s'en prendre, car les armes qu'il a reçues, c'est de son propre mouvement et par sa propre volonté qu'il les a prises. Il devait les tourner contre l'ennemi, et malheureusement il s'en est servi pour se percer le coeur. Mais si, au contraire, c'est malgré lui, après avoir bien fait connaître sa faiblesse. et son incapacité à son supérieur, après l'avoir prié humblement et avec instance de ne pas penser à lui, qu'il est obligé de recevoir cette charge et de se dévouer à cet emploi; il doit avoir bon courage; car s'il vient à tomber, sa chute ne sera pas mortelle.
57. Mais j'oubliais de vous présenter, mes chers amis, un pain délicieux et salutaire pour la nourriture de vos âmes; je veux dire de vous parler de la vertu admirable de ces moines qui, pour s'accoutumer à recevoir avec la plus grande patience et la plus parfaite charité les injures, les affronts et les mépris des autres, s'étaient réunis ensemble pour s'exercer à supporter toute sorte d'humiliations, d'outrages et de mépris.
58. L'âme qui pense sans cesse à confesser ses péchés, trouve dans cette pensée un antidote efficace contre le danger d'en commettre de nouveaux; car nous nous livrons assez facilement aux fautes que nous pouvons ensevelir dans les ténèbres.
59. Ainsi, quoique nous ne soyons pas en la présence de notre supérieur, si, par une vive représentation, nous nous le figurons au milieu de nous, cette image de sa présence ne contribuera pas peu à nous faire éviter avec soin tout ce que nous savons devoir lui déplaire dans nos entretiens, nos conversations, notre repos, notre nourriture et dans toute autre chose; et, en nous conduisant de cette manière, nous pratiquerons une véritable obéissance. Au reste, les véritables et sincères disciples regardent l'absence de leur maître comme un malheur réel, et s'en affligent, tandis que les mauvais s'en réjouissent.
60. Je demandais un jour à l'un des plus vertueux pères du monastère, comment il se faisait que l'obéissance fût la compagne fidèle et inséparable de l'humilité; voici la réponse qu'il me fit : «Celui, me dit-il, qui pratique l'obéissance, n'est pas seulement obéissant, il est encore plein de reconnaissance. Ainsi, quand même il ressusciterait les morts, qu'il posséderait le don des larmes, et qu'il jouirait de la paix souveraine du coeur, il pensera toujours que tous ces avantages, il ne les a que par le moyen de son supérieur, qu'il n'en jouit que par la vertu de ses prières. C'est pourquoi il sera exempt de tout sentiment de présomption et de vaine gloire. Eh ! comment pourrait-il s'en enorgueillir, en croyant que ce n'est pas par ses mérites ni par ses vertus qu'il a toutes ces choses, mais par le secours de son supérieur ?
C'est ce qui fait que l'hésychaste est en quelque sorte incapable d'avoir en partage cette humilité intérieure au milieu des choses dont nous venons de parler; car il peut plus facilement croire que c'est par ses propres forces et son industrie qu'il vient à bout de faire les bonnes oeuvres qu'il pratique.
Les deux pièges du démon.
62. Ainsi, lorsqu'un moine qui est soumis à un supérieur, aura évité les deux pièges que le démon lui tend, il demeurera, comme un véritable disciple de Jésus Christ, sous le joug d'une obéissance éternelle.
63. Le démon ne cesse de tenter de mille manières différentes ceux qui font profession d'obéissance : tantôt il cherche à troubler et à salir leur imagination par des pensées et des images impures, afin de faire révolter la chair contre l'esprit; tantôt il remplit leurs coeurs de peines, de chagrins et de tristesse; ici il les pousse à l'emportement et à la mauvaise humeur, et cherche toutes les voies capables de paralyser leur volonté et de rendre leur vertu stérile et vaine; là il les porte à l'intempérance dans les repas, à la négligence dans la prière, à la mollesse dans le sommeil; enfin il enveloppe leur intelligence dans des nuages et des ténèbres épaisses, afin qu'en les fatiguant de la sorte, il leur mette dans l'idée et leur fasse croire que c'est inutile pour eux de pratiquer l'obéissance, qu'ils ne tirent aucun avantage spirituel des efforts et des sacrifices qu'ils font, qu'au lieu d'avancer dans la perfection, ils marchent en arrière. C'est ainsi que peu à peu il les décourage et les dégoûte des saintes occupations commandées par l'obéissance, et leur fait misérablement abandonner le champ de bataille; souvent même il ne leur laisse pas le temps de voir et de reconnaître que Dieu, pour fournir à ses serviteurs une occasion favorable de pratiquer d'une manière plus parfaite l'humilité et il obéissance, permet que le trésor de leurs vertus leur soit soustrait; mais ici c'est un effet de la Bonté de Dieu, il nous le rendra, ce trésor, plus riche et plus précieux.
64. Cependant, malgré les longues importunités du démon, il arrive que quelques-uns viennent à bout, par leur courageuse patience, de le vaincre et de le mettre en fuite. Mais à peine avons-nous remporté cette victoire sur le démon de la désobéissance, qu'il en survient un autre qui, par de nouvelles ruses et de nouvelles tentations, cherche à nous égarer et à nous perdre.
65. En effet j'ai vu des moines qui, après s'être entièrement et généreusement livrés à l'esprit d'obéissance, avaient heureusement obtenu de Dieu, par le secours de leur supérieur, de grands sentiments de componction et de pénitence, étaient parvenus à un degré sublime de douceur, de modestie, de chasteté, de ferveur et de constance, avaient absolument vaincu et soumis leurs appétits déréglés, et vivaient dans un saint et fervent amour pour Dieu. Or, les démons, jaloux de leur bonheur, pour réussir à les faire tomber de cet heureux état, ont tâché de leur inspirer intérieurement et de leur faire croire qu'ils étaient capables de vivre désormais dans la solitude, et qu'ils étaient assez forts dans la vertu pour oser espérer, dans le repos de la solitude, la paix souveraine de l'âme et une douce et céleste tranquillité. Mais, hélas ! qu'est-il arrivé ? ces malheureux se sont laissé tromper. Ils sont sortis du port pour se jeter en pleine mer; la tempête les y a surpris sans conducteur et sans pilote; les flots furieux des pensées impures et des autres tentations ont eu bientôt brisé et fait chavirer la frêle nacelle qui, portait leur trésor et eux-mêmes. Ils ont donc fait un triste naufrage et ont péri de la manière la plus misérable.
66. En effet ne faut-il pas que l'Océan soit agité, troublé et bouleversé, afin de rejeter sur le rivage, les pailles et les immondices qu'y entraînent les rivières et les fleuves ? C'est ainsi que notre âme est agitée de temps en temps, pour se débarrasser des saletés que nos passions, qui sont des fleuves par rapport à elle, lui apportent; et si nous y réfléchissons encore, nous verrons que dans notre âme, comme sur la mer, une grande tempête est ordinairement suivie d'un grand calme.
67. Celui qui, tantôt obéit, et tantôt désobéit à son supérieur, n'est que trop semblable à un homme qui met sur ses yeux malades, tantôt un excellent collyre, tantôt de la chaux vive. L'Écriture ne dit-elle pas : «Si l'un édifie, et que l'autre détruise, qu'en pourront-ils recueillir tous deux, sinon du travail et de la peine?» (Sir 34,23).
68. Ô vous donc, qui êtes les fils, et les serviteurs obéissants du Seigneur, ne vous laissez pas égarer par le démon de l'orgueil, ne confessez jamais vos péchés à votre supérieur sous un nom emprunté; car ce n'est que la confusion que vous en éprouverez en ce monde, qui vous fera éviter la honte éternelle. Montrez, oui montrez à nu, tout votre mal à votre médecin spirituel; dites-lui sans crainte et avec naïveté : «Mon Père, cette faute est toute de moi; cette blessure est mon propre ouvrage; elles ne me sont venues l'une et l'autre que parce que j'ai vécu dans la négligence; je ne puis m'excuser sur personne : c'est moi-même qui en suis l'auteur, il m'est impossible de me plaindre d'y avoir été porté par les mauvais exemples de mes frères, par les tentations mêmes des démons, par la faiblesse et la limitation de mon corps, et par
quelqu'autre cause : c'est uniquement à raison de ma tiédeur, de ma paresse et de ma négligence, que je suis tombé.
69. Lorsque vous vous présentez pour faire la confession de vos péchés, prenez le maintien, la posture et les manières d'un criminel; que votre visage annonce la modestie et l'humilité, remplissez votre esprit de la pensée de vos péchés; que vos yeux ne regardent que la terre; arrosez, si vous le pouvez, les pieds de votre père spirituel de larmes amères et abondantes, ainsi que vous le feriez, si c'était Jésus Christ même.
Mais, lorsque nous confessons nos péchés, prenons-y garde, et défions-nous d'une tentation bien funeste : les démons alors redoublent leurs efforts pour nous porter à ne pas faire une confession entière et sincère, ou bien à ne nous confesser que sous un nom étranger, enfin à rejeter nos fautes sur les autres, comme en ayant été la cause ou l'occasion.
70. Si l'habitude qu'on a contractée de faire une chose quelconque, devient si forte et si puissante, qu'elle peut surmonter et vaincre tous les obstacles dans la nature, que ne pourra pas dans nous l'habitude que nous aurons de faire de bonnes oeuvres, étant aidés et soutenus par la grâce de Dieu ?
71. Croyez-moi donc, mon fils, si dès le début, vous vous livrez entièrement aux souffrances, aux mépris et aux humiliations, vous n'aurez pas de longues années à combattre vos passions, à les vaincre, et à vous procurer la précieuse paix du coeur.
72. Ne négligez donc pas de faire à votre directeur la confession de vos péchés, avec des dispositions aussi saintes et aussi humbles que si c'était à Dieu même. Oh ! Que j'ai vu d'heureux pécheurs qui, par les sentiments d'une véritable contrition, par une confession humble et entière, par des prières ferventes, ont tout de suite fléchi la sévérité de leur juge, qui paraissait inexorable, et ont, changé sa rigueur et son indignation en miséricorde et en tendresse. C'est pourquoi nous voyons dans l'Évangile que saint Jean, ce digne précurseur de Jésus Christ, avant de conférer le baptême à ceux qui se présentaient pour le recevoir, les obligeait à faire la confession de leurs péchés. Or il n'avait pas besoin lui-même de cette confession, mais il ne l'exigeait que pour procurer le salut aux pécheurs qui recouraient à son ministère.
73. Nous ne devons point nous étonner, si, après avoir confessé nos péchés avec les dispositions requises, il nous reste encore des combats à soutenir; car nous devons savoir qu'il nous est plus facile d'avoir à lutter contre la corruption de notre corps, qui nous humilie, que contre l'enflure du coeur, qui nous élève.
74. Allez doucement et calmez votre ardeur, lorsqu'on vous raconte la vie et les vertus des anachorètes qui vivent dans le désert; et ne croyez pas pouvoir embrasser un genre de vie qui serait au dessus de vos forces, car par l'obéissance, vous marchez sous les étendards du premier martyr.
75. Si donc il vous arrive de manquer de force et de courage pendant le combat, ne sortez pas du rang que vous occupez; car c'est dans ces pénibles moments de la vie, que nous avons le plus besoin d'un médecin éclairé et habile. Hélas ! ne faut-il pas l'avouer ? Celui qui, quoique protégé et dirigé par la sagesse et l'expérience d'un supérieur, a néanmoins pu se laisser tomber, celui-là aurait fait une chute mortelle, et ne se serait pas relevé, s'il avait été seul et privé de secours !
76. Ainsi il est vrai de dire que lorsque nous avons eu le malheur de tomber dans quelque faute, les démons, pour profiter de notre chute et achever notre perte éternelle, nous suggèrent et nous inspirent fortement le désir et le dessein de nous retirer dans la solitude. Mais n'est-il pas évident que par cette tentation, s'ils pouvaient nous y faire succomber, ces ennemis de notre salut voudraient ajouter blessure sur blessure, et nous perdre éternellement.
77. Si le médecin spirituel que nous avons actuellement, nous déclare qu'il lui est impossible de procurer à notre âme la guérison que nous attendons, il ne faut pas perdre courage, mais en chercher un autre et nous confier à ses soins; car nous devons savoir qu'il est bien peu de malades spirituels qui aient été guéris sans le secours d'un médecin. Eh ! Quel est celui qui oserait soutenir un sentiment contraire ? Un vaisseau qui, quoique conduit et dirigé par un bon et vaillant pilote, a fait naufrage, aurait-il été épargné par la tempête, s'il en eût été privé ? Qui oserait le dire ?
78. C'est l'obéissance qui produit l'humilité, et l'humilité produit la paix et le calme dans une âme; car elle la délivre des tempêtes des passions, et lui procure une victoire parfaite sur son propre coeur. C'est ce que le roi-prophète nous enseigne par ces paroles : «Le Seigneur S'est souvenu de nous dans notre humiliation, et nous a délivrés des mains de nos ennemis» (Ps 135,23-24). Rien donc ne peut ici nous empêcher d'affirmer que l'obéissance engendre la paix précieuse du coeur, puisqu'elle produit l'humilité, et que l'humilité donne l'existence à cette paix, laquelle perfectionne et couronne l'humilité. Ainsi l'obéissance est le principe et la cause de l'humilité, et la paix de l'âme, qui est la fille de l'humilité, donne à sa mère la dernière perfection. C'est ainsi que Moïse, qui est la figure de l'obéissance, a donné le commencement de la loi, et que Marie, qui est l'image de la paix parfaite de l'âme, a donné la dernière perfection à l'humilité.
79. Ils méritent d'être sévèrement punis de Dieu, ces malades spirituels qui, connaissant par les avantages qu'ils en ont déjà reçus, la dextérité et la sagesse de leur médecin, l'abandonnent avec mépris, avant d'être parfaitement guéris, et recourent aux soins d'un autre qu'ils lui préfèrent.
80. Ne sortez donc pas d'entre les mains de celui qui, le premier, vous a présenté à notre Seigneur; car vous n'en trouverez pas un autre pour lequel vous puissiez avoir une affection plus respectueuse.
81. Comme un soldat sans expérience s'expose à un très grand danger en se séparant de sa compagnie pour aller seul combattre l'ennemi; de même il s'expose à un danger pressant, le moine qui, sans avoir passé par les exercices spirituels, et sans connaître la manière dont on doit combattre et vaincre les passions, quitte la société de ses frères pour aller seul, dans la solitude, faire la guerre au démon. La témérité du soldat le met en danger de perdre la vie du corps, et celle du moine, de perdre la vie de l'âme. Aussi Esprit saint nous dit «qu'il vaut mieux être deux ensemble, que d'être tout seul,» (Eccl 4,9) c'est-à-dire, que pour combattre efficacement ses mauvaises habitudes avec le secours et l'assistance du saint Esprit, il faut qu'un fils soit assisté par son père spirituel.
82. Ôter à l'aveugle son conducteur; au troupeau son pasteur; au passager, son guide; à l'enfant, son père; au malade, son médecin; au vaisseau, son pilote, n'est-ce pas mettre toutes ces personnes et ces choses dans le danger de périr ? Ne sera-t-il pas exposé au même malheur celui qui, sans le secours de son père spirituel sera assez téméraire pour déclarer et, faire la guerre aux démons ? Hélas ! Ces ennemis se jetteront sur lui, le perceront de mille traits, et le laisseront étendu sur le champ de bataille.
83. Ceux qui, pour la première fois, se présentent dans un lieu destiné à prendre soin des malades, doivent avoir pris des précautions pour connaître les maladies dont ils sont affectés; et ceux qui pensent à se soumettre au joug de l'obéissance, doivent savoir quelle est l'humilité qu'ils ont dans le fond de leur coeur, car, si les malades du corps sentent que leur guérison s'opère à mesure que les douleurs diminuent, les malades de l'âme ne peuvent compter sur leur guérison spirituelle, qu'autant qu'ils verront que l'humilité s'accroît dans leur coeur, et qu'ils se blâmeront, se condamneront eux-mêmes, et détesteront leur vie passée.
84. Consultez donc votre conscience pour voir les taches de votre âme, comme vous consultez un miroir pour connaître celles de votre visage. Si vous en agissez de la sorte, cela vous suffira.
85. Les moines qui vivent dans la solitude, sous la direction d'un père spirituel, n'ont pour ennemis que les démons, qui s'opposent communément au salut des hommes; tandis que ceux qui passent leur vie dans un monastère ont à combattre, non seulement contre les démons, mais souvent encore contre les hommes. Les premiers, étant constamment sous les yeux de leur père, ont bien soin de ne pas transgresser ses ordres; les derniers, étant rarement en présence de leur supérieur, sont plus exposés à vivre dans la négligence. Néanmoins si, parmi ces derniers, il s'en trouve qui soient remplis de ferveur et de patience, ils peuvent avantageusement remplacer cette privation par la douceur, la résignation et l'humilité avec lesquelles ils endureront tout ce qui peut les mortifier et les fatiguer de la part de leurs frères, et mériter une double couronne de gloire.
86. Veillons donc sur nous avec toutes les précautions possibles; car un monastère est semblable à un port rempli de vaisseaux : il est facile que ces bâtiments nombreux se heurtent les uns les autres, et se fassent du mal. Disons en autant des moines, surtout si parmi eux il y en a qui aient l'humeur bilieuse et irascible.
87. Lorsque nous sommes en présence de notre supérieur, gardons le silence le plus scrupuleux, et ne faisons pas croire que nous nous occupons de lui car celui qui aime et observe le silence, est disciple de la sagesse, et se procure de grandes lumières sur toute sorte de choses.
88. Il m'est arrivé un jour de voir un moine interrompre son supérieur. Or je vous déclare que je désespérai de le voir jamais sous le joug de la véritable obéissance, parce qu'il se servait des paroles de son père spirituel, non pour s'humilier, mais pour s'élever.
89. Nous devons remarquer avec prudence et sagesse, observer avec toute l'attention possible, et peser avec une parfaite circonspection dans quel temps et de quelle manière il convient que nous préférions à la prière les exercices de la charge que nous avons à remplir; car on ne doit pas toujours, ni de la même manière, abandonner la prière pour exercer l'emploi dont on est chargé.
90. Lorsque vous vous trouvez au milieu de vos frères, vous devez bien prendre garde de paraître plus juste et plus sage qu'eux, dans quelque chose que ce soit; autrement vous feriez deux grands maux : d'abord, vous fatigueriez sensiblement vos frères par cette justice fausse et qui n'est qu' apparence; et ensuite vous n'en retireriez pour vous-même qu'une sotte vanité et un fol orgueil.
91. Sois zélé dans ton âme, mais ne faites jamais paraître extérieurement votre régularité; ne vous servez jamais, pour cette misérable fin, ni d'actions, ni de gestes, ni de paroles, ni de quelque autre signe secret, et vivez dans cette précaution, tant que vous ne sentirez pas que vous vous êtes enfin corrigé de cette passion qui vous fait rechercher les louanges des autres, et qui vous porte à juger et à mépriser vos frères. Si donc vous éprouvez que vous êtes encore porté à les mépriser, étudiez-vous fortement à conformer votre conduite à la leur, et à ne jamais vous distinguer ni vous séparer d'eux par un esprit de vanité et de vaine gloire.
92. J'ai connu un disciple qui, en présence de plusieurs autres, se servait des louanges que méritait son supérieur, et de ses vertus, pour s'en faire gloire à lui-même; mais ce misérable, en moissonnant ainsi dans le champ de son maître, au lieu de la gloire et de l'honneur qu'il pensait y cueillir, n'y trouva que la honte et la confusion, car tout le monde se mit à lui dire : «Comment est-il donc arrivé qu'un arbre si bon et si excellent n'ait produit qu'une branche si mauvaise et frappée d'une si grande stérilité ?»
93. N'allons pas croire que nous ayons acquis une patience parfaite, parce que nous voyons que nous endurons sans nous émouvoir, et que nous souffrons généreusement les reproches et les réprimandes humiliantes de notre supérieur. Mais supporterions-nous de la même manière les outrages et les injures que nous feraient toute sorte de personnes ? Hélas ! si nous souffrons avec douceur ce que notre supérieur nous fait endurer, c'est que nous le craignons, que nous ne voulons pas lui déplaire, ni lui manquer de reconnaissance pour les services qu'il nous a rendus, et que d'ailleurs c'est notre devoir nécessaire.
94. L'essentiel pour nous est de recevoir de la main de qui que ce soit les humiliations et les mépris, de les faire promptement passer dans l'intérieur de notre âme, comme une eau qui donne la santé et la vie : car ce breuvage amer ne nous est présenté qu'afin que nous nous en servions pour nous purifier des humeurs malignes et corrompues qui rendent notre âme malade. Or si vous recevez ainsi les contradictions et les mépris, c'est alors qu'une pureté parfaite fera l'ornement de votre âme et que l'éclat de la lumière divine ne s'éclipsera plus dans votre esprit.
95. Que nul qui voit un grand nombre de moines se reposer tranquillement sur la sagesse et la bonté des soins qu'il prend d'eux, doit bien prendre garde de s'en glorifier, mais se rappeler toujours qu'il y a une infinité de larrons et de voleurs qui sont autour de lui et des siens, pour leur tendre à tous des pièges cachés.
Gravez donc profondément dans votre coeur cet avis que vous donne Jésus Christ : «Lorsque, nous dit-Il, vous aurez fait tout ce qui vous a été commandé, dites encore : Nous sommes des serviteurs inutiles, nous n'avons fait que ce que nous devions faire»; (Lc 17,10) car ce ne sera qu'à l'heure de notre mort que nous connaîtrons réellement le jugement qui sera porté sur nous à cause de nos bonnes oeuvres et de nos travaux.
96. Un monastère est sur la terre une espèce de paradis il convient donc qu'en y étant, nous imitions les sentiments et les affections des anges qui environnent le trône de Dieu dans le ciel, et qui accomplissent si parfaitement ses volontés adorables. Or, dans ce paradis terrestre, nous y voyons des moines dont le coeur est aussi sec et aussi dur que les pierres; il y en a d'autres cependant qui, par les larmes d'une tendre et sincère componction, ont mérité les consolations divines. Mais remarquons ici la bonté ineffable du Seigneur : les premiers sont durs et insensibles, afin qu'ils ne tombent pas dans l'orgueil, qui serait indubitablement leur partage, s'ils avaient la sensibilité des seconds; et ces derniers sont consolés par l'abondance des larmes qu'ils répandent.
97. Un petit feu est capable d'amollir une grosse masse de cire; or souvent une petite humiliation, un léger mépris qu'on n'attendait pas, peuvent adoucir, corriger et faire disparaître la rudesse de l'esprit, la dureté, l'insensibilité et l'endurcissement du coeur.
98. J'ai connu deux moines qui se mettaient dans un lieu secret et caché pour examiner et observer les travaux et pour écouter les gémissements de quelques saints athlètes de Jésus Christ. L'un de ces deux hommes en agissait de la sorte avec un coeur droit et simple : C'était par un ardent désir de les imiter; l'autre, au contraire, avait une très mauvaise intention : il ne le faisait qu'afin de pouvoir ensuite se moquer publiquement de ces bons moines, les tourner en ridicule et les détourner de leur saints exercices de piété.
99. Vous devez aussi faire attention que le silence que vous garderiez d'une manière bizarre et à contretemps, ne trouble et ne fatigue pas vos frères, et que, si l'on vous ordonne de vous hâter, vous ne le fassiez pas avec une nonchalance, une lenteur étudiée; car alors vous seriez plus condamnable que ceux qui courent avec une espèce de fureur. C'est ainsi que, selon la parole de Job, j'ai reconnu que la gravité a été nuisible à des âmes, et que d'autrefois la précipitation l'a été à d'autres : tant est étonnante la variété qu'on peut remarquer dans la malice du coeur humain !
100. Le moine qui vit dans une communauté, ne retire pas autant de fruit du chant des psaumes que de la prière; car la confusion des voix dissipe l'attention et trouble l'intelligence.
101. Mais combattez courageusement la légèreté de l'esprit, dont les pensées sont vagabondes et volages et forcez-le de rentrer en lui-même. Au reste, Dieu n'exige pas de ceux qui sont encore des enfants en ce qui concerne l'obéissance des prières exemptes de toute distraction. Ne vous découragez donc pas, si, pendant vos prières, votre esprit erre de côté et d'autre par des pensées involontaires; mais rappelez-le fortement au recueillement intérieur. Les anges seuls sont capables d'une attention soutenue et persévérante.
102. Quiconque, dans le secret de son coeur, a résolu de s'exposer mille fois à la mort plutôt que, dans tout le temps de sa vie, de ne pas soutenir avec vigueur la guerre qu'il a commencée pour sauver son âme, ne tombera pas facilement dans les inconvénients que je viens de signaler. L'inconstance et le changement de lieux sont des sources intarissables de maux et de malheurs; aussi ceux qui passent facilement d'un lieu à un autre, d'un monastère à un autre, ne sont pas loin de mériter l'épithète honteuse d'infâmes. Après tout, rien n'est plus propre à produire la stérilité des bonnes oeuvres dans une âme, que cette inconstance continuelle.
103. Si donc vous arrivez dans une école de médecine spirituelle, qui vous est totalement inconnue, et que vous vous mettiez sous la direction d'un père spirituel que vous ne connaissiez pas, ce que vous avez à faire, c'est d'examiner avec attention quel est l'esprit et quelle est la manière de vivre de tous ceux qui sont réunis dans ce lieu. Si vous trouvez que ces ouvriers et ces ministres du salut sont capables de vous procurer quelque soulagements et de contribuer à la guérison de votre âme, si surtout vous y rencontrez le remède singulier et efficace contre l'enflure du coeur et la vanité, approchez-vous d'eux sans crainte et avec confiance, réunissez-vous, vendez-vous à eux; et pour passer ce contrat de vente, présentez-leur l'or précieux de l'humilité; pour papier, l'obéissance; pour tablettes, vos services et votre travail, et pour témoins, les anges. Déchirez devant eux la cédule honteuse par laquelle vous vous étiez vous-même rendu esclave de votre propre volonté; car si vous ne faites qu'errer çà et là, sans vous fixer nulle part, vous perdrez le prix par lequel Jésus Christ vous a racheté. Que ce monastère soit pour vous comme un tombeau, d'où les morts ne doivent sortir que pour comparaître devant le souverain Juge; et s'il en est qui en soient sortis autrement, il est bien à craindre et même à croire qu'ils sont réellement morts. C'est pourquoi nous devons conjurer le Seigneur de détourner loin de nous cet épouvantable malheur.
104. Les paresseux, pour ne pas faire les choses pénibles qu'on leur commande, ont coutume d'alléguer la nécessité où ils se trouvent de vaquer à la prière; mais lorsqu'on leur en ordonne de douces et d'agréables, il n'ont alors pas plus envie de prier que de se brûler.
105. Il est un certain nombre de moines qui se désistent des charges et des emplois qu'ils exerçaient dans le monastère, mais par des motifs bien différents; car les uns les abandonnent en faveur d'un frère, et parce qu'on les en prie; les autres ne veulent pas les exercer par paresse et lâcheté; ceux-ci y renoncent par une vaine ostentation, et ceux-là, pour être plus libres, les quittent avec grand plaisir.
106. Si vous êtes entré, dans une communauté, et que vous vous aperceviez que votre âme, au lieu d'y être éclairée de nouvelles lumières, se plonge, au contraire, dans des ténèbres plus profondes, vous n'avez pas d'autre parti à prendre que d'en sortir le plus vite que vous pourrez; car quoique l'homme de bien puisse toujours et partout se conduire en homme de bien, le méchant ne devient bon nulle part.
107. Dans le monde, les médisances et les calomnies produisent ordinairement des querelles et des animosités; dans un monastère l'intempérance donne la mort à toutes les vertus, et inspire l'horreur pour la vie religieuse. Si donc il vous est donné de réduire en esclavage cette maîtresse tyrannique, vous jouirez partout de la paix et de la tranquillité de l'âme; mais si elle établit son emprise sur vous, votre salut sera, jusqu'à la mort, dans un péril éminent.
108. Dieu, par une faveur singulière, accorde à ceux qui sont vraiment enfants de l'obéissance de voir et de contempler les vertus de leur supérieur, et leur cache adroitement ses mauvaises qualités et ses mauvaises actions. Le démon, qui est l'ennemi déclaré de la vertu, fait tout le contraire.
109. Prenons, mes amis, le mercure comme l'image de la perfection de l'obéissance; et faisons bien attention que, quoiqu'il soit continuellement en mouvement et qu'il se tienne toujours au dessous des autres liquides, il est toujours pur et ne se souille jamais par quelque impureté.
110. Que ceux donc qui pratiquent la vertu avec une sainte ardeur, prennent bien garde de croire que les autres se livrent à la négligence; car ils mériteraient d'être jugés et condamnés plus sévèrement que ceux dont ils blâment et critiquent la paresse. Voilà pourquoi je pense que le bon patriarche Loth fut jugé digne d'être appelé juste, parce qu'en vivant au milieu des impies mêmes, il n'avait néanmoins jamais condamné personne.
111. Il est vrai que partout et toujours nous devons faire en sorte de préserver notre âme de la dissipation, du trouble et de l'inquiétude; mais c'est surtout lorsque nous devons nous livrer aux exercices de la prière et au chant des psaumes : car c'est alors que les démons redoublent leurs efforts pour remplir notre esprit de distractions, afin de nous faire perdre le fruit de cette sainte occupation.
112. Il est vraiment serviteur de Dieu, celui qui, pendant qu'il rend des services à ses frères, élève son coeur jusqu'au ciel, y fixe ses voeux, ses affections et ses sentiments, et ne cesse de frapper à la porte de Dieu par ses ferventes prières.
113. Les injures, les mépris, les humiliations et toutes les choses dures et pénibles produisent l'amertume de l'absinthe dans l'âme de celui qui s'est tout dévoué aux devoirs de l'obéissance; tandis que les louanges, les applaudissements et les honneurs remplissent d'une douceur semblable à celle du miel le coeur de celui qui ne se plaît que dans les choses douces et agréables. Mais rappelons-nous ici quelle sont les propriétés du miel et de l'absinthe. Celle-ci, purifie l'estomac et les entrailles des humeurs malignes et bilieuses; et celui-là ne sert guère qu'à les augmenter.
114. Ayons une confiance sans bornes en ceux qui, dans le Seigneur, se sont chargés de conduire notre âme au port du salut, quand même il nous semble qu'ils exigent de nous des choses contraires au salut; car c'est dans ces circonstances, oui c'est surtout dans ces circonstances pénibles, que notre confiance en leurs lumières et en leur sagesse est éprouvée par le feu de l'obéissance et de l'humilité; et la marque la moins équivoque que nous puissions donner de la fermeté de notre foi, c'est d'accomplir sans hésiter ce que nos supérieurs nous ordonnent, quoique leurs ordres nous paraissent opposés à ce que nous espérons et désirons.
115. Nous l'avons déjà dit : l'humilité naît de l'obéissance; mais la prudence religieuse tire son origine de l'humilité. Les docteurs l'appellent discernement. Cassien a dit sur cette vertu des choses admirables dans un excellent traité qu'il a fait tout exprès. Or cette excellente vertu orne l'esprit de lumières, et lui communique même la faculté de prévoir les choses futures. Qui pourra donc, en considérant de si grands avantages, se refuser de parcourir la belle carrière de l'obéissance ? N'est-ce pas elle qu'a chantée le psalmiste royal, lorsqu'il a dit : «Tu as préparé, ô mon Dieu, dans ta grande Bonté, un trésor à ton peuple;» (Ps 67) et ce peuple heureux, ne pouvons-nous pas assurer que ce sont les moines réellement obéissants, et que ce trésor précieux est la présence de Dieu dans leurs coeurs ?
116. Ne perdez jamais le souvenir de ce grand serviteur de Dieu, de cet intrépide athlète de Jésus Christ, lequel, pendant dix-huit ans qu'il vécut dans la plus parfaite obéissance à son supérieur, ne put pas une seule fois recevoir de lui cette parole consolante : Mon fils, que je désire que vous vous sauviez ! Mais, tandis que les hommes lui refusaient cette consolation, Dieu Lui-même le consolait admirablement; car il ne lui disait pas seulement au fond de son coeur : «Je désire que tu sois du nombre de mes élus», paroles qui n'auraient exprimé qu'une chose incertaine, mais il lui assurait qu'il était sauvé; ce qui lui annonçait un état certain et indubitable.
117. Parmi ceux qui vivent sous le joug de l'obéissance, il en est quelques-uns qui ne font pas attention qu'ils vivent dans une illusion bien funeste : ce sont ceux qui, connaissant la facile condescendance de leur supérieur, lui demandent et obtiennent des charges, des emplois et des exercices conformes à leurs goûts et à leurs inclinations; mais que ces malheureux sachent et comprennent qu'en obtenant ainsi ce qu'ils souhaitaient, ils ont perdu tout droit à la couronne et à la récompense destinées à la parfaite obéissance : car l'obéissance est un renoncement entier et absolu à toute dissimulation et à toute volonté propre.
118. Il arrive quelquefois qu'un moine, ayant reçu un ordre de son supérieur, et prévoyant que s'il l'accomplit, il lui fera de la peine, ne l'accomplit pas par ce seul motif; comme il arrive aussi qu'un autre moine, prévoyant bien la même chose, exécute sans hésiter les ordres qu'il a reçus, Or on demande ici quel est celui de ces deux moines dont la conduite a été la plus sainte et la plus conforme à l'esprit d'obéissance.
119. Cependant il ne faut nullement penser ici que le démon, notre cruel ennemi, agisse jamais d'une manière contraire à la volonté qu'il a de nous faire du mal; et vous devez être convaincu de cette vérité, par l'exemple de ceux qui, après avoir vécu quelque temps dans une cellule, ou dans un monastère, avec douceur et patience, sont ensuite tombés dans le relâchement. Si donc nous éprouvons en nous le désir de quitter un monastère pour passer dans un autre nous devons, afin de connaître ce que Dieu demande de nous, examiner sérieusement s'il ne Lui serait point agréable que nous demeurions dans le lieu où nous sommes; car il me semble que c'est une tentation que nous avons à combattre; étant donc ainsi attaqués par le démon, nous devons nous défendre.
37. Comme Dieu, par une grâce insigne, ne voulut pas me priver du secours des prières d'un saint père qui était dans ce monastère, il l'appela à lui sept jours avant mon départ. Ce saint homme s'appelait Ménas. Il avait passé cinquante-neuf ans dans cette maison, et avait successivement exercé toutes les charges qui y étaient établies, il était alors le premier, après l'abbé. Or le troisième jour après sa mort, tandis que nous célébrions ses funérailles et que nous faisions les prières accoutumées, le lieu où était son saint corps se trouva tout-à-coup parfumé d'une douce et suave odeur. L'abbé, qui était présent, nous ordonna d'ouvrir le cercueil, et nous vîmes tous que, de ses pieds vénérables, il sortait comme deux sources d'une huile odoriférante. Alors cet excellent maître dans les voies religieuses nous adressa ces paroles : «Vous êtes tous témoins, nous dit-il, de ce miracle; mais sachez que ses travaux et ses sueurs ont été un parfum délicieux et agréable à Dieu.»
38. Il avait bien raison; car les pères se mirent à raconter quelques excellentes actions de ce saint homme, et, entre autres, qu'un jour l'abbé avait bien mis à l'épreuve sa patience toute céleste.
Voici le fait : Revenant un soir du dehors, il était allé se prosterner aux pieds de l'abbé, afin de lui demander, selon l'usage, qu'il lui donnât sa bénédiction; mais l'abbé le laissa ainsi prosterné jusqu'à l'heure de l'office, qu'il le bénit et lui permit de se relever. Après quoi il lui fit des reproches très sévères sur son ostentation, sa vanité et son peu de douceur et de patience. Or l'abbé ne se conduisit de la sorte que parce qu'il savait avec combien de courage et de générosité ce saint vieillard souffrirait cette humiliante mortification, et combien son exemple servirait à l'édification des autres. C'est ce que m'assura en particulier un des disciples de ce saint moine, et il m'ajouta que lui ayant demandé un jour avec beaucoup d'instance de lui dire si, pendant qu'il était ainsi prosterné aux pieds de l'abbé, il ne s'était pas laissé aller au sommeil; il lui avait répondu naïvement que non, mais qu'il avait récité tout le psautier.
39. Je ne ferai pas la faute de ne pas orner ici mon discours par le récit d'un fait qui le fera briller comme une émeraude fait briller une couronne. Il arriva que, tandis que je vivais au milieu des illustres pères de ce monastère, la conversation tomba sur la vie des anachorètes; or ils me dirent avec un visage plein de douceur et de bienveillance : «Quant à nous, cher père Jean, étant aussi grossiers et aussi peu spirituels que nous le sommes, nous avons cru ne devoir embrasser que la vie qui nous convenait le mieux. C'est pourquoi nous n'avons entrepris qu'une guerre proportionnée à notre faiblesse, et nous avons jugé qu'il était plus avantageux pour nous de n'avoir à combattre que contre des hommes qui s'emportent et s'aigrissent, à la vérité, mais qui reviennent et s'adoucissent, que contre les démons, qui sont toujours en fureur et armés contre le genre humain.»
40. Or parmi ces hommes d'une éternelle mémoire, il y en avait un qui m'aimait beaucoup en Dieu, et qui me parlait avec une grande liberté. Il me dit donc un jour, avec une affection toute particulière : «Si vous, mon père, qui êtes si sage, éprouvez la force de celui qui, dans le ravissement de son coeur, s'écriait : Je peux tout en celui qui me fortifie (Phil 4.13); si l'Esprit saint est descendu en vous comme une rosée de grâces et de pureté, ainsi qu'il descendit autrefois dans la très sainte Vierge, et si la force du Très-Haut vous environne par la patience, ceignez vos reins, à l'exemple de l'Homme-Dieu, d'un linge blanc, qui est l'obéissance, et comme Lui, levez-vous de table, c'est-à-dire sortez de la solitude; afin de laver les pieds de vos frères dans l'eau pure de la componction et de la pénitence, ou plutôt jetez-vous à leurs pieds dans les sentiments de l'humilité la plus profonde; mettez à la porte de votre coeur des gardes qui ne s'endorment jamais, et qui ne soient jamais de connivence avec vos ennemis; arrêtez l'instabilité et la légèreté de votre esprit, en le fixant invariablement, malgré les distractions et la dissipation que lui causent sans cesse et l'agitation des affaires et les importunités des sens; conservez un repos parfait au milieu des mouvements et des soins dont la vie est continuellement agitée. Ici-bas; et, ce qui est encore plus rare, plus difficile et plus admirable, demeurez ferme et immobile dans le sein des troubles et des tempêtes qui se succèdent sans cesse. Liez votre langue par les chaînes d'un silence parfait, et empêchez-la de tomber dans des disputes hardies et dans des contradictions audacieuses; combattez soixante et dix sept fois le jour contre cette souveraine impérieuse et tyrannique; portez la croix de Jésus Christ dans votre coeur, et comme on enchâsse une enclume dans du bois, enchâssez de même votre esprit dans elle, de sorte qu'il soit capable de résister à tous les coups, à toutes les tentations, à tous les affronts, à toutes les calomnies, à toutes les railleries et à toutes les injustices qui pourront vous arriver, de manière à n'en être jamais ni blessé, ni offensé, ni agité, ni affligé, ni découragé, ni abattu, mais à persévérer immuablement dans la paix et dans le calme. Dépouillez-vous de votre volonté, comme d'un vêtement d'ignominie, et entrez ainsi tout nu dans la carrière céleste; et ce qui est certainement bien rare et bien difficile, soyez d'une confiance entière et inébranlable dans celui qui doit et veut vous couronner après la victoire, et qu'elle soit telle qu'elle ne puisse être pénétrée ni par les flèches du doute ni par les traits de la défiance. Mortifiez exactement vos sens par les austérités de la tempérance, et prenez bien garde que vous n'ayez à souffrir cruellement de leur fureur audacieuse et insolente. Servez-vous avantageusement de la méditation de la mort pour combattre et vaincre la curiosité de vos yeux, qui ne demandent sans cesse qu'à contempler la beauté des créatures sensibles. Faites en sorte de retenir l'indiscrétion et l'injustice de votre esprit, qui, tandis que vous vous livrez vous-même à la négligence la plus condamnable, vous porte à juger mal des actions et de la conduite de vos frères; et tâchez de le porter à exercer envers eux tous les devoirs d'une charité sincère.
C'est par toutes ces choses qu'on pourra connaître que vous êtes véritablement disciples de Jésus Christ, selon sa parole même : «Tout le monde saura, nous dit-Il, que vous êtes mes disciples, si, dans la société qui vous réunit, vous vous aimez les uns les autres, et que vous vous témoigniez une affection mutuelle.» (Jn 13.35)
«Venez, venez; oui venez ici, m'ajouta cet excellent ami, fixez parmi nous votre demeure, buvez avec nous l'eau amère des mépris et des humiliations; elle deviendra bientôt douce et salutaire. Rappelez-vous que David chercha longtemps ce qui pouvait être le plus doux et le plus agréable à l'homme, sans pouvoir le trouver; mais que s'étant demandé à lui-même quelle pouvait être cette chose, il se fit cette réponse admirable : «Qu'il est bon et agréable de vivre au milieu de ses frères !» (Ps 132,1). Si, cependant Dieu n'a pas jugé à propos de nous faire participer au bien excellent de cette patience et de cette obéissance, il nous sera du moins avantageux de reconnaître notre faiblesse et notre misère, afin que, si nous passions notre vie hors de cette carrière, nous soyons remplis d'estime pour ceux qui la parcourent, et que par nos prières, nous demandions à Dieu les grâces dont ils ont besoin pour combattre courageusement et remporter la victoire.»
C'est ainsi que ce bon père, cet excellent maître dans la vie spirituelle, me convainquit par des passages et des autorités tirées de l'Évangile et des Prophètes, et par la tendre affection qu'il me témoignait, qu'il n'y avait rien de comparable à la récompense et à la couronne qu'on acquiert, en vivant sous le joug de l'obéissance.
Avant de sortir de ce paradis de délices pour rentrer dans les ronces et les épines de mes paroles, lesquelles ne peuvent que vous déplaire, et ne vous être d'aucune utilité, je veux encore vous dire quelque chose des religieux de ce monastère, et des rares vertus qu'ils y pratiquaient: vous y trouverez de grands avantages spirituels.
41. L'abbé de ce monastère ayant remarqué que pendant l'office, auquel j'ai assisté bien des fois, il y avait eu quelques frères qui s'étaient laissés aller à se dire quelques mots, leur ordonna d'un ton fort sévère de demeurer à la porte de l'église pendant tout une semaine, et de se prosterner devant tous ceux qui entreraient ou qui sortiraient, pour leur demander pardon. Or ceux qu'il condamna de la sorte, étaient des clercs; il y en avait même parmi eux qui étaient honorés du sacerdoce.
42. Je remarquai un jour que pendant le chant des psaumes il y avait un moine qui était plus attentif que les autres, qu'il avait une dévotion extraordinaire, et que, surtout au commencement des psaumes et des hymnes, il semblait extérieurement qu'il parlait à quelqu'un. Je le priai donc simplement de vouloir bien me dire pourquoi il en agissait ainsi. «C'est, me répondit-il, afin que, dès le commencement, je réunisse toutes mes pensées et toutes les facultés de mon âme pour leur adresser ces paroles. Venez toutes adorer Jésus Christ notre roi et notre Dieu, et vous prosterner à ses pieds.» (prières initiales de l'office, cf Ps 94.1).
43. Je fis encore une attention particulière à celui qui était chargé du réfectoire, et je vis avec étonnement qu'il portait à sa ceinture de petites tablettes, sur lesquelles il écrivait chaque jour toutes les pensées qu'il avait, afin d'en rendre un compte exact à l'abbé qui était a la tête du monastère. Or ce que celui-ci faisait, bien d'autres le faisaient aussi, et j'appris enfin que le supérieur l'avait ordonné.
44. Un frère, pour avoir faussement accusé un autre frère de se livrer à des paroles vaines et bouffonnes, fut impitoyablement condamné par le supérieur à être honteusement chassé du monastère, et à demeurer sept jours entiers dans le vestibule qui était à la porte de la maison, pendant lesquels il ne devait rien faire autre chose que de supplier qu'on lui permît de rentrer, et qu'on lui pardonnât la faute qu'il avait commise. Or il fit cette pénitence de si bon coeur, que l'abbé l'ayant appris, et sachant que pendant les six premiers jours il n'avait rien mangé, lui fit dire que, s'il avait un véritable désir de rentrer dans le monastère, il devait être dans la résolution de vivre dorénavant avec les pénitents; ce que ce frère, vraiment touché de l'esprit de componction, accepta très volontiers. L'abbé ordonna donc qu'on l'introduise, et qu'on le mène au lieu destiné à ceux qui pleuraient et expiaient leurs péchés; ce qui fut exécuté de suite. Mais, puisque l'occasion nous a conduit à parler de ce monastère des Pénitents, je vais vous en dire quelque chose.
45. Ce lieu était à peu près à un mille du monastère; on l'appelait communément la Prison. Toutes les consolations humaines en étaient bannies : on n'y voyait jamais du feu; l'huile et le vin n'entraient point dans la nourriture qu'on y prenait; la nourriture des pénitents était du pain et quelques légumes insipides. L'abbé envoyait dans cette triste maison tous les moines qui, après leur profession religieuse, étaient tombés dans quelque faute considérable, et ils y étaient tellement renfermés, qu'il ne leur était pas libre d'aller ailleurs ni de vivre ensemble, mais seul à seul, et le plus souvent deux à deux. Ils y demeuraient jusqu'à ce qu'il eût plu au Seigneur de faire connaître à l'abbé que leurs péchés étaient pardonnés, et qu'ils étaient réconciliés avec Dieu. Le supérieur général leur avait donné, pour supérieur particulier, un excellent homme appelé Isaïe, lequel exigeait d'eux une prière presque continuelle, et ne leur donnait presque point de relâche. Cependant, pour les empêcher de tomber dans l'abattement et l'ennui, il leur faisait distribuer une certaine quantité de feuilles de palmier, avec lesquelles ils faisaient de petites corbeilles. Telle était la vie, l'état et la discipline de ces pénitents, qui cherchaient avec ardeur à voir la face du Dieu de Jacob.
46. Il est beau d'admirer leurs travaux et leur pénitence, mais il est salutaire de les imiter; et ce serait folie et ne pas connaître la faiblesse humaine, que de vouloir incontinent marcher sur leurs traces.
47. Si donc notre conscience nous fait des reproches mérités, considérons avec douleur, les péchés que nous avons commis, jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu de jeter un regard favorable sur la pénitence que nous faisons, sur les efforts auxquels nous fait livrer le désir violent que nous avons de nous réconcilier avec Lui, de recevoir le pardon de nos fautes, et de changer les regrets et la douleur déchirante de nos coeurs en une joie délicieuse, d'après ces paroles du roi-prophète : «Tes consolations, ô mon Dieu, ont rempli mon âme de joie, selon la multitude et la grandeur des douleurs qui ont affligé mon coeur.» (Ps 93). Rappelons encore, selon nos besoins, ces autres paroles de David : «Seigneur, qu'elles ont été grandes, nombreuses et cruelles, les afflictions dont tu m'as accablé ! mais enfin tu t'es tourné vers moi,tu m'as rendu la vie, et tu m'as retiré de l'abîme où j'étais tombé.» (Ps 70).
48. Heureux donc est celui qui, dans le dessein de plaire à Dieu, se fait violence tous les jours, et supporte avec patience et résignation les mépris et les injures ! Il participera abondamment, n'en doutons nullement, à la gloire des martyrs et à la joie des auges. Heureux le moine qui, dans sa profonde humilité, ne se regarde que comme le plus vil et le plus méprisable des hommes, et ne croit ne mériter que les humiliations et les abaissements ! Heureux celui qui a su faire mourir sa propre volonté, et s'abandonner sans réserve à la conduite du directeur que Dieu lui a donné pour père et pour maître spirituel ! sa place sera à la droite de Jésus Christ crucifié.
49. Mais remarquez bien que l'homme qui ne veut souffrir aucune correction, soit juste, soit injuste, agit directement contre les intérêts éternels de son salut; tandis que celui qui la reçoit avec patience et allégresse, obtient incontestablement le pardon de ses péchés.
50. Présentez donc à Dieu, en esprit et en vérité, la confiance et l'affection que vous avez pour votre père spirituel; et par une grâce singulière, Dieu lui fera connaître l'amour et la tendresse que vous lui portez, et cette connaissance lui inspirera de vous traiter avec douceur et ménagement; et, selon que vous le désirez, il deviendra votre ami dévoué.
51. Ce n'est sûrement pas une petite marque de confiance en son supérieur, que de lui découvrir toutes les tentations qu'on éprouve : on suit assurément la voie du salut; mais on s'en éloigne terriblement, quand on cache dans les ténèbres intérieures du coeur, ces serpents cruels et funestes. 52. Voulez-vous savoir si vous avez pour vos frères un amour solide et véritable, et une affection tendre et sincère, considérez si les péchés dont vous les voyez coupables, vous attristent et vous désolent, et si les grâces abondantes qu'ils reçoivent de Dieu, et les progrès qu'ils font dans la vertu, vous remplissent de joie et de plaisir.
53. Quiconque, dans une discussion quelle qu'elle soit, soutient avec opiniâtreté une opinion même vraie et un sentiment fondé, fait voir qu'il est malade de la maladie du démon, qui est l'orgueil. Si c'est vis-à-vis de ses égaux qu'il en agit de la sorte, il pourra peut-être encore en guérir par la correction qu'il recevra de ses supérieurs; mais si c'est vis-à-vis de ses supérieurs, nous croyons, humainement parlant, que sa maladie est incurable.
54. Comment en effet observera-t-il les règles et les devoirs de l'obéissance dans ses actions, celui qui les viole avec tant d'insolence dans ses paroles ? et ne sera-t-il pas, dans toutes les autres choses plus nécessaires et plus importantes, tel qu'on le trouve dans celles qui sont moins grandes et moins nécessaires ? Aussi devons-nous voir qu'il travaille en vain, et qu'il ne recueillera, de sa prétendue obéissance, qu'un jugement terrible et une sentence de mort.
55. Celui qui, dans des dispositions saintes et des intentions pures et droites, s'est soumis et dévoué entièrement à la volonté d'un sage et zélé directeur, ne voit arriver la mort que comme un doux sommeil, ou plutôt il l'attend et la désire tous les jours comme le commencement d'une véritable vie; car il a la confiance que ce ne sera pas à lui, mais au directeur de son âme, que Dieu fera rendre compte.
56. Celui qui a reçu avec plaisir et sans qu'on ait voulu l'en charger, des mains mêmes de son supérieur, quelques fonctions et quelque charge à exercer; et que dans la suite il lui arrive de faire quelque faute ou quelque faux pas dans l'exercice de cette charge, c'est à lui-même, et non point à son supérieur, qu'il peut s'en prendre, car les armes qu'il a reçues, c'est de son propre mouvement et par sa propre volonté qu'il les a prises. Il devait les tourner contre l'ennemi, et malheureusement il s'en est servi pour se percer le coeur. Mais si, au contraire, c'est malgré lui, après avoir bien fait connaître sa faiblesse. et son incapacité à son supérieur, après l'avoir prié humblement et avec instance de ne pas penser à lui, qu'il est obligé de recevoir cette charge et de se dévouer à cet emploi; il doit avoir bon courage; car s'il vient à tomber, sa chute ne sera pas mortelle.
57. Mais j'oubliais de vous présenter, mes chers amis, un pain délicieux et salutaire pour la nourriture de vos âmes; je veux dire de vous parler de la vertu admirable de ces moines qui, pour s'accoutumer à recevoir avec la plus grande patience et la plus parfaite charité les injures, les affronts et les mépris des autres, s'étaient réunis ensemble pour s'exercer à supporter toute sorte d'humiliations, d'outrages et de mépris.
58. L'âme qui pense sans cesse à confesser ses péchés, trouve dans cette pensée un antidote efficace contre le danger d'en commettre de nouveaux; car nous nous livrons assez facilement aux fautes que nous pouvons ensevelir dans les ténèbres.
59. Ainsi, quoique nous ne soyons pas en la présence de notre supérieur, si, par une vive représentation, nous nous le figurons au milieu de nous, cette image de sa présence ne contribuera pas peu à nous faire éviter avec soin tout ce que nous savons devoir lui déplaire dans nos entretiens, nos conversations, notre repos, notre nourriture et dans toute autre chose; et, en nous conduisant de cette manière, nous pratiquerons une véritable obéissance. Au reste, les véritables et sincères disciples regardent l'absence de leur maître comme un malheur réel, et s'en affligent, tandis que les mauvais s'en réjouissent.
60. Je demandais un jour à l'un des plus vertueux pères du monastère, comment il se faisait que l'obéissance fût la compagne fidèle et inséparable de l'humilité; voici la réponse qu'il me fit : «Celui, me dit-il, qui pratique l'obéissance, n'est pas seulement obéissant, il est encore plein de reconnaissance. Ainsi, quand même il ressusciterait les morts, qu'il posséderait le don des larmes, et qu'il jouirait de la paix souveraine du coeur, il pensera toujours que tous ces avantages, il ne les a que par le moyen de son supérieur, qu'il n'en jouit que par la vertu de ses prières. C'est pourquoi il sera exempt de tout sentiment de présomption et de vaine gloire. Eh ! comment pourrait-il s'en enorgueillir, en croyant que ce n'est pas par ses mérites ni par ses vertus qu'il a toutes ces choses, mais par le secours de son supérieur ?
C'est ce qui fait que l'hésychaste est en quelque sorte incapable d'avoir en partage cette humilité intérieure au milieu des choses dont nous venons de parler; car il peut plus facilement croire que c'est par ses propres forces et son industrie qu'il vient à bout de faire les bonnes oeuvres qu'il pratique.
Les deux pièges du démon.
62. Ainsi, lorsqu'un moine qui est soumis à un supérieur, aura évité les deux pièges que le démon lui tend, il demeurera, comme un véritable disciple de Jésus Christ, sous le joug d'une obéissance éternelle.
63. Le démon ne cesse de tenter de mille manières différentes ceux qui font profession d'obéissance : tantôt il cherche à troubler et à salir leur imagination par des pensées et des images impures, afin de faire révolter la chair contre l'esprit; tantôt il remplit leurs coeurs de peines, de chagrins et de tristesse; ici il les pousse à l'emportement et à la mauvaise humeur, et cherche toutes les voies capables de paralyser leur volonté et de rendre leur vertu stérile et vaine; là il les porte à l'intempérance dans les repas, à la négligence dans la prière, à la mollesse dans le sommeil; enfin il enveloppe leur intelligence dans des nuages et des ténèbres épaisses, afin qu'en les fatiguant de la sorte, il leur mette dans l'idée et leur fasse croire que c'est inutile pour eux de pratiquer l'obéissance, qu'ils ne tirent aucun avantage spirituel des efforts et des sacrifices qu'ils font, qu'au lieu d'avancer dans la perfection, ils marchent en arrière. C'est ainsi que peu à peu il les décourage et les dégoûte des saintes occupations commandées par l'obéissance, et leur fait misérablement abandonner le champ de bataille; souvent même il ne leur laisse pas le temps de voir et de reconnaître que Dieu, pour fournir à ses serviteurs une occasion favorable de pratiquer d'une manière plus parfaite l'humilité et il obéissance, permet que le trésor de leurs vertus leur soit soustrait; mais ici c'est un effet de la Bonté de Dieu, il nous le rendra, ce trésor, plus riche et plus précieux.
64. Cependant, malgré les longues importunités du démon, il arrive que quelques-uns viennent à bout, par leur courageuse patience, de le vaincre et de le mettre en fuite. Mais à peine avons-nous remporté cette victoire sur le démon de la désobéissance, qu'il en survient un autre qui, par de nouvelles ruses et de nouvelles tentations, cherche à nous égarer et à nous perdre.
65. En effet j'ai vu des moines qui, après s'être entièrement et généreusement livrés à l'esprit d'obéissance, avaient heureusement obtenu de Dieu, par le secours de leur supérieur, de grands sentiments de componction et de pénitence, étaient parvenus à un degré sublime de douceur, de modestie, de chasteté, de ferveur et de constance, avaient absolument vaincu et soumis leurs appétits déréglés, et vivaient dans un saint et fervent amour pour Dieu. Or, les démons, jaloux de leur bonheur, pour réussir à les faire tomber de cet heureux état, ont tâché de leur inspirer intérieurement et de leur faire croire qu'ils étaient capables de vivre désormais dans la solitude, et qu'ils étaient assez forts dans la vertu pour oser espérer, dans le repos de la solitude, la paix souveraine de l'âme et une douce et céleste tranquillité. Mais, hélas ! qu'est-il arrivé ? ces malheureux se sont laissé tromper. Ils sont sortis du port pour se jeter en pleine mer; la tempête les y a surpris sans conducteur et sans pilote; les flots furieux des pensées impures et des autres tentations ont eu bientôt brisé et fait chavirer la frêle nacelle qui, portait leur trésor et eux-mêmes. Ils ont donc fait un triste naufrage et ont péri de la manière la plus misérable.
66. En effet ne faut-il pas que l'Océan soit agité, troublé et bouleversé, afin de rejeter sur le rivage, les pailles et les immondices qu'y entraînent les rivières et les fleuves ? C'est ainsi que notre âme est agitée de temps en temps, pour se débarrasser des saletés que nos passions, qui sont des fleuves par rapport à elle, lui apportent; et si nous y réfléchissons encore, nous verrons que dans notre âme, comme sur la mer, une grande tempête est ordinairement suivie d'un grand calme.
67. Celui qui, tantôt obéit, et tantôt désobéit à son supérieur, n'est que trop semblable à un homme qui met sur ses yeux malades, tantôt un excellent collyre, tantôt de la chaux vive. L'Écriture ne dit-elle pas : «Si l'un édifie, et que l'autre détruise, qu'en pourront-ils recueillir tous deux, sinon du travail et de la peine?» (Sir 34,23).
68. Ô vous donc, qui êtes les fils, et les serviteurs obéissants du Seigneur, ne vous laissez pas égarer par le démon de l'orgueil, ne confessez jamais vos péchés à votre supérieur sous un nom emprunté; car ce n'est que la confusion que vous en éprouverez en ce monde, qui vous fera éviter la honte éternelle. Montrez, oui montrez à nu, tout votre mal à votre médecin spirituel; dites-lui sans crainte et avec naïveté : «Mon Père, cette faute est toute de moi; cette blessure est mon propre ouvrage; elles ne me sont venues l'une et l'autre que parce que j'ai vécu dans la négligence; je ne puis m'excuser sur personne : c'est moi-même qui en suis l'auteur, il m'est impossible de me plaindre d'y avoir été porté par les mauvais exemples de mes frères, par les tentations mêmes des démons, par la faiblesse et la limitation de mon corps, et par
quelqu'autre cause : c'est uniquement à raison de ma tiédeur, de ma paresse et de ma négligence, que je suis tombé.
69. Lorsque vous vous présentez pour faire la confession de vos péchés, prenez le maintien, la posture et les manières d'un criminel; que votre visage annonce la modestie et l'humilité, remplissez votre esprit de la pensée de vos péchés; que vos yeux ne regardent que la terre; arrosez, si vous le pouvez, les pieds de votre père spirituel de larmes amères et abondantes, ainsi que vous le feriez, si c'était Jésus Christ même.
Mais, lorsque nous confessons nos péchés, prenons-y garde, et défions-nous d'une tentation bien funeste : les démons alors redoublent leurs efforts pour nous porter à ne pas faire une confession entière et sincère, ou bien à ne nous confesser que sous un nom étranger, enfin à rejeter nos fautes sur les autres, comme en ayant été la cause ou l'occasion.
70. Si l'habitude qu'on a contractée de faire une chose quelconque, devient si forte et si puissante, qu'elle peut surmonter et vaincre tous les obstacles dans la nature, que ne pourra pas dans nous l'habitude que nous aurons de faire de bonnes oeuvres, étant aidés et soutenus par la grâce de Dieu ?
71. Croyez-moi donc, mon fils, si dès le début, vous vous livrez entièrement aux souffrances, aux mépris et aux humiliations, vous n'aurez pas de longues années à combattre vos passions, à les vaincre, et à vous procurer la précieuse paix du coeur.
72. Ne négligez donc pas de faire à votre directeur la confession de vos péchés, avec des dispositions aussi saintes et aussi humbles que si c'était à Dieu même. Oh ! Que j'ai vu d'heureux pécheurs qui, par les sentiments d'une véritable contrition, par une confession humble et entière, par des prières ferventes, ont tout de suite fléchi la sévérité de leur juge, qui paraissait inexorable, et ont, changé sa rigueur et son indignation en miséricorde et en tendresse. C'est pourquoi nous voyons dans l'Évangile que saint Jean, ce digne précurseur de Jésus Christ, avant de conférer le baptême à ceux qui se présentaient pour le recevoir, les obligeait à faire la confession de leurs péchés. Or il n'avait pas besoin lui-même de cette confession, mais il ne l'exigeait que pour procurer le salut aux pécheurs qui recouraient à son ministère.
73. Nous ne devons point nous étonner, si, après avoir confessé nos péchés avec les dispositions requises, il nous reste encore des combats à soutenir; car nous devons savoir qu'il nous est plus facile d'avoir à lutter contre la corruption de notre corps, qui nous humilie, que contre l'enflure du coeur, qui nous élève.
74. Allez doucement et calmez votre ardeur, lorsqu'on vous raconte la vie et les vertus des anachorètes qui vivent dans le désert; et ne croyez pas pouvoir embrasser un genre de vie qui serait au dessus de vos forces, car par l'obéissance, vous marchez sous les étendards du premier martyr.
75. Si donc il vous arrive de manquer de force et de courage pendant le combat, ne sortez pas du rang que vous occupez; car c'est dans ces pénibles moments de la vie, que nous avons le plus besoin d'un médecin éclairé et habile. Hélas ! ne faut-il pas l'avouer ? Celui qui, quoique protégé et dirigé par la sagesse et l'expérience d'un supérieur, a néanmoins pu se laisser tomber, celui-là aurait fait une chute mortelle, et ne se serait pas relevé, s'il avait été seul et privé de secours !
76. Ainsi il est vrai de dire que lorsque nous avons eu le malheur de tomber dans quelque faute, les démons, pour profiter de notre chute et achever notre perte éternelle, nous suggèrent et nous inspirent fortement le désir et le dessein de nous retirer dans la solitude. Mais n'est-il pas évident que par cette tentation, s'ils pouvaient nous y faire succomber, ces ennemis de notre salut voudraient ajouter blessure sur blessure, et nous perdre éternellement.
77. Si le médecin spirituel que nous avons actuellement, nous déclare qu'il lui est impossible de procurer à notre âme la guérison que nous attendons, il ne faut pas perdre courage, mais en chercher un autre et nous confier à ses soins; car nous devons savoir qu'il est bien peu de malades spirituels qui aient été guéris sans le secours d'un médecin. Eh ! Quel est celui qui oserait soutenir un sentiment contraire ? Un vaisseau qui, quoique conduit et dirigé par un bon et vaillant pilote, a fait naufrage, aurait-il été épargné par la tempête, s'il en eût été privé ? Qui oserait le dire ?
78. C'est l'obéissance qui produit l'humilité, et l'humilité produit la paix et le calme dans une âme; car elle la délivre des tempêtes des passions, et lui procure une victoire parfaite sur son propre coeur. C'est ce que le roi-prophète nous enseigne par ces paroles : «Le Seigneur S'est souvenu de nous dans notre humiliation, et nous a délivrés des mains de nos ennemis» (Ps 135,23-24). Rien donc ne peut ici nous empêcher d'affirmer que l'obéissance engendre la paix précieuse du coeur, puisqu'elle produit l'humilité, et que l'humilité donne l'existence à cette paix, laquelle perfectionne et couronne l'humilité. Ainsi l'obéissance est le principe et la cause de l'humilité, et la paix de l'âme, qui est la fille de l'humilité, donne à sa mère la dernière perfection. C'est ainsi que Moïse, qui est la figure de l'obéissance, a donné le commencement de la loi, et que Marie, qui est l'image de la paix parfaite de l'âme, a donné la dernière perfection à l'humilité.
79. Ils méritent d'être sévèrement punis de Dieu, ces malades spirituels qui, connaissant par les avantages qu'ils en ont déjà reçus, la dextérité et la sagesse de leur médecin, l'abandonnent avec mépris, avant d'être parfaitement guéris, et recourent aux soins d'un autre qu'ils lui préfèrent.
80. Ne sortez donc pas d'entre les mains de celui qui, le premier, vous a présenté à notre Seigneur; car vous n'en trouverez pas un autre pour lequel vous puissiez avoir une affection plus respectueuse.
81. Comme un soldat sans expérience s'expose à un très grand danger en se séparant de sa compagnie pour aller seul combattre l'ennemi; de même il s'expose à un danger pressant, le moine qui, sans avoir passé par les exercices spirituels, et sans connaître la manière dont on doit combattre et vaincre les passions, quitte la société de ses frères pour aller seul, dans la solitude, faire la guerre au démon. La témérité du soldat le met en danger de perdre la vie du corps, et celle du moine, de perdre la vie de l'âme. Aussi Esprit saint nous dit «qu'il vaut mieux être deux ensemble, que d'être tout seul,» (Eccl 4,9) c'est-à-dire, que pour combattre efficacement ses mauvaises habitudes avec le secours et l'assistance du saint Esprit, il faut qu'un fils soit assisté par son père spirituel.
82. Ôter à l'aveugle son conducteur; au troupeau son pasteur; au passager, son guide; à l'enfant, son père; au malade, son médecin; au vaisseau, son pilote, n'est-ce pas mettre toutes ces personnes et ces choses dans le danger de périr ? Ne sera-t-il pas exposé au même malheur celui qui, sans le secours de son père spirituel sera assez téméraire pour déclarer et, faire la guerre aux démons ? Hélas ! Ces ennemis se jetteront sur lui, le perceront de mille traits, et le laisseront étendu sur le champ de bataille.
83. Ceux qui, pour la première fois, se présentent dans un lieu destiné à prendre soin des malades, doivent avoir pris des précautions pour connaître les maladies dont ils sont affectés; et ceux qui pensent à se soumettre au joug de l'obéissance, doivent savoir quelle est l'humilité qu'ils ont dans le fond de leur coeur, car, si les malades du corps sentent que leur guérison s'opère à mesure que les douleurs diminuent, les malades de l'âme ne peuvent compter sur leur guérison spirituelle, qu'autant qu'ils verront que l'humilité s'accroît dans leur coeur, et qu'ils se blâmeront, se condamneront eux-mêmes, et détesteront leur vie passée.
84. Consultez donc votre conscience pour voir les taches de votre âme, comme vous consultez un miroir pour connaître celles de votre visage. Si vous en agissez de la sorte, cela vous suffira.
85. Les moines qui vivent dans la solitude, sous la direction d'un père spirituel, n'ont pour ennemis que les démons, qui s'opposent communément au salut des hommes; tandis que ceux qui passent leur vie dans un monastère ont à combattre, non seulement contre les démons, mais souvent encore contre les hommes. Les premiers, étant constamment sous les yeux de leur père, ont bien soin de ne pas transgresser ses ordres; les derniers, étant rarement en présence de leur supérieur, sont plus exposés à vivre dans la négligence. Néanmoins si, parmi ces derniers, il s'en trouve qui soient remplis de ferveur et de patience, ils peuvent avantageusement remplacer cette privation par la douceur, la résignation et l'humilité avec lesquelles ils endureront tout ce qui peut les mortifier et les fatiguer de la part de leurs frères, et mériter une double couronne de gloire.
86. Veillons donc sur nous avec toutes les précautions possibles; car un monastère est semblable à un port rempli de vaisseaux : il est facile que ces bâtiments nombreux se heurtent les uns les autres, et se fassent du mal. Disons en autant des moines, surtout si parmi eux il y en a qui aient l'humeur bilieuse et irascible.
87. Lorsque nous sommes en présence de notre supérieur, gardons le silence le plus scrupuleux, et ne faisons pas croire que nous nous occupons de lui car celui qui aime et observe le silence, est disciple de la sagesse, et se procure de grandes lumières sur toute sorte de choses.
88. Il m'est arrivé un jour de voir un moine interrompre son supérieur. Or je vous déclare que je désespérai de le voir jamais sous le joug de la véritable obéissance, parce qu'il se servait des paroles de son père spirituel, non pour s'humilier, mais pour s'élever.
89. Nous devons remarquer avec prudence et sagesse, observer avec toute l'attention possible, et peser avec une parfaite circonspection dans quel temps et de quelle manière il convient que nous préférions à la prière les exercices de la charge que nous avons à remplir; car on ne doit pas toujours, ni de la même manière, abandonner la prière pour exercer l'emploi dont on est chargé.
90. Lorsque vous vous trouvez au milieu de vos frères, vous devez bien prendre garde de paraître plus juste et plus sage qu'eux, dans quelque chose que ce soit; autrement vous feriez deux grands maux : d'abord, vous fatigueriez sensiblement vos frères par cette justice fausse et qui n'est qu' apparence; et ensuite vous n'en retireriez pour vous-même qu'une sotte vanité et un fol orgueil.
91. Sois zélé dans ton âme, mais ne faites jamais paraître extérieurement votre régularité; ne vous servez jamais, pour cette misérable fin, ni d'actions, ni de gestes, ni de paroles, ni de quelque autre signe secret, et vivez dans cette précaution, tant que vous ne sentirez pas que vous vous êtes enfin corrigé de cette passion qui vous fait rechercher les louanges des autres, et qui vous porte à juger et à mépriser vos frères. Si donc vous éprouvez que vous êtes encore porté à les mépriser, étudiez-vous fortement à conformer votre conduite à la leur, et à ne jamais vous distinguer ni vous séparer d'eux par un esprit de vanité et de vaine gloire.
92. J'ai connu un disciple qui, en présence de plusieurs autres, se servait des louanges que méritait son supérieur, et de ses vertus, pour s'en faire gloire à lui-même; mais ce misérable, en moissonnant ainsi dans le champ de son maître, au lieu de la gloire et de l'honneur qu'il pensait y cueillir, n'y trouva que la honte et la confusion, car tout le monde se mit à lui dire : «Comment est-il donc arrivé qu'un arbre si bon et si excellent n'ait produit qu'une branche si mauvaise et frappée d'une si grande stérilité ?»
93. N'allons pas croire que nous ayons acquis une patience parfaite, parce que nous voyons que nous endurons sans nous émouvoir, et que nous souffrons généreusement les reproches et les réprimandes humiliantes de notre supérieur. Mais supporterions-nous de la même manière les outrages et les injures que nous feraient toute sorte de personnes ? Hélas ! si nous souffrons avec douceur ce que notre supérieur nous fait endurer, c'est que nous le craignons, que nous ne voulons pas lui déplaire, ni lui manquer de reconnaissance pour les services qu'il nous a rendus, et que d'ailleurs c'est notre devoir nécessaire.
94. L'essentiel pour nous est de recevoir de la main de qui que ce soit les humiliations et les mépris, de les faire promptement passer dans l'intérieur de notre âme, comme une eau qui donne la santé et la vie : car ce breuvage amer ne nous est présenté qu'afin que nous nous en servions pour nous purifier des humeurs malignes et corrompues qui rendent notre âme malade. Or si vous recevez ainsi les contradictions et les mépris, c'est alors qu'une pureté parfaite fera l'ornement de votre âme et que l'éclat de la lumière divine ne s'éclipsera plus dans votre esprit.
95. Que nul qui voit un grand nombre de moines se reposer tranquillement sur la sagesse et la bonté des soins qu'il prend d'eux, doit bien prendre garde de s'en glorifier, mais se rappeler toujours qu'il y a une infinité de larrons et de voleurs qui sont autour de lui et des siens, pour leur tendre à tous des pièges cachés.
Gravez donc profondément dans votre coeur cet avis que vous donne Jésus Christ : «Lorsque, nous dit-Il, vous aurez fait tout ce qui vous a été commandé, dites encore : Nous sommes des serviteurs inutiles, nous n'avons fait que ce que nous devions faire»; (Lc 17,10) car ce ne sera qu'à l'heure de notre mort que nous connaîtrons réellement le jugement qui sera porté sur nous à cause de nos bonnes oeuvres et de nos travaux.
96. Un monastère est sur la terre une espèce de paradis il convient donc qu'en y étant, nous imitions les sentiments et les affections des anges qui environnent le trône de Dieu dans le ciel, et qui accomplissent si parfaitement ses volontés adorables. Or, dans ce paradis terrestre, nous y voyons des moines dont le coeur est aussi sec et aussi dur que les pierres; il y en a d'autres cependant qui, par les larmes d'une tendre et sincère componction, ont mérité les consolations divines. Mais remarquons ici la bonté ineffable du Seigneur : les premiers sont durs et insensibles, afin qu'ils ne tombent pas dans l'orgueil, qui serait indubitablement leur partage, s'ils avaient la sensibilité des seconds; et ces derniers sont consolés par l'abondance des larmes qu'ils répandent.
97. Un petit feu est capable d'amollir une grosse masse de cire; or souvent une petite humiliation, un léger mépris qu'on n'attendait pas, peuvent adoucir, corriger et faire disparaître la rudesse de l'esprit, la dureté, l'insensibilité et l'endurcissement du coeur.
98. J'ai connu deux moines qui se mettaient dans un lieu secret et caché pour examiner et observer les travaux et pour écouter les gémissements de quelques saints athlètes de Jésus Christ. L'un de ces deux hommes en agissait de la sorte avec un coeur droit et simple : C'était par un ardent désir de les imiter; l'autre, au contraire, avait une très mauvaise intention : il ne le faisait qu'afin de pouvoir ensuite se moquer publiquement de ces bons moines, les tourner en ridicule et les détourner de leur saints exercices de piété.
99. Vous devez aussi faire attention que le silence que vous garderiez d'une manière bizarre et à contretemps, ne trouble et ne fatigue pas vos frères, et que, si l'on vous ordonne de vous hâter, vous ne le fassiez pas avec une nonchalance, une lenteur étudiée; car alors vous seriez plus condamnable que ceux qui courent avec une espèce de fureur. C'est ainsi que, selon la parole de Job, j'ai reconnu que la gravité a été nuisible à des âmes, et que d'autrefois la précipitation l'a été à d'autres : tant est étonnante la variété qu'on peut remarquer dans la malice du coeur humain !
100. Le moine qui vit dans une communauté, ne retire pas autant de fruit du chant des psaumes que de la prière; car la confusion des voix dissipe l'attention et trouble l'intelligence.
101. Mais combattez courageusement la légèreté de l'esprit, dont les pensées sont vagabondes et volages et forcez-le de rentrer en lui-même. Au reste, Dieu n'exige pas de ceux qui sont encore des enfants en ce qui concerne l'obéissance des prières exemptes de toute distraction. Ne vous découragez donc pas, si, pendant vos prières, votre esprit erre de côté et d'autre par des pensées involontaires; mais rappelez-le fortement au recueillement intérieur. Les anges seuls sont capables d'une attention soutenue et persévérante.
102. Quiconque, dans le secret de son coeur, a résolu de s'exposer mille fois à la mort plutôt que, dans tout le temps de sa vie, de ne pas soutenir avec vigueur la guerre qu'il a commencée pour sauver son âme, ne tombera pas facilement dans les inconvénients que je viens de signaler. L'inconstance et le changement de lieux sont des sources intarissables de maux et de malheurs; aussi ceux qui passent facilement d'un lieu à un autre, d'un monastère à un autre, ne sont pas loin de mériter l'épithète honteuse d'infâmes. Après tout, rien n'est plus propre à produire la stérilité des bonnes oeuvres dans une âme, que cette inconstance continuelle.
103. Si donc vous arrivez dans une école de médecine spirituelle, qui vous est totalement inconnue, et que vous vous mettiez sous la direction d'un père spirituel que vous ne connaissiez pas, ce que vous avez à faire, c'est d'examiner avec attention quel est l'esprit et quelle est la manière de vivre de tous ceux qui sont réunis dans ce lieu. Si vous trouvez que ces ouvriers et ces ministres du salut sont capables de vous procurer quelque soulagements et de contribuer à la guérison de votre âme, si surtout vous y rencontrez le remède singulier et efficace contre l'enflure du coeur et la vanité, approchez-vous d'eux sans crainte et avec confiance, réunissez-vous, vendez-vous à eux; et pour passer ce contrat de vente, présentez-leur l'or précieux de l'humilité; pour papier, l'obéissance; pour tablettes, vos services et votre travail, et pour témoins, les anges. Déchirez devant eux la cédule honteuse par laquelle vous vous étiez vous-même rendu esclave de votre propre volonté; car si vous ne faites qu'errer çà et là, sans vous fixer nulle part, vous perdrez le prix par lequel Jésus Christ vous a racheté. Que ce monastère soit pour vous comme un tombeau, d'où les morts ne doivent sortir que pour comparaître devant le souverain Juge; et s'il en est qui en soient sortis autrement, il est bien à craindre et même à croire qu'ils sont réellement morts. C'est pourquoi nous devons conjurer le Seigneur de détourner loin de nous cet épouvantable malheur.
104. Les paresseux, pour ne pas faire les choses pénibles qu'on leur commande, ont coutume d'alléguer la nécessité où ils se trouvent de vaquer à la prière; mais lorsqu'on leur en ordonne de douces et d'agréables, il n'ont alors pas plus envie de prier que de se brûler.
105. Il est un certain nombre de moines qui se désistent des charges et des emplois qu'ils exerçaient dans le monastère, mais par des motifs bien différents; car les uns les abandonnent en faveur d'un frère, et parce qu'on les en prie; les autres ne veulent pas les exercer par paresse et lâcheté; ceux-ci y renoncent par une vaine ostentation, et ceux-là, pour être plus libres, les quittent avec grand plaisir.
106. Si vous êtes entré, dans une communauté, et que vous vous aperceviez que votre âme, au lieu d'y être éclairée de nouvelles lumières, se plonge, au contraire, dans des ténèbres plus profondes, vous n'avez pas d'autre parti à prendre que d'en sortir le plus vite que vous pourrez; car quoique l'homme de bien puisse toujours et partout se conduire en homme de bien, le méchant ne devient bon nulle part.
107. Dans le monde, les médisances et les calomnies produisent ordinairement des querelles et des animosités; dans un monastère l'intempérance donne la mort à toutes les vertus, et inspire l'horreur pour la vie religieuse. Si donc il vous est donné de réduire en esclavage cette maîtresse tyrannique, vous jouirez partout de la paix et de la tranquillité de l'âme; mais si elle établit son emprise sur vous, votre salut sera, jusqu'à la mort, dans un péril éminent.
108. Dieu, par une faveur singulière, accorde à ceux qui sont vraiment enfants de l'obéissance de voir et de contempler les vertus de leur supérieur, et leur cache adroitement ses mauvaises qualités et ses mauvaises actions. Le démon, qui est l'ennemi déclaré de la vertu, fait tout le contraire.
109. Prenons, mes amis, le mercure comme l'image de la perfection de l'obéissance; et faisons bien attention que, quoiqu'il soit continuellement en mouvement et qu'il se tienne toujours au dessous des autres liquides, il est toujours pur et ne se souille jamais par quelque impureté.
110. Que ceux donc qui pratiquent la vertu avec une sainte ardeur, prennent bien garde de croire que les autres se livrent à la négligence; car ils mériteraient d'être jugés et condamnés plus sévèrement que ceux dont ils blâment et critiquent la paresse. Voilà pourquoi je pense que le bon patriarche Loth fut jugé digne d'être appelé juste, parce qu'en vivant au milieu des impies mêmes, il n'avait néanmoins jamais condamné personne.
111. Il est vrai que partout et toujours nous devons faire en sorte de préserver notre âme de la dissipation, du trouble et de l'inquiétude; mais c'est surtout lorsque nous devons nous livrer aux exercices de la prière et au chant des psaumes : car c'est alors que les démons redoublent leurs efforts pour remplir notre esprit de distractions, afin de nous faire perdre le fruit de cette sainte occupation.
112. Il est vraiment serviteur de Dieu, celui qui, pendant qu'il rend des services à ses frères, élève son coeur jusqu'au ciel, y fixe ses voeux, ses affections et ses sentiments, et ne cesse de frapper à la porte de Dieu par ses ferventes prières.
113. Les injures, les mépris, les humiliations et toutes les choses dures et pénibles produisent l'amertume de l'absinthe dans l'âme de celui qui s'est tout dévoué aux devoirs de l'obéissance; tandis que les louanges, les applaudissements et les honneurs remplissent d'une douceur semblable à celle du miel le coeur de celui qui ne se plaît que dans les choses douces et agréables. Mais rappelons-nous ici quelle sont les propriétés du miel et de l'absinthe. Celle-ci, purifie l'estomac et les entrailles des humeurs malignes et bilieuses; et celui-là ne sert guère qu'à les augmenter.
114. Ayons une confiance sans bornes en ceux qui, dans le Seigneur, se sont chargés de conduire notre âme au port du salut, quand même il nous semble qu'ils exigent de nous des choses contraires au salut; car c'est dans ces circonstances, oui c'est surtout dans ces circonstances pénibles, que notre confiance en leurs lumières et en leur sagesse est éprouvée par le feu de l'obéissance et de l'humilité; et la marque la moins équivoque que nous puissions donner de la fermeté de notre foi, c'est d'accomplir sans hésiter ce que nos supérieurs nous ordonnent, quoique leurs ordres nous paraissent opposés à ce que nous espérons et désirons.
115. Nous l'avons déjà dit : l'humilité naît de l'obéissance; mais la prudence religieuse tire son origine de l'humilité. Les docteurs l'appellent discernement. Cassien a dit sur cette vertu des choses admirables dans un excellent traité qu'il a fait tout exprès. Or cette excellente vertu orne l'esprit de lumières, et lui communique même la faculté de prévoir les choses futures. Qui pourra donc, en considérant de si grands avantages, se refuser de parcourir la belle carrière de l'obéissance ? N'est-ce pas elle qu'a chantée le psalmiste royal, lorsqu'il a dit : «Tu as préparé, ô mon Dieu, dans ta grande Bonté, un trésor à ton peuple;» (Ps 67) et ce peuple heureux, ne pouvons-nous pas assurer que ce sont les moines réellement obéissants, et que ce trésor précieux est la présence de Dieu dans leurs coeurs ?
116. Ne perdez jamais le souvenir de ce grand serviteur de Dieu, de cet intrépide athlète de Jésus Christ, lequel, pendant dix-huit ans qu'il vécut dans la plus parfaite obéissance à son supérieur, ne put pas une seule fois recevoir de lui cette parole consolante : Mon fils, que je désire que vous vous sauviez ! Mais, tandis que les hommes lui refusaient cette consolation, Dieu Lui-même le consolait admirablement; car il ne lui disait pas seulement au fond de son coeur : «Je désire que tu sois du nombre de mes élus», paroles qui n'auraient exprimé qu'une chose incertaine, mais il lui assurait qu'il était sauvé; ce qui lui annonçait un état certain et indubitable.
117. Parmi ceux qui vivent sous le joug de l'obéissance, il en est quelques-uns qui ne font pas attention qu'ils vivent dans une illusion bien funeste : ce sont ceux qui, connaissant la facile condescendance de leur supérieur, lui demandent et obtiennent des charges, des emplois et des exercices conformes à leurs goûts et à leurs inclinations; mais que ces malheureux sachent et comprennent qu'en obtenant ainsi ce qu'ils souhaitaient, ils ont perdu tout droit à la couronne et à la récompense destinées à la parfaite obéissance : car l'obéissance est un renoncement entier et absolu à toute dissimulation et à toute volonté propre.
118. Il arrive quelquefois qu'un moine, ayant reçu un ordre de son supérieur, et prévoyant que s'il l'accomplit, il lui fera de la peine, ne l'accomplit pas par ce seul motif; comme il arrive aussi qu'un autre moine, prévoyant bien la même chose, exécute sans hésiter les ordres qu'il a reçus, Or on demande ici quel est celui de ces deux moines dont la conduite a été la plus sainte et la plus conforme à l'esprit d'obéissance.
119. Cependant il ne faut nullement penser ici que le démon, notre cruel ennemi, agisse jamais d'une manière contraire à la volonté qu'il a de nous faire du mal; et vous devez être convaincu de cette vérité, par l'exemple de ceux qui, après avoir vécu quelque temps dans une cellule, ou dans un monastère, avec douceur et patience, sont ensuite tombés dans le relâchement. Si donc nous éprouvons en nous le désir de quitter un monastère pour passer dans un autre nous devons, afin de connaître ce que Dieu demande de nous, examiner sérieusement s'il ne Lui serait point agréable que nous demeurions dans le lieu où nous sommes; car il me semble que c'est une tentation que nous avons à combattre; étant donc ainsi attaqués par le démon, nous devons nous défendre.
A suivre...Histoire de saint Acace.
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Re: Saints et Bienheureux!! (Ordre Alphabétique)
Histoire de saint Acace.
120. Je me rendrais également coupable de malice et de cruauté, si je passais sous silence des choses qu'il n'est pas permis de taire. Or c'est Jean Sabaïte, qui ne m'est pas peu cher, lequel m'a raconté ces choses merveilleuses; et vous savez par votre propre expérience, mon respectable père, combien ce grand homme est exempt de passions et d'exaltation; vous savez aussi combien il abhorre la vaine gloire dans ses paroles. Voici donc ce qu'il m'a dit : «Il y avait dans un monastère de l'Asie où je demeurais alors, un vieillard très négligent et d'une conduite très mauvaise; je vous le dis, non pour juger des intentions secrètes de cet homme, mais pour l'honneur de la vérité. Or il arriva, je ne sais comment, que ce vieillard eut pour disciple Acace, jeune homme d'une admirable simplicité et d'une prudence étonnante. Ce jeune moine souffrit de la part de son maître tant et de si mauvais traitements, que bien des personnes refuseront de les croire; car il ne se contentait pas de le couvrir et de l'accabler d'injures, d'outrages et d'humiliations, mais il le déchirait et lui sillonnait le corps de blessures et de plaies par les coups redoublés qu'il déchargeait sur lui tous les jours. Acace souffrait toutes ces indignités et ces cruautés avec une patience et une sagesse vraiment étonnantes. Or comme chaque jour je voyais que ce saint jeune homme était plus cruellement traité qu'un vil esclave, je lui adressais quelques paroles de consolation, lorsque je le rencontrais : Eh bien, mon cher Acace, lui disais-je, comment vous trouvez-vous aujourd'hui ? Qu'y a-t-il de nouveau pour vous ? Et pour toute réponse, ce bon moine me montrait des yeux tout ternes et sans vivacité, un cou tout meurtri et une tête remplie de plaies et de contusions; et comme je savais combien sa patience était grande et généreuse, je me contentais de lui dire pour l'encourager : Courage, mon cher frère, tout va bien; oui, tout va bien : souffrez toujours avec douceur et résignation, et vous recueillerez bientôt les fruits abondants de la patience. Or après avoir ainsi passé neuf ans sous la férule de cet impitoyable vieillard, son âme sainte s'envola vers le ciel. Cinq jours après la mort d'Acace, son maître alla voir un ancien solitaire, homme très recommandable par ses vertus, et, après l'avoir salué, lui raconta la mort de son saint et fervent disciple. Mais ce bon vieillard lui répondit qu'en vérité il ne pouvait le croire. Alors le maître d'Acace ajouta : «Venez donc avec moi, et vous verrez si je vous trompe. Le solitaire se leva, et vint avec ce père sur la tombe de ce grand et vaillant athlète de Jésus Christ. Quand il y fut arrivé, comme si Acace eût été encore en vie, et en effet il n'était pas mort, puisqu'il n'était que dans le sommeil des justes, il lui adressa ces paroles : Frère Acace, est-ce bien vrai que vous êtes mort ? Alors ce noble enfant de l'obéissance donna, même après sa mort, un illustre exemple de soumission; car il obéit à celui qui l'interrogeait, et lui répondit : Comment pourrait-il arriver, mon Père, qu'un disciple sincère de l'obéissance puisse mourir ? Ces mots frappèrent le maître de ce jeune moine d'une terreur si forte, que, fondant en larmes, il tomba le visage contre terre, et s'empressa de demander au supérieur de la Laure de lui permettre de fixer sa demeure auprès du tombeau de son disciple. Il obtint cette permission, et passa dans ce lieu le reste de sa vie, en pratiquant une modestie, une patience et une soumission parfaites. Il ne cessait pas de répéter aux pères de cette communauté : Hélas, mes pères, j'ai commis un homicide.
Or, mon père, je crois devoir vous déclarer que celui qui parlait au jeune Acace, était lui-même l'abbé Jean, qui nous a conservé et raconté cette histoire, car cet admirable abbé m'en a raconté une autre, sous un nom emprunté, et j'ai ensuite découvert que c'était à lui-même qu'elle était arrivée.
Histoire de Jean le Sabaïte, ou d'Antiochos
121. Tandis que j'étais, me dit-il, dans le même monastère, je remarquai un autre moine qu'on avait mis sous la discipline d'un père, homme d'un âge avancé, d'un esprit doux, patient, raisonnable et modéré; mais comme le jeune moine s'aperçut que son maître était plein de respect et de prévenance pour lui, il jugea sagement que cette conduite lui serait autant nuisible et funeste qu'elle l'avait été à plusieurs autres personnes. Il se permit donc de prier ce bon moine qu'il daignât lui accorder de se retirer de sa compagnie. Or, comme il avait encore un autre disciple, il ne fit pas difficulté de lui octroyer sa demande. Ce moine quitta donc ce maître, qui lui donna avec bonté des lettres de recommandation, pour qu'il pût entrer dans un des monastères du Pont. La première nuit qu'il passa dans ce monastère, il vit en songe des personnes qui le pressaient fortement de leur rendre compte d'une somme d'argent qu'il leur devait; lesquelles, après avoir sérieusement examiné l'état des choses, le convainquirent qu'il était redevable de cent livres d'or. Quand il fut éveillé, il comprit fort bien ce que signifiait cette vision. C'est pourquoi il ne cessait de se répéter à lui-même : Malheureux Antiochos, c'était son nom, il n'est que trop vrai qu'il te reste bien des dettes à acquitter. Je demeurai, continua-t-il, trois ans dans ce monastère, obéissant aveuglément à tout ce qu'on me commandait, et comme j'étais étranger, tout le monde me méprisait, m'humiliait et me maltraitait. Or, après avoir passé ainsi ces trois premières années, j'eus une seconde vision, pendant laquelle un personnage me remit une quittance seulement de dix livres d'or sur les cent que je devais. Je m'éveillai, je compris l'avertissement qui me venait d'en-haut, et je me dis à moi-même : Hélas ! Pendant ces trois ans de travaux et de peines, tu n'as pu payer que dix livres d'or; quand pourras-tu, misérable, t'acquitter des autres ? Il faut donc, pauvre Antiochos, que pour te libérer entièrement, tu supportes de plus grands travaux, et que tu dévores des humiliations plus profondes. Je pris donc la résolution extraordinaire de contrefaire le fou, sans néanmoins faire croire que j'avais entièrement perdu la raison. Les pères du monastère, en me voyant dans cet état, et connaissant d'ailleurs la promptitude avec laquelle j'accomplissais les ordres qu'on me donnait, me chargèrent de toutes les occupations les plus pénibles et les plus difficiles de la maison, et ne me regardèrent plus que comme l'ordure de la communauté. Je passai encore treize ans dans cet état, au bout desquels, les mêmes hommes que j'avais vus, m'apparurent encore pendant mon sommeil, et me donnèrent enfin la quittance de toute ma dette. Or pendant toutes ces années, lorsque les pères m'accablaient de mauvais traitements, la pensée et le souvenir de la dette énorme que j'avais à payer, me remplissaient de force et de courage, et me les faisaient souffrir avec patience et résignation». Voilà, mon cher père Jean, ce que Jean le Sabaïte, ce trésor de sagesse, m'a raconté de lui-même, sous le nom emprunté d'Antiochos. C'était Lui-même qui, par son héroïque patience, avait obtenu d'être déchargé de toute cette dette, et avait mérité le pardon de tous ses péchés.
122. Mais considérons encore quelle a été sa rare prudence dans les jugements qu'il portait sur les dispositions intérieures des hommes; prudence admirable qu'il n'avait acquise que par une obéissance très parfaite. Dans le temps qu'il demeurait au monastère de Saint-Sabba, trois moines se présentèrent à lui pour se mettre sous sa discipline. Il les reçut avec une affection toute particulière, et fit tout ce que sa charité lui suggéra pour les remettre de la fatigue du voyage; mais après trois jours, ce saint vieillard leur adressa ces paroles : «Mes Frères, leur dit-il, je ne suis qu'un misérable pécheur; il m'est donc impossible de vous accorder ce que vous me demandez.»
Ces moines ne donnant aucune suite à cette réponse, ni à la raison qu'il alléguait, le prièrent avec, instance de les recevoir au nombre de ses disciples : tant était grande l'idée qu'ils avaient de sa vertu ! Mais, comme ils virent que rien ne pouvait le fléchir ni le gagner, ils se précipitèrent tous à ses pieds, et le conjurèrent avec instance de leur donner au moins quelques règles salutaires de conduite et de leur dire de quelle manière et dans quel lieu ils devaient passer le reste de leur vie. Cédant alors à leurs voeux ardents, et sachant d'ailleurs qu'ils recevraient ses avis avec soumission et humilité, ce saint vieillard dit à l'un d'eux : «Mon fils, il est agréable au Seigneur que vous viviez dans la solitude, sous la direction d'un père spirituel.» Puis s'adressant au second : «Pour vous, lui dit-il, allez et consacrez au Seigneur votre volonté, sans vous en rien réserver, chargez-vous de la croix qu'il vous a destinée; vivez dans un monastère, au milieu de la société des frères, et vous aurez indubitablement un trésor dans le ciel.» Enfin il dit au troisième : «Quant à vous, il faut qu'il n'y ait pas un instant dans votre vie, où vous ne pensiez à cette sentence de notre Seigneur : Celui qui persévérera jusqu'à la fin, sera sauvé (Mt 10.22); allez donc, et faites en sorte que parmi tous les hommes il n'y en ait point qui soient plus sévères ni plus pénibles que celui que vous prendrez pour maître et pour conducteur dans la vie religieuse; ne vous séparez jamais de lui, et chaque jour avalez, comme du lait et du miel, les mépris et les humiliations par lesquelles il vous fera passer.» À ces paroles, un frère répartit à ce grand homme : Mais si ce père spirituel vivait dans la paresse et la négligence, que faudrait-il faire ? — «Quand même vous le verriez, lui répondit-il, tomber dans quelque faute qui vous ferait horreur, demeurez avec lui et contentez- vous de vous dire à vous-même : Mon ami, qu'es-tu venu faire ici ? Alors triomphant de la tentation, vous sentirez toute l'enflure de l'orgueil tomber et s'évanouir, et le feu de la concupiscence diminuer et s'éteindre.»
123. Nous tous, qui craignons le Seigneur, efforçons-nous de combattre sous ses étendards avec toute l'énergie et le courage dont nous sommes capables, de peur que, placés dans une école de vertu, au lieu d'apprendre la science heureuse des bonnes oeuvres, nous n'apprenions l'art funeste de devenir vicieux et méchants, astucieux et trompeurs, emportés et colères; et ne soyez pas étonnés que ce malheur arrive quelquefois : car tant que nous sommes dans le monde, soit parmi les matelots, soit parmi les laboureurs, soit ailleurs, les ennemis de notre roi, les démons, ne nous attaquent pas avec une si grande violence; mais dès qu'ils nous voient sous les étendards de notre divin Général, et qu'ils aperçoivent qu'il nous a reçus à son service, donné des armes, une épée, un habit militaire, alors ils frémissent de fureur, cherchent et emploient toute sorte de moyens et de ruses pour nous perdre; c'est pourquoi nous sommes essentiellement obligés de veiller sans cesse sur nous et autour de nous.
124. J'ai vu des enfants aimables par l'innocence et la simplicité de leur âme, et par la beauté de leur corps, envoyés dans des maisons d'éducation pour s'y former à la science et à la sagesse, et y acquérir les autres connaissances utiles, lesquels, par le commerce qu'ils ont eu avec des condisciples vicieux et pervers, s'y sont pervertis, et n'y ont malheureusement appris que la ruse, l'astuce et la corruption du coeur. Que celui qui a de l'intelligence, comprenne la fin que je me propose, en parlant de la sorte.
125. Il est impossible que ceux qui s'appliquent de toutes leurs forces à se procurer la science du salut, n'y fassent pas de grands progrès. Mais admirons ici la divine Providence; les uns connaissent les progrès qu'ils obtiennent, et les autres ne les aperçoivent pas.
126. Un banquier qui veut bien gérer ses affaires, ne manque pas, chaque soir, de se rendre un compte exact et circonstancié du gain, ou de la perte qu'il a faite pendant la journée. Mais il ne pourra pas savoir au juste où il en est, si, à chaque instant, il ne note les affaires qu'il traite; c'est de cette manière qu'il lui sera possible d'avoir une connaissance exacte de celles qu'il aura faites chaque jour.
127. Lorsqu'on fait des reproches à un mauvais moine, on le voit de suite triste et de mauvaise humeur, ou bien il se jette lâchement aux pieds du supérieur qui lui fait des remontrances pénibles, afin de lui présenter mille excuses. Mais en s'humiliant ainsi, c'est moins dans le désir de pratiquer l'humilité et la soumission que pour mettre fin à une scène qui le fatigue. Si donc on vous mortifie par des reproches amers, sachez garder un silence salutaire, et supporter avec une patience courageuse qu'on applique à votre âme le fer et le feu des corrections sévères, lesquelles vous purifieront et répandront dans votre esprit des lumières abondantes; et lorsque votre médecin spirituel aura terminé son opération, prosternez-vous à ses pieds pour lui demander pardon et vous excuser : car si vous le faisiez dans le moment qu'il vous reprend avec zèle, il pourrait fort bien ne pas vous écouter, et même vous rejeter.
128. Ceux qui vivent en communautés, doivent faire sans doute une guerre mortelle à tous les vices; mais il en est surtout deux que tous les jours de leur vie ils doivent attaquer avec plus de vigueur et de courage que les autres. Ces deux vices sont l'intempérance et la colère. Or je dis que ces vices doivent être l'objet particulier des cénobites, parce que ces passions trouvent dans la société des personnes qui vivent avec nous, les aliments qui leur conviennent.
129. Quoique nous soyons bien loin de pouvoir pratiquer des vertus rares et sublimes, le démon, pour nous faire briser le joug de l'obéissance sous lequel nous avons le bonheur de vivre, ne laisse pas de nous en suggérer la pensée et de nous en inspirer le désir insensé. Pénétrez en effet dans l'intérieur des moines imparfaits et téméraires, et vous verrez qu'ils soupirent après la vie solitaire, qu'ils désirent avec ardeur les jeûnes les plus rigoureux, la prière la plus continuelle et la plus recueillie, l'humilité la plus profonde, la méditation de la mort la plus constante, la componction la plus vive, la victoire la plus complète sur leurs passions, le silence le plus absolu et une pureté d'ange. Mais comme, par une conduite secrète de la divine Providence, ils n'ont pu, dès le commencement de leur noviciat, pratiquer selon leur désir ces belles et excellentes vertus, on les a vus ensuite tout découragés, abandonner les pratiques les plus ordinaires, et se retirer du monastère. Le démon les a trompés, en leur faisant désirer à contretemps la pratique de ces vertus, afin qu'ils ne pussent pas par la persévérance, les acquérir dans le temps convenable. Mais ce ne sont pas seulement les moines cénobites qu'il cherche à tromper, il attaque aussi les anachorètes. C'est ainsi que pour décourager et faire tomber les solitaires, cet ennemi rusé et trompeur leur prêche et leur exalte le bonheur des moines qui vivent en communauté; il leur vante l'hospitalité qu'ils exercent, les services de charité qu'ils se rendent les uns aux autres, leur affection et leur union fraternelles, les soins affectueux et assidus qu'ils ont pour les malades, et mille autres avantages afin de les dégoûter du genre de vie qu'ils ont embrassé, et de les faire égarer dans une fausse voie.
130. Il faut cependant l'avouer, l'hésychia n'est le partage que d'un petit nombre, et cette vie de perfection ne convient qu'à ceux que le Seigneur, par des grâces particulières et par des consolations toutes célestes, soutient et fortifie dans les travaux pénibles qu'ils ont à supporter, et dans les combats difficiles et cruels qu'ils ont à soutenir.
131. La connaissance que nous avons de nos mauvaises dispositions et de nos défauts, doit donc nous faire chercher et choisir de préférence l'état d'obéissance, comme nous étant le plus propre et le plus convenable. Que celui, par conséquent, qui se sent porté à l'intempérance et aux plaisirs charnels, ait soin de se mettre sous la discipline d'un supérieur d'une vertu éprouvée et d'une rigoureuse inflexibilité dans la pratique de la tempérance et de la sobriété, plutôt que d'un faiseur de miracles, d'un ami de l'hospitalité, et d'un homme qui se plaise à servir les autres à table. Que celui qui sent son coeur agité par la vanité et possédé de l'orgueil, choisisse pour père spirituel un homme d'une grande sévérité et d'une austérité parfaite, qui ne lui montre jamais un visage riant et satisfait, mais qui soit constamment sans clémence et sans douceur. Il faut donc bien nous garder de rechercher pour directeur un homme capable, par sa sagesse et ses lumières, de nous prédire les choses futures et de prévoir ce qui doit arriver. Désirons et procurons-nous des docteurs véritables, lesquels, par leurs bons exemples dans la pratique de l'obéissance et de l'humilité, et par la solide science, puissent nous guérir de nos maladies spirituelles, nous donner des règles de conduite, nous faire connaître l'état et le lieu qui nous sont nécessaires pour nous sanctifier.
133. Si donc vous êtes dans la volonté sincère de vous dévouer tout entier à l'obéissance, ne perdez jamais de vue l'exemple que nous a donné Abbacyre; comme ce grand serviteur de Dieu, dites-vous souvent à vous-même : «Ton supérieur veut éprouver et connaître ta fidélité; c'est pour cette fin qu'il te met à cette épreuve.» Cette pensée vous empêchera de vous tromper, vous ne vous éloignerez pas de la voie que vous devez suivre; et si vous avez pour lui une confiance d'autant plus entière et un amour d'autant plus affectueux, qu'il vous reprend avec plus de rigueur et de sévérité, c'est une marque certaine et indubitable que l'Esprit saint a daigné vous visiter, et qu'il habite invisiblement dans votre coeur. Au reste remarquez bien que, si vous souffrez avec une patience courageuse et constante les reproches et les humiliations de votre supérieur, loin d'avoir sujet de vous en glorifier et de vous en réjouir, vous avez mille raisons d'en gémir et d'en pleurer; car c'est votre conduite qui vous a mérité ces réprimandes ou ces corrections humiliantes, et qui a été cause que votre père spirituel s'est mis de mauvaise humeur contre vous.
134. Ne vous troublez pas, et ne soyez pas étonné de ce que je vais vous dire; car je ne le dirai que bien fondé et appuyé sur une autorité solide : c'est sur Moïse. Je dis donc qu'il nous est moins funeste de pécher contre Dieu même que contre notre père spirituel. En voici la raison : Si par nos péchés nous avons irrité Dieu contre nous, notre père spirituel peut l'apaiser, et nous réconcilier avec lui; mais lorsque nous avons offensé notre père en Dieu, à qui recourrons-nous pour nous rendre Dieu propice ? Cependant il me semble que Dieu apaisera notre supérieur, ainsi que notre supérieur a calmé Dieu en notre faveur.
135. Dans tout ce que nous venons de dire, il est une chose que nous devons examiner, considérer et peser avec grand soin et sans passion; c'est de savoir dans quelles circonstances nous sommes obligés de souffrir avec amour et reconnaissance, avec patience et sans rien dire, les reproches que nous fait notre supérieur, et dans quelles autres circonstances il nous est permis, pour nous excuser, de lui rendre compte de la conduite que nous avons tenue, laquelle nous a mérité son indignation et ses réprimandes. Quant à moi, je pense que toutes les fois que les humiliations ne tombent que sur nous, nous devons garder le silence; car c'est une excellente occasion d'enrichir et d'orner notre âme. Mais si ces humiliations sont nuisibles au prochain, il me semble que, par charité et pour le bien de la paix, nous sommes autorisés à rompre le silence et à défendre notre frère, dont nous connaissons l'innocence.
136. Personne ne peut mieux vous instruire des avantages de la pratique de l'obéissance, que ceux qui ne la pratiquent plus. Ils comprennent fort bien dans quel heureux ciel ils vivaient, quand ils étaient sous le joug de la soumission.
137. Quiconque est vraiment possédé du désir d'acquérir la paix et la tranquillité de l'âme, et de trouver Dieu, croit faire une perte énorme, si, dans sa vie, il se passe un seul jour où il n'ait quelque humiliation à souffrir.
138. De même que plus les arbres sont agités par les vents, plus ils poussent des racines fortes et profondes ainsi plus ceux qui vivent dans l'obéissance sont exercés et éprouvés, plus ils deviennent forts et invincibles.
139. On peut dire qu'étant d'abord aveugle, il a recouvré la vue qui nous montre Jésus Christ, celui qui, reconnaissant enfin qu'il est trop faible pour mener une vie érémitique, sort de la solitude pour entrer dans un monastère, s'y consacrer et s'y livrer tout entier aux salutaires exercices de l'obéissance.
140. Généreux athlètes du Seigneur, ayez bon courage, ayez bon courage, oui, je vous le répète pour la troisième fois : ayez bon courage ! Persévérez à courir dans la belle carrière de l'obéissance, et écoutez attentivement ces paroles du Sage : dans le monastère, «Le Seigneur les a éprouvés, comme on éprouve l'or dans la fournaise, et il les a reçus dans son sein comme des victimes et qui se sont sanctifiées pour Lui être offertes en holocauste.» (Sag 3)
Jusqu'à présent nous n'avons traité que des degrés du paradis qui expriment le nombre des quatre évangélistes. Athlète, continue de courir sans crainte !
120. Je me rendrais également coupable de malice et de cruauté, si je passais sous silence des choses qu'il n'est pas permis de taire. Or c'est Jean Sabaïte, qui ne m'est pas peu cher, lequel m'a raconté ces choses merveilleuses; et vous savez par votre propre expérience, mon respectable père, combien ce grand homme est exempt de passions et d'exaltation; vous savez aussi combien il abhorre la vaine gloire dans ses paroles. Voici donc ce qu'il m'a dit : «Il y avait dans un monastère de l'Asie où je demeurais alors, un vieillard très négligent et d'une conduite très mauvaise; je vous le dis, non pour juger des intentions secrètes de cet homme, mais pour l'honneur de la vérité. Or il arriva, je ne sais comment, que ce vieillard eut pour disciple Acace, jeune homme d'une admirable simplicité et d'une prudence étonnante. Ce jeune moine souffrit de la part de son maître tant et de si mauvais traitements, que bien des personnes refuseront de les croire; car il ne se contentait pas de le couvrir et de l'accabler d'injures, d'outrages et d'humiliations, mais il le déchirait et lui sillonnait le corps de blessures et de plaies par les coups redoublés qu'il déchargeait sur lui tous les jours. Acace souffrait toutes ces indignités et ces cruautés avec une patience et une sagesse vraiment étonnantes. Or comme chaque jour je voyais que ce saint jeune homme était plus cruellement traité qu'un vil esclave, je lui adressais quelques paroles de consolation, lorsque je le rencontrais : Eh bien, mon cher Acace, lui disais-je, comment vous trouvez-vous aujourd'hui ? Qu'y a-t-il de nouveau pour vous ? Et pour toute réponse, ce bon moine me montrait des yeux tout ternes et sans vivacité, un cou tout meurtri et une tête remplie de plaies et de contusions; et comme je savais combien sa patience était grande et généreuse, je me contentais de lui dire pour l'encourager : Courage, mon cher frère, tout va bien; oui, tout va bien : souffrez toujours avec douceur et résignation, et vous recueillerez bientôt les fruits abondants de la patience. Or après avoir ainsi passé neuf ans sous la férule de cet impitoyable vieillard, son âme sainte s'envola vers le ciel. Cinq jours après la mort d'Acace, son maître alla voir un ancien solitaire, homme très recommandable par ses vertus, et, après l'avoir salué, lui raconta la mort de son saint et fervent disciple. Mais ce bon vieillard lui répondit qu'en vérité il ne pouvait le croire. Alors le maître d'Acace ajouta : «Venez donc avec moi, et vous verrez si je vous trompe. Le solitaire se leva, et vint avec ce père sur la tombe de ce grand et vaillant athlète de Jésus Christ. Quand il y fut arrivé, comme si Acace eût été encore en vie, et en effet il n'était pas mort, puisqu'il n'était que dans le sommeil des justes, il lui adressa ces paroles : Frère Acace, est-ce bien vrai que vous êtes mort ? Alors ce noble enfant de l'obéissance donna, même après sa mort, un illustre exemple de soumission; car il obéit à celui qui l'interrogeait, et lui répondit : Comment pourrait-il arriver, mon Père, qu'un disciple sincère de l'obéissance puisse mourir ? Ces mots frappèrent le maître de ce jeune moine d'une terreur si forte, que, fondant en larmes, il tomba le visage contre terre, et s'empressa de demander au supérieur de la Laure de lui permettre de fixer sa demeure auprès du tombeau de son disciple. Il obtint cette permission, et passa dans ce lieu le reste de sa vie, en pratiquant une modestie, une patience et une soumission parfaites. Il ne cessait pas de répéter aux pères de cette communauté : Hélas, mes pères, j'ai commis un homicide.
Or, mon père, je crois devoir vous déclarer que celui qui parlait au jeune Acace, était lui-même l'abbé Jean, qui nous a conservé et raconté cette histoire, car cet admirable abbé m'en a raconté une autre, sous un nom emprunté, et j'ai ensuite découvert que c'était à lui-même qu'elle était arrivée.
Histoire de Jean le Sabaïte, ou d'Antiochos
121. Tandis que j'étais, me dit-il, dans le même monastère, je remarquai un autre moine qu'on avait mis sous la discipline d'un père, homme d'un âge avancé, d'un esprit doux, patient, raisonnable et modéré; mais comme le jeune moine s'aperçut que son maître était plein de respect et de prévenance pour lui, il jugea sagement que cette conduite lui serait autant nuisible et funeste qu'elle l'avait été à plusieurs autres personnes. Il se permit donc de prier ce bon moine qu'il daignât lui accorder de se retirer de sa compagnie. Or, comme il avait encore un autre disciple, il ne fit pas difficulté de lui octroyer sa demande. Ce moine quitta donc ce maître, qui lui donna avec bonté des lettres de recommandation, pour qu'il pût entrer dans un des monastères du Pont. La première nuit qu'il passa dans ce monastère, il vit en songe des personnes qui le pressaient fortement de leur rendre compte d'une somme d'argent qu'il leur devait; lesquelles, après avoir sérieusement examiné l'état des choses, le convainquirent qu'il était redevable de cent livres d'or. Quand il fut éveillé, il comprit fort bien ce que signifiait cette vision. C'est pourquoi il ne cessait de se répéter à lui-même : Malheureux Antiochos, c'était son nom, il n'est que trop vrai qu'il te reste bien des dettes à acquitter. Je demeurai, continua-t-il, trois ans dans ce monastère, obéissant aveuglément à tout ce qu'on me commandait, et comme j'étais étranger, tout le monde me méprisait, m'humiliait et me maltraitait. Or, après avoir passé ainsi ces trois premières années, j'eus une seconde vision, pendant laquelle un personnage me remit une quittance seulement de dix livres d'or sur les cent que je devais. Je m'éveillai, je compris l'avertissement qui me venait d'en-haut, et je me dis à moi-même : Hélas ! Pendant ces trois ans de travaux et de peines, tu n'as pu payer que dix livres d'or; quand pourras-tu, misérable, t'acquitter des autres ? Il faut donc, pauvre Antiochos, que pour te libérer entièrement, tu supportes de plus grands travaux, et que tu dévores des humiliations plus profondes. Je pris donc la résolution extraordinaire de contrefaire le fou, sans néanmoins faire croire que j'avais entièrement perdu la raison. Les pères du monastère, en me voyant dans cet état, et connaissant d'ailleurs la promptitude avec laquelle j'accomplissais les ordres qu'on me donnait, me chargèrent de toutes les occupations les plus pénibles et les plus difficiles de la maison, et ne me regardèrent plus que comme l'ordure de la communauté. Je passai encore treize ans dans cet état, au bout desquels, les mêmes hommes que j'avais vus, m'apparurent encore pendant mon sommeil, et me donnèrent enfin la quittance de toute ma dette. Or pendant toutes ces années, lorsque les pères m'accablaient de mauvais traitements, la pensée et le souvenir de la dette énorme que j'avais à payer, me remplissaient de force et de courage, et me les faisaient souffrir avec patience et résignation». Voilà, mon cher père Jean, ce que Jean le Sabaïte, ce trésor de sagesse, m'a raconté de lui-même, sous le nom emprunté d'Antiochos. C'était Lui-même qui, par son héroïque patience, avait obtenu d'être déchargé de toute cette dette, et avait mérité le pardon de tous ses péchés.
122. Mais considérons encore quelle a été sa rare prudence dans les jugements qu'il portait sur les dispositions intérieures des hommes; prudence admirable qu'il n'avait acquise que par une obéissance très parfaite. Dans le temps qu'il demeurait au monastère de Saint-Sabba, trois moines se présentèrent à lui pour se mettre sous sa discipline. Il les reçut avec une affection toute particulière, et fit tout ce que sa charité lui suggéra pour les remettre de la fatigue du voyage; mais après trois jours, ce saint vieillard leur adressa ces paroles : «Mes Frères, leur dit-il, je ne suis qu'un misérable pécheur; il m'est donc impossible de vous accorder ce que vous me demandez.»
Ces moines ne donnant aucune suite à cette réponse, ni à la raison qu'il alléguait, le prièrent avec, instance de les recevoir au nombre de ses disciples : tant était grande l'idée qu'ils avaient de sa vertu ! Mais, comme ils virent que rien ne pouvait le fléchir ni le gagner, ils se précipitèrent tous à ses pieds, et le conjurèrent avec instance de leur donner au moins quelques règles salutaires de conduite et de leur dire de quelle manière et dans quel lieu ils devaient passer le reste de leur vie. Cédant alors à leurs voeux ardents, et sachant d'ailleurs qu'ils recevraient ses avis avec soumission et humilité, ce saint vieillard dit à l'un d'eux : «Mon fils, il est agréable au Seigneur que vous viviez dans la solitude, sous la direction d'un père spirituel.» Puis s'adressant au second : «Pour vous, lui dit-il, allez et consacrez au Seigneur votre volonté, sans vous en rien réserver, chargez-vous de la croix qu'il vous a destinée; vivez dans un monastère, au milieu de la société des frères, et vous aurez indubitablement un trésor dans le ciel.» Enfin il dit au troisième : «Quant à vous, il faut qu'il n'y ait pas un instant dans votre vie, où vous ne pensiez à cette sentence de notre Seigneur : Celui qui persévérera jusqu'à la fin, sera sauvé (Mt 10.22); allez donc, et faites en sorte que parmi tous les hommes il n'y en ait point qui soient plus sévères ni plus pénibles que celui que vous prendrez pour maître et pour conducteur dans la vie religieuse; ne vous séparez jamais de lui, et chaque jour avalez, comme du lait et du miel, les mépris et les humiliations par lesquelles il vous fera passer.» À ces paroles, un frère répartit à ce grand homme : Mais si ce père spirituel vivait dans la paresse et la négligence, que faudrait-il faire ? — «Quand même vous le verriez, lui répondit-il, tomber dans quelque faute qui vous ferait horreur, demeurez avec lui et contentez- vous de vous dire à vous-même : Mon ami, qu'es-tu venu faire ici ? Alors triomphant de la tentation, vous sentirez toute l'enflure de l'orgueil tomber et s'évanouir, et le feu de la concupiscence diminuer et s'éteindre.»
123. Nous tous, qui craignons le Seigneur, efforçons-nous de combattre sous ses étendards avec toute l'énergie et le courage dont nous sommes capables, de peur que, placés dans une école de vertu, au lieu d'apprendre la science heureuse des bonnes oeuvres, nous n'apprenions l'art funeste de devenir vicieux et méchants, astucieux et trompeurs, emportés et colères; et ne soyez pas étonnés que ce malheur arrive quelquefois : car tant que nous sommes dans le monde, soit parmi les matelots, soit parmi les laboureurs, soit ailleurs, les ennemis de notre roi, les démons, ne nous attaquent pas avec une si grande violence; mais dès qu'ils nous voient sous les étendards de notre divin Général, et qu'ils aperçoivent qu'il nous a reçus à son service, donné des armes, une épée, un habit militaire, alors ils frémissent de fureur, cherchent et emploient toute sorte de moyens et de ruses pour nous perdre; c'est pourquoi nous sommes essentiellement obligés de veiller sans cesse sur nous et autour de nous.
124. J'ai vu des enfants aimables par l'innocence et la simplicité de leur âme, et par la beauté de leur corps, envoyés dans des maisons d'éducation pour s'y former à la science et à la sagesse, et y acquérir les autres connaissances utiles, lesquels, par le commerce qu'ils ont eu avec des condisciples vicieux et pervers, s'y sont pervertis, et n'y ont malheureusement appris que la ruse, l'astuce et la corruption du coeur. Que celui qui a de l'intelligence, comprenne la fin que je me propose, en parlant de la sorte.
125. Il est impossible que ceux qui s'appliquent de toutes leurs forces à se procurer la science du salut, n'y fassent pas de grands progrès. Mais admirons ici la divine Providence; les uns connaissent les progrès qu'ils obtiennent, et les autres ne les aperçoivent pas.
126. Un banquier qui veut bien gérer ses affaires, ne manque pas, chaque soir, de se rendre un compte exact et circonstancié du gain, ou de la perte qu'il a faite pendant la journée. Mais il ne pourra pas savoir au juste où il en est, si, à chaque instant, il ne note les affaires qu'il traite; c'est de cette manière qu'il lui sera possible d'avoir une connaissance exacte de celles qu'il aura faites chaque jour.
127. Lorsqu'on fait des reproches à un mauvais moine, on le voit de suite triste et de mauvaise humeur, ou bien il se jette lâchement aux pieds du supérieur qui lui fait des remontrances pénibles, afin de lui présenter mille excuses. Mais en s'humiliant ainsi, c'est moins dans le désir de pratiquer l'humilité et la soumission que pour mettre fin à une scène qui le fatigue. Si donc on vous mortifie par des reproches amers, sachez garder un silence salutaire, et supporter avec une patience courageuse qu'on applique à votre âme le fer et le feu des corrections sévères, lesquelles vous purifieront et répandront dans votre esprit des lumières abondantes; et lorsque votre médecin spirituel aura terminé son opération, prosternez-vous à ses pieds pour lui demander pardon et vous excuser : car si vous le faisiez dans le moment qu'il vous reprend avec zèle, il pourrait fort bien ne pas vous écouter, et même vous rejeter.
128. Ceux qui vivent en communautés, doivent faire sans doute une guerre mortelle à tous les vices; mais il en est surtout deux que tous les jours de leur vie ils doivent attaquer avec plus de vigueur et de courage que les autres. Ces deux vices sont l'intempérance et la colère. Or je dis que ces vices doivent être l'objet particulier des cénobites, parce que ces passions trouvent dans la société des personnes qui vivent avec nous, les aliments qui leur conviennent.
129. Quoique nous soyons bien loin de pouvoir pratiquer des vertus rares et sublimes, le démon, pour nous faire briser le joug de l'obéissance sous lequel nous avons le bonheur de vivre, ne laisse pas de nous en suggérer la pensée et de nous en inspirer le désir insensé. Pénétrez en effet dans l'intérieur des moines imparfaits et téméraires, et vous verrez qu'ils soupirent après la vie solitaire, qu'ils désirent avec ardeur les jeûnes les plus rigoureux, la prière la plus continuelle et la plus recueillie, l'humilité la plus profonde, la méditation de la mort la plus constante, la componction la plus vive, la victoire la plus complète sur leurs passions, le silence le plus absolu et une pureté d'ange. Mais comme, par une conduite secrète de la divine Providence, ils n'ont pu, dès le commencement de leur noviciat, pratiquer selon leur désir ces belles et excellentes vertus, on les a vus ensuite tout découragés, abandonner les pratiques les plus ordinaires, et se retirer du monastère. Le démon les a trompés, en leur faisant désirer à contretemps la pratique de ces vertus, afin qu'ils ne pussent pas par la persévérance, les acquérir dans le temps convenable. Mais ce ne sont pas seulement les moines cénobites qu'il cherche à tromper, il attaque aussi les anachorètes. C'est ainsi que pour décourager et faire tomber les solitaires, cet ennemi rusé et trompeur leur prêche et leur exalte le bonheur des moines qui vivent en communauté; il leur vante l'hospitalité qu'ils exercent, les services de charité qu'ils se rendent les uns aux autres, leur affection et leur union fraternelles, les soins affectueux et assidus qu'ils ont pour les malades, et mille autres avantages afin de les dégoûter du genre de vie qu'ils ont embrassé, et de les faire égarer dans une fausse voie.
130. Il faut cependant l'avouer, l'hésychia n'est le partage que d'un petit nombre, et cette vie de perfection ne convient qu'à ceux que le Seigneur, par des grâces particulières et par des consolations toutes célestes, soutient et fortifie dans les travaux pénibles qu'ils ont à supporter, et dans les combats difficiles et cruels qu'ils ont à soutenir.
131. La connaissance que nous avons de nos mauvaises dispositions et de nos défauts, doit donc nous faire chercher et choisir de préférence l'état d'obéissance, comme nous étant le plus propre et le plus convenable. Que celui, par conséquent, qui se sent porté à l'intempérance et aux plaisirs charnels, ait soin de se mettre sous la discipline d'un supérieur d'une vertu éprouvée et d'une rigoureuse inflexibilité dans la pratique de la tempérance et de la sobriété, plutôt que d'un faiseur de miracles, d'un ami de l'hospitalité, et d'un homme qui se plaise à servir les autres à table. Que celui qui sent son coeur agité par la vanité et possédé de l'orgueil, choisisse pour père spirituel un homme d'une grande sévérité et d'une austérité parfaite, qui ne lui montre jamais un visage riant et satisfait, mais qui soit constamment sans clémence et sans douceur. Il faut donc bien nous garder de rechercher pour directeur un homme capable, par sa sagesse et ses lumières, de nous prédire les choses futures et de prévoir ce qui doit arriver. Désirons et procurons-nous des docteurs véritables, lesquels, par leurs bons exemples dans la pratique de l'obéissance et de l'humilité, et par la solide science, puissent nous guérir de nos maladies spirituelles, nous donner des règles de conduite, nous faire connaître l'état et le lieu qui nous sont nécessaires pour nous sanctifier.
133. Si donc vous êtes dans la volonté sincère de vous dévouer tout entier à l'obéissance, ne perdez jamais de vue l'exemple que nous a donné Abbacyre; comme ce grand serviteur de Dieu, dites-vous souvent à vous-même : «Ton supérieur veut éprouver et connaître ta fidélité; c'est pour cette fin qu'il te met à cette épreuve.» Cette pensée vous empêchera de vous tromper, vous ne vous éloignerez pas de la voie que vous devez suivre; et si vous avez pour lui une confiance d'autant plus entière et un amour d'autant plus affectueux, qu'il vous reprend avec plus de rigueur et de sévérité, c'est une marque certaine et indubitable que l'Esprit saint a daigné vous visiter, et qu'il habite invisiblement dans votre coeur. Au reste remarquez bien que, si vous souffrez avec une patience courageuse et constante les reproches et les humiliations de votre supérieur, loin d'avoir sujet de vous en glorifier et de vous en réjouir, vous avez mille raisons d'en gémir et d'en pleurer; car c'est votre conduite qui vous a mérité ces réprimandes ou ces corrections humiliantes, et qui a été cause que votre père spirituel s'est mis de mauvaise humeur contre vous.
134. Ne vous troublez pas, et ne soyez pas étonné de ce que je vais vous dire; car je ne le dirai que bien fondé et appuyé sur une autorité solide : c'est sur Moïse. Je dis donc qu'il nous est moins funeste de pécher contre Dieu même que contre notre père spirituel. En voici la raison : Si par nos péchés nous avons irrité Dieu contre nous, notre père spirituel peut l'apaiser, et nous réconcilier avec lui; mais lorsque nous avons offensé notre père en Dieu, à qui recourrons-nous pour nous rendre Dieu propice ? Cependant il me semble que Dieu apaisera notre supérieur, ainsi que notre supérieur a calmé Dieu en notre faveur.
135. Dans tout ce que nous venons de dire, il est une chose que nous devons examiner, considérer et peser avec grand soin et sans passion; c'est de savoir dans quelles circonstances nous sommes obligés de souffrir avec amour et reconnaissance, avec patience et sans rien dire, les reproches que nous fait notre supérieur, et dans quelles autres circonstances il nous est permis, pour nous excuser, de lui rendre compte de la conduite que nous avons tenue, laquelle nous a mérité son indignation et ses réprimandes. Quant à moi, je pense que toutes les fois que les humiliations ne tombent que sur nous, nous devons garder le silence; car c'est une excellente occasion d'enrichir et d'orner notre âme. Mais si ces humiliations sont nuisibles au prochain, il me semble que, par charité et pour le bien de la paix, nous sommes autorisés à rompre le silence et à défendre notre frère, dont nous connaissons l'innocence.
136. Personne ne peut mieux vous instruire des avantages de la pratique de l'obéissance, que ceux qui ne la pratiquent plus. Ils comprennent fort bien dans quel heureux ciel ils vivaient, quand ils étaient sous le joug de la soumission.
137. Quiconque est vraiment possédé du désir d'acquérir la paix et la tranquillité de l'âme, et de trouver Dieu, croit faire une perte énorme, si, dans sa vie, il se passe un seul jour où il n'ait quelque humiliation à souffrir.
138. De même que plus les arbres sont agités par les vents, plus ils poussent des racines fortes et profondes ainsi plus ceux qui vivent dans l'obéissance sont exercés et éprouvés, plus ils deviennent forts et invincibles.
139. On peut dire qu'étant d'abord aveugle, il a recouvré la vue qui nous montre Jésus Christ, celui qui, reconnaissant enfin qu'il est trop faible pour mener une vie érémitique, sort de la solitude pour entrer dans un monastère, s'y consacrer et s'y livrer tout entier aux salutaires exercices de l'obéissance.
140. Généreux athlètes du Seigneur, ayez bon courage, ayez bon courage, oui, je vous le répète pour la troisième fois : ayez bon courage ! Persévérez à courir dans la belle carrière de l'obéissance, et écoutez attentivement ces paroles du Sage : dans le monastère, «Le Seigneur les a éprouvés, comme on éprouve l'or dans la fournaise, et il les a reçus dans son sein comme des victimes et qui se sont sanctifiées pour Lui être offertes en holocauste.» (Sag 3)
Jusqu'à présent nous n'avons traité que des degrés du paradis qui expriment le nombre des quatre évangélistes. Athlète, continue de courir sans crainte !
A suivre....
M1234- Hiérophante contre le nouvel ordre mondial
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Re: Saints et Bienheureux!! (Ordre Alphabétique)
L’ÉCHELLE SAINTE
IV
CINQUIÈME DEGRÉ
CINQUIÈME DEGRÉ
De la véritable et sincère Pénitence.
1. Jean courut jadis plus vite que Pierre (cf. Jn 20,4); c'est pour cela que l'obéissance vient ici avant la pénitence. Car celui qui arriva le premier est l'image de l'obéissance, et l'autre celle de la pénitence.
2. La pénitence est le rétablissement du baptême. C'est une espèce de contrat par lequel nous promettons à Dieu de nous corriger des défauts de notre vie passée, et de mieux vivre dans l'avenir. La pénitence, si j'ose me servir de cette expression, est chargée des intérêts de l'humilité; c'est un renoncement parfait à tous les plaisirs des sens; c'est un jugement sévère qu'on porte contre soi-même; c'est l'occupation sérieuse d'une âme qui s'applique tout de bon à l'affaire de son salut éternel. Elle est la fille aînée de l'espérance et l'ennemie mortelle du désespoir. Le véritable pénitent est un criminel qui confesse ses péchés, sans mériter aucune infamie. La pénitence a la vertu de nous réconcilier avec Dieu, en nous faisant pratiquer les bonnes oeuvres opposées aux fautes que nous avons commises; c'est elle qui décharge, purifie et sanctifie la conscience; c'est elle qui nous porte à souffrir généreusement toutes les peines et toutes les afflictions qui nous arrivent. Celui qu'elle anime est d'une admirable activité pour trouver et pour employer les moyens capables de le punir; c'est elle qui combat et surmonte l'intempérance, et qui accuse sans ménagement au tribunal de la conscience.
3. Vous tous qui, par vos offenses multipliées, avez irrité la colère de Dieu, accourez, approchez, venez et écoutez; rassemblez-vous, et considérez avec moi les merveilles qu'il a plu à Dieu de me découvrir et de me faire connaître, pour l'exemple et le salut des autres. Commençons d'abord par dire quelque chose de ces hommes dévoués à Jésus Christ par des humiliations profondes, dignes par là même de nos louanges et de la première place. Écoutons, contemplons et imitons ces beaux modèles, nous tous qui sommes tombés dans des fautes mortelles ! Réveillez-vous donc et soyez attentifs, ô vous qui êtes encore sous l'esclavage honteux du péché ! Mes frères, daignez prêter l'oreille à mes paroles; et vous, qui que vous soyez, si vous désirez sincèrement vous réconcilier avec Dieu par une véritable conversion, ne manquez pas de donner ici toute votre attention.
4. Ayant appris, moi qui ne suis qu'un homme si lâche et si imparfait; ayant appris, dans le temps que je demeurais dans le grand monastère dont j'ai parlé, qu'il y avait quelques religieux qui, dans un autre monastère qu'on appelait la Prison, menaient une vie singulièrement extraordinaire, et pratiquaient toute la perfection de l'humilité, je demandai au saint abbé du grand monastère, à qui cette autre communauté était soumise, la permission d'y aller, pour y être témoin de ce qui s'y passait. Or cette grande lumière, ce saint abbé me l'accorda d'autant plus volontiers, qu'il craignait davantage de me faire la moindre peine.
5. Lorsque je fus arrivé au monastère des Pénitents (qu'on devrait bien plutôt appeler la région des pleurs et des gémissements, la Prison, pour tout dire), je fus témoin, s'il est permis de le dire, de ce que l'oeil d'un lâche et d'un paresseux n'a point vu, que l'oreille d'un négligent n'a point entendu, et que l'esprit d'un indolent ne saurait comprendre; je fus témoin, dis-je, d'actions et de paroles capables de faire violence à Dieu même, de travaux et de mortifications assez puissantes pour mériter en peu de temps ses Miséricordes et sa Clémence.
6. J'y vis de ces coupables innocents passer les nuits entières debout, les pieds immobiles et en plein air, lutter vigoureusement contre les cruelles importunités du sommeil, ne s'accorder aucun repos, s'accuser sans cesse de lâcheté et de négligence, et s'exciter eux-mêmes à la persévérance, en se faisant les reproches les plus humiliants.
7. J'en vis d'autres qui, les yeux humblement fixés vers le ciel, imploraient la Clémence et la Bonté de Dieu avec des paroles et d'un ton de voix qui pénétraient l'âme de pitié et de compassion.
8. J'en vis d'autres qui, comme d'infâmes scélérats, les mains liées derrière le dos, tout couverts de confusion, et en proie à la plus déchirante affliction, courbaient humblement le visage vers la terre, se jugeaient indignes de regarder le ciel, et n'osaient ni parler, ni pousser des gémissements, ni faire des prières.
9. La pensée effrayante de leurs péchés, les remords cuisants de leur conscience épouvantée, la honte et la confusion qu'ils éprouvaient, les occupaient et les tourmentaient si fort, qu'ils étaient incapables d'oser prononcer le saint nom de Dieu pour l'invoquer, qu'ils ne savaient ni comment commencer, ni comment finir les prières qu'ils auraient voulu Lui adresser, et qu'ils étaient obligés de ne Lui présenter qu'une âme muette, un esprit rempli de ténèbres, et un coeur presque livré aux horreurs du désespoir.
9. J'en aperçus, d'autres qui tristement assis par terre, couverts de cendres et revêtus d'un rude cilice, cachaient leur visage entre leurs genoux et frappaient la terre de leur front pénitent.
10. J'en vis encore d'autres qui se frappaient sans cesse la poitrine, en se rappelant avec des regrets inexprimables l'heureux état où ils étaient dans le temps qu'ils pratiquaient la vertu. Or, parmi ces illustres pénitents, les uns inondaient la terre, de l'abondance de leurs larmes; les autres, ne pouvant plus pleurer, se déchiraient de coups; d'autres, incapables de comprimer la douleur qui navrait leur coeur, l'exprimaient par des sanglots semblables aux lamentations de ceux qui assistent aux funérailles de leurs proches; d'autres, dans leurs cellules, rugissaient comme des lions dans leurs cavernes, frémissaient de crainte et d'effroi, étouffaient quelquefois leurs gémissements, et d'autrefois, n'en pouvant venir à bout, éclataient tout d'un coup en cris perçants et lamentables.
11. J'en ai vu quelques-uns qui, par leurs gestes, semblaient être hors d'eux-mêmes, et qui, par la douleur qu'ils enduraient, étaient dans une stupéfaction indicible, et gardaient le plus morne silence. On les aurait volontiers pris pour des gens privés de raison, insensibles et morts à toutes les fonctions de la vie; et cependant ils n'étaient dans cet état que parce qu'ils étaient descendus dans toutes les profondeurs de l'humilité, et que les larmes abondantes qu'ils répandaient, n'étaient que l'expression de leur contrition vive et enflammée.
12. J'en ai remarqué d'autres qui, la tête courbée vers la terre, immobiles comme des statues, étaient livrés à des méditations profondes, et qui, par les nombreux mouvements de leur tête, annonçaient la grandeur de leur affliction, gémissaient et rugissaient de temps en temps comme des lions. J'en ai rencontré quelques autres, lesquels étaient remplis d'une délicieuse espérance, et conjuraient le Seigneur avec des prières admirables de leur accorder la rémission de toutes leurs fautes. J'en ai vu qui, par une humilité inexprimable, se jugeaient indignes de pardon, et proclamaient à haute voix qu'il leur était impossible de satisfaire à la justice de Dieu, à cause de la grandeur et de l'énormité de leurs crimes. Quelques-uns conjuraient sans cesse Dieu de les punir sévèrement en ce monde, mais de leur accorder son Amitié et de les couronner de ses Miséricordes dans l'autre. Quelques autres, accablés sous le poids terrible des reproches de leur conscience, priaient avec humilité et ferveur le Dieu de toute bonté de les préserver au moins des supplices éternels qu'ils avaient mérités, et se déclaraient publiquement et avec sincérité indigne du royaume des cieux.
13. «Eh ! s'écriaient-ils, pourvu que cette grâce ne nous soit pas refusée, nous devons être contents.» C'est là que je vis des âmes vraiment humbles, mortifiées et transpercées de douleur, connaissant et sentant l'énormité de leurs péchés. Aussi poussaient-elles des cris et des lamentations, adressaient-elles à Dieu des prières si ferventes et si animées, qu'elles auraient amolli la dureté et l'insensibilité des rochers. On les entendait, dans un saint tremblement, et humblement prosternées contre terre, répéter sans cesse : «Oui, Seigneur, nous reconnaissons et nous confessons que nous ne méritons que trop toute sorte de peines et de châtiments, et que, quand même l'univers entier se réunirait à nous pour pleurer sur le nombre et sur la grandeur de nos offenses, toutes ces larmes ne seraient pas suffisantes pour laver nos âmes et satisfaire à votre Justice; mais il est une grâce que nous te prions, te supplions avec instance et te conjurons de ne pas nous refuser : c'est de ne pas nous corriger dans ta juste Colère, et de ne pas nous châtier dans ton indignation (cf. Ps 6,2), mais de nous recevoir dans les bras de tes Miséricordes. Il nous suffit, Seigneur, que nous n'ayons plus à craindre tes terribles Menaces, et que nous soyons préservés des supplices inexprimables et incompréhensibles que nous avons mérités; car nous n'osons pas te demander que tu nous délivres de toutes les peines que nos péchés nous ont attirées, et que tu nous accordes un pardon entier et parfait. Eh ! Seigneur, de quel front pourrions-nous solliciter une telle faveur, nous qui avons eu l'audace sacrilège de profaner et de violer les voeux de notre sainte profession, et de fouler si indignement aux pieds la grâce inestimable que tu nous avais faite, en nous pardonnant, si généreusement et avec tant de bonté, les fautes que nous avions commises avant de quitter le monde.»
14. Mes chers amis, c'est dans ce lieu, oui, c'est dans ce lieu de pénitence qu'on voyait ponctuellement l'accomplissement de ce que David disait de lui-même (cf. Ps 37,6-7), c'est là qu'on avait sous les yeux le spectacle attendrissant, des personnes qui étaient plongées dans la plus désolante affliction, et courbées jusqu'à la fin de leur vie sous le poids immense de leur douleur; qui tous, les jours portaient l'amertume de leur tristesse peinte sur leur visage et exprimée dans leurs mouvements et dans leurs démarches; et qui, par l'horrible puanteur qui s'exhalait de leurs plaies, annonçaient que leur corps, dont ils ne prenaient aucun soin et auquel ils ne pensaient même pas, était couvert d'un ulcère général. C'est là qu'on voyait des hommes qui avaient oublié de manger leur pain, qui mêlaient leurs larmes avec l'eau qu'ils buvaient, qui se nourrissaient de cendres au lieu de pain; dont les os, devenus secs, n'étaient plus entourés que d'une peau ridée et qui y était collée; et dont le coeur avait séché comme l'herbe frappée par les ardeurs du soleil (cf. Ps 101,4-12). On ne leur entendait prononcer que ces mots : «Malheur à nous, misérables ! malheur à nous !»; et ces autres : «C'est avec justice, oui, c'est avec justice que nous sommes dans cet état déchirant»; et enfin ces autres : «Pardonne-nous, Seigneur; nous t'en en conjurons, pardonne-nous.» Plus loin, vous en entendiez d'autres qui faisaient retentir l'air de ces paroles seulement : Pitié, Seigneur, pitié !», et d'autres enfin qui, d'une voix plus lamentable, ne cessaient de répéter : «Ah ! Seigneur, si nous pouvons encore espérer, daigne nous pardonner ! oui, Seigneur, pardonne-nous !»
15. Or parmi ces illustres pénitents il y en avait qui, par l'ardeur de leur douleur, avaient la langue si enflammée et si brûlante, qu'ils ne pouvaient la souffrir dans leur bouche; vous en rencontriez qui, pour se procurer de nouvelles souffrances, demeuraient exposés aux ardeurs du soleil; d'autres s'exposaient aux rigueurs les plus insupportables du froid; d'autres ne prenaient un peu d'eau que pour ne pas mourir de soif; d'autres avaient à peine mangé un peu de pain, qu'ils rejetaient le reste loin d'eux avec une sainte indignation, et se disaient à eux-mêmes qu'ayant été, dans un temps, assez dépourvus de sentiment pour avoir voulu vivre comme de vils animaux, ils étaient indignes à présent de se nourrir comme des créatures raisonnables.
16. Ah ! Au milieu de ces hommes, pouvait-on y voir le moindre signe de joie ? Y entendait-on la moindre parole inutile ? Y était-on témoin de quelque impatience et de quelque colère ? Ils avaient même oublié que les hommes fussent capables de se livrer aux emportements, tant leur grande affliction avait éteint dans leur coeur tout mouvement déréglé. Voyait-on parmi eux la plus légère apparence de querelle, le moindre relâche, la plus petite licence dans les conversations, le soin le plus ordinaire pour leur corps, le vestige le moins apparent de vaine gloire, la plus faible inclination pour les aises et les commodités de la vie ? Pensaient-ils au vin, aux fruits, aux mets assaisonnés et aux viandes préparées ? La nourriture qu'ils prenaient, avait-elle pour eux quelque saveur ? Mais ils avaient perdu tout sentiment pour toutes ces choses. S'occupaient-ils quelquefois des affaires du monde ? Avaient-ils du penchant à faire des jugements téméraires, ou fondés, sur quelqu'un de leurs frères ? Jamais.
17. Ils ne se parlaient que par leurs gémissements et leurs larmes, ainsi qu'à Dieu. Les uns, comme s'ils avaient été à la porte du paradis, en se meurtrissant la poitrine de coups redoublés, s'écriaient : «Ouvre-nous, ô juste Juge des vivants et des morts; ouvre-nous, nous t'en conjurons, cette porte de la félicité éternelle, que nous nous sommes fermée par nos péchés; ouvre-nous.» Les autres ne cessaient de répéter cette prière admirable du psalmiste : Montre-nous seulement, Seigneur un visage favorable, et nous serons sauvés des mains cruelles de nos ennemis (Ps 79,4). Vous en rencontriez un qui disait sans cesse avec Zacharie : Mon Dieu, fais briller ta lumière sur tous les malheureux qui sont assis au milieu des ténèbres et des ombres de la mort (cf. Lc 1,79). Ailleurs, vous en trouviez un autre qui adressait à Dieu cette prière fervente : Que tes Miséricordes nous préviennent promptement, ô mon Dieu; car nous sommes réduits à la dernière misère, nous sommes perdus sans vous, nous nous laissons aller au désespoir, et nous tombons en défaillance». Ailleurs vous en entendiez d'autres se faire cette triste question : «Pensez-vous que le Seigneur nous montre jamais un visage serein et bienveillant, et qu'il fasse luire sur nous les lumières de sa gloire ?» (Ps 66,2) et d'autres se demander avec une sainte et pénible inquiétude : Croyez-vous que nous puissions espérer que notre âme ait traversé ce torrent de ténèbres, dont les eaux sont insurmontables (Is 49,9), et que le Seigneur nous accorde encore quelques consolations ?» — Hélas ! ajoutaient quelques autres, nous sommes tellement liés dans les chaînes du péché, qu'en vérité pouvons-nous attendre que le Seigneur nous dise : Sortez, soyez enfin déchargés de vos chaînes criminelles, ô vous qui vivez dans les rigueurs de la pénitence ? Ah ! nos gémissements et nos cris plaintifs seront-ils parvenus jusqu'à Lui »?
18. Enfin, on les voyait tous dans l'immobilité fixés sur la pensée de la mort, se dire à eux-mêmes : Que nous arrivera-t-il au moment de notre dernière heure ? Quel sera notre jugement ? Que deviendrons-nous pendant l'éternité ? De cette terre d'exil passerons-nous au ciel, notre chère patrie ? Peut-il encore y avoir quelque espérance pour de misérables pécheurs ensevelis dans les ténèbres et couverts de confusion ? Nos prières et nos larmes ont-elles pu monter jusqu'au trône de la divine Miséricorde ? Ah ! Que nous avons de motifs de penser et de croire qu'elles ont été rejetées, méprisées et frappées d'un ignominieux dédain ! Et, si elles ont été reçues favorablement, ont-elles été capables d'apaiser la juste Colère de notre Juge ? De combien ont-elles fait avancer l'heure de notre réconciliation avec Dieu ? Dans quel état nous ont-elles mis en sa sainte Présence ? Quelles faveurs et quelles grâces nous ont-elles procurées ? Hélas ! nos bouches impures et criminelles, nos corps de péchés ont certainement bien pu paralyser leur efficacité. Nous auraient-elles entièrement, ou seulement un peu, réconciliés avec notre souverain Juge ? Serions-nous au moins déchargés de la moitié de nos iniquités et guéris de la moitié de nos plaies spirituelles ? Ah ! qu'elles sont énormes les dettes que nous avons contractées ? Et quels travaux n'avons-nous pas à supporter! Quelles satisfactions à offrir pour nous en acquitter ? Est-ce qu'enfin nos anges gardiens, que nous avions si indignement chassés, se sont rapprochés de nous ? N'en seraient-ils pas encore fort loin ? Hélas ! tant que ces esprits célestes ne daigneront pas revenir auprès de nous, nos efforts et nos travaux ne nous serviront de rien, nous serons toujours sans espérance d'être délivrés et de recouvrer la précieuse liberté des enfants de Dieu , nos prières ne pourront nous inspirer aucune confiance bien fondée, elles n'auront pas la sainteté requise pour arriver vers le trône du Seigneur; car il est nécessaire que ce soient nos anges, devenus de nouveau nos amis, qui les présentent à Dieu avec leurs, mains pures et saintes.
19. Si vous passiez ailleurs, vous en entendiez d'autres se communiquer leurs craintes et leurs espérances, et se dire : «Pensez-vous que nous ayons fait quelques progrès dans notre pénitence ? Obtiendrons-nous enfin l'objet de nos voeux et de nos désirs ? Dieu écoute-t-Il à présent nos prières ? Croyez-vous qu'Il nous ouvre le sein de ses Miséricordes et de sa Tendresse» ? À toutes ces questions d'autres répondaient : «Qui sait si, comme nos frères les habitants de Ninive, nous ne pouvons pas dire que Dieu révoquera la sentence terrible qu'il a prononcée contre nous, et qu'il nous délivrera des châtiments rigoureux que nous avons mérités ? Ah ! pour obtenir cette faveur insigne, redoublons de zèle et de courage, accomplissons exactement notre pénitence. Quel bonheur pour nous, s'il nous ouvre la porte de sa Tendresse ! Et s'il ne nous l'ouvre pas encore, ne laissons pas de louer et de bénir son saint Nom, car sa Conduite à notre égard est toujours juste et pleine d'équité, et de persévérer jusqu'à la fin de notre vie à frapper à la porte de son Coeur par nos gémissements et nos larmes. Cette constante importunité et cette persévérance Lui feront peut-être violence, et nous obtiendront ce que nous cherchons avec ardeur. C'était ainsi qu'ils s'encourageaient les uns les autres. «Courons, s'écriaient-ils avec un saint enthousiasme; courons, ô nos chers Frères, car nous avons besoin de courir, et de courir de toutes nos forces : hélas, nous avons perdu la céleste compagnie dans laquelle nous coulions des jours si doux et si agréables, nous nous sommes égarés ! Courons donc; oui, courons, et n'épargnons pas une chair de péché et de corruption; matons, immolons généreusement nos corps : ils ont donné la mort à nos âmes.»
20. Telle était la conduite, tels étaient les sentiments, et telles étaient les paroles de ces saints pénitents qu'on envoyait à la Prison. Par la continuité d'être à genoux, ils avaient recouvert cette partie de leur corps d'épaisses callosités; leurs yeux, à force de répandre des larmes s'étaient desséchés, n'avaient plus de cils, et s'étaient enfoncés dans leur orbite; leurs joues étaient couvertes de plaies, et comme brûlées par leurs larmes embrasées; leurs visages étaient pâles, et si maigres,
qu'ils ressemblaient parfaitement aux visages des personnes mortes; leurs poitrines étaient toutes meurtries par les coups répétés qu'ils se donnaient, et ces coups leur occasionnaient de douloureux crachements de sang. Trouvait-on dans ce monastère des lits préparés ? Y voyait-on des habits propres et capables de protéger du froid ? Tout y était déchiré, négligé, sale et rempli de vermine. Enfin disons que les tourments de ceux qui sont possédés du démon, que la douleur cruelle de ceux qui pleurent la mort de leurs proches, que les déchirements de coeur de ceux que l'on condamne à l'exil, que les supplices mêmes des parricides ne sont qu'une faible image des douleurs, de l'affliction et des souffrances de ces saints pénitents; les peines que ces sortes de gens endurent par nécessité,ne sont rien en comparaison de celles que ces généreux pénitents souffrent volontairement; et n'allez pas vous imaginer, mes frères, que je vous raconte ici des choses fabuleuses et mensongères; c'est la vérité tout entière.
21. On les voyait ces pénitents extraordinaires conjurer leur supérieur, cet excellent pasteur, ce juge sage et éclairé, cet ange parmi les hommes, de leur mettre comme à d'infâmes criminels des colliers de fer au cou, des menottes aux mains, des cercles pesants aux pieds, et de les laisser dans cet état cruel jusqu'à ce qu'on les mit dans le tombeau; et encore souvent se jugeaient-ils indignes d'être ensevelis.
22. Je ne tairai pas; non, je ne passerai pas sous silence ce nouveau genre d'humilité, quoiqu'il inspire je ne sais quel effroi, ni cette humble charité pour Dieu, ni cet excès de pénitence : je vous dirai donc quelle était la conduite d'un certain nombre parmi eux, lorsqu'ils croyaient être arrivés à leur dernière heure et sur le point de paraître au redoutable tribunal de Dieu. Quand ces illustres pénitents étaient portés dans le lieu du monastère réservé pour ceux qui étaient dangereusement malades, ils conjuraient leur supérieur, lui qui était un trésor de lumière et de sagesse, par tout ce qu'ils savaient lui être le plus sacré et le plus respectable, de leur accorder pour dernière grâce de ne pas les honorer de la sépulture qu'on donne à tous les hommes, mais de jeter leurs corps dans la rivière, ou bien de les abandonner, dans les champs, à la voracité des bêtes sauvages; et quelquefois, et même souvent, leurs désirs étaient accomplis. Ainsi le supérieur ordonnait qu'on jetât leurs cadavres hors du monastère, et qu'on leur refusât les honneurs de la sépulture et des prières accoutumées de l'Église.
23. Mais quel horrible et effrayant spectacle on avait sous les yeux, lorsque quelqu'un de ces saints pénitents touchait à sa dernière heure ! Alors tous ses fervents compagnons venaient entourer son lit de mort; et ces hommes, dévorés par une soif brûlante, en proie à la plus cruelle affliction, enflammés par l'ardeur et la vivacité de leurs désirs et de leurs voeux, lui exprimaient, par une contenance qui inspirait la compassion, par leurs paroles lamentables, par leurs mouvements de tête, les sentiments de la plus tendre et de la plus grande commisération. «Qu'y a-t-il, ô notre cher frère, ô notre tendre compagnon, lui disaient-ils avec une tendresse qui allait au coeur, qu'y a-t-il de nouveau pour vous ? Comment vous trouvez-vous en ce moment ? Qu'auriez-vous à nous dire ? Quelles sont vos espérances ? Quelles sont vos affections et vos pensées ? Avez-vous lieu de croire que vous ayez obtenu ce que vous avez cherché avec tant de peine et d'ardeur, ou bien auriez-vous travaillé sans succès ? Êtes-vous enfin parvenu au port du salut, ou bien auriez-vous encore à craindre un triste naufrage ? Êtes-vous directement arrivé au but de votre voyage, ou bien vous seriez-vous égaré ? Concevez-vous une espérance certaine d'avoir reçu le pardon de vos péchés, ou n'auriez-vous encore qu'une assurance fort incertaine de votre salut ? Vous trouvez-vous dans une parfaite liberté d'esprit et de coeur ou seriez-vous encore dans le trouble et les angoisses ? Votre âme a-t-elle été éclairée des lumières consolantes du ciel ou serait-elle encore dans les ténèbres et dans la nuit de la confusion ? Auriez-vous enfin entendu intérieurement ces paroles : Tu es guéri (Jn 14); tes péchés te sont remis ; ta foi t'a sauvé (Mc 5)» ? ou bien ces sentences terribles : Que les pécheurs soient précipités dans les enfers (Ps 9); liez-lui les pieds et les mains, et jetez-le dans les ténèbres extérieures (Mt 22); qu'on enlève l'impie, car il ne verra pas la Gloire du Seigneur dans son temple (Is 22) ? Quelles réponses, ô notre cher frère, pouvez-vous faire à toutes nos questions ? Parlez-nous sans détour et franchement, afin que nous puissions un peu connaître le sort qui nous attend nous-mêmes, car pour vous, le temps de la vie va finir, et quand une fois on est entré dans l'éternité, il n'y a plus de temps. Alors quelques-uns répondaient par ces paroles. Que Dieu soit béni à jamais; car il n'a pas rejeté ma prière ni retiré sa Miséricorde de dessus moi (Ps 45). D'autres répondaient : Béni soit le Seigneur, qui ne nous a pas laissés en proie à la fureur ni à la voracité des dents cruelles de nos ennemis. (Ps 123) D'autres, pressés par la douleur de leur coeur, se contentaient de dire : Notre âme pourrait-elle bien passer ce torrent impétueux, dans lequel les puissances de l'enfer cherchent à la perdre ? (Ps 123). Or ceux-ci parlaient de la sorte, parce qu'ils n'étaient point assez assurés de leur salut, et qu'ils craignaient le compte terrible qu'ils étaient sur le point de rendre à Dieu. D'autres, enfin, faisaient une réponse bien plus affligeante : «Malheur à nous, s'écriaient-ils; malheur à l'âme qui n'a pas gardé les voeux de sa profession ! Voici l'heure unique à laquelle elle puisse savoir ce qu'elle a mérité pour l'éternité.»
24. Telles sont les choses que j'ai vues et entendues pendant que je suis resté dans ce monastère, et je vous avoue avec franchise qu'en comparant ma négligence et ma lâcheté avec les étonnantes mortifications que ces illustres pénitents pratiquaient avec tant de zèle et de courage, je fus violemment tenté de me laisser aller au découragement et au désespoir. Au reste, de quel côté qu'on envisageât ce monastère, on ne pouvait pas croire que ce fût une maison habitée par des hommes; car elle ne se faisait remarquer que par les ténèbres et l'obscurité qui régnaient dans toutes les pièces dont elle était composée, par la mauvaise odeur qui s'exhalait de tout côté, et par les ordures et la malpropreté qu'on rencontrait partout. C'est donc bien avec raison qu'on l'appelait la prison et le cachot des criminels; car, rien qu'en la regardant, on se sentait pénétré de tristesse et porté à des sentiments de pénitence. Mais ce qui paraît difficile et impraticable à certaines personnes, devient facile et même aimable à celles qui connaissent et sentent la perte qu'elles ont faite en perdant l'innocence et, avec elle, les dons précieux du ciel. En effet, une âme, qui se voit privée de la sainte amitié qui l'unissait délicieusement à Dieu, et de la confiance si douce et si consolante qu'elle avait en Lui; qui a perdu toute espérance de pouvoir en ce monde jouir de la paix parfaite, du coeur et de la suprême tranquillité, qui a violé le sceau de sa virginité; qui s'est elle-même dépouillée du trésor inestimable de la grâce et des consolations divines; qui a rompu l'alliance auguste qu'elle avait faite avec le Seigneur; qui a misérablement éteint en elle les ardeurs célestes de la charité, et fait sécher la source des larmes qu'elle répandait avec tant de douceur; une âme, dis-je, qui n'est plus frappée que du souvenir déchirant des biens qu'elle a perdus et des maux qu'elle s'est faits, et qui est comme froissée, brisée par la douleur qu'elle conçoit à la vue de sa folie et de ses crimes, non seulement se dévoue et se consacre promptement et avec ardeur aux travaux et aux exercices pénibles dont nous venons de parler, mais, selon qu'elle en est capable, se punit et se purifie par d'autres exercices spirituels. Et pourrait-elle en agir autrement, si elle a conservé quelque reste et quelque étincelle d'amour et de crainte de Dieu ?
Tels étaient les sentiments de ces hommes que nous avons considérés; car en faisant toutes ces réflexions salutaires, en connaissant de quel haut degré de vertu ils étaient tombés, ils ne cessaient de se répéter : «Que sont devenus ces jours heureux que nous avons passés ? Qu'avons-nous fait de ces bonnes oeuvres que nous pratiquions alors avec tant d'ardeur ? D'autres fois ils s'écriaient : «Où sont-elles, Seigneur, tes anciennes Miséricordes (Ps 88,49), dont tu nous donnais tant et de si grandes preuves ?» Un autre disait : «Souviens-toi Seigneur, des humiliations, des hontes et des travaux de tes serviteurs (ibid.).» Un autre s'écriait : «Qui pourra me remettre dans l'état où j'étais à ces temps heureux qui sont passés, alors le Seigneur Lui-même veillait sur moi pour me garder, et sa lampe répandait une lumière bienfaisante sur ma tête (Job 29 2-3) et dans mon coeur ?»
25. C'était ainsi que ces généreux pénitents rappelaient à leur mémoire les sentiments qu'ils éprouvaient dans le temps qu'ils marchaient dans les voies de la vertu et de la perfection; et, semblables à de petit enfants qui ont perdu ce qu'ils chérissaient éperdument, ils étaient inondés de larmes, et faisaient entendre des cris capables de fendre le coeur. «Où est, s'écriaient-ils, cette admirable pureté qui ornait nos prières ? Que sont devenues cette tendresse et cette confiance que nous avions en Dieu, en Lui présentant nos voeux ? Où sont à présent, ces larmes si douces que nous répandions avec tant d'abondance ? Hélas, elles se sont changées en des larmes bien amères. Qu'est devenue cette belle espérance que nous avions de voir nos corps dans une chasteté parfaite, nos consciences dans une pureté céleste, et nos coeurs dans une tranquillité inaltérable ? Où trouver cette confiance si rassurante que nous avions en notre directeur ? Que sont devenues la vertu et l'efficacité de ses prières pour nous ? Ah, tous ces riches avantages sont comme si nous n'en avions jamais joui, et qu'ils n'eussent jamais existé; car ils sont dispersés, perdus, détruits et anéantis.»
26. C'était ainsi, et en répandant une grande abondance de larmes, qu'ils exprimaient le regret d'avoir dissipé de si grandes richesses spirituelles, et, dans l'abîme profond de leur désolation, les uns souhaitaient avec une incroyable ardeur, d'être possédés par le plus méchant des démons, afin de souffrir davantage; les autres demandaient à Dieu avec instance de les frapper de la honteuse et humiliante épilepsie; les autres désiraient de devenir entièrement aveugles et d'être changés en des monstres affreux, capables de faire horreur aux hommes et de leur servir de spectacle, d'autres auraient voulu perdre l'usage de leurs nerfs et de leurs muscles, et être frappés d'une paralysie universelle; et les uns et les autres s'estimaient trop heureux, si, en souffrant tous ces maux, ils pouvaient éviter les supplices éternels. Quant à moi, mes chers amis, je vous avoue que je ne peux vous rendre raison des motifs qui me faisaient demeurer avec plaisir dans cette maison de tristesse et de pleurs; mais j'y étais si satisfait et si content, que je ne pensais plus à moi, et si ravi d'étonnement, que je n'étais plus maître ni de mes pensées ni de mes sentiments. Mais revenons à notre sujet.
27. Après être demeuré un mois dans le monastère de la Prison, comme, à cause de mon indignité, on ne devait pas m'y supporter, je retournai au grand monastère, et j'allai trouver le saint abbé qui y présidait. En me voyant tout autre qu'il ne m'avait vu auparavant, et, par la pénétration de son esprit, s'apercevant bien de l'étonnement et de l'admiration où j'étais, il comprit facilement quelle était la cause de ma stupeur et de mon ravissement. Il me dit donc : «Eh bien, mon cher père Jean; qu'avez-vous donc ? Avez-vous bien examiné les combats, les travaux et les exercices de nos pénitents ?» «Oui, mon Père, lui répondis-je, je les ai vus et admirés; et j'estime plus heureux ces hommes qui sont tombés, mais qui pleurent et expient ainsi leurs fautes, que ceux qui ne sont pas tombés, et qui ne pensent pas à pleurer; car en se relevant ainsi, ils se mettent heureusement dans le cas de ne pas retomber.» «Vous avez raison», me répartit-il.
28. Cette langue qui ne sût jamais mentir, me raconta le fait suivant : «Il y a près de dix ans, nous avions ici un frère qui était d'une si grande piété, qui prenait tant de soin et d'attention pour être un véritable soldat de Jésus Christ, qui était animé d'un zèle si vif et d'une si grande ardeur dans les exercices de la vie religieuse, qu'en le voyant dans de si belles dispositions, je tremblais pour lui et craignais beaucoup que le démon, jaloux de ses vertus et de ses mérites, ne se servît de son ardeur et de son zèle même pour lui faire heurter le pied contre quelque mauvaise pierre. Or ce qui ne manque guère d'arriver à ceux qui marchent avec trop de précipitation, arriva malheureusement à ce frère : il fit une chute. Mais aussitôt il vint me trouver. C'était vers le soir. Il me découvrit et me montra la blessure qu'il avait faite à son âme; dans l'abîme de sa douleur, il me conjura avec instance d'y appliquer le fer et le feu, et de lui ordonner les remèdes convenables. Comme il vit que son médecin spirituel ne voulait pas employer la rigueur et la sévérité qu'il désirait, et ce pauvre religieux n'était pas indigne de quelque indulgence, il se jeta à mes pieds, les arrosant de ses larmes et me conjurant de l'envoyer à la Prison, que vous avez vue; et pour venir à bout de me gagner, il ne cessait de me répéter qu'il était impossible qu'on puisse le dispenser d'y être condamné. Ainsi par la violence qu'il me fit, il me força, en quelque sorte, à convertir en rigueur et en sévérité la douceur et la tendresse que j'avais pour lui. On vit donc dans ce religieux ce qu'on ne voit guère chez les malades, et ce qui est contraire au cours ordinaire des choses. Aussi je lui avais à peine accordé la permission qu'il demandait avec tant d'instance, qu'il courut promptement vers les pénitents, pour être leur confrère et l'imitateur de leurs travaux et de leurs larmes. La contrition que son amour pour Dieu lui avait fait concevoir de sa faute, fut si vive et si violente, que huit jours après qu'il fut entré dans le monastère, il partit de ce monde pour aller devant le Seigneur; mais, avant de mourir, il eut bien soin de demander que son corps fût privé de la sépulture. Je crus pour cette fois, ne pas devoir céder à ses désirs. Je fis donc apporter et déposer son corps dans le cimetière destiné à la sépulture des pères. Or je le jugeai digne de cet honneur, puisqu'après une pénitence de sept jours dans la Prison, Dieu l'avait trouvé capable, le huitième, de jouir de la liberté et de la félicité des cieux. En effet, il y a un religieux qui a su d'une manière certaine qu'avant même que cet illustre pénitent se soit relevé de devant les pieds vils et méprisables de celui qui vous parle, il avait reçu le pardon de son péché, et qu'il était parfaitement réconcilié avec Dieu. Eh! N'en soyons point étonnés, car il avait dans le coeur la même foi que la pécheresse de l'Évangile, et c'était avec une espérance et une confiance parfaites en Dieu, qu'il avait arrosé de ses larmes mes misérables pieds. Or tout n'est-il pas possible à celui qui croit ?» (Mt 9,22) Quant à moi, j'ai vu des âmes souillées de péchés, et possédées même par la folie et l'amour des plaisirs sensuels, lesquelles néanmoins, par les exercices de la pénitence, par la présence de ceux qui aimaient Dieu, et surtout par la considération approfondie de leur triste état, ont changé d'affections et de sentiments, ont donné leur coeur à Dieu, L'ont aimé uniquement, ont triomphé de toute crainte servile, et se sont enfin livrées entièrement aux saintes ardeurs de la charité. Aussi remarquons bien que notre Seigneur ne dit pas de la pécheresse convertie : «Elle a beaucoup tremblé»; mais elle a beaucoup aimé.» (cf. Lc 7,47). Et que ce fut par un amour ardent pour Dieu qu'elle se délivra de l'amour charnel et profane.
29. Après tout, illustres Pères, je ne peux me défendre de penser que les choses extraordinaires que je viens de vous raconter, paraîtront incroyables à bien du monde, que d'autres les regarderont comme impossibles, et qu'enfin quelques autres en prendront peut-être sujet de se décourager et de tomber dans le désespoir. Mais il sera vrai aussi que les coeurs généreux et pleins de bonne volonté et de courage, s'en serviront comme d'un aiguillon pour s'exciter à la pratique parfaite des vertus les plus héroïques, comme d'une flèche qui les transpercera de l'amour de Dieu et les remplira de zèle et de ferveur. Pour ceux qui ne sont pas aussi avancés dans la piété, ces travaux leur feront sentir de plus en plus leur tiédeur et leur négligence, et par les reproches qu'ils seront obligés de se faire, en se comparant avec ces fervents religieux et ces illustres pénitents, ils acquerront une humilité profonde, feront quelques efforts pour imiter ces coeurs généreux, et pourront peut-être enfin les atteindre. Quant à ceux qui n'ont encore en partage que la tiédeur et la négligence, il serait imprudent pour eux de vouloir faire comme les coeurs fervents et généreux, et marcher tout d'un coup sur les traces de ces hommes parfaits : ce qu'ils doivent faire pour le moment présent, c'est de ne pas abandonner ce qu'ils ont commencé, afin de ne pas mériter que cette menace ne s'accomplisse sur eux : «On lui ôtera même ce qu'il paraît avoir.» (Mt 25,29).
30. N'oublions pas qu'une fois que nous avons eu le malheur de tomber dans l'abîme du péché, nous ne pouvons en sortir, à moins que les exercices d'une véritable pénitence ne nous en retirent, et ne nous précipitent heureusement dans un abîme d'humilité.
31. L'humilité pleine de tristesse, laquelle règne dans le coeur des vrais pénitents, est bien différente de celle dans laquelle sont les pécheurs que les seuls remords de la conscience condamnent, de celle même que Dieu inspire à ceux qui vivent dans la perfection de la vertu. Ne cherchons pas ici à exprimer en quoi consiste l'humilité de ces hommes parfaits : nous ne pourrions en venir à bout. Quant à l'humilité de ceux qui font pénitence, vous la reconnaîtrez à leur patience parfaite au milieu des mépris et des humiliations. Cependant leurs mauvaises habitudes pourront bien encore les faire tomber dans quelques fautes.
32. Ces chutes ne doivent pas nous surprendre; car le motif des jugements de Dieu,de même que bien souvent la cause et le principe des fautes que l'on commet, sont couverts d'épaisses ténèbres, sont impénétrables à l'esprit humain, et il nous est vraiment impossible de distinguer les chutes que nous faisons par notre propre négligence, de celles qui nous arrivent par une permission de Dieu et de celles mêmes que nous faisons, parce que Dieu, dans sa juste indignation, nous a livrés à notre faiblesse. J'ai entendu dire à quelqu'un que ceux qui, par la permission de Dieu, tombaient dans quelque péché, n'y demeuraient pas longtemps, parce que Dieu qui a permis cette chute pour notre plus grand bien ne permet pas que nous restions sous l'esclavage de cette faute.
33. Après nos chutes, appliquons-nous d'une manière toute spéciale à combattre le démon de la tristesse. Il ne manque pas de nous attaquer au moment de nos prières, afin que, nous retraçant fortement dans notre esprit l'heureux état dans lequel nous étions avant de pécher, il nous détourne de l'attention que nous devons à ce saint exercice, et nous inspire le trouble et le découragement.
34. Croyez-moi, mes frères : quand même vous feriez des fautes tous les jours, gardez-vous bien de perdre courage, n'abandonnez pas vos exercices de piété, mais persévérez généreusement et fortement dans le service de Dieu; et votre ange gardien respectera votre héroïque patience et votre heureuse persévérance.
35. Faites aussi attention à ceci : une plaie récente se guérit facilement. Mais si on la néglige, les humeurs s'altèrent et se corrompent : elle ne se cicatrise qu'avec peine, et souvent, pour en guérir, il faut beaucoup de soin, de temps et de travail, et même employer quelquefois le fer et le feu, et user d'un grand nombre de remèdes. Eh ! N'a-t-on pas vu quelques-unes de ces plaies devenir même incurables ? Cependant Dieu, à qui rien n'est impossible, peut nous en délivrer.
36. Voici encore une autre remarque importante que nous devons faire ici : les démons, ces ennemis pleins de ruse et d'artifice, avant de nous pousser au péché et pour nous y faire tomber plus facilement, nous représentent Dieu tout rempli de bonté et de compassion pour nous. Mais s'ils ont réussi dans leur cruel projet, et nous ont fait violer la loi sainte du Seigneur, ils ne nous le montrent plus que comme un juge terrible, sévère et inexorable.
37. Gardez-vous bien d'avoir confiance à quelqu'un qui, sachant que vous vous êtes rendu coupable de quelque faute considérable, vous suggérerait de ne pas faire attention aux fautes légères auxquels chaque jour vous vous trouveriez exposé, et vous dirait d'une part, par rapport à la faute considérable, qu'il serait bien à désirer pour vous que vous ne l'ayez pas commise, et d'autre part, par rapport aux fautes légères, qu'elles ne sont rien; car les soins multipliés que nous employons, sont semblables aux petits présents qu'on fait. N'est-il pas reconnu que souvent ces petits présents, à force de les multiplier, ont apaisé la colère du souverain Juge ?
38. On doit dire que celui qui est sincèrement résolu de satisfaire à la Justice de Dieu pour les fautes qu'il a faites, a malheureusement perdu la journée qu'il n'a pas consacrée aux pleurs et aux gémissements de la pénitence, quand même il aurait pratiqué les oeuvres les plus excellentes de la piété.
39. Que ceux-là donc qui pleurent leurs péchés, se gardent bien d'attendre l'heure de la mort, pour s'assurer qu'ils leur ont été pardonnés; car ils n'en peuvent alors recevoir une assurance certaine. Mais nous devons sans cesse faire cette prière : Donne-moi, Seigneur, le doux espoir que tu m'as pardonné mes péchés, afin que je ne sorte pas de ce monde dans la cruelle incertitude de mon salut. (cf. Ps 38,14).
40. Cependant pour notre instruction et pour notre consolation, nous remarquerons que les liens du péché sont heureusement brisés dans tous ceux en qui réside l'Esprit de Dieu; disons-en autant de ceux dans le coeur desquels règne une humilité sincère. Ah ! Que ceux qui partent de ce monde sans avoir l'une et l'autre de ces deux choses, ne soient pas dans une funeste illusion : qu'ils soient au contraire bien convaincus qu'ils sont encore sous l'esclavage de leurs péchés.
41. Tous ceux qui ont passé leur vie dans le monde, en vivant selon son esprit et ses maximes, lorsqu'ils quittent la vie, ne peuvent point avoir ces deux marques essentielles de la justification, surtout la dernière. Il en est néanmoins parmi les gens du monde qui se préparent à leur dernière heure par des oeuvres de miséricorde et de pénitence : ils en recevront le prix et la récompense.
42. Il est bien éloigné de s'occuper de la pénitence, des fautes de ses frères et de leur faire des reproches, celui qui pleure amèrement ses propres péchés.
43. Un chien mordu par une bête sauvage, se jette sur elle avec toute la fureur dont il est capable; car la vivacité de la douleur qu'il éprouve le fait courir sur elle avec un acharnement implacable.
44. Prenons donc bien garde au silence que garderait notre conscience, et tremblons que ce silence ne nous arrive parce que notre coeur est aveugle et endurci, plutôt que parce qu'il est net et purifié.
45. Une des preuves que nous pouvons d'ores et déjà avoir en ce monde de nous être acquitté des dettes que nos péchés nous avaient fait contracter, c'est de croire que nous sommes encore des coupables et des débiteurs à la Justice de Dieu.
46. Rien ne peut être comparable aux Miséricordes du Seigneur : elles sont souverainement au dessus de toute chose. C'est donc vouloir librement se perdre éternellement, que de ne pas espérer en Dieu.
47. La marque véritable et le signe non équivoque de la pénitence, c'est d'être convaincu et persuadé qu'on mérite, soit pour le corps, soit pour l'esprit, toutes les peines, tous les maux et toutes les afflictions qu'on endure, et qu'on mériterait d'en souffrir encore davantage.
48. Moïse, quoiqu'il ait vu la face de Dieu dans le buisson ardent, retourna pourtant en Égypte, c'est-à-dire au milieu des ténèbres du siècle, pour se remettre à faire des briques pour le service de Pharaon, qui était la figure du démon. Cependant, il ne tarda pas de revenir auprès du buisson, et quelque temps après il mérita de monter jusque sur la montagne sainte où Dieu avait fixé sa demeure d'une manière visible. Quiconque comprendra la signification de la figure suivante, ne désespérera jamais de son salut : Job, cet homme d'une mémoire éternelle, d'un état de prospérité et de richesses extraordinaires, tomba dans une pauvreté effrayante; et néanmoins Job devint ensuite deux fois plus riche qu'il ne l'avait été.
49. Ils font des chutes bien dangereuses et bien funestes ces moines lâches et négligents qui, après leur sainte profession, tombent dans quelques fautes; car ordinairement elles leur font perdre l'espérance de pouvoir arriver à l'heureuse paix du coeur, et leur font croire qu'ils doivent s'estimer assez heureux, s'ils ont le bonheur de s'en relever et d'en mériter le pardon.
50. Mais faites attention qu'il n'est pas possible que la paresse qui nous a séparés de Dieu, soit le moyen capable de nous ramener vers Lui; il faut donc en prendre un autre qui puisse nous rapprocher du Seigneur.
51. J'ai vu deux religieux dans un monastère, qui allaient à Dieu dans le même temps et par la même voie. L'un était un vieillard exercé depuis de longues années dans les travaux de la pénitence; l'autre était un jeune novice dans les voies de la vie religieuse. Cependant ce dernier courait plus vite que le premier; aussi mérita-t-il la première place dans le tombeau de l'humilité.
52. Nous devons tous prendre garde, mais surtout nous qui sommes tombés dans le péché, de ne pas nous laisser empoisonner l'esprit et le coeur par l'erreur contagieuse d'Origène. Or la misérable doctrine de ce docteur sur l'excessive Bonté de Dieu pour les hommes, est goûtée et savourée par tous ceux qui ne se plaisent que dans les plaisirs grossiers des sens.
53. Quand à nous, croyons que c'est dans nos méditations ferventes, et plus encore dans nos exercices de pénitence, que s'enflammera le feu de notre prière et qu'il dévorera la matière de nos péchés.
54. Que les pénitents que je vous ai proposés dans ce cinquième degré, soient vos guides et vos conducteurs; que leur pénitence et la fin qu'ils se proposaient soient le modèle et l'image de votre pénitence et de la fin que vous devez vous proposer, en vous consacrant à ses rigoureux mais salutaires exercices ! Et soyez assurés que pendant votre pèlerinage sur la terre, vous n'aurez pas besoin d'un autre livre pour vous conduire et vous faire heureusement arriver au port du salut, jusqu'à ce qu'enfin Jésus Christ le Fils unique de Dieu, et Dieu Lui-même, ne vous apparaisse et ne vous éclaire de ses lumières dans la résurrection qu'aura produite une véritable et sincère pénitence.
Amen.
Vous êtes monté par la pénitence sur le cinquième degré; vous avez donc par son secours purifié les cinq organes de votre corps, et, par des satisfactions volontaires, vous avez évité les peines et les supplices que vous aviez mérité de souffrir dans l'éternité.
IV
CINQUIÈME DEGRÉ
CINQUIÈME DEGRÉ
De la véritable et sincère Pénitence.
1. Jean courut jadis plus vite que Pierre (cf. Jn 20,4); c'est pour cela que l'obéissance vient ici avant la pénitence. Car celui qui arriva le premier est l'image de l'obéissance, et l'autre celle de la pénitence.
2. La pénitence est le rétablissement du baptême. C'est une espèce de contrat par lequel nous promettons à Dieu de nous corriger des défauts de notre vie passée, et de mieux vivre dans l'avenir. La pénitence, si j'ose me servir de cette expression, est chargée des intérêts de l'humilité; c'est un renoncement parfait à tous les plaisirs des sens; c'est un jugement sévère qu'on porte contre soi-même; c'est l'occupation sérieuse d'une âme qui s'applique tout de bon à l'affaire de son salut éternel. Elle est la fille aînée de l'espérance et l'ennemie mortelle du désespoir. Le véritable pénitent est un criminel qui confesse ses péchés, sans mériter aucune infamie. La pénitence a la vertu de nous réconcilier avec Dieu, en nous faisant pratiquer les bonnes oeuvres opposées aux fautes que nous avons commises; c'est elle qui décharge, purifie et sanctifie la conscience; c'est elle qui nous porte à souffrir généreusement toutes les peines et toutes les afflictions qui nous arrivent. Celui qu'elle anime est d'une admirable activité pour trouver et pour employer les moyens capables de le punir; c'est elle qui combat et surmonte l'intempérance, et qui accuse sans ménagement au tribunal de la conscience.
3. Vous tous qui, par vos offenses multipliées, avez irrité la colère de Dieu, accourez, approchez, venez et écoutez; rassemblez-vous, et considérez avec moi les merveilles qu'il a plu à Dieu de me découvrir et de me faire connaître, pour l'exemple et le salut des autres. Commençons d'abord par dire quelque chose de ces hommes dévoués à Jésus Christ par des humiliations profondes, dignes par là même de nos louanges et de la première place. Écoutons, contemplons et imitons ces beaux modèles, nous tous qui sommes tombés dans des fautes mortelles ! Réveillez-vous donc et soyez attentifs, ô vous qui êtes encore sous l'esclavage honteux du péché ! Mes frères, daignez prêter l'oreille à mes paroles; et vous, qui que vous soyez, si vous désirez sincèrement vous réconcilier avec Dieu par une véritable conversion, ne manquez pas de donner ici toute votre attention.
4. Ayant appris, moi qui ne suis qu'un homme si lâche et si imparfait; ayant appris, dans le temps que je demeurais dans le grand monastère dont j'ai parlé, qu'il y avait quelques religieux qui, dans un autre monastère qu'on appelait la Prison, menaient une vie singulièrement extraordinaire, et pratiquaient toute la perfection de l'humilité, je demandai au saint abbé du grand monastère, à qui cette autre communauté était soumise, la permission d'y aller, pour y être témoin de ce qui s'y passait. Or cette grande lumière, ce saint abbé me l'accorda d'autant plus volontiers, qu'il craignait davantage de me faire la moindre peine.
5. Lorsque je fus arrivé au monastère des Pénitents (qu'on devrait bien plutôt appeler la région des pleurs et des gémissements, la Prison, pour tout dire), je fus témoin, s'il est permis de le dire, de ce que l'oeil d'un lâche et d'un paresseux n'a point vu, que l'oreille d'un négligent n'a point entendu, et que l'esprit d'un indolent ne saurait comprendre; je fus témoin, dis-je, d'actions et de paroles capables de faire violence à Dieu même, de travaux et de mortifications assez puissantes pour mériter en peu de temps ses Miséricordes et sa Clémence.
6. J'y vis de ces coupables innocents passer les nuits entières debout, les pieds immobiles et en plein air, lutter vigoureusement contre les cruelles importunités du sommeil, ne s'accorder aucun repos, s'accuser sans cesse de lâcheté et de négligence, et s'exciter eux-mêmes à la persévérance, en se faisant les reproches les plus humiliants.
7. J'en vis d'autres qui, les yeux humblement fixés vers le ciel, imploraient la Clémence et la Bonté de Dieu avec des paroles et d'un ton de voix qui pénétraient l'âme de pitié et de compassion.
8. J'en vis d'autres qui, comme d'infâmes scélérats, les mains liées derrière le dos, tout couverts de confusion, et en proie à la plus déchirante affliction, courbaient humblement le visage vers la terre, se jugeaient indignes de regarder le ciel, et n'osaient ni parler, ni pousser des gémissements, ni faire des prières.
9. La pensée effrayante de leurs péchés, les remords cuisants de leur conscience épouvantée, la honte et la confusion qu'ils éprouvaient, les occupaient et les tourmentaient si fort, qu'ils étaient incapables d'oser prononcer le saint nom de Dieu pour l'invoquer, qu'ils ne savaient ni comment commencer, ni comment finir les prières qu'ils auraient voulu Lui adresser, et qu'ils étaient obligés de ne Lui présenter qu'une âme muette, un esprit rempli de ténèbres, et un coeur presque livré aux horreurs du désespoir.
9. J'en aperçus, d'autres qui tristement assis par terre, couverts de cendres et revêtus d'un rude cilice, cachaient leur visage entre leurs genoux et frappaient la terre de leur front pénitent.
10. J'en vis encore d'autres qui se frappaient sans cesse la poitrine, en se rappelant avec des regrets inexprimables l'heureux état où ils étaient dans le temps qu'ils pratiquaient la vertu. Or, parmi ces illustres pénitents, les uns inondaient la terre, de l'abondance de leurs larmes; les autres, ne pouvant plus pleurer, se déchiraient de coups; d'autres, incapables de comprimer la douleur qui navrait leur coeur, l'exprimaient par des sanglots semblables aux lamentations de ceux qui assistent aux funérailles de leurs proches; d'autres, dans leurs cellules, rugissaient comme des lions dans leurs cavernes, frémissaient de crainte et d'effroi, étouffaient quelquefois leurs gémissements, et d'autrefois, n'en pouvant venir à bout, éclataient tout d'un coup en cris perçants et lamentables.
11. J'en ai vu quelques-uns qui, par leurs gestes, semblaient être hors d'eux-mêmes, et qui, par la douleur qu'ils enduraient, étaient dans une stupéfaction indicible, et gardaient le plus morne silence. On les aurait volontiers pris pour des gens privés de raison, insensibles et morts à toutes les fonctions de la vie; et cependant ils n'étaient dans cet état que parce qu'ils étaient descendus dans toutes les profondeurs de l'humilité, et que les larmes abondantes qu'ils répandaient, n'étaient que l'expression de leur contrition vive et enflammée.
12. J'en ai remarqué d'autres qui, la tête courbée vers la terre, immobiles comme des statues, étaient livrés à des méditations profondes, et qui, par les nombreux mouvements de leur tête, annonçaient la grandeur de leur affliction, gémissaient et rugissaient de temps en temps comme des lions. J'en ai rencontré quelques autres, lesquels étaient remplis d'une délicieuse espérance, et conjuraient le Seigneur avec des prières admirables de leur accorder la rémission de toutes leurs fautes. J'en ai vu qui, par une humilité inexprimable, se jugeaient indignes de pardon, et proclamaient à haute voix qu'il leur était impossible de satisfaire à la justice de Dieu, à cause de la grandeur et de l'énormité de leurs crimes. Quelques-uns conjuraient sans cesse Dieu de les punir sévèrement en ce monde, mais de leur accorder son Amitié et de les couronner de ses Miséricordes dans l'autre. Quelques autres, accablés sous le poids terrible des reproches de leur conscience, priaient avec humilité et ferveur le Dieu de toute bonté de les préserver au moins des supplices éternels qu'ils avaient mérités, et se déclaraient publiquement et avec sincérité indigne du royaume des cieux.
13. «Eh ! s'écriaient-ils, pourvu que cette grâce ne nous soit pas refusée, nous devons être contents.» C'est là que je vis des âmes vraiment humbles, mortifiées et transpercées de douleur, connaissant et sentant l'énormité de leurs péchés. Aussi poussaient-elles des cris et des lamentations, adressaient-elles à Dieu des prières si ferventes et si animées, qu'elles auraient amolli la dureté et l'insensibilité des rochers. On les entendait, dans un saint tremblement, et humblement prosternées contre terre, répéter sans cesse : «Oui, Seigneur, nous reconnaissons et nous confessons que nous ne méritons que trop toute sorte de peines et de châtiments, et que, quand même l'univers entier se réunirait à nous pour pleurer sur le nombre et sur la grandeur de nos offenses, toutes ces larmes ne seraient pas suffisantes pour laver nos âmes et satisfaire à votre Justice; mais il est une grâce que nous te prions, te supplions avec instance et te conjurons de ne pas nous refuser : c'est de ne pas nous corriger dans ta juste Colère, et de ne pas nous châtier dans ton indignation (cf. Ps 6,2), mais de nous recevoir dans les bras de tes Miséricordes. Il nous suffit, Seigneur, que nous n'ayons plus à craindre tes terribles Menaces, et que nous soyons préservés des supplices inexprimables et incompréhensibles que nous avons mérités; car nous n'osons pas te demander que tu nous délivres de toutes les peines que nos péchés nous ont attirées, et que tu nous accordes un pardon entier et parfait. Eh ! Seigneur, de quel front pourrions-nous solliciter une telle faveur, nous qui avons eu l'audace sacrilège de profaner et de violer les voeux de notre sainte profession, et de fouler si indignement aux pieds la grâce inestimable que tu nous avais faite, en nous pardonnant, si généreusement et avec tant de bonté, les fautes que nous avions commises avant de quitter le monde.»
14. Mes chers amis, c'est dans ce lieu, oui, c'est dans ce lieu de pénitence qu'on voyait ponctuellement l'accomplissement de ce que David disait de lui-même (cf. Ps 37,6-7), c'est là qu'on avait sous les yeux le spectacle attendrissant, des personnes qui étaient plongées dans la plus désolante affliction, et courbées jusqu'à la fin de leur vie sous le poids immense de leur douleur; qui tous, les jours portaient l'amertume de leur tristesse peinte sur leur visage et exprimée dans leurs mouvements et dans leurs démarches; et qui, par l'horrible puanteur qui s'exhalait de leurs plaies, annonçaient que leur corps, dont ils ne prenaient aucun soin et auquel ils ne pensaient même pas, était couvert d'un ulcère général. C'est là qu'on voyait des hommes qui avaient oublié de manger leur pain, qui mêlaient leurs larmes avec l'eau qu'ils buvaient, qui se nourrissaient de cendres au lieu de pain; dont les os, devenus secs, n'étaient plus entourés que d'une peau ridée et qui y était collée; et dont le coeur avait séché comme l'herbe frappée par les ardeurs du soleil (cf. Ps 101,4-12). On ne leur entendait prononcer que ces mots : «Malheur à nous, misérables ! malheur à nous !»; et ces autres : «C'est avec justice, oui, c'est avec justice que nous sommes dans cet état déchirant»; et enfin ces autres : «Pardonne-nous, Seigneur; nous t'en en conjurons, pardonne-nous.» Plus loin, vous en entendiez d'autres qui faisaient retentir l'air de ces paroles seulement : Pitié, Seigneur, pitié !», et d'autres enfin qui, d'une voix plus lamentable, ne cessaient de répéter : «Ah ! Seigneur, si nous pouvons encore espérer, daigne nous pardonner ! oui, Seigneur, pardonne-nous !»
15. Or parmi ces illustres pénitents il y en avait qui, par l'ardeur de leur douleur, avaient la langue si enflammée et si brûlante, qu'ils ne pouvaient la souffrir dans leur bouche; vous en rencontriez qui, pour se procurer de nouvelles souffrances, demeuraient exposés aux ardeurs du soleil; d'autres s'exposaient aux rigueurs les plus insupportables du froid; d'autres ne prenaient un peu d'eau que pour ne pas mourir de soif; d'autres avaient à peine mangé un peu de pain, qu'ils rejetaient le reste loin d'eux avec une sainte indignation, et se disaient à eux-mêmes qu'ayant été, dans un temps, assez dépourvus de sentiment pour avoir voulu vivre comme de vils animaux, ils étaient indignes à présent de se nourrir comme des créatures raisonnables.
16. Ah ! Au milieu de ces hommes, pouvait-on y voir le moindre signe de joie ? Y entendait-on la moindre parole inutile ? Y était-on témoin de quelque impatience et de quelque colère ? Ils avaient même oublié que les hommes fussent capables de se livrer aux emportements, tant leur grande affliction avait éteint dans leur coeur tout mouvement déréglé. Voyait-on parmi eux la plus légère apparence de querelle, le moindre relâche, la plus petite licence dans les conversations, le soin le plus ordinaire pour leur corps, le vestige le moins apparent de vaine gloire, la plus faible inclination pour les aises et les commodités de la vie ? Pensaient-ils au vin, aux fruits, aux mets assaisonnés et aux viandes préparées ? La nourriture qu'ils prenaient, avait-elle pour eux quelque saveur ? Mais ils avaient perdu tout sentiment pour toutes ces choses. S'occupaient-ils quelquefois des affaires du monde ? Avaient-ils du penchant à faire des jugements téméraires, ou fondés, sur quelqu'un de leurs frères ? Jamais.
17. Ils ne se parlaient que par leurs gémissements et leurs larmes, ainsi qu'à Dieu. Les uns, comme s'ils avaient été à la porte du paradis, en se meurtrissant la poitrine de coups redoublés, s'écriaient : «Ouvre-nous, ô juste Juge des vivants et des morts; ouvre-nous, nous t'en conjurons, cette porte de la félicité éternelle, que nous nous sommes fermée par nos péchés; ouvre-nous.» Les autres ne cessaient de répéter cette prière admirable du psalmiste : Montre-nous seulement, Seigneur un visage favorable, et nous serons sauvés des mains cruelles de nos ennemis (Ps 79,4). Vous en rencontriez un qui disait sans cesse avec Zacharie : Mon Dieu, fais briller ta lumière sur tous les malheureux qui sont assis au milieu des ténèbres et des ombres de la mort (cf. Lc 1,79). Ailleurs, vous en trouviez un autre qui adressait à Dieu cette prière fervente : Que tes Miséricordes nous préviennent promptement, ô mon Dieu; car nous sommes réduits à la dernière misère, nous sommes perdus sans vous, nous nous laissons aller au désespoir, et nous tombons en défaillance». Ailleurs vous en entendiez d'autres se faire cette triste question : «Pensez-vous que le Seigneur nous montre jamais un visage serein et bienveillant, et qu'il fasse luire sur nous les lumières de sa gloire ?» (Ps 66,2) et d'autres se demander avec une sainte et pénible inquiétude : Croyez-vous que nous puissions espérer que notre âme ait traversé ce torrent de ténèbres, dont les eaux sont insurmontables (Is 49,9), et que le Seigneur nous accorde encore quelques consolations ?» — Hélas ! ajoutaient quelques autres, nous sommes tellement liés dans les chaînes du péché, qu'en vérité pouvons-nous attendre que le Seigneur nous dise : Sortez, soyez enfin déchargés de vos chaînes criminelles, ô vous qui vivez dans les rigueurs de la pénitence ? Ah ! nos gémissements et nos cris plaintifs seront-ils parvenus jusqu'à Lui »?
18. Enfin, on les voyait tous dans l'immobilité fixés sur la pensée de la mort, se dire à eux-mêmes : Que nous arrivera-t-il au moment de notre dernière heure ? Quel sera notre jugement ? Que deviendrons-nous pendant l'éternité ? De cette terre d'exil passerons-nous au ciel, notre chère patrie ? Peut-il encore y avoir quelque espérance pour de misérables pécheurs ensevelis dans les ténèbres et couverts de confusion ? Nos prières et nos larmes ont-elles pu monter jusqu'au trône de la divine Miséricorde ? Ah ! Que nous avons de motifs de penser et de croire qu'elles ont été rejetées, méprisées et frappées d'un ignominieux dédain ! Et, si elles ont été reçues favorablement, ont-elles été capables d'apaiser la juste Colère de notre Juge ? De combien ont-elles fait avancer l'heure de notre réconciliation avec Dieu ? Dans quel état nous ont-elles mis en sa sainte Présence ? Quelles faveurs et quelles grâces nous ont-elles procurées ? Hélas ! nos bouches impures et criminelles, nos corps de péchés ont certainement bien pu paralyser leur efficacité. Nous auraient-elles entièrement, ou seulement un peu, réconciliés avec notre souverain Juge ? Serions-nous au moins déchargés de la moitié de nos iniquités et guéris de la moitié de nos plaies spirituelles ? Ah ! qu'elles sont énormes les dettes que nous avons contractées ? Et quels travaux n'avons-nous pas à supporter! Quelles satisfactions à offrir pour nous en acquitter ? Est-ce qu'enfin nos anges gardiens, que nous avions si indignement chassés, se sont rapprochés de nous ? N'en seraient-ils pas encore fort loin ? Hélas ! tant que ces esprits célestes ne daigneront pas revenir auprès de nous, nos efforts et nos travaux ne nous serviront de rien, nous serons toujours sans espérance d'être délivrés et de recouvrer la précieuse liberté des enfants de Dieu , nos prières ne pourront nous inspirer aucune confiance bien fondée, elles n'auront pas la sainteté requise pour arriver vers le trône du Seigneur; car il est nécessaire que ce soient nos anges, devenus de nouveau nos amis, qui les présentent à Dieu avec leurs, mains pures et saintes.
19. Si vous passiez ailleurs, vous en entendiez d'autres se communiquer leurs craintes et leurs espérances, et se dire : «Pensez-vous que nous ayons fait quelques progrès dans notre pénitence ? Obtiendrons-nous enfin l'objet de nos voeux et de nos désirs ? Dieu écoute-t-Il à présent nos prières ? Croyez-vous qu'Il nous ouvre le sein de ses Miséricordes et de sa Tendresse» ? À toutes ces questions d'autres répondaient : «Qui sait si, comme nos frères les habitants de Ninive, nous ne pouvons pas dire que Dieu révoquera la sentence terrible qu'il a prononcée contre nous, et qu'il nous délivrera des châtiments rigoureux que nous avons mérités ? Ah ! pour obtenir cette faveur insigne, redoublons de zèle et de courage, accomplissons exactement notre pénitence. Quel bonheur pour nous, s'il nous ouvre la porte de sa Tendresse ! Et s'il ne nous l'ouvre pas encore, ne laissons pas de louer et de bénir son saint Nom, car sa Conduite à notre égard est toujours juste et pleine d'équité, et de persévérer jusqu'à la fin de notre vie à frapper à la porte de son Coeur par nos gémissements et nos larmes. Cette constante importunité et cette persévérance Lui feront peut-être violence, et nous obtiendront ce que nous cherchons avec ardeur. C'était ainsi qu'ils s'encourageaient les uns les autres. «Courons, s'écriaient-ils avec un saint enthousiasme; courons, ô nos chers Frères, car nous avons besoin de courir, et de courir de toutes nos forces : hélas, nous avons perdu la céleste compagnie dans laquelle nous coulions des jours si doux et si agréables, nous nous sommes égarés ! Courons donc; oui, courons, et n'épargnons pas une chair de péché et de corruption; matons, immolons généreusement nos corps : ils ont donné la mort à nos âmes.»
20. Telle était la conduite, tels étaient les sentiments, et telles étaient les paroles de ces saints pénitents qu'on envoyait à la Prison. Par la continuité d'être à genoux, ils avaient recouvert cette partie de leur corps d'épaisses callosités; leurs yeux, à force de répandre des larmes s'étaient desséchés, n'avaient plus de cils, et s'étaient enfoncés dans leur orbite; leurs joues étaient couvertes de plaies, et comme brûlées par leurs larmes embrasées; leurs visages étaient pâles, et si maigres,
qu'ils ressemblaient parfaitement aux visages des personnes mortes; leurs poitrines étaient toutes meurtries par les coups répétés qu'ils se donnaient, et ces coups leur occasionnaient de douloureux crachements de sang. Trouvait-on dans ce monastère des lits préparés ? Y voyait-on des habits propres et capables de protéger du froid ? Tout y était déchiré, négligé, sale et rempli de vermine. Enfin disons que les tourments de ceux qui sont possédés du démon, que la douleur cruelle de ceux qui pleurent la mort de leurs proches, que les déchirements de coeur de ceux que l'on condamne à l'exil, que les supplices mêmes des parricides ne sont qu'une faible image des douleurs, de l'affliction et des souffrances de ces saints pénitents; les peines que ces sortes de gens endurent par nécessité,ne sont rien en comparaison de celles que ces généreux pénitents souffrent volontairement; et n'allez pas vous imaginer, mes frères, que je vous raconte ici des choses fabuleuses et mensongères; c'est la vérité tout entière.
21. On les voyait ces pénitents extraordinaires conjurer leur supérieur, cet excellent pasteur, ce juge sage et éclairé, cet ange parmi les hommes, de leur mettre comme à d'infâmes criminels des colliers de fer au cou, des menottes aux mains, des cercles pesants aux pieds, et de les laisser dans cet état cruel jusqu'à ce qu'on les mit dans le tombeau; et encore souvent se jugeaient-ils indignes d'être ensevelis.
22. Je ne tairai pas; non, je ne passerai pas sous silence ce nouveau genre d'humilité, quoiqu'il inspire je ne sais quel effroi, ni cette humble charité pour Dieu, ni cet excès de pénitence : je vous dirai donc quelle était la conduite d'un certain nombre parmi eux, lorsqu'ils croyaient être arrivés à leur dernière heure et sur le point de paraître au redoutable tribunal de Dieu. Quand ces illustres pénitents étaient portés dans le lieu du monastère réservé pour ceux qui étaient dangereusement malades, ils conjuraient leur supérieur, lui qui était un trésor de lumière et de sagesse, par tout ce qu'ils savaient lui être le plus sacré et le plus respectable, de leur accorder pour dernière grâce de ne pas les honorer de la sépulture qu'on donne à tous les hommes, mais de jeter leurs corps dans la rivière, ou bien de les abandonner, dans les champs, à la voracité des bêtes sauvages; et quelquefois, et même souvent, leurs désirs étaient accomplis. Ainsi le supérieur ordonnait qu'on jetât leurs cadavres hors du monastère, et qu'on leur refusât les honneurs de la sépulture et des prières accoutumées de l'Église.
23. Mais quel horrible et effrayant spectacle on avait sous les yeux, lorsque quelqu'un de ces saints pénitents touchait à sa dernière heure ! Alors tous ses fervents compagnons venaient entourer son lit de mort; et ces hommes, dévorés par une soif brûlante, en proie à la plus cruelle affliction, enflammés par l'ardeur et la vivacité de leurs désirs et de leurs voeux, lui exprimaient, par une contenance qui inspirait la compassion, par leurs paroles lamentables, par leurs mouvements de tête, les sentiments de la plus tendre et de la plus grande commisération. «Qu'y a-t-il, ô notre cher frère, ô notre tendre compagnon, lui disaient-ils avec une tendresse qui allait au coeur, qu'y a-t-il de nouveau pour vous ? Comment vous trouvez-vous en ce moment ? Qu'auriez-vous à nous dire ? Quelles sont vos espérances ? Quelles sont vos affections et vos pensées ? Avez-vous lieu de croire que vous ayez obtenu ce que vous avez cherché avec tant de peine et d'ardeur, ou bien auriez-vous travaillé sans succès ? Êtes-vous enfin parvenu au port du salut, ou bien auriez-vous encore à craindre un triste naufrage ? Êtes-vous directement arrivé au but de votre voyage, ou bien vous seriez-vous égaré ? Concevez-vous une espérance certaine d'avoir reçu le pardon de vos péchés, ou n'auriez-vous encore qu'une assurance fort incertaine de votre salut ? Vous trouvez-vous dans une parfaite liberté d'esprit et de coeur ou seriez-vous encore dans le trouble et les angoisses ? Votre âme a-t-elle été éclairée des lumières consolantes du ciel ou serait-elle encore dans les ténèbres et dans la nuit de la confusion ? Auriez-vous enfin entendu intérieurement ces paroles : Tu es guéri (Jn 14); tes péchés te sont remis ; ta foi t'a sauvé (Mc 5)» ? ou bien ces sentences terribles : Que les pécheurs soient précipités dans les enfers (Ps 9); liez-lui les pieds et les mains, et jetez-le dans les ténèbres extérieures (Mt 22); qu'on enlève l'impie, car il ne verra pas la Gloire du Seigneur dans son temple (Is 22) ? Quelles réponses, ô notre cher frère, pouvez-vous faire à toutes nos questions ? Parlez-nous sans détour et franchement, afin que nous puissions un peu connaître le sort qui nous attend nous-mêmes, car pour vous, le temps de la vie va finir, et quand une fois on est entré dans l'éternité, il n'y a plus de temps. Alors quelques-uns répondaient par ces paroles. Que Dieu soit béni à jamais; car il n'a pas rejeté ma prière ni retiré sa Miséricorde de dessus moi (Ps 45). D'autres répondaient : Béni soit le Seigneur, qui ne nous a pas laissés en proie à la fureur ni à la voracité des dents cruelles de nos ennemis. (Ps 123) D'autres, pressés par la douleur de leur coeur, se contentaient de dire : Notre âme pourrait-elle bien passer ce torrent impétueux, dans lequel les puissances de l'enfer cherchent à la perdre ? (Ps 123). Or ceux-ci parlaient de la sorte, parce qu'ils n'étaient point assez assurés de leur salut, et qu'ils craignaient le compte terrible qu'ils étaient sur le point de rendre à Dieu. D'autres, enfin, faisaient une réponse bien plus affligeante : «Malheur à nous, s'écriaient-ils; malheur à l'âme qui n'a pas gardé les voeux de sa profession ! Voici l'heure unique à laquelle elle puisse savoir ce qu'elle a mérité pour l'éternité.»
24. Telles sont les choses que j'ai vues et entendues pendant que je suis resté dans ce monastère, et je vous avoue avec franchise qu'en comparant ma négligence et ma lâcheté avec les étonnantes mortifications que ces illustres pénitents pratiquaient avec tant de zèle et de courage, je fus violemment tenté de me laisser aller au découragement et au désespoir. Au reste, de quel côté qu'on envisageât ce monastère, on ne pouvait pas croire que ce fût une maison habitée par des hommes; car elle ne se faisait remarquer que par les ténèbres et l'obscurité qui régnaient dans toutes les pièces dont elle était composée, par la mauvaise odeur qui s'exhalait de tout côté, et par les ordures et la malpropreté qu'on rencontrait partout. C'est donc bien avec raison qu'on l'appelait la prison et le cachot des criminels; car, rien qu'en la regardant, on se sentait pénétré de tristesse et porté à des sentiments de pénitence. Mais ce qui paraît difficile et impraticable à certaines personnes, devient facile et même aimable à celles qui connaissent et sentent la perte qu'elles ont faite en perdant l'innocence et, avec elle, les dons précieux du ciel. En effet, une âme, qui se voit privée de la sainte amitié qui l'unissait délicieusement à Dieu, et de la confiance si douce et si consolante qu'elle avait en Lui; qui a perdu toute espérance de pouvoir en ce monde jouir de la paix parfaite, du coeur et de la suprême tranquillité, qui a violé le sceau de sa virginité; qui s'est elle-même dépouillée du trésor inestimable de la grâce et des consolations divines; qui a rompu l'alliance auguste qu'elle avait faite avec le Seigneur; qui a misérablement éteint en elle les ardeurs célestes de la charité, et fait sécher la source des larmes qu'elle répandait avec tant de douceur; une âme, dis-je, qui n'est plus frappée que du souvenir déchirant des biens qu'elle a perdus et des maux qu'elle s'est faits, et qui est comme froissée, brisée par la douleur qu'elle conçoit à la vue de sa folie et de ses crimes, non seulement se dévoue et se consacre promptement et avec ardeur aux travaux et aux exercices pénibles dont nous venons de parler, mais, selon qu'elle en est capable, se punit et se purifie par d'autres exercices spirituels. Et pourrait-elle en agir autrement, si elle a conservé quelque reste et quelque étincelle d'amour et de crainte de Dieu ?
Tels étaient les sentiments de ces hommes que nous avons considérés; car en faisant toutes ces réflexions salutaires, en connaissant de quel haut degré de vertu ils étaient tombés, ils ne cessaient de se répéter : «Que sont devenus ces jours heureux que nous avons passés ? Qu'avons-nous fait de ces bonnes oeuvres que nous pratiquions alors avec tant d'ardeur ? D'autres fois ils s'écriaient : «Où sont-elles, Seigneur, tes anciennes Miséricordes (Ps 88,49), dont tu nous donnais tant et de si grandes preuves ?» Un autre disait : «Souviens-toi Seigneur, des humiliations, des hontes et des travaux de tes serviteurs (ibid.).» Un autre s'écriait : «Qui pourra me remettre dans l'état où j'étais à ces temps heureux qui sont passés, alors le Seigneur Lui-même veillait sur moi pour me garder, et sa lampe répandait une lumière bienfaisante sur ma tête (Job 29 2-3) et dans mon coeur ?»
25. C'était ainsi que ces généreux pénitents rappelaient à leur mémoire les sentiments qu'ils éprouvaient dans le temps qu'ils marchaient dans les voies de la vertu et de la perfection; et, semblables à de petit enfants qui ont perdu ce qu'ils chérissaient éperdument, ils étaient inondés de larmes, et faisaient entendre des cris capables de fendre le coeur. «Où est, s'écriaient-ils, cette admirable pureté qui ornait nos prières ? Que sont devenues cette tendresse et cette confiance que nous avions en Dieu, en Lui présentant nos voeux ? Où sont à présent, ces larmes si douces que nous répandions avec tant d'abondance ? Hélas, elles se sont changées en des larmes bien amères. Qu'est devenue cette belle espérance que nous avions de voir nos corps dans une chasteté parfaite, nos consciences dans une pureté céleste, et nos coeurs dans une tranquillité inaltérable ? Où trouver cette confiance si rassurante que nous avions en notre directeur ? Que sont devenues la vertu et l'efficacité de ses prières pour nous ? Ah, tous ces riches avantages sont comme si nous n'en avions jamais joui, et qu'ils n'eussent jamais existé; car ils sont dispersés, perdus, détruits et anéantis.»
26. C'était ainsi, et en répandant une grande abondance de larmes, qu'ils exprimaient le regret d'avoir dissipé de si grandes richesses spirituelles, et, dans l'abîme profond de leur désolation, les uns souhaitaient avec une incroyable ardeur, d'être possédés par le plus méchant des démons, afin de souffrir davantage; les autres demandaient à Dieu avec instance de les frapper de la honteuse et humiliante épilepsie; les autres désiraient de devenir entièrement aveugles et d'être changés en des monstres affreux, capables de faire horreur aux hommes et de leur servir de spectacle, d'autres auraient voulu perdre l'usage de leurs nerfs et de leurs muscles, et être frappés d'une paralysie universelle; et les uns et les autres s'estimaient trop heureux, si, en souffrant tous ces maux, ils pouvaient éviter les supplices éternels. Quant à moi, mes chers amis, je vous avoue que je ne peux vous rendre raison des motifs qui me faisaient demeurer avec plaisir dans cette maison de tristesse et de pleurs; mais j'y étais si satisfait et si content, que je ne pensais plus à moi, et si ravi d'étonnement, que je n'étais plus maître ni de mes pensées ni de mes sentiments. Mais revenons à notre sujet.
27. Après être demeuré un mois dans le monastère de la Prison, comme, à cause de mon indignité, on ne devait pas m'y supporter, je retournai au grand monastère, et j'allai trouver le saint abbé qui y présidait. En me voyant tout autre qu'il ne m'avait vu auparavant, et, par la pénétration de son esprit, s'apercevant bien de l'étonnement et de l'admiration où j'étais, il comprit facilement quelle était la cause de ma stupeur et de mon ravissement. Il me dit donc : «Eh bien, mon cher père Jean; qu'avez-vous donc ? Avez-vous bien examiné les combats, les travaux et les exercices de nos pénitents ?» «Oui, mon Père, lui répondis-je, je les ai vus et admirés; et j'estime plus heureux ces hommes qui sont tombés, mais qui pleurent et expient ainsi leurs fautes, que ceux qui ne sont pas tombés, et qui ne pensent pas à pleurer; car en se relevant ainsi, ils se mettent heureusement dans le cas de ne pas retomber.» «Vous avez raison», me répartit-il.
28. Cette langue qui ne sût jamais mentir, me raconta le fait suivant : «Il y a près de dix ans, nous avions ici un frère qui était d'une si grande piété, qui prenait tant de soin et d'attention pour être un véritable soldat de Jésus Christ, qui était animé d'un zèle si vif et d'une si grande ardeur dans les exercices de la vie religieuse, qu'en le voyant dans de si belles dispositions, je tremblais pour lui et craignais beaucoup que le démon, jaloux de ses vertus et de ses mérites, ne se servît de son ardeur et de son zèle même pour lui faire heurter le pied contre quelque mauvaise pierre. Or ce qui ne manque guère d'arriver à ceux qui marchent avec trop de précipitation, arriva malheureusement à ce frère : il fit une chute. Mais aussitôt il vint me trouver. C'était vers le soir. Il me découvrit et me montra la blessure qu'il avait faite à son âme; dans l'abîme de sa douleur, il me conjura avec instance d'y appliquer le fer et le feu, et de lui ordonner les remèdes convenables. Comme il vit que son médecin spirituel ne voulait pas employer la rigueur et la sévérité qu'il désirait, et ce pauvre religieux n'était pas indigne de quelque indulgence, il se jeta à mes pieds, les arrosant de ses larmes et me conjurant de l'envoyer à la Prison, que vous avez vue; et pour venir à bout de me gagner, il ne cessait de me répéter qu'il était impossible qu'on puisse le dispenser d'y être condamné. Ainsi par la violence qu'il me fit, il me força, en quelque sorte, à convertir en rigueur et en sévérité la douceur et la tendresse que j'avais pour lui. On vit donc dans ce religieux ce qu'on ne voit guère chez les malades, et ce qui est contraire au cours ordinaire des choses. Aussi je lui avais à peine accordé la permission qu'il demandait avec tant d'instance, qu'il courut promptement vers les pénitents, pour être leur confrère et l'imitateur de leurs travaux et de leurs larmes. La contrition que son amour pour Dieu lui avait fait concevoir de sa faute, fut si vive et si violente, que huit jours après qu'il fut entré dans le monastère, il partit de ce monde pour aller devant le Seigneur; mais, avant de mourir, il eut bien soin de demander que son corps fût privé de la sépulture. Je crus pour cette fois, ne pas devoir céder à ses désirs. Je fis donc apporter et déposer son corps dans le cimetière destiné à la sépulture des pères. Or je le jugeai digne de cet honneur, puisqu'après une pénitence de sept jours dans la Prison, Dieu l'avait trouvé capable, le huitième, de jouir de la liberté et de la félicité des cieux. En effet, il y a un religieux qui a su d'une manière certaine qu'avant même que cet illustre pénitent se soit relevé de devant les pieds vils et méprisables de celui qui vous parle, il avait reçu le pardon de son péché, et qu'il était parfaitement réconcilié avec Dieu. Eh! N'en soyons point étonnés, car il avait dans le coeur la même foi que la pécheresse de l'Évangile, et c'était avec une espérance et une confiance parfaites en Dieu, qu'il avait arrosé de ses larmes mes misérables pieds. Or tout n'est-il pas possible à celui qui croit ?» (Mt 9,22) Quant à moi, j'ai vu des âmes souillées de péchés, et possédées même par la folie et l'amour des plaisirs sensuels, lesquelles néanmoins, par les exercices de la pénitence, par la présence de ceux qui aimaient Dieu, et surtout par la considération approfondie de leur triste état, ont changé d'affections et de sentiments, ont donné leur coeur à Dieu, L'ont aimé uniquement, ont triomphé de toute crainte servile, et se sont enfin livrées entièrement aux saintes ardeurs de la charité. Aussi remarquons bien que notre Seigneur ne dit pas de la pécheresse convertie : «Elle a beaucoup tremblé»; mais elle a beaucoup aimé.» (cf. Lc 7,47). Et que ce fut par un amour ardent pour Dieu qu'elle se délivra de l'amour charnel et profane.
29. Après tout, illustres Pères, je ne peux me défendre de penser que les choses extraordinaires que je viens de vous raconter, paraîtront incroyables à bien du monde, que d'autres les regarderont comme impossibles, et qu'enfin quelques autres en prendront peut-être sujet de se décourager et de tomber dans le désespoir. Mais il sera vrai aussi que les coeurs généreux et pleins de bonne volonté et de courage, s'en serviront comme d'un aiguillon pour s'exciter à la pratique parfaite des vertus les plus héroïques, comme d'une flèche qui les transpercera de l'amour de Dieu et les remplira de zèle et de ferveur. Pour ceux qui ne sont pas aussi avancés dans la piété, ces travaux leur feront sentir de plus en plus leur tiédeur et leur négligence, et par les reproches qu'ils seront obligés de se faire, en se comparant avec ces fervents religieux et ces illustres pénitents, ils acquerront une humilité profonde, feront quelques efforts pour imiter ces coeurs généreux, et pourront peut-être enfin les atteindre. Quant à ceux qui n'ont encore en partage que la tiédeur et la négligence, il serait imprudent pour eux de vouloir faire comme les coeurs fervents et généreux, et marcher tout d'un coup sur les traces de ces hommes parfaits : ce qu'ils doivent faire pour le moment présent, c'est de ne pas abandonner ce qu'ils ont commencé, afin de ne pas mériter que cette menace ne s'accomplisse sur eux : «On lui ôtera même ce qu'il paraît avoir.» (Mt 25,29).
30. N'oublions pas qu'une fois que nous avons eu le malheur de tomber dans l'abîme du péché, nous ne pouvons en sortir, à moins que les exercices d'une véritable pénitence ne nous en retirent, et ne nous précipitent heureusement dans un abîme d'humilité.
31. L'humilité pleine de tristesse, laquelle règne dans le coeur des vrais pénitents, est bien différente de celle dans laquelle sont les pécheurs que les seuls remords de la conscience condamnent, de celle même que Dieu inspire à ceux qui vivent dans la perfection de la vertu. Ne cherchons pas ici à exprimer en quoi consiste l'humilité de ces hommes parfaits : nous ne pourrions en venir à bout. Quant à l'humilité de ceux qui font pénitence, vous la reconnaîtrez à leur patience parfaite au milieu des mépris et des humiliations. Cependant leurs mauvaises habitudes pourront bien encore les faire tomber dans quelques fautes.
32. Ces chutes ne doivent pas nous surprendre; car le motif des jugements de Dieu,de même que bien souvent la cause et le principe des fautes que l'on commet, sont couverts d'épaisses ténèbres, sont impénétrables à l'esprit humain, et il nous est vraiment impossible de distinguer les chutes que nous faisons par notre propre négligence, de celles qui nous arrivent par une permission de Dieu et de celles mêmes que nous faisons, parce que Dieu, dans sa juste indignation, nous a livrés à notre faiblesse. J'ai entendu dire à quelqu'un que ceux qui, par la permission de Dieu, tombaient dans quelque péché, n'y demeuraient pas longtemps, parce que Dieu qui a permis cette chute pour notre plus grand bien ne permet pas que nous restions sous l'esclavage de cette faute.
33. Après nos chutes, appliquons-nous d'une manière toute spéciale à combattre le démon de la tristesse. Il ne manque pas de nous attaquer au moment de nos prières, afin que, nous retraçant fortement dans notre esprit l'heureux état dans lequel nous étions avant de pécher, il nous détourne de l'attention que nous devons à ce saint exercice, et nous inspire le trouble et le découragement.
34. Croyez-moi, mes frères : quand même vous feriez des fautes tous les jours, gardez-vous bien de perdre courage, n'abandonnez pas vos exercices de piété, mais persévérez généreusement et fortement dans le service de Dieu; et votre ange gardien respectera votre héroïque patience et votre heureuse persévérance.
35. Faites aussi attention à ceci : une plaie récente se guérit facilement. Mais si on la néglige, les humeurs s'altèrent et se corrompent : elle ne se cicatrise qu'avec peine, et souvent, pour en guérir, il faut beaucoup de soin, de temps et de travail, et même employer quelquefois le fer et le feu, et user d'un grand nombre de remèdes. Eh ! N'a-t-on pas vu quelques-unes de ces plaies devenir même incurables ? Cependant Dieu, à qui rien n'est impossible, peut nous en délivrer.
36. Voici encore une autre remarque importante que nous devons faire ici : les démons, ces ennemis pleins de ruse et d'artifice, avant de nous pousser au péché et pour nous y faire tomber plus facilement, nous représentent Dieu tout rempli de bonté et de compassion pour nous. Mais s'ils ont réussi dans leur cruel projet, et nous ont fait violer la loi sainte du Seigneur, ils ne nous le montrent plus que comme un juge terrible, sévère et inexorable.
37. Gardez-vous bien d'avoir confiance à quelqu'un qui, sachant que vous vous êtes rendu coupable de quelque faute considérable, vous suggérerait de ne pas faire attention aux fautes légères auxquels chaque jour vous vous trouveriez exposé, et vous dirait d'une part, par rapport à la faute considérable, qu'il serait bien à désirer pour vous que vous ne l'ayez pas commise, et d'autre part, par rapport aux fautes légères, qu'elles ne sont rien; car les soins multipliés que nous employons, sont semblables aux petits présents qu'on fait. N'est-il pas reconnu que souvent ces petits présents, à force de les multiplier, ont apaisé la colère du souverain Juge ?
38. On doit dire que celui qui est sincèrement résolu de satisfaire à la Justice de Dieu pour les fautes qu'il a faites, a malheureusement perdu la journée qu'il n'a pas consacrée aux pleurs et aux gémissements de la pénitence, quand même il aurait pratiqué les oeuvres les plus excellentes de la piété.
39. Que ceux-là donc qui pleurent leurs péchés, se gardent bien d'attendre l'heure de la mort, pour s'assurer qu'ils leur ont été pardonnés; car ils n'en peuvent alors recevoir une assurance certaine. Mais nous devons sans cesse faire cette prière : Donne-moi, Seigneur, le doux espoir que tu m'as pardonné mes péchés, afin que je ne sorte pas de ce monde dans la cruelle incertitude de mon salut. (cf. Ps 38,14).
40. Cependant pour notre instruction et pour notre consolation, nous remarquerons que les liens du péché sont heureusement brisés dans tous ceux en qui réside l'Esprit de Dieu; disons-en autant de ceux dans le coeur desquels règne une humilité sincère. Ah ! Que ceux qui partent de ce monde sans avoir l'une et l'autre de ces deux choses, ne soient pas dans une funeste illusion : qu'ils soient au contraire bien convaincus qu'ils sont encore sous l'esclavage de leurs péchés.
41. Tous ceux qui ont passé leur vie dans le monde, en vivant selon son esprit et ses maximes, lorsqu'ils quittent la vie, ne peuvent point avoir ces deux marques essentielles de la justification, surtout la dernière. Il en est néanmoins parmi les gens du monde qui se préparent à leur dernière heure par des oeuvres de miséricorde et de pénitence : ils en recevront le prix et la récompense.
42. Il est bien éloigné de s'occuper de la pénitence, des fautes de ses frères et de leur faire des reproches, celui qui pleure amèrement ses propres péchés.
43. Un chien mordu par une bête sauvage, se jette sur elle avec toute la fureur dont il est capable; car la vivacité de la douleur qu'il éprouve le fait courir sur elle avec un acharnement implacable.
44. Prenons donc bien garde au silence que garderait notre conscience, et tremblons que ce silence ne nous arrive parce que notre coeur est aveugle et endurci, plutôt que parce qu'il est net et purifié.
45. Une des preuves que nous pouvons d'ores et déjà avoir en ce monde de nous être acquitté des dettes que nos péchés nous avaient fait contracter, c'est de croire que nous sommes encore des coupables et des débiteurs à la Justice de Dieu.
46. Rien ne peut être comparable aux Miséricordes du Seigneur : elles sont souverainement au dessus de toute chose. C'est donc vouloir librement se perdre éternellement, que de ne pas espérer en Dieu.
47. La marque véritable et le signe non équivoque de la pénitence, c'est d'être convaincu et persuadé qu'on mérite, soit pour le corps, soit pour l'esprit, toutes les peines, tous les maux et toutes les afflictions qu'on endure, et qu'on mériterait d'en souffrir encore davantage.
48. Moïse, quoiqu'il ait vu la face de Dieu dans le buisson ardent, retourna pourtant en Égypte, c'est-à-dire au milieu des ténèbres du siècle, pour se remettre à faire des briques pour le service de Pharaon, qui était la figure du démon. Cependant, il ne tarda pas de revenir auprès du buisson, et quelque temps après il mérita de monter jusque sur la montagne sainte où Dieu avait fixé sa demeure d'une manière visible. Quiconque comprendra la signification de la figure suivante, ne désespérera jamais de son salut : Job, cet homme d'une mémoire éternelle, d'un état de prospérité et de richesses extraordinaires, tomba dans une pauvreté effrayante; et néanmoins Job devint ensuite deux fois plus riche qu'il ne l'avait été.
49. Ils font des chutes bien dangereuses et bien funestes ces moines lâches et négligents qui, après leur sainte profession, tombent dans quelques fautes; car ordinairement elles leur font perdre l'espérance de pouvoir arriver à l'heureuse paix du coeur, et leur font croire qu'ils doivent s'estimer assez heureux, s'ils ont le bonheur de s'en relever et d'en mériter le pardon.
50. Mais faites attention qu'il n'est pas possible que la paresse qui nous a séparés de Dieu, soit le moyen capable de nous ramener vers Lui; il faut donc en prendre un autre qui puisse nous rapprocher du Seigneur.
51. J'ai vu deux religieux dans un monastère, qui allaient à Dieu dans le même temps et par la même voie. L'un était un vieillard exercé depuis de longues années dans les travaux de la pénitence; l'autre était un jeune novice dans les voies de la vie religieuse. Cependant ce dernier courait plus vite que le premier; aussi mérita-t-il la première place dans le tombeau de l'humilité.
52. Nous devons tous prendre garde, mais surtout nous qui sommes tombés dans le péché, de ne pas nous laisser empoisonner l'esprit et le coeur par l'erreur contagieuse d'Origène. Or la misérable doctrine de ce docteur sur l'excessive Bonté de Dieu pour les hommes, est goûtée et savourée par tous ceux qui ne se plaisent que dans les plaisirs grossiers des sens.
53. Quand à nous, croyons que c'est dans nos méditations ferventes, et plus encore dans nos exercices de pénitence, que s'enflammera le feu de notre prière et qu'il dévorera la matière de nos péchés.
54. Que les pénitents que je vous ai proposés dans ce cinquième degré, soient vos guides et vos conducteurs; que leur pénitence et la fin qu'ils se proposaient soient le modèle et l'image de votre pénitence et de la fin que vous devez vous proposer, en vous consacrant à ses rigoureux mais salutaires exercices ! Et soyez assurés que pendant votre pèlerinage sur la terre, vous n'aurez pas besoin d'un autre livre pour vous conduire et vous faire heureusement arriver au port du salut, jusqu'à ce qu'enfin Jésus Christ le Fils unique de Dieu, et Dieu Lui-même, ne vous apparaisse et ne vous éclaire de ses lumières dans la résurrection qu'aura produite une véritable et sincère pénitence.
Amen.
Vous êtes monté par la pénitence sur le cinquième degré; vous avez donc par son secours purifié les cinq organes de votre corps, et, par des satisfactions volontaires, vous avez évité les peines et les supplices que vous aviez mérité de souffrir dans l'éternité.
A suivre...
M1234- Hiérophante contre le nouvel ordre mondial
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Re: Saints et Bienheureux!! (Ordre Alphabétique)
L’ÉCHELLE SAINTE
V
SIXIÈME ET SEPTIÈME DEGRÉS
SIXIÈME DEGRÉ
De la Pensée de la Mort
1. La pensée précède nécessairement les paroles qui l'expriment. C'est ainsi que la pensée de la mort et le souvenir des péchés précédent les larmes et les gémissements que l'une et l'autre font répandre; c'est pourquoi nous allons parler de ces deux choses dans ce lieu, selon leur ordre et leur rang.
2. Ainsi nous disons que la pensée de la mort est une espèce de mort quotidienne, et que le souvenir de notre dernière heure est un gémissement continuel.
3. Ce fut la désobéissance de l'homme, qui donna naissance à la crainte de la mort, et c'est pour cette raison que la crainte de la mort nous est devenue, en quelque sorte, naturelle. Mais savez-vous ce que nous démontre cette crainte ? C'est que notre âme n'est pas parfaitement lavée ni purifiée par les larmes et les austérités de la pénitence.
4. Le Christ, pour nous apprendre qu'il est Dieu et homme tout ensemble, et pour nous enseigner que les attributs de la nature divine et de la nature humaine sont son partage, s'est effrayé à la vue de la mort; mais ce divin Sauveur ne l'a pas redoutée.
5. Or, comme de tous les aliments dont nous nourrissons nos corps, c'est le pain qui nous est le plus nécessaire; de même, de toutes les choses qui doivent nourrir et faire vivre notre âme, rien ne lui est plus nécessaire que le souvenir et la pensée de la mort.
6. C'est la pensée de la mort qui a fait embrasser aux moines qui vivent en communauté, tous les travaux et toutes les austérités de la pénitence; c'est elle qui leur fait aimer avec délices les mépris et les humiliations; c'est encore la pensée de la mort qui fait que les solitaires qui vivent dans les déserts et loin de tout tumulte, ont généreusement renoncée à tout soin pour les choses présentes, afin de se consacrer uniquement aux saints exercices de la prière et de la méditation, et de veiller assidûment sur leur esprit et sur leur coeur. Or ces vertus sont également filles et mères de la pensée de la mort.
7. Mais observons ici que, bien que l'étain ait beaucoup de ressemblance avec l'argent, on le distingue néanmoins facilement, si on le rapproche de ce dernier métal; de même ceux qui ont quelque expérience dans les choses qui regardent le salut, savent bien mettre une différence essentielle entre la crainte de la mort produite par un sentiment et un mouvement de la nature, et la crainte de la mort causée par l'impression de la grâce.
8. La preuve certaine et indubitable que nous craignons la mort par un mouvement de la grâce, c'est lorsque cette crainte nous porte à nous dépouiller de toute affection pour les choses créées, et nous fait renoncer parfaitement à notre propre volonté.
9. Il est louable de penser tous les jours à la mort, comme si chaque jour elle devait nous frapper; mais c'est une marque de sainteté, de la désirer et de l'attendre.
10. Gardons-nous cependant de croire que tout désir de la mort soit bon et salutaire : car il en est qui souhaitent la mort, parce qu'ils se voient, par des penchants qu'ils n'ont pas encore pu vaincre entièrement, et par des habitudes dont il ne leur a pas été possible de se corriger parfaitement, exposés sans cesse à faire de nouvelles chutes et de nouveaux péchés; il en est d'autres qui ne désirent la mort que par un mouvement de désespoir : ce sont des gens qui ne veulent pas faire pénitence; il en est encore d'autres qui appellent la mort, parce qu'ils se croient affranchis de la servitude de leurs passions, et qu'ils sont parvenus à l'impassibilité; enfin il en est d'autres qui, mus et conduits par le mouvement et les lumières du saint Esprit, désirent de sortir de ce monde. Mais ces derniers sont bien rares.
11. Quelques-uns sont en peine, et voudraient savoir pourquoi Dieu, vu que la pensée de la mort est si salutaire, n'a pas voulu que nous connaissions le moment où elle doit nous frapper. Mais ces personnes ne considèrent pas que Dieu, en Se conduisant de la sorte, n'a eu en vue que le plus grand intérêt de notre salut. En effet, si l'heure de la mort était connue, quel serait, parmi les hommes, celui qui s'empresserait de recevoir le baptême, de se convertir et d'embrasser la vie religieuse ? Hélas ! la plupart passeraient leur vie dans le crime; et ce ne serait qu'à la dernière heure, qu'ils penseraient à recourir aux eaux saintes du baptême ou de la pénitence.
12. Vous qui pleurez vos péchés, gardez-vous bien des ruses du démon : il cherchera à vous tromper, en vous inspirant que Dieu est bon et miséricordieux. C'est une vérité que nous ne devons savoir que pour nous préserver du désespoir; mais le démon, en vous la suggérant, veut par là bannir de votre coeur l'horreur et la douleur de vos péchés, et vous faire perdre la crainte de Dieu, laquelle, seule, donne la véritable sécurité.
13. Savez-vous à qui l'on doit comparer ceux qui, voulant nourrir dans leur âme la pensée de la mort et le souvenir du jugement dernier, ne laissent pas de s'embarrasser dans toute sorte de soins et d'occupations profanes ? comparez-les hardiment à des personnes qui prétendraient nager sans avoir les pieds et les mains en liberté.
14. La pensée de la mort, que nous devons regarder pour véritable et efficace, c'est celle qui éteint en nous l'intempérance; car, une fois qu'on a triomphé de cette passion, on vient facilement à bout de vaincre les autres.
15. L'insensibilité du coeur produit l'aveuglement dans une âme; mais la multitude des viandes fait tarir entièrement la source des larmes; et la soif, la faim et les veilles affligent le coeur; mais un coeur affligé et mortifié selon Dieu répand des larmes abondantes et salutaires. Sans doute ces vérités paraîtront dures à ceux qui aiment la bonne chère, et impraticables à ceux qui vivent dans les bras de la paresse, mais un coeur fervent et généreux les goûtera et les pratiquera avec joie; et par l'habitude qu'il en aura acquise, il y sera fidèle avec une indicible facilité. Celui qui ne cherchera à les connaître que pour en parler, n'y trouvera que peine et tristesse.
16. Comme nos pères enseignent communément que la charité parfaite est exempte de chute, je dis de même que la parfaite méditation de la mort est exempte de toute crainte.
17. Une âme, qui cherche tous les moyens d'assurer son salut, s'occupe sans cesse de plusieurs pensées très salutaires : elle pense à l'amour que Dieu lui porte, à la mort, à la présence de Dieu, au royaume céleste, à la ferveur des martyrs; mais c'est surtout la pensée dé Dieu réellement présent partout, qui l'absorbe entièrement. C'est pour cela qu'elle médite sans cesse ces paroles : «Je regardais continuellement le Seigneur, et je l'avais toujours présent devant mes yeux.» . Elle ne perd pas de vue le souvenir des anges et des puissances célestes, ni sa dernière heure en ce monde, ni le moment terrible où elle comparaîtra an tribunal du souverain Juge, ni les supplices éternels, ni enfin la sentence qui y condamnera les pécheurs. Telles sont les grandes vérités dont s'occupent les âmes qui veulent servir Dieu. Nous avons d'abord présenté celles qui doivent nous paraître les plus respectables, et nous avons ensuite rappelé celles qui sont les plus capables de nous inspirer l'horreur du péché et de nous empêcher d'y tomber.
18. Un certain moine d'Égypte me raconta un jour ce qui lui était arrivé à lui-même. Il me dit qu'il avait si profondément gravé dans son coeur le souvenir et la pensée de la mort, et que cette pensée lui faisait une impression si vive et si puissante, qu'ayant voulu procurer quelque soulagement à son corps, qui en avait un grand besoin, cette pensée, comme un juge inexorable, s'y opposa victorieusement; et, ce qui vous paraîtra plus étonnant encore, m'ajouta-t-il avec une admirable simplicité, c'est qu'ayant essayé pour un instant de rejeter cette pensée, je n'en pus venir à bout.
19. J'ai connu un autre moine qui demeurait dans un lieu appelé Tholas. Or la pensée de la mort lui faisait souvent perdre tout sentiment; vous auriez cru, en le voyant, ou qu'il était évanoui, ou qu'il était tombé en épilepsie : nombre de fois les frères du monastère l'ont trouvé dans cet état, et l'emportaient comme un mort.
20. Je ne peux pas non plus ne pas vous raconter ce qui est arrivé à un solitaire, du nom d'Hésychius, de la montagne de l’Horeb. Ce pauvre solitaire eut le malheur de passer les trois premières années de sa retraite dans l'oubli entier de son salut, et de négliger tous les exercices de la vie religieuse. Enfin Dieu le frappa d'une maladie si grave, que pendant une heure entière, on crut qu'il était mort. Mais revenu à lui-même, il nous conjura tous avec instance de nous retirer, et de le laisser seul. Nous lui obéîmes, et aussitôt il ferma sur lui la porte de sa cellule, et y demeura tellement reclus, que pendant l'espace de douze ans qu'il vécut encore, il n'échangea jamais aucune parole avec personne, et ne se nourrit que d'un peu de pain et d'eau qu'on lui apportait; il était toujours assis à la même place et n'en changea jamais; il repassait si fortement dans son esprit les choses terribles qu'il avait vues dans la vision qu'il avait eue, que son corps fut toujours dans la même position et la même attitude, et que toujours frappé de la même terreur et hors de lui-même, il gardait le silence le plus parfait, et pleurait à chaudes larmes. Enfin comme, nous connûmes qu'il touchait à sa dernière fin, nous enfonçâmes la porte de sa cellule, pour entrer et lui demander plusieurs choses que nous désirions savoir. Mais ce fut en vain : nous ne pûmes avoir de lui que cette seule parole : Pardonnez-moi, mes frères; je ne peux rien vous dire, sinon qu'il est impossible qu'il ose pécher celui qui aura la pensée de la mort fortement gravée dans l'esprit. Cette réponse nous frappa d'étonnement, et nous ne pouvions pas assez admirer comment un homme dont nous avions dans le temps tous connu la paresse et la négligence, eût été si promptement changé et transformé en un autre homme, et qu'il eût acquis une si grande perfection et une sainteté si prodigieuse. Il mourut, et nous l'ensevelîmes dans le cimetière qui était auprès du monastère. Le lendemain nous allâmes visiter son tombeau, pour voir le saint corps de ce solitaire; mais il n'y était plus. C'est sans doute pour donner aux hommes une excellente leçon, que Dieu permit cette merveille : il voulut faire comprendre à ceux qui, après avoir abandonné la vertu et négligé leur salut, se convertissent avec sincérité et embrassent une nouvelle vie, combien la pénitence de ce solitaire lui avait été précieuse et agréable, et par conséquent, combien il agréerait le repentir et la pénitence de tous les pécheurs.
21. Comme on dit ordinairement qu'un gouffre est une profondeur d'eau qu'on ne peut sonder, et que c'est pour cette raison qu'on lui donne ce nom; de même la pensée de la mort produit en nous un abîme sans fond de pureté et de bonnes oeuvres. C'est ce que nous démontre très bien le fait que je viens de vous raconter; car le pénitents qui, comme ce saint homme, ont continuellement dans l'esprit l'image de la mort, sentent augmenter en eux la crainte et la frayeur qu'elle leur inspire, jusqu'à ce qu'enfin elle les consume jusqu'à la moelle des os.
22. Au reste, ainsi que nous devons le sentir, soyons bien persuadés que cette crainte n'est pas un des moindres bienfaits que nous ayons reçus de Dieu : car n'est-il pas vrai, et notre propre expérience ne nous l'atteste-t-elle pas, que souvent, même au milieu des tombeaux, nous avons été d'une insensibilité de fer, et que nous n'avons pas répandu la plus petite larme; tandis que d'autres fois, sans être au milieu des morts, et sans la vue de la triste image de la mort, nous avons vers des torrents de pleurs ?
23. Celui-là donc pense véritablement à la mort, lequel a fait mourir en lui-même toute affection pour les créatures et pour les choses du monde; mais il ne cesse de se tendre des pièges à lui-même, celui qui est encore dominé par des désirs profanes.
24. N'usez pas de paroles pour faire savoir aux personnes que vous chérissez, que vous les aimez d'un amour bien affectueux; contentez-vous seulement de demander à Dieu de leur faire connaître de la manière qui lui conviendra, les sentiments de charité et de tendresse que vous avez pour elles; car si vous en agissiez autrement, tout le temps de votre vie ne suffirait pas pour témoigner à vos amis l'affection que vous leur portez, et pour vous exciter à la componction et à la douleur de vos péchés.
25. Ne vous laissez pas tromper, ô vous qui vous êtes loué pour travailler à la vigne du Seigneur, et n'allez pas croire faussement que vous pourrez racheter le temps par le temps; car chaque jour ne peut nous suffire pour nous acquitter des dettes que nous contractons à chaque instant.
26. Aussi un Père nous déclare que de faibles mortels, comme nous, ne peuvent passer un seul jour de leur vie d'une manière sainte et louable, s'ils ne se représentent pas vivement que ce jour est le dernier de leur existence ici bas. Et ce qui doit nous surprendre, c'est que des écrivains, dans le sein même du paganisme, ont dit quelque chose de semblable : car ils ont écrit quelque part que, l'amour de la sagesse n'était autre chose que la pensée de la mort.
Quiconque sera monté sur ce sixième degré, ne se laissera plus tomber dans le péché, d'après cet oracle divin : Rappelez-vous vos fins dernières, et vous ne pécherez jamais. (Sir 7,36).
SEPTIÈME DEGRÉ
De la tristesse qui produit la Joie.
1. La tristesse selon Dieu, est une affliction du coeur et un sentiment de douleur qu'éprouve une âme pénitente : sentiment ineffable qui lui fait rechercher avec ardeur ce qu'elle désire avec transport; qui, lorsqu'elle n'a pu obtenir ce bien désirable, le lui fait poursuivre avec d'incroyables travaux, et qui, lorsqu'elle voit qu'elle ne peut l'obtenir, lui fait pousser des cris de douleur et des gémissements lamentables.
2. Si vous voulez, cette tristesse est un aiguillon précieux de l'âme qui, par les heureuses piqûres qu'il lui fait, la délivre et la purifie de toutes les affections terrestres, et qui, par la douleur qu'il lui cause, la fixe et l'attache uniquement à veiller sur elle-même et à prendre soin de son salut.
3. La componction que les moines appellent componction religieuse, est un remords de la conscience par lequel celle-ci force une âme à s'accuser intérieurement coupable et criminelle, et par cette confession intérieure l'embrase d'un feu tout divin, et lui procure un merveilleux rafraîchissement.
4. Or cette confession fait encore qu'on oublie les besoins de la nature, selon cette parole de David : «J'ai oublié de manger mon pain et de prendre ma nourriture.» (Ps 101,5)
5. La pénitence est une joyeuse et agréable renonciation à toute sorte de consolations humaines.
6. Le silence et la tempérance sont l'heureux partage de tous ceux qui font des progrès dans cette tristesse salutaire. La douceur et l'oubli des injures ornent le coeur des personnes qui, par des combats soutenus avec courage, ont obtenu quelque victoire; enfin ceux qui sont heureusement parvenus à la perfection de cette bienheureuse tristesse, sont remplis d'affection et d'amour pour la pratique de la plus profonde humilité, sont dévorés d'une soif ardente pour les mépris et les humiliations, d'une faim violente pour toutes les choses qui alarment et font crier la nature; du reste, ils brûlent pour leurs frères d'une charité si pure et si forte, que, non seulement ils les excusent dans les fautes qu'ils leur voient commettre, mais que leur coeur est touché à leur égard d'une compassion toute céleste. Nous devons approuver ceux qui ont fait quelques progrès, louer ceux qui ont remporté quelques victoires, et proclamer heureux ceux qui sont affamés d'humiliations et de souffrances : car ces derniers seront rassasiés de cette nourriture céleste qui n'inspire jamais du dégoût.
7. Si donc vous avez eu le bonheur d'obtenir le don des larmes, employez tous les moyens capables de vous le conserver. Car, de même que la cire se fond facilement au feu, ainsi ce don, quand il n'a pas encore poussé des racines profondes dans une âme, s'y perd et disparaît bien vite par les inquiétudes de l'esprit, par les soins qu'on prend du corps, par les plaisirs sensuels, et surtout par la démangeaison de parler, par la légèreté et par la pétulance.
8. Et, oserons-nous le dire ? Cette heureuse source de larmes est, en quelque sorte, plus forte et plus puissante que les eaux du baptême. En effet, le baptême nous purifie des fautes dont nous sommes coupables avant de recevoir ce sacrement; mais le don des larmes nous purifie de toutes les fautes que nous pouvons ensuite commettre dans le cours de notre vie. Le baptême que nous avons reçu dans notre enfance, nous avait conféré une grâce infiniment précieuse, et nous avait placés dans un état tout surnaturel; mais les péchés dans lesquels nous sommes misérablement tombés, nous ont fait perdre cette grâce inestimable et cet heureux état; et le don des larmes nous fait recouvrer cette grâce, et rétablit, en quelque sorte, notre baptême en nous. Avouons qu'ils seraient bien rares les hommes qui pourraient parvenir au salut, si Dieu, dans son infinie Bonté, n'eût pas accordé ce don des larmes.
9. Voyez comme les gémissements et l'affliction d'un coeur contrit et repentant pénètrent jusqu'au trône de Dieu; comme les saintes larmes que fait répandre la crainte du Seigneur, sont comme des députés que nous envoyons devant nous pour lui demander grâce et miséricorde; et comme celles que son Amour nous fait verser, nous donnent une délicieuse assurance que nos prières et notre repentir lui ont été agréables.
10. Mais remarquons bien que, si rien n'est plus conforme ni plus favorable à la véritable humilité que les larmes d'une pénitence sincère, rien aussi ne lui est plus contraire et plus nuisible que la dissipation d'une joie mondaine.
11. Conservez donc, autant que vous en serez capable, la tristesse salutaire d'une sainte componction; elle vous procurera la joie solide et véritable; ne cessez de l'augmenter et de la perfectionner en vous jusqu'à ce qu'elle vous ait dégagé de toutes les choses de la terre, purifié votre âme de toutes ses souillures, et présenté au Christ votre sacrifice tout pur et tout saint.
12. Efforcez-vous continuellement et par la mortification de vos sens, et par le recueillement de votre esprit, et par une profonde méditation, de vous représenter fortement cet abîme immense, cette fournaise embrasée par des flammes ténébreuses, ce juge sévère et inexorable, ce vaste chaos des feux éternels, ces descentes étroites et obscures de ces lieux souterrains, de ces maisons désespérantes et de ces gouffres profonds. Oui, gravez avec force dans votre esprit l'idée et l'image de toutes ces choses effrayantes, et d'autres semblables, afin que, si votre coeur se portait malheureusement à une vie molle et relâchée, frappé d'une juste terreur, il s'applique à se procurer une chasteté incorruptible, et que, par les sentiments d'une tristesse salutaire il puisse jouir des lumières spirituelles, et devenir plus pur et plus lumineux que les flammes les plus pures et les plus resplendissantes.
13. Lorsque vous vous livrez au saint exercice de la prière, soyez devant Dieu comme un criminel devant son juge; tremblez et faites en sorte que, par l'humble posture de votre corps, mais plus encore par les dispositions intérieures de votre âme, vous ayez le bonheur d'apaiser sa juste Indignation : car Il ne peut pas rejeter une âme qui se présente à Lui de la même manière que cette veuve désolée dont il est parlé dans l'Évangile, et qui, par la ferveur et la persévérance de sa prière, continue de frapper à la porte de sa Bonté suprême.
14. Celui qui a reçu le don des larmes se trouve bien, pour pleurer ses péchés, dans quelque lieu que ce soit; mais celui qui ne pleure que par des motifs humains, choisira les endroits qui conviendront à ses dispositions naturelles, et se réjouira d'avoir des témoins de ses larmes.
15. Comme un trésor qui est caché est moins exposé à la rapacité des voleurs que celui qui est à la vue de tout le monde; de même les larmes intérieures sont moins exposées à se perdre que les larmes extérieures.
16. Gardez-vous bien d'imiter ceux qui ensevelissent leurs morts : vous les voyez pleurer un moment sur leurs tombeaux, et un instant après vous les rencontrez dans une ivresse complète. Figurez-vous donc que vous travaillez avec ceux qu'on a condamnés aux mines, et qui à toute heure sont cruellement frappés par les personnes chargées de les surveiller.
17. Celui qui tantôt pleure, et tantôt se livre à la joie et au plaisir, ne ressemble que trop à un homme qui, pour se débarrasser d'un chien errant, lui jette du pain au lieu de lui jeter des pierres : n'est-il pas évident que tout en faisant semblant d'éloigner cet animal, il l'engage à s'attacher à lui et à le suivre ?
18. Vous donc, qui pleurez vos péchés, soyez ennemis de toute ostentation, et appliquez-vous uniquement à la garde de votre coeur. Les démons redoutent autant les personnes qui vivent dans le recueillement et la vigilance, que les voleurs craignent les chiens pendant la nuit.
19. Mes amis, Dieu, en nous appelant à la vie monastique, ne nous a pas appelés à des noces pour nous y livrer à la joie; mais Il veut que nous nous pleurions nous-mêmes.
20. Il en est qui, par une erreur pitoyable, lorsqu'ils répandent des larmes de douleur et de repentir, se font violence pour ne penser à rien. Ils ignorent que les larmes, sans les bonnes pensées, peuvent convenir à des créatures privées de raison, mais absolument pas à des créatures douées d'intelligence et de raison; car les larmes ne naissent-elles pas de la pensée ? et n'est-ce pas l'esprit et la raison qui produisent les pensées ?
21. Lorsque vous allez prendre votre repos, ayez soin de vous mettre dans la même position dans laquelle vous serez au tombeau, et vous goûterez moins les douceurs du sommeil. Quand vous serez à table, pensez à cette table triste et funèbre où vous servirez vous-même de nourriture aux vers et vous serez moins tenté, de vous livrer à la sensualité. Vous sentez-vous pressé de soif, et vous soulagez-vous ? Souvenez-vous de cette soif dévorante que souffrent les damnés au milieu des flammes de l'enfer, et vous ferez violence à la nature, en ne lui accordant pas tout ce qu'elle demande.
22. Notre Seigneur nous éprouve-t-il par des humiliations déshonorantes et honorables tout à la fois ? Nous fait-il des reproches amers, et nous inflige-t-il des pénitences rigoureuses ? Rappelons de suite en notre mémoire cette sentence foudroyante du souverain Juge : «Retirez-vous de moi, maudits» (Mt 25.41), et ce souvenir, comme une épée à deux tranchants, percera et fera mourir en nous les injustes et funestes sentiments de tristesse et d'amertume, et nous portera fortement à vivre dans la patience et la résignation.
23. Le temps, au rapport du saint homme Job, fait retirer la mer (cf. Job 14,11), et le temps par le moyen de la patience, nous fera acquérir et perfectionnera en nous les vertus dont nous venons de parler.
24. Que la pensée des flammes éternelles vous accompagne le soir, lorsque vous vous mettez au lit; que le matin elle préside à votre réveil, et soyez bien assuré que la paresse et la négligence ne seront jamais le partage de votre coeur; vous en serez surtout préservé pendant vos prières et la récitation des psaumes.
25. Que les soins que vous prendrez de votre corps, et l'habit monastique que vous portez, vous excitent à pleurer vos fautes; car ceux qui portent le deuil, se revêtent d'habits de couleur minime. Si vous ne pleurez pas, pleurez au moins de ne pouvoir pas pleurer; et si vous pleurez, que ce soit parce que vos péchés vous ont fait perdre l'état heureux dans lequel vous étiez par la grâce et l'amitié de Dieu, et qu'ils vous ont réduit à l'état pénible où vous vous trouvez.
26. Dans nos pleurs et dans notre pénitence, comme dans toute autre chose, Dieu, qui est un juge plein de clémence et d'équité, aura égard à notre faiblesse. Il m'est arrivé plus d'une fois de voir des personnes qui, ne versant que très peu de larmes, les répandaient avec une si grande douleur, qu'on les aurait prises pour des gouttes de sang, et d'en voir d'autres qui pleuraient abondamment et sans effort. Or j'estime plus la violence de la douleur que l'abondance des larmes; et je crois que Dieu même n'en juge pas autrement.
27. Il ne convient pas à ceux qui pleurent, de traiter et de s'occuper de matières relevées et de questions théologiques : une pareille occupation pourrait fort bien faire tarir la source de leurs larmes; car celui qui s'applique à ces sciences, est semblable à un docteur gravement assis dans une chaire pour donner avec autorité des leçons aux autres; tandis que celui qui pleure ses fautes, ne doit avoir de la ressemblance qu'avec un homme assis sur le fumier et couvert d'un sac et d'un cilice. C'est pour cette raison que David, quelque grande que fût sa science et quelque profonde que fût sa sagesse, répondit et ceux qui lui demandaient à chanter des cantiques : «Comment pourrions-nous chanter des cantiques à la louange du Seigneur, dans, une terre étrangère»; (Ps 136,4), c'est-à-dire dans le pays où nos péchés nous ont conduits en captivité.
28. Dans le cours naturel, il est des choses qui ont du mouvement par elles-mêmes; mais il en est d'autres qui ne le reçoivent que d'une cause étrangère. Or dans la pénitence de nos péchés, il y a des larmes qui coulent toutes seules de nos yeux; mais aussi il y en a que nous ne répandons qu'avec effort et violence. Quand donc sans mouvement et sans peine nous nous trouvons attendris, et que nous répandons avec abondance des larmes d'une douceur céleste, c'est à ce moment heureux que nous devons nous hâter de courir vers le Seigneur; car c'est une preuve que, sans L'en avoir prié, il est venu à nous pour nous faire présent de l'éponge mystérieuse de la tristesse qui lui est agréable, pour créer en nous une source d'eau rafraîchissante, et pour nous faire don de ces larmes heureuses qui effacent nos péchés sur le livre de son éternelle Justice. Conservons-le précieusement avec le plus grand soin, et gardons-le jusqu'à ce qu'Il juge à propos de nous le retirer Lui-même; car cette douleur, que sa grâce produit en nous, a bien plus de vertu pour nous purifier de nos fautes que celle que nous exciterions nous-mêmes dans nos coeurs par beaucoup d'efforts et de violence.
29. Il n'a sûrement pas reçu de Dieu le don des larmes, celui qui pleure quand il veut, mais celui qui pleure ce qu'il veut pleurer, ou plutôt, qui pleure les choses que Dieu veut qu'il pleure.
30. Il n'arrive que trop qu'aux larmes de la pénitence nous mêlons les larmes de la vaine gloire, qui est si odieuse à Dieu. C'est la prudence et la véritable piété qui nous font connaître cette fausse tristesse. Eh ! Comment pourrions-nous compter sur la sincérité de nos larmes, si, tout en les répandant, nous négligeons de nous corriger de nos défauts ?
31. La vraie componction est exempte de toute enflure du coeur et de toute vanité à elle ne nous procure aucune consolation humaine, mais elle nous entretient continuellement dans la pensée de notre dernière heure, et nous fait attendre de Dieu, seul Consolateur des humbles de coeur, les consolations et les douceurs ineffables qui doivent être pour nous un bain de rafraîchissement et de paix.
32. Tous ceux qui ont reçu cette divine et consolante affliction, ont une sainte aversion pour la vie présente, la regardent comme la source et le principe funestes de toutes leurs peines et de toutes leurs misères, et sont animés contre leurs propres corps de la même haine qu'on a contre un ennemi qui veut nous perdre.
33. Si donc nous apercevons, dans ceux qui croient eux-mêmes être vraiment affligés selon Dieu, quelques mouvements de colère et quelques sentiments d'orgueil, nous pouvons, sans craindre de nous tromper, juger que leurs larmes ne sont pas sincères et qu'elles ne sont pas produites par une véritable componction; car, comme le dit saint Paul : «Qu'y a-t-il de commun entre la lumière et les ténèbres» (2 Cor 6,14) ?
34. La vraie componction répand des consolations dans les âmes; la fausse n'y produit que l'orgueil.
35. De même que le feu consume la paille, ainsi les larmes sincères consument et font disparaître entièrement les souillures visibles ou invisibles de l'âme.
36. Plusieurs pères n'hésitent pas de prononcer que ce n'est pas une chose peu difficile que de distinguer les larmes qui sont sincères, de celles qui ne le sont pas, principalement dans les personnes qui commencent leur pénitence, et que le discernement qu'on en fait, est rempli de ténèbres et d'obscurité; car, disent-ils, elles peuvent être produites par plusieurs causes différentes : c'est tantôt par un sentiment tout naturel, tantôt par un sujet louable, et tantôt par une cause blâmable; ici c'est la vaine gloire, c'est un amour déréglé et profane qui en sont le principe; là c'est l'amour de Dieu, c'est la pensée de la mort, ce sont plusieurs autres bonnes considérations qui les produisent.
37. Or après nous être servis de la crainte de Dieu pour découvrir et connaître quelle est la source de celles que nous répandons, tâchons de nous procurer celles que fait verser la pensée de notre dernière heure, car elles sont pures et sincères, ces sortes de larmes; elles ne sont susceptibles ni de vanité ni d'illusion, elles purifient notre âme et allument dans nos coeurs le feu du saint amour de Dieu; enfin elles effacent nos péchés, et nous procurent le bien inestimable de la paix du coeur.
38. Gardons-nous d'être surpris et étonnés, si quelquefois des larmes produites par une douleur sincère du péché et par une autre cause bonne et non suspecte deviennent cependant mauvaises et condamnables; mais ce qui doit nous frapper d'étonnement, c'est de voir que des larmes qui, dès le commencement, n'ont eu qu'un mauvais principe et une source empoisonnée, aient pu devenir saintes et surnaturelles. Les personnes portées à la vaine gloire, ne manqueront pas de comprendre ce que nous voulons dire.
39. Ne comptez pas sur l'abondance de vos larmes, si vous ne vous sentez pas purifié de vos péchés. Le vin qu'on vient de tirer du pressoir, ne mérite ni blâme ni louange.
40. Personne ne doute que les larmes produites par la grâce de Dieu ne nous soient souverainement utiles et salutaires; mais ce ne sera qu'à la mort que nous en connaîtrons parfaitement l'utilité et les avantages précieux.
41. Celui donc qui passe sa vie à répandre des larmes constamment agréables à Dieu, célèbre tous les jours de nouvelles fêtes spirituelles; tandis que celui qui coule ses jours dans les plaisirs et dans les joies profanes, pleurera dans les siècles infinis de l'éternité.
42. Eh quoi ! Les criminels peuvent-ils goûter quelque plaisir dans la prison ? Comment donc les véritables moines en auraient-ils sur la terre ? Et n'est-ce pas dans ce sentiment que parlait ce grand pénitent, si célèbre par la sincérité et la pureté de ses larmes, lorsqu'il disait : «Tirez, Seigneur, mon âme de ce lieu, où je suis enfermé» (Ps 141), afin que je tressaille d'allégresse dans le sein de votre lumière incompréhensible.
43. Soyez au milieu de votre coeur comme un général au milieu de son armée; ordonnez-lui avec une autorité absolue toutes les pratiques de la plus profonde humilité. Ainsi que, quand vous commanderez à la joie de se retirer de vous, en lui adressant ces paroles : va-t'en, elle s'en aille; et que quand vous direz aux larmes : venez, elles arrivent; et à votre corps, qui est votre esclave : fais cela, il le fasse.
44. Quiconque s'est revêtu du don des larmes comme d'une robe nuptiale, sentira quelle est la douceur inexprimable, de la joie spirituelle.
45. Quel est le moine qui ait si saintement vécu, pour pouvoir dire que, depuis qu'il est entré en religion, il n'a pas perdu un seul jour, une seule heure, ni un seul moment; mais qu'il a consacré au service de Dieu sa vie tout entière, dans la pensée qu'un jour passé ne revient plus ?
46. Ce moine est vraiment heureux, lequel, par la vivacité de sa foi, peut contempler la beauté des anges, et jouir ainsi de la société de ces Intelligences célestes; mais il est bien autrement heureux celui qui, par la méditation de la mort, par le souvenir amer de ses péchés, et par les larmes abondantes de sa fervente pénitence, s'est mis dans l'état heureux de ne plus retomber dans le péché. Or on pourrait difficilement, je crois, me persuader que, pour arriver à la perfection du premier état, il ne faille pas auparavant avoir passé par le second état dont nous venons de parler.
47. J'ai vu des pauvres dont la hardiesse a été au point de s'adresser directement à des rois, et qui les ont pressés avec des paroles si ingénieuses et des manières si engageantes, qu'ils les ont attendris sur leur misérable position et les ont portés à prendre pitié de leur misère.
Mais j'ai vu aussi des pauvres d'une autre espèce, lesquels, manquant absolument de vertu, se sont adressés au Roi du ciel. Ils réclamaient son secours et ses faveurs avec une persévérance et, une assiduité qu'on pourrait appeler importunes : ils n'employaient pas pour cela des expressions choisies et étudiées, mais se contentaient de lui exposer leurs nécessités pressantes avec une modestie parfaite, une humilité profonde et une crainte respectueuse; ils ne cessaient de Lui exprimer les sentiments de leur indignité, et de lui répéter avec l'accent d'une douleur profonde et d'une conviction entière, qu'ils ne méritaient pas d'être écoutés ni d'être exaucés; et cependant cette violence qu'ils lui ont faite, en agissant ainsi, L'a en quelque sorte forcé d'avoir compassion d'eux, et de leur accorder ce qu'ils lui demandaient.
48. Celui qui sent de la vanité, parce qu'il a reçu le don des larmes, et qui condamne les autres, parce qu'ils en sont encore privés, ressemble parfaitement à un sujet qui demanderait des armes à son souverain, et qui, les ayant obtenues, au lieu de s'en servir contre les ennemis de son prince, s'en servirait pour se percer et se donner la mort.
49. N'oublions pas ici que Dieu n'a pas besoin de nos larmes, et qu'Il n'aime pas à voir que les inquiétudes et la tristesse dévorent et consument nos coeurs; mais qu'Il désire qu'embrasés du feu sacré de son Amour, nous goûtions et savourions les délices d'une joie toute pure et toute spirituelle.
50. Ôtez, le péché de votre coeur, et vous n'aurez plus de motifs de répandre des larmes. Pour quelle raison mettrait-on un emplâtre sur un des membres d'une personne qui n'a reçu aucune blessure ? Adam versa-t-il des pleurs avant sa fatale désobéissance ? Les justes en répandront-ils après la résurrection et l'abolition entière du péché ? N'est-il pas écrit qu'alors «il n'y aura ni pleurs, ni gémissements, ni douleur, ni affliction» (Apoc 21,4).
51. J'ai vu des personnes qui paraissaient être sans tristesse, quoique réellement elles fussent très affligées; mais à l'extérieur vous les auriez prises pour des gens dans la joie, et non dans l'affliction. Or l'Amour de Jésus Christ les a mises à l'abri de tout danger; les démons ne leur peuvent rien, car on peut leur appliquer ces paroles : «Le Seigneur éclaire les ténèbres des aveugles.»
52. Souvent aussi il arrive que les larmes donnent de la vanité à ceux qui n'ont qu'une vertu faible et chancelante. Aussi par un trait admirable de sa Providence, Dieu les prive de ce don qui leur devient funeste, afin qu'en le désirant et en le demandant, ils s'affligent et se condamnent eux-mêmes, qu'ils vivent dans les soupirs et les gémissements, dans la douleur et la tristesse, dans de dures inquiétudes et dans une déchirante anxiété; car, dans les desseins de Dieu, toutes ces peines qu'ils endurent, leur tiennent lieu du don des larmes, et, quoiqu'il leur semble n'en retirer aucun fruit, elles leur sont infiniment avantageuses.
53. En observant attentivement les divers artifices du démon, nous verrons que très souvent il nous fait tomber dans une illusion bien funeste et bien propre à nous faire de la peine, et qu'il nous joue d'une manière bien fâcheuse. En effet est-il rare que, lorsque nous nous rassasions bien, et que nous contentons notre sensualité, il nous attendrisse lui-même, et nous fasse répandre des larmes en abondance; et que, lorsque nous avons fidèlement observé le jeûne et les règles de la tempérance, il nous endurcisse et fasse tarir la source de nos pleurs ? Or qui pourrait ne pas voir que, par les fausses larmes qu'il arrache à nos yeux, il veut que nous nous abandonnions à l'intempérance et à la sensualité, deux sources fécondes de vices ? Mais, au lieu de nous laisser prendre à ses pièges, ayons soin de faire le contraire de ce qu'il nous suggère.
54. Quant à moi, je vous avoue qu'en considérant la nature de la componction du coeur, je suis frappé d'étonnement, et je ne peux me lasser d'admirer comment il peut se faire que la douleur et l'affliction de la pénitence renferment dans elles-mêmes la joie et l'allégresse, à peu près comme l'hexagone des abeilles renferme le miel. Mais que nous apprend cette merveille ? Que la tristesse et les larmes d'une âme contrite et pénitente sont vraiment et réellement un don de Dieu; car ce qui fait que cette âme repentante éprouve ce plaisir et cette joie intérieure, si douce et si consolante, c'est que Dieu Lui-même, d'une manière secrète et invisible, communique aux coeurs affligés et brisés par la douleur de leurs fautes, les douceurs et les consolations d'une joie toute céleste.
55. Mais rien, je crois, ne peut contribuer davantage à nous convaincre combien nous avons besoin de pleurer nos péchés, et combien les larmes d'une douleur sincère sont utiles à notre âme, que l'histoire vraiment extraordinaire et surprenante que je vais vous raconter :
Il y avait dans le monastère où j'étais, un moine nommé Étienne; comme il aimait la vie solitaire et érémitique, depuis un grand nombre d'années il vivait entièrement séparé des frères, et s'était rendu recommandable par ses jeûnes rigoureux, par ses larmes abondantes et par d'autres vertus excellentes. Il avait fixé sa cellule au pied de la sainte montagne où Élie avait vu autrefois la présence de Dieu.
Mais cet homme vraiment respectable, désirant pratiquer des exercices d'une pénitence plus austère et plus laborieuse, se retira au désert des Anachorètes, appelé Siden, et y vécut plusieurs années dans la plus sévère et la plus étroite discipline.
Ce lieu, privé absolument de toute consolation humaine, était d'un abord presque inaccessible, et était éloigné de soixante-dix milles de toute habitation. Enfin ce saint vieillard, sur la fin de sa vie, revint trouver sa première cellule dans la montagne d'Élie, où il avait eu pour disciples deux moines de la Palestine, lesquels étaient fort pieux et sévères observateurs de la discipline religieuse.
Ils étaient demeurés dans cette cellule pendant l'absence du saint vieillard, lequel, quelques jours après qu'il y fut revenu, tomba dangereusement malade, et cette maladie le conduisit au tombeau.
La veille de sa mort il fut tout à-coup ravi hors de lui-même; et dans ce ravissement il regardait, tantôt à sa droite, tantôt à sa gauche; et comme si des personnes lui eussent fait rendre compte de sa vie, il leur répondait si haut, que tous ceux qui étaient présents pouvaient le comprendre. «Oui, disait il quelquefois, c'est vrai; j'ai commis cette faute, mais j'ai jeûné tant d'années pour l'expier»; et d'autres fois, «Non, je n'ai pas fait ce péché; vous m'accusez à tort.» Puis il ajoutait :
«Je confesse que je me suis rendu coupable de cette faiblesse; mais j'ai pleuré, j'en ai fait pénitence et j'ai tâché de la racheter par de saints exercices et par des oeuvres de charité. Mais c'est absolument à faux que vous m'accusez cette fois» reprenait-il avec vivacité.
Sur d'autres chefs, il disait : Vous avez raison; j'avoue que je suis coupable et que je n'ai rien à répondre pour me justifier; que je n'ai pour ressource que les Miséricordes de Dieu, en qui je mets toute ma confiance.» Or cet examen extraordinaire et si sévère était un spectacle effrayant et terrible, et autant plus terrible, que ce pauvre moine était accusé des fautes mêmes qu'il n'avait pas commises.
Ah ! Juste ciel ! si un solitaire fervent, un anachorète qui, pendant quarante années passées dans la vie érémitique, avait pleuré amèrement ses péchés, et les avait expiés par toute sorte d'austérités, avoue cependant que, sur certaines fautes il n'a rien à répondre pour s'excuser, que pourrai-je donc devenir, moi ? Ne dois-je pas m'écrier :
Malheur à moi ! Oui, malheur à moi, misérable, puisque ce grand solitaire n'a pas même pu fermer la bouche aux démons qui l'accusaient, par ces paroles d'Ézéchiel : «Le Seigneur a dit : Je vous jugerai selon vos voies» (Ez 33,13) ? Mais gloire soit rendue à Dieu, qui seul connaît les choses cachées ! Cependant je peux vous assurer que plusieurs personnes m'ont dit que tandis qu'il était au désert, ce bon solitaire donnait de sa propre main à manger à un léopard. Or ce fut pendant qu'il subissait cet examen rigoureux, et qu'on lui faisait rendre compte de sa vie, qu'il rendit son âme à Dieu, sans que nous ayons pu savoir quelle a été la fin de ce jugement, et quelle a été la sentence qu'il a reçue.
56. De même qu'une pauvre veuve, après la mort de son mari, ne trouve de consolation que dans un fils unique qui lui reste; ainsi une âme qui est tombée dans le péché, ne peut trouver quelque soulagement au moment qu'il faut quitter la vie, que dans les travaux pénibles qu'elle a supportés, dans les jeûnes rigoureux qu'elle a pratiqués, dans les larmes qu'elle a versées, et dans la pénitence qu'elle a faite.
57. Ces sortes de pénitents ne se permettent même pas de chanter en leur particulier des hymnes et des cantiques, parce que ces cantiques seraient capables d'étouffer leurs soupirs et de diminuer leurs larmes. Si donc vous prétendez que par le chant des hymnes, vous exciterez en vous les sentiments de la pénitence, sachez que vous êtes bien loin d'elle, et qu'elle est bien loin de vous. La pénitence est une douleur de l'âme laquelle demeure dans elle depuis longtemps, et lui est conservée par le moyen du feu de l’amour.
58. Or cette pénitence précède, dans une âme, la paix et la tranquillité du coeur : c'est elle qui, en la purifiant, et en lui procurant la victoire sur les passions et sur les mauvaises habitudes, la revêt de son premier ornement.
59. Voici ce que m'a raconté de lui-même un homme illustre par une longue et rigoureuse pénitence : «Lorsque, me dit-il, j'étais tenté de me livrer à la vaine gloire, à l'impatience, à l'intempérance, le souvenir de ma pénitence s'y opposait fortement, et me faisait entendre au dedans de moi ces paroles sévères : Prends bien garde de te laisser aller à la vaine gloire, autrement je t'abandonnerai; et il en faisait autant par rapport aux autres tentations que j'éprouvais. Or j'avais coutume de lui répondre : Je ne vous désobéirai jamais, jusqu'à ce que vous puissiez me présenter avec assurance devant le tribunal de Jésus Christ.»
60. Mais, si une âme profondément pénitente et sincèrement affligée de ses péchés reçoit de Dieu des consolations ineffables, une âme pure et sainte reçoit de Lui des lumières extraordinaires. Or cette illumination divine est une impression douce et forte, qu'on ne peut ni exprimer, ni comprendre, ni voir : c'est la foi seule qui la fait comprendre, voir et sentir. Quant aux consolations d'une âme pénitente, c'est un certain rafraîchissement doux et agréable qui rend en quelque sorte cette âme semblable à un enfant qui pleure et rie presqu'en même temps. Ce rafraîchissement, par un effet admirable, renouvelle cette âme affligée, et fait que ses larmes, d'amères qu'elles étaient, deviennent douces et agréables.
61. Les larmes que produit la pensée de la mort, font naître la crainte de Dieu dans les coeurs; cette crainte de Dieu engendre la confiance, et cette ferme confiance en Dieu donne une joie parfaite, laquelle produit enfin la fleur divine de l'amour.
62. Repoussez loin de vous par un esprit d'une véritable humilité, toute joie étrangère, comme étant indigne de vous; et ne cessez de craindre que, par les tromperies du démon, vous ne receviez un loup dévorant, au lieu d'un pasteur de votre âme.
63. Prenez garde de vouloir, avant le temps, vous élever à une sublime contemplation; mais faites en sorte que, par la perfection de votre humilité, ce soit elle qui vous cherche et vous saisisse pour s'unir à votre âme par une union pure et indissoluble.
64. Voyez combien une âme religieuse a de ressemblance avec un petit enfant : à peine connaît-il son père, qu'on le voit rempli d'une joie qu'il ne peut exprimer; et, si pour de bonnes raisons son père s'absente, quand il revient, l'enfant témoigne à la fois son contentement et sa peine : son contentement, parce qu'il reçoit son père après une absence qui lui a bien duré; sa peine, parce qu'il a été privé si longtemps de sa présence.
65. Cette âme ressemble encore à un autre enfant. Voyez-vous cette mère qui se cache avec adresse et se dérobe à la vue de son fils ? Mais entend-elle ses cris plaintifs, et voit-elle couler ses larmes ? Alors, elle éprouve un plaisir délicieux. Elle lui apprend par là et lui fait sentir l'importance et la nécessité de ne pas s'éloigner de sa présence; et c'est ainsi qu'elle nourrit et qu'elle augmente dans son enfant l'affection qu'il a pour elle. Or, dit le Seigneur : «Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende ces paraboles.» (Luc 14,35).
66. Pense-t-il aux exercices du Gymnase et aux pièces qu'on doit jouer sur le théâtre, le criminel qu'on a condamné à la peine capitale ? Or, celui qui pleure des péchés qui lui ont mérité des tourments éternels, pourrait-il se livrer au plaisir, à la vaine gloire, à la colère et à la mauvaise humeur ?
67. La pénitence, qui est une vive et profonde douleur de l'âme, ne doit-elle pas lui fournir tous les jours de nouveaux sujets de s'affliger et de souffrir ? Et l'âme pénitente ne ressemble-t-elle pas à une femme qui est dans les douleurs de l'enfantement ?
68. Le Seigneur, dont la justice égale la sainteté, récompense, par le sentiment d'une componction pleine de foi, le moine qui, dans la solitude, vit selon la foi et les règles de la sainteté, comme il récompense, par d'ineffables consolations, le moine qui, pour des motifs louables, demeure dans un monastère pour y vivre saintement sous l'autorité et l'obéissance d'un supérieur. Mais celui qui, sincèrement et selon Dieu, n'embrasse pas l'un ou l'autre de ces deux genres de vie, se prive misérablement du don des larmes.
69. Éloignez et chassez loin de vous le démon du désespoir, c'est un chien enragé, qui, lorsque vous considérez avec douleur les péchés que vous avez commis, fait tous ses efforts pour vous représenter Dieu sans clémence, sans bonté et sans miséricorde; et, si vous y faites attention, vous verrez qu'avant de vous faire tomber dans les fautes que vous pleurez, ce misérable vous peignait vivement la bonté, la clémence et la miséricorde de Dieu, mais surtout son admirable facilité à recevoir les pécheurs et à leur pardonner.
70. Le saint exercice de la pénitence en produit l'heureuse habitude dans notre âme, et cette habitude nous la rend facile et agréable. Voilà pourquoi elle pousse dans nos coeurs des racines si fortes et si profondes, qu'elle ne peut pas facilement ensuite nous être enlevée.
71. Au reste ce serait en vain que nous nous livrerions aux plus excellents exercices de piété : si nous n'avons pas la douleur intérieure et sincère de nos péchés, nous ne sommes rien, et nous ne faisons rien; car à nous, qui avons souillé et perdu la grâce précieuse du baptême, qui avons chargé nos mains d'iniquités, il est d'une nécessité absolue de nous purifier, et, par le feu ardent et continuel du repentir et par l'huile de la miséricorde de Dieu, de faire fondre cette poix crasseuse de nos vices.
72. J'ai vu des personnes qui étaient, pour ainsi dire, montées au dernier degré de la pénitence. Elles avaient une contrition si vive et si poignante de leurs péchés, qu'elles allaient jusqu'à vomir du sang. Cette vue m'a rappelé ces paroles du psalmiste : «J'ai été frappé, Seigneur, par les fléaux de votre colère, comme l'herbe l'est par les rayons du soleil, et mon coeur s'est desséché» (Ps 101,5).
73. Les larmes que la crainte de Dieu nous fait répandre, produisent en nous la crainte de les voir tarir et la vigilance nécessaire pour les conserver. Ceux qui ne pleurent leurs péchés que par un mouvement d'une charité peu enflammée et qui n'a pas la perfection requise, les auront bientôt vues disparaître. Il ne faut pas en dire autant de ceux qui pleurent leurs fautes, parce que leur coeur est embrasé dans le temps d'un feu digne d'une éternelle mémoire; et disons ici, pleins d'admiration, que dans notre pénitence c'est ce qu'il y a de plus humble et de plus abject, qui nous donne réellement et plus d'assurance et plus de certitude qu'elle plaît à Dieu.
74. Il y a des choses qui font tarir les larmes de la pénitence, et il y en a d'autres qui y mêlent, si j'ose m'exprimer ainsi, de la boue et des bêtes sauvages. Les premières furent cause de l'inceste de Loth avec ses deux filles, et les secondes, de la chute de Lucifer et de ses anges.
75. Elle est vraiment incroyable, la malice des ennemis de notre salut : ils se servent de tout pour changer nos vertus en vices, et pour nous donner de l'orgueil dans les choses mêmes qui devraient nous couvrir de confusion.
76. La solitude, où nous sommes, les cellules que nous occupons, et différents objets que nous rencontrons, sont quelquefois capables de nous porter à la componction; et n'est-ce pas ce que notre Seigneur, Élie et saint Jean Baptiste nous apprennent par leur exemple ? Car ils se retirèrent dans le désert pour y vaquer plus librement à la prière, et pour offrir à Dieu, le tribut de leurs larmes.
77. Cependant il arrive, et j'ai vu moi-même, que dans le sein des villes et qu'au milieu du tumulte et des agitations du siècle, des moines versent des larmes abondantes. Mais ne nous y trompons pas; c'est une ruse, c'est une tromperie du démon : il veut nous engager par là à rentrer dans le monde, en nous faisant croire que nous ne souffririons aucun dommage ni aucune perte spirituelle, si nous fréquentions les hommes, et que nous fussions au milieu des choses et des affaires du siècle; que par conséquent c'est à tort que nous redoutons si fort le monde et ses agitations tumultueuses.
78. Ne perdons pas de vue qu'il est souvent arrivé qu'une seule parole a pu suffire pour faire sécher la source des larmes dans une âme pénitente.
79. Peut-on dire que, sans une espèce de miracle, une seule parole ait pu les faire couler de nouveau ? Eh ! Mes tendres amis, à l'heure de notre mort, le souverain Juge ne nous fera pas un crime de n'avoir pas fait des miracles pendant notre vie, de n'avoir pas traité avec subtilité les matières élevées de la théologie, et de n'être pas parvenus à un haut degré de contemplation, mais de n'avoir pas pleuré nos péchés de manière à en mériter le pardon.
Tel est le septième degré de l'échelle du paradis. Que celui qui y est monté, daigne me tendre la main, car ce n'est que par le secours de quelqu'autre, qu'il y est monté lui-même, et qu'il s'est purifié des péchés qu'il avait commis pendant sa vie.
V
SIXIÈME ET SEPTIÈME DEGRÉS
SIXIÈME DEGRÉ
De la Pensée de la Mort
1. La pensée précède nécessairement les paroles qui l'expriment. C'est ainsi que la pensée de la mort et le souvenir des péchés précédent les larmes et les gémissements que l'une et l'autre font répandre; c'est pourquoi nous allons parler de ces deux choses dans ce lieu, selon leur ordre et leur rang.
2. Ainsi nous disons que la pensée de la mort est une espèce de mort quotidienne, et que le souvenir de notre dernière heure est un gémissement continuel.
3. Ce fut la désobéissance de l'homme, qui donna naissance à la crainte de la mort, et c'est pour cette raison que la crainte de la mort nous est devenue, en quelque sorte, naturelle. Mais savez-vous ce que nous démontre cette crainte ? C'est que notre âme n'est pas parfaitement lavée ni purifiée par les larmes et les austérités de la pénitence.
4. Le Christ, pour nous apprendre qu'il est Dieu et homme tout ensemble, et pour nous enseigner que les attributs de la nature divine et de la nature humaine sont son partage, s'est effrayé à la vue de la mort; mais ce divin Sauveur ne l'a pas redoutée.
5. Or, comme de tous les aliments dont nous nourrissons nos corps, c'est le pain qui nous est le plus nécessaire; de même, de toutes les choses qui doivent nourrir et faire vivre notre âme, rien ne lui est plus nécessaire que le souvenir et la pensée de la mort.
6. C'est la pensée de la mort qui a fait embrasser aux moines qui vivent en communauté, tous les travaux et toutes les austérités de la pénitence; c'est elle qui leur fait aimer avec délices les mépris et les humiliations; c'est encore la pensée de la mort qui fait que les solitaires qui vivent dans les déserts et loin de tout tumulte, ont généreusement renoncée à tout soin pour les choses présentes, afin de se consacrer uniquement aux saints exercices de la prière et de la méditation, et de veiller assidûment sur leur esprit et sur leur coeur. Or ces vertus sont également filles et mères de la pensée de la mort.
7. Mais observons ici que, bien que l'étain ait beaucoup de ressemblance avec l'argent, on le distingue néanmoins facilement, si on le rapproche de ce dernier métal; de même ceux qui ont quelque expérience dans les choses qui regardent le salut, savent bien mettre une différence essentielle entre la crainte de la mort produite par un sentiment et un mouvement de la nature, et la crainte de la mort causée par l'impression de la grâce.
8. La preuve certaine et indubitable que nous craignons la mort par un mouvement de la grâce, c'est lorsque cette crainte nous porte à nous dépouiller de toute affection pour les choses créées, et nous fait renoncer parfaitement à notre propre volonté.
9. Il est louable de penser tous les jours à la mort, comme si chaque jour elle devait nous frapper; mais c'est une marque de sainteté, de la désirer et de l'attendre.
10. Gardons-nous cependant de croire que tout désir de la mort soit bon et salutaire : car il en est qui souhaitent la mort, parce qu'ils se voient, par des penchants qu'ils n'ont pas encore pu vaincre entièrement, et par des habitudes dont il ne leur a pas été possible de se corriger parfaitement, exposés sans cesse à faire de nouvelles chutes et de nouveaux péchés; il en est d'autres qui ne désirent la mort que par un mouvement de désespoir : ce sont des gens qui ne veulent pas faire pénitence; il en est encore d'autres qui appellent la mort, parce qu'ils se croient affranchis de la servitude de leurs passions, et qu'ils sont parvenus à l'impassibilité; enfin il en est d'autres qui, mus et conduits par le mouvement et les lumières du saint Esprit, désirent de sortir de ce monde. Mais ces derniers sont bien rares.
11. Quelques-uns sont en peine, et voudraient savoir pourquoi Dieu, vu que la pensée de la mort est si salutaire, n'a pas voulu que nous connaissions le moment où elle doit nous frapper. Mais ces personnes ne considèrent pas que Dieu, en Se conduisant de la sorte, n'a eu en vue que le plus grand intérêt de notre salut. En effet, si l'heure de la mort était connue, quel serait, parmi les hommes, celui qui s'empresserait de recevoir le baptême, de se convertir et d'embrasser la vie religieuse ? Hélas ! la plupart passeraient leur vie dans le crime; et ce ne serait qu'à la dernière heure, qu'ils penseraient à recourir aux eaux saintes du baptême ou de la pénitence.
12. Vous qui pleurez vos péchés, gardez-vous bien des ruses du démon : il cherchera à vous tromper, en vous inspirant que Dieu est bon et miséricordieux. C'est une vérité que nous ne devons savoir que pour nous préserver du désespoir; mais le démon, en vous la suggérant, veut par là bannir de votre coeur l'horreur et la douleur de vos péchés, et vous faire perdre la crainte de Dieu, laquelle, seule, donne la véritable sécurité.
13. Savez-vous à qui l'on doit comparer ceux qui, voulant nourrir dans leur âme la pensée de la mort et le souvenir du jugement dernier, ne laissent pas de s'embarrasser dans toute sorte de soins et d'occupations profanes ? comparez-les hardiment à des personnes qui prétendraient nager sans avoir les pieds et les mains en liberté.
14. La pensée de la mort, que nous devons regarder pour véritable et efficace, c'est celle qui éteint en nous l'intempérance; car, une fois qu'on a triomphé de cette passion, on vient facilement à bout de vaincre les autres.
15. L'insensibilité du coeur produit l'aveuglement dans une âme; mais la multitude des viandes fait tarir entièrement la source des larmes; et la soif, la faim et les veilles affligent le coeur; mais un coeur affligé et mortifié selon Dieu répand des larmes abondantes et salutaires. Sans doute ces vérités paraîtront dures à ceux qui aiment la bonne chère, et impraticables à ceux qui vivent dans les bras de la paresse, mais un coeur fervent et généreux les goûtera et les pratiquera avec joie; et par l'habitude qu'il en aura acquise, il y sera fidèle avec une indicible facilité. Celui qui ne cherchera à les connaître que pour en parler, n'y trouvera que peine et tristesse.
16. Comme nos pères enseignent communément que la charité parfaite est exempte de chute, je dis de même que la parfaite méditation de la mort est exempte de toute crainte.
17. Une âme, qui cherche tous les moyens d'assurer son salut, s'occupe sans cesse de plusieurs pensées très salutaires : elle pense à l'amour que Dieu lui porte, à la mort, à la présence de Dieu, au royaume céleste, à la ferveur des martyrs; mais c'est surtout la pensée dé Dieu réellement présent partout, qui l'absorbe entièrement. C'est pour cela qu'elle médite sans cesse ces paroles : «Je regardais continuellement le Seigneur, et je l'avais toujours présent devant mes yeux.» . Elle ne perd pas de vue le souvenir des anges et des puissances célestes, ni sa dernière heure en ce monde, ni le moment terrible où elle comparaîtra an tribunal du souverain Juge, ni les supplices éternels, ni enfin la sentence qui y condamnera les pécheurs. Telles sont les grandes vérités dont s'occupent les âmes qui veulent servir Dieu. Nous avons d'abord présenté celles qui doivent nous paraître les plus respectables, et nous avons ensuite rappelé celles qui sont les plus capables de nous inspirer l'horreur du péché et de nous empêcher d'y tomber.
18. Un certain moine d'Égypte me raconta un jour ce qui lui était arrivé à lui-même. Il me dit qu'il avait si profondément gravé dans son coeur le souvenir et la pensée de la mort, et que cette pensée lui faisait une impression si vive et si puissante, qu'ayant voulu procurer quelque soulagement à son corps, qui en avait un grand besoin, cette pensée, comme un juge inexorable, s'y opposa victorieusement; et, ce qui vous paraîtra plus étonnant encore, m'ajouta-t-il avec une admirable simplicité, c'est qu'ayant essayé pour un instant de rejeter cette pensée, je n'en pus venir à bout.
19. J'ai connu un autre moine qui demeurait dans un lieu appelé Tholas. Or la pensée de la mort lui faisait souvent perdre tout sentiment; vous auriez cru, en le voyant, ou qu'il était évanoui, ou qu'il était tombé en épilepsie : nombre de fois les frères du monastère l'ont trouvé dans cet état, et l'emportaient comme un mort.
20. Je ne peux pas non plus ne pas vous raconter ce qui est arrivé à un solitaire, du nom d'Hésychius, de la montagne de l’Horeb. Ce pauvre solitaire eut le malheur de passer les trois premières années de sa retraite dans l'oubli entier de son salut, et de négliger tous les exercices de la vie religieuse. Enfin Dieu le frappa d'une maladie si grave, que pendant une heure entière, on crut qu'il était mort. Mais revenu à lui-même, il nous conjura tous avec instance de nous retirer, et de le laisser seul. Nous lui obéîmes, et aussitôt il ferma sur lui la porte de sa cellule, et y demeura tellement reclus, que pendant l'espace de douze ans qu'il vécut encore, il n'échangea jamais aucune parole avec personne, et ne se nourrit que d'un peu de pain et d'eau qu'on lui apportait; il était toujours assis à la même place et n'en changea jamais; il repassait si fortement dans son esprit les choses terribles qu'il avait vues dans la vision qu'il avait eue, que son corps fut toujours dans la même position et la même attitude, et que toujours frappé de la même terreur et hors de lui-même, il gardait le silence le plus parfait, et pleurait à chaudes larmes. Enfin comme, nous connûmes qu'il touchait à sa dernière fin, nous enfonçâmes la porte de sa cellule, pour entrer et lui demander plusieurs choses que nous désirions savoir. Mais ce fut en vain : nous ne pûmes avoir de lui que cette seule parole : Pardonnez-moi, mes frères; je ne peux rien vous dire, sinon qu'il est impossible qu'il ose pécher celui qui aura la pensée de la mort fortement gravée dans l'esprit. Cette réponse nous frappa d'étonnement, et nous ne pouvions pas assez admirer comment un homme dont nous avions dans le temps tous connu la paresse et la négligence, eût été si promptement changé et transformé en un autre homme, et qu'il eût acquis une si grande perfection et une sainteté si prodigieuse. Il mourut, et nous l'ensevelîmes dans le cimetière qui était auprès du monastère. Le lendemain nous allâmes visiter son tombeau, pour voir le saint corps de ce solitaire; mais il n'y était plus. C'est sans doute pour donner aux hommes une excellente leçon, que Dieu permit cette merveille : il voulut faire comprendre à ceux qui, après avoir abandonné la vertu et négligé leur salut, se convertissent avec sincérité et embrassent une nouvelle vie, combien la pénitence de ce solitaire lui avait été précieuse et agréable, et par conséquent, combien il agréerait le repentir et la pénitence de tous les pécheurs.
21. Comme on dit ordinairement qu'un gouffre est une profondeur d'eau qu'on ne peut sonder, et que c'est pour cette raison qu'on lui donne ce nom; de même la pensée de la mort produit en nous un abîme sans fond de pureté et de bonnes oeuvres. C'est ce que nous démontre très bien le fait que je viens de vous raconter; car le pénitents qui, comme ce saint homme, ont continuellement dans l'esprit l'image de la mort, sentent augmenter en eux la crainte et la frayeur qu'elle leur inspire, jusqu'à ce qu'enfin elle les consume jusqu'à la moelle des os.
22. Au reste, ainsi que nous devons le sentir, soyons bien persuadés que cette crainte n'est pas un des moindres bienfaits que nous ayons reçus de Dieu : car n'est-il pas vrai, et notre propre expérience ne nous l'atteste-t-elle pas, que souvent, même au milieu des tombeaux, nous avons été d'une insensibilité de fer, et que nous n'avons pas répandu la plus petite larme; tandis que d'autres fois, sans être au milieu des morts, et sans la vue de la triste image de la mort, nous avons vers des torrents de pleurs ?
23. Celui-là donc pense véritablement à la mort, lequel a fait mourir en lui-même toute affection pour les créatures et pour les choses du monde; mais il ne cesse de se tendre des pièges à lui-même, celui qui est encore dominé par des désirs profanes.
24. N'usez pas de paroles pour faire savoir aux personnes que vous chérissez, que vous les aimez d'un amour bien affectueux; contentez-vous seulement de demander à Dieu de leur faire connaître de la manière qui lui conviendra, les sentiments de charité et de tendresse que vous avez pour elles; car si vous en agissiez autrement, tout le temps de votre vie ne suffirait pas pour témoigner à vos amis l'affection que vous leur portez, et pour vous exciter à la componction et à la douleur de vos péchés.
25. Ne vous laissez pas tromper, ô vous qui vous êtes loué pour travailler à la vigne du Seigneur, et n'allez pas croire faussement que vous pourrez racheter le temps par le temps; car chaque jour ne peut nous suffire pour nous acquitter des dettes que nous contractons à chaque instant.
26. Aussi un Père nous déclare que de faibles mortels, comme nous, ne peuvent passer un seul jour de leur vie d'une manière sainte et louable, s'ils ne se représentent pas vivement que ce jour est le dernier de leur existence ici bas. Et ce qui doit nous surprendre, c'est que des écrivains, dans le sein même du paganisme, ont dit quelque chose de semblable : car ils ont écrit quelque part que, l'amour de la sagesse n'était autre chose que la pensée de la mort.
Quiconque sera monté sur ce sixième degré, ne se laissera plus tomber dans le péché, d'après cet oracle divin : Rappelez-vous vos fins dernières, et vous ne pécherez jamais. (Sir 7,36).
SEPTIÈME DEGRÉ
De la tristesse qui produit la Joie.
1. La tristesse selon Dieu, est une affliction du coeur et un sentiment de douleur qu'éprouve une âme pénitente : sentiment ineffable qui lui fait rechercher avec ardeur ce qu'elle désire avec transport; qui, lorsqu'elle n'a pu obtenir ce bien désirable, le lui fait poursuivre avec d'incroyables travaux, et qui, lorsqu'elle voit qu'elle ne peut l'obtenir, lui fait pousser des cris de douleur et des gémissements lamentables.
2. Si vous voulez, cette tristesse est un aiguillon précieux de l'âme qui, par les heureuses piqûres qu'il lui fait, la délivre et la purifie de toutes les affections terrestres, et qui, par la douleur qu'il lui cause, la fixe et l'attache uniquement à veiller sur elle-même et à prendre soin de son salut.
3. La componction que les moines appellent componction religieuse, est un remords de la conscience par lequel celle-ci force une âme à s'accuser intérieurement coupable et criminelle, et par cette confession intérieure l'embrase d'un feu tout divin, et lui procure un merveilleux rafraîchissement.
4. Or cette confession fait encore qu'on oublie les besoins de la nature, selon cette parole de David : «J'ai oublié de manger mon pain et de prendre ma nourriture.» (Ps 101,5)
5. La pénitence est une joyeuse et agréable renonciation à toute sorte de consolations humaines.
6. Le silence et la tempérance sont l'heureux partage de tous ceux qui font des progrès dans cette tristesse salutaire. La douceur et l'oubli des injures ornent le coeur des personnes qui, par des combats soutenus avec courage, ont obtenu quelque victoire; enfin ceux qui sont heureusement parvenus à la perfection de cette bienheureuse tristesse, sont remplis d'affection et d'amour pour la pratique de la plus profonde humilité, sont dévorés d'une soif ardente pour les mépris et les humiliations, d'une faim violente pour toutes les choses qui alarment et font crier la nature; du reste, ils brûlent pour leurs frères d'une charité si pure et si forte, que, non seulement ils les excusent dans les fautes qu'ils leur voient commettre, mais que leur coeur est touché à leur égard d'une compassion toute céleste. Nous devons approuver ceux qui ont fait quelques progrès, louer ceux qui ont remporté quelques victoires, et proclamer heureux ceux qui sont affamés d'humiliations et de souffrances : car ces derniers seront rassasiés de cette nourriture céleste qui n'inspire jamais du dégoût.
7. Si donc vous avez eu le bonheur d'obtenir le don des larmes, employez tous les moyens capables de vous le conserver. Car, de même que la cire se fond facilement au feu, ainsi ce don, quand il n'a pas encore poussé des racines profondes dans une âme, s'y perd et disparaît bien vite par les inquiétudes de l'esprit, par les soins qu'on prend du corps, par les plaisirs sensuels, et surtout par la démangeaison de parler, par la légèreté et par la pétulance.
8. Et, oserons-nous le dire ? Cette heureuse source de larmes est, en quelque sorte, plus forte et plus puissante que les eaux du baptême. En effet, le baptême nous purifie des fautes dont nous sommes coupables avant de recevoir ce sacrement; mais le don des larmes nous purifie de toutes les fautes que nous pouvons ensuite commettre dans le cours de notre vie. Le baptême que nous avons reçu dans notre enfance, nous avait conféré une grâce infiniment précieuse, et nous avait placés dans un état tout surnaturel; mais les péchés dans lesquels nous sommes misérablement tombés, nous ont fait perdre cette grâce inestimable et cet heureux état; et le don des larmes nous fait recouvrer cette grâce, et rétablit, en quelque sorte, notre baptême en nous. Avouons qu'ils seraient bien rares les hommes qui pourraient parvenir au salut, si Dieu, dans son infinie Bonté, n'eût pas accordé ce don des larmes.
9. Voyez comme les gémissements et l'affliction d'un coeur contrit et repentant pénètrent jusqu'au trône de Dieu; comme les saintes larmes que fait répandre la crainte du Seigneur, sont comme des députés que nous envoyons devant nous pour lui demander grâce et miséricorde; et comme celles que son Amour nous fait verser, nous donnent une délicieuse assurance que nos prières et notre repentir lui ont été agréables.
10. Mais remarquons bien que, si rien n'est plus conforme ni plus favorable à la véritable humilité que les larmes d'une pénitence sincère, rien aussi ne lui est plus contraire et plus nuisible que la dissipation d'une joie mondaine.
11. Conservez donc, autant que vous en serez capable, la tristesse salutaire d'une sainte componction; elle vous procurera la joie solide et véritable; ne cessez de l'augmenter et de la perfectionner en vous jusqu'à ce qu'elle vous ait dégagé de toutes les choses de la terre, purifié votre âme de toutes ses souillures, et présenté au Christ votre sacrifice tout pur et tout saint.
12. Efforcez-vous continuellement et par la mortification de vos sens, et par le recueillement de votre esprit, et par une profonde méditation, de vous représenter fortement cet abîme immense, cette fournaise embrasée par des flammes ténébreuses, ce juge sévère et inexorable, ce vaste chaos des feux éternels, ces descentes étroites et obscures de ces lieux souterrains, de ces maisons désespérantes et de ces gouffres profonds. Oui, gravez avec force dans votre esprit l'idée et l'image de toutes ces choses effrayantes, et d'autres semblables, afin que, si votre coeur se portait malheureusement à une vie molle et relâchée, frappé d'une juste terreur, il s'applique à se procurer une chasteté incorruptible, et que, par les sentiments d'une tristesse salutaire il puisse jouir des lumières spirituelles, et devenir plus pur et plus lumineux que les flammes les plus pures et les plus resplendissantes.
13. Lorsque vous vous livrez au saint exercice de la prière, soyez devant Dieu comme un criminel devant son juge; tremblez et faites en sorte que, par l'humble posture de votre corps, mais plus encore par les dispositions intérieures de votre âme, vous ayez le bonheur d'apaiser sa juste Indignation : car Il ne peut pas rejeter une âme qui se présente à Lui de la même manière que cette veuve désolée dont il est parlé dans l'Évangile, et qui, par la ferveur et la persévérance de sa prière, continue de frapper à la porte de sa Bonté suprême.
14. Celui qui a reçu le don des larmes se trouve bien, pour pleurer ses péchés, dans quelque lieu que ce soit; mais celui qui ne pleure que par des motifs humains, choisira les endroits qui conviendront à ses dispositions naturelles, et se réjouira d'avoir des témoins de ses larmes.
15. Comme un trésor qui est caché est moins exposé à la rapacité des voleurs que celui qui est à la vue de tout le monde; de même les larmes intérieures sont moins exposées à se perdre que les larmes extérieures.
16. Gardez-vous bien d'imiter ceux qui ensevelissent leurs morts : vous les voyez pleurer un moment sur leurs tombeaux, et un instant après vous les rencontrez dans une ivresse complète. Figurez-vous donc que vous travaillez avec ceux qu'on a condamnés aux mines, et qui à toute heure sont cruellement frappés par les personnes chargées de les surveiller.
17. Celui qui tantôt pleure, et tantôt se livre à la joie et au plaisir, ne ressemble que trop à un homme qui, pour se débarrasser d'un chien errant, lui jette du pain au lieu de lui jeter des pierres : n'est-il pas évident que tout en faisant semblant d'éloigner cet animal, il l'engage à s'attacher à lui et à le suivre ?
18. Vous donc, qui pleurez vos péchés, soyez ennemis de toute ostentation, et appliquez-vous uniquement à la garde de votre coeur. Les démons redoutent autant les personnes qui vivent dans le recueillement et la vigilance, que les voleurs craignent les chiens pendant la nuit.
19. Mes amis, Dieu, en nous appelant à la vie monastique, ne nous a pas appelés à des noces pour nous y livrer à la joie; mais Il veut que nous nous pleurions nous-mêmes.
20. Il en est qui, par une erreur pitoyable, lorsqu'ils répandent des larmes de douleur et de repentir, se font violence pour ne penser à rien. Ils ignorent que les larmes, sans les bonnes pensées, peuvent convenir à des créatures privées de raison, mais absolument pas à des créatures douées d'intelligence et de raison; car les larmes ne naissent-elles pas de la pensée ? et n'est-ce pas l'esprit et la raison qui produisent les pensées ?
21. Lorsque vous allez prendre votre repos, ayez soin de vous mettre dans la même position dans laquelle vous serez au tombeau, et vous goûterez moins les douceurs du sommeil. Quand vous serez à table, pensez à cette table triste et funèbre où vous servirez vous-même de nourriture aux vers et vous serez moins tenté, de vous livrer à la sensualité. Vous sentez-vous pressé de soif, et vous soulagez-vous ? Souvenez-vous de cette soif dévorante que souffrent les damnés au milieu des flammes de l'enfer, et vous ferez violence à la nature, en ne lui accordant pas tout ce qu'elle demande.
22. Notre Seigneur nous éprouve-t-il par des humiliations déshonorantes et honorables tout à la fois ? Nous fait-il des reproches amers, et nous inflige-t-il des pénitences rigoureuses ? Rappelons de suite en notre mémoire cette sentence foudroyante du souverain Juge : «Retirez-vous de moi, maudits» (Mt 25.41), et ce souvenir, comme une épée à deux tranchants, percera et fera mourir en nous les injustes et funestes sentiments de tristesse et d'amertume, et nous portera fortement à vivre dans la patience et la résignation.
23. Le temps, au rapport du saint homme Job, fait retirer la mer (cf. Job 14,11), et le temps par le moyen de la patience, nous fera acquérir et perfectionnera en nous les vertus dont nous venons de parler.
24. Que la pensée des flammes éternelles vous accompagne le soir, lorsque vous vous mettez au lit; que le matin elle préside à votre réveil, et soyez bien assuré que la paresse et la négligence ne seront jamais le partage de votre coeur; vous en serez surtout préservé pendant vos prières et la récitation des psaumes.
25. Que les soins que vous prendrez de votre corps, et l'habit monastique que vous portez, vous excitent à pleurer vos fautes; car ceux qui portent le deuil, se revêtent d'habits de couleur minime. Si vous ne pleurez pas, pleurez au moins de ne pouvoir pas pleurer; et si vous pleurez, que ce soit parce que vos péchés vous ont fait perdre l'état heureux dans lequel vous étiez par la grâce et l'amitié de Dieu, et qu'ils vous ont réduit à l'état pénible où vous vous trouvez.
26. Dans nos pleurs et dans notre pénitence, comme dans toute autre chose, Dieu, qui est un juge plein de clémence et d'équité, aura égard à notre faiblesse. Il m'est arrivé plus d'une fois de voir des personnes qui, ne versant que très peu de larmes, les répandaient avec une si grande douleur, qu'on les aurait prises pour des gouttes de sang, et d'en voir d'autres qui pleuraient abondamment et sans effort. Or j'estime plus la violence de la douleur que l'abondance des larmes; et je crois que Dieu même n'en juge pas autrement.
27. Il ne convient pas à ceux qui pleurent, de traiter et de s'occuper de matières relevées et de questions théologiques : une pareille occupation pourrait fort bien faire tarir la source de leurs larmes; car celui qui s'applique à ces sciences, est semblable à un docteur gravement assis dans une chaire pour donner avec autorité des leçons aux autres; tandis que celui qui pleure ses fautes, ne doit avoir de la ressemblance qu'avec un homme assis sur le fumier et couvert d'un sac et d'un cilice. C'est pour cette raison que David, quelque grande que fût sa science et quelque profonde que fût sa sagesse, répondit et ceux qui lui demandaient à chanter des cantiques : «Comment pourrions-nous chanter des cantiques à la louange du Seigneur, dans, une terre étrangère»; (Ps 136,4), c'est-à-dire dans le pays où nos péchés nous ont conduits en captivité.
28. Dans le cours naturel, il est des choses qui ont du mouvement par elles-mêmes; mais il en est d'autres qui ne le reçoivent que d'une cause étrangère. Or dans la pénitence de nos péchés, il y a des larmes qui coulent toutes seules de nos yeux; mais aussi il y en a que nous ne répandons qu'avec effort et violence. Quand donc sans mouvement et sans peine nous nous trouvons attendris, et que nous répandons avec abondance des larmes d'une douceur céleste, c'est à ce moment heureux que nous devons nous hâter de courir vers le Seigneur; car c'est une preuve que, sans L'en avoir prié, il est venu à nous pour nous faire présent de l'éponge mystérieuse de la tristesse qui lui est agréable, pour créer en nous une source d'eau rafraîchissante, et pour nous faire don de ces larmes heureuses qui effacent nos péchés sur le livre de son éternelle Justice. Conservons-le précieusement avec le plus grand soin, et gardons-le jusqu'à ce qu'Il juge à propos de nous le retirer Lui-même; car cette douleur, que sa grâce produit en nous, a bien plus de vertu pour nous purifier de nos fautes que celle que nous exciterions nous-mêmes dans nos coeurs par beaucoup d'efforts et de violence.
29. Il n'a sûrement pas reçu de Dieu le don des larmes, celui qui pleure quand il veut, mais celui qui pleure ce qu'il veut pleurer, ou plutôt, qui pleure les choses que Dieu veut qu'il pleure.
30. Il n'arrive que trop qu'aux larmes de la pénitence nous mêlons les larmes de la vaine gloire, qui est si odieuse à Dieu. C'est la prudence et la véritable piété qui nous font connaître cette fausse tristesse. Eh ! Comment pourrions-nous compter sur la sincérité de nos larmes, si, tout en les répandant, nous négligeons de nous corriger de nos défauts ?
31. La vraie componction est exempte de toute enflure du coeur et de toute vanité à elle ne nous procure aucune consolation humaine, mais elle nous entretient continuellement dans la pensée de notre dernière heure, et nous fait attendre de Dieu, seul Consolateur des humbles de coeur, les consolations et les douceurs ineffables qui doivent être pour nous un bain de rafraîchissement et de paix.
32. Tous ceux qui ont reçu cette divine et consolante affliction, ont une sainte aversion pour la vie présente, la regardent comme la source et le principe funestes de toutes leurs peines et de toutes leurs misères, et sont animés contre leurs propres corps de la même haine qu'on a contre un ennemi qui veut nous perdre.
33. Si donc nous apercevons, dans ceux qui croient eux-mêmes être vraiment affligés selon Dieu, quelques mouvements de colère et quelques sentiments d'orgueil, nous pouvons, sans craindre de nous tromper, juger que leurs larmes ne sont pas sincères et qu'elles ne sont pas produites par une véritable componction; car, comme le dit saint Paul : «Qu'y a-t-il de commun entre la lumière et les ténèbres» (2 Cor 6,14) ?
34. La vraie componction répand des consolations dans les âmes; la fausse n'y produit que l'orgueil.
35. De même que le feu consume la paille, ainsi les larmes sincères consument et font disparaître entièrement les souillures visibles ou invisibles de l'âme.
36. Plusieurs pères n'hésitent pas de prononcer que ce n'est pas une chose peu difficile que de distinguer les larmes qui sont sincères, de celles qui ne le sont pas, principalement dans les personnes qui commencent leur pénitence, et que le discernement qu'on en fait, est rempli de ténèbres et d'obscurité; car, disent-ils, elles peuvent être produites par plusieurs causes différentes : c'est tantôt par un sentiment tout naturel, tantôt par un sujet louable, et tantôt par une cause blâmable; ici c'est la vaine gloire, c'est un amour déréglé et profane qui en sont le principe; là c'est l'amour de Dieu, c'est la pensée de la mort, ce sont plusieurs autres bonnes considérations qui les produisent.
37. Or après nous être servis de la crainte de Dieu pour découvrir et connaître quelle est la source de celles que nous répandons, tâchons de nous procurer celles que fait verser la pensée de notre dernière heure, car elles sont pures et sincères, ces sortes de larmes; elles ne sont susceptibles ni de vanité ni d'illusion, elles purifient notre âme et allument dans nos coeurs le feu du saint amour de Dieu; enfin elles effacent nos péchés, et nous procurent le bien inestimable de la paix du coeur.
38. Gardons-nous d'être surpris et étonnés, si quelquefois des larmes produites par une douleur sincère du péché et par une autre cause bonne et non suspecte deviennent cependant mauvaises et condamnables; mais ce qui doit nous frapper d'étonnement, c'est de voir que des larmes qui, dès le commencement, n'ont eu qu'un mauvais principe et une source empoisonnée, aient pu devenir saintes et surnaturelles. Les personnes portées à la vaine gloire, ne manqueront pas de comprendre ce que nous voulons dire.
39. Ne comptez pas sur l'abondance de vos larmes, si vous ne vous sentez pas purifié de vos péchés. Le vin qu'on vient de tirer du pressoir, ne mérite ni blâme ni louange.
40. Personne ne doute que les larmes produites par la grâce de Dieu ne nous soient souverainement utiles et salutaires; mais ce ne sera qu'à la mort que nous en connaîtrons parfaitement l'utilité et les avantages précieux.
41. Celui donc qui passe sa vie à répandre des larmes constamment agréables à Dieu, célèbre tous les jours de nouvelles fêtes spirituelles; tandis que celui qui coule ses jours dans les plaisirs et dans les joies profanes, pleurera dans les siècles infinis de l'éternité.
42. Eh quoi ! Les criminels peuvent-ils goûter quelque plaisir dans la prison ? Comment donc les véritables moines en auraient-ils sur la terre ? Et n'est-ce pas dans ce sentiment que parlait ce grand pénitent, si célèbre par la sincérité et la pureté de ses larmes, lorsqu'il disait : «Tirez, Seigneur, mon âme de ce lieu, où je suis enfermé» (Ps 141), afin que je tressaille d'allégresse dans le sein de votre lumière incompréhensible.
43. Soyez au milieu de votre coeur comme un général au milieu de son armée; ordonnez-lui avec une autorité absolue toutes les pratiques de la plus profonde humilité. Ainsi que, quand vous commanderez à la joie de se retirer de vous, en lui adressant ces paroles : va-t'en, elle s'en aille; et que quand vous direz aux larmes : venez, elles arrivent; et à votre corps, qui est votre esclave : fais cela, il le fasse.
44. Quiconque s'est revêtu du don des larmes comme d'une robe nuptiale, sentira quelle est la douceur inexprimable, de la joie spirituelle.
45. Quel est le moine qui ait si saintement vécu, pour pouvoir dire que, depuis qu'il est entré en religion, il n'a pas perdu un seul jour, une seule heure, ni un seul moment; mais qu'il a consacré au service de Dieu sa vie tout entière, dans la pensée qu'un jour passé ne revient plus ?
46. Ce moine est vraiment heureux, lequel, par la vivacité de sa foi, peut contempler la beauté des anges, et jouir ainsi de la société de ces Intelligences célestes; mais il est bien autrement heureux celui qui, par la méditation de la mort, par le souvenir amer de ses péchés, et par les larmes abondantes de sa fervente pénitence, s'est mis dans l'état heureux de ne plus retomber dans le péché. Or on pourrait difficilement, je crois, me persuader que, pour arriver à la perfection du premier état, il ne faille pas auparavant avoir passé par le second état dont nous venons de parler.
47. J'ai vu des pauvres dont la hardiesse a été au point de s'adresser directement à des rois, et qui les ont pressés avec des paroles si ingénieuses et des manières si engageantes, qu'ils les ont attendris sur leur misérable position et les ont portés à prendre pitié de leur misère.
Mais j'ai vu aussi des pauvres d'une autre espèce, lesquels, manquant absolument de vertu, se sont adressés au Roi du ciel. Ils réclamaient son secours et ses faveurs avec une persévérance et, une assiduité qu'on pourrait appeler importunes : ils n'employaient pas pour cela des expressions choisies et étudiées, mais se contentaient de lui exposer leurs nécessités pressantes avec une modestie parfaite, une humilité profonde et une crainte respectueuse; ils ne cessaient de Lui exprimer les sentiments de leur indignité, et de lui répéter avec l'accent d'une douleur profonde et d'une conviction entière, qu'ils ne méritaient pas d'être écoutés ni d'être exaucés; et cependant cette violence qu'ils lui ont faite, en agissant ainsi, L'a en quelque sorte forcé d'avoir compassion d'eux, et de leur accorder ce qu'ils lui demandaient.
48. Celui qui sent de la vanité, parce qu'il a reçu le don des larmes, et qui condamne les autres, parce qu'ils en sont encore privés, ressemble parfaitement à un sujet qui demanderait des armes à son souverain, et qui, les ayant obtenues, au lieu de s'en servir contre les ennemis de son prince, s'en servirait pour se percer et se donner la mort.
49. N'oublions pas ici que Dieu n'a pas besoin de nos larmes, et qu'Il n'aime pas à voir que les inquiétudes et la tristesse dévorent et consument nos coeurs; mais qu'Il désire qu'embrasés du feu sacré de son Amour, nous goûtions et savourions les délices d'une joie toute pure et toute spirituelle.
50. Ôtez, le péché de votre coeur, et vous n'aurez plus de motifs de répandre des larmes. Pour quelle raison mettrait-on un emplâtre sur un des membres d'une personne qui n'a reçu aucune blessure ? Adam versa-t-il des pleurs avant sa fatale désobéissance ? Les justes en répandront-ils après la résurrection et l'abolition entière du péché ? N'est-il pas écrit qu'alors «il n'y aura ni pleurs, ni gémissements, ni douleur, ni affliction» (Apoc 21,4).
51. J'ai vu des personnes qui paraissaient être sans tristesse, quoique réellement elles fussent très affligées; mais à l'extérieur vous les auriez prises pour des gens dans la joie, et non dans l'affliction. Or l'Amour de Jésus Christ les a mises à l'abri de tout danger; les démons ne leur peuvent rien, car on peut leur appliquer ces paroles : «Le Seigneur éclaire les ténèbres des aveugles.»
52. Souvent aussi il arrive que les larmes donnent de la vanité à ceux qui n'ont qu'une vertu faible et chancelante. Aussi par un trait admirable de sa Providence, Dieu les prive de ce don qui leur devient funeste, afin qu'en le désirant et en le demandant, ils s'affligent et se condamnent eux-mêmes, qu'ils vivent dans les soupirs et les gémissements, dans la douleur et la tristesse, dans de dures inquiétudes et dans une déchirante anxiété; car, dans les desseins de Dieu, toutes ces peines qu'ils endurent, leur tiennent lieu du don des larmes, et, quoiqu'il leur semble n'en retirer aucun fruit, elles leur sont infiniment avantageuses.
53. En observant attentivement les divers artifices du démon, nous verrons que très souvent il nous fait tomber dans une illusion bien funeste et bien propre à nous faire de la peine, et qu'il nous joue d'une manière bien fâcheuse. En effet est-il rare que, lorsque nous nous rassasions bien, et que nous contentons notre sensualité, il nous attendrisse lui-même, et nous fasse répandre des larmes en abondance; et que, lorsque nous avons fidèlement observé le jeûne et les règles de la tempérance, il nous endurcisse et fasse tarir la source de nos pleurs ? Or qui pourrait ne pas voir que, par les fausses larmes qu'il arrache à nos yeux, il veut que nous nous abandonnions à l'intempérance et à la sensualité, deux sources fécondes de vices ? Mais, au lieu de nous laisser prendre à ses pièges, ayons soin de faire le contraire de ce qu'il nous suggère.
54. Quant à moi, je vous avoue qu'en considérant la nature de la componction du coeur, je suis frappé d'étonnement, et je ne peux me lasser d'admirer comment il peut se faire que la douleur et l'affliction de la pénitence renferment dans elles-mêmes la joie et l'allégresse, à peu près comme l'hexagone des abeilles renferme le miel. Mais que nous apprend cette merveille ? Que la tristesse et les larmes d'une âme contrite et pénitente sont vraiment et réellement un don de Dieu; car ce qui fait que cette âme repentante éprouve ce plaisir et cette joie intérieure, si douce et si consolante, c'est que Dieu Lui-même, d'une manière secrète et invisible, communique aux coeurs affligés et brisés par la douleur de leurs fautes, les douceurs et les consolations d'une joie toute céleste.
55. Mais rien, je crois, ne peut contribuer davantage à nous convaincre combien nous avons besoin de pleurer nos péchés, et combien les larmes d'une douleur sincère sont utiles à notre âme, que l'histoire vraiment extraordinaire et surprenante que je vais vous raconter :
Il y avait dans le monastère où j'étais, un moine nommé Étienne; comme il aimait la vie solitaire et érémitique, depuis un grand nombre d'années il vivait entièrement séparé des frères, et s'était rendu recommandable par ses jeûnes rigoureux, par ses larmes abondantes et par d'autres vertus excellentes. Il avait fixé sa cellule au pied de la sainte montagne où Élie avait vu autrefois la présence de Dieu.
Mais cet homme vraiment respectable, désirant pratiquer des exercices d'une pénitence plus austère et plus laborieuse, se retira au désert des Anachorètes, appelé Siden, et y vécut plusieurs années dans la plus sévère et la plus étroite discipline.
Ce lieu, privé absolument de toute consolation humaine, était d'un abord presque inaccessible, et était éloigné de soixante-dix milles de toute habitation. Enfin ce saint vieillard, sur la fin de sa vie, revint trouver sa première cellule dans la montagne d'Élie, où il avait eu pour disciples deux moines de la Palestine, lesquels étaient fort pieux et sévères observateurs de la discipline religieuse.
Ils étaient demeurés dans cette cellule pendant l'absence du saint vieillard, lequel, quelques jours après qu'il y fut revenu, tomba dangereusement malade, et cette maladie le conduisit au tombeau.
La veille de sa mort il fut tout à-coup ravi hors de lui-même; et dans ce ravissement il regardait, tantôt à sa droite, tantôt à sa gauche; et comme si des personnes lui eussent fait rendre compte de sa vie, il leur répondait si haut, que tous ceux qui étaient présents pouvaient le comprendre. «Oui, disait il quelquefois, c'est vrai; j'ai commis cette faute, mais j'ai jeûné tant d'années pour l'expier»; et d'autres fois, «Non, je n'ai pas fait ce péché; vous m'accusez à tort.» Puis il ajoutait :
«Je confesse que je me suis rendu coupable de cette faiblesse; mais j'ai pleuré, j'en ai fait pénitence et j'ai tâché de la racheter par de saints exercices et par des oeuvres de charité. Mais c'est absolument à faux que vous m'accusez cette fois» reprenait-il avec vivacité.
Sur d'autres chefs, il disait : Vous avez raison; j'avoue que je suis coupable et que je n'ai rien à répondre pour me justifier; que je n'ai pour ressource que les Miséricordes de Dieu, en qui je mets toute ma confiance.» Or cet examen extraordinaire et si sévère était un spectacle effrayant et terrible, et autant plus terrible, que ce pauvre moine était accusé des fautes mêmes qu'il n'avait pas commises.
Ah ! Juste ciel ! si un solitaire fervent, un anachorète qui, pendant quarante années passées dans la vie érémitique, avait pleuré amèrement ses péchés, et les avait expiés par toute sorte d'austérités, avoue cependant que, sur certaines fautes il n'a rien à répondre pour s'excuser, que pourrai-je donc devenir, moi ? Ne dois-je pas m'écrier :
Malheur à moi ! Oui, malheur à moi, misérable, puisque ce grand solitaire n'a pas même pu fermer la bouche aux démons qui l'accusaient, par ces paroles d'Ézéchiel : «Le Seigneur a dit : Je vous jugerai selon vos voies» (Ez 33,13) ? Mais gloire soit rendue à Dieu, qui seul connaît les choses cachées ! Cependant je peux vous assurer que plusieurs personnes m'ont dit que tandis qu'il était au désert, ce bon solitaire donnait de sa propre main à manger à un léopard. Or ce fut pendant qu'il subissait cet examen rigoureux, et qu'on lui faisait rendre compte de sa vie, qu'il rendit son âme à Dieu, sans que nous ayons pu savoir quelle a été la fin de ce jugement, et quelle a été la sentence qu'il a reçue.
56. De même qu'une pauvre veuve, après la mort de son mari, ne trouve de consolation que dans un fils unique qui lui reste; ainsi une âme qui est tombée dans le péché, ne peut trouver quelque soulagement au moment qu'il faut quitter la vie, que dans les travaux pénibles qu'elle a supportés, dans les jeûnes rigoureux qu'elle a pratiqués, dans les larmes qu'elle a versées, et dans la pénitence qu'elle a faite.
57. Ces sortes de pénitents ne se permettent même pas de chanter en leur particulier des hymnes et des cantiques, parce que ces cantiques seraient capables d'étouffer leurs soupirs et de diminuer leurs larmes. Si donc vous prétendez que par le chant des hymnes, vous exciterez en vous les sentiments de la pénitence, sachez que vous êtes bien loin d'elle, et qu'elle est bien loin de vous. La pénitence est une douleur de l'âme laquelle demeure dans elle depuis longtemps, et lui est conservée par le moyen du feu de l’amour.
58. Or cette pénitence précède, dans une âme, la paix et la tranquillité du coeur : c'est elle qui, en la purifiant, et en lui procurant la victoire sur les passions et sur les mauvaises habitudes, la revêt de son premier ornement.
59. Voici ce que m'a raconté de lui-même un homme illustre par une longue et rigoureuse pénitence : «Lorsque, me dit-il, j'étais tenté de me livrer à la vaine gloire, à l'impatience, à l'intempérance, le souvenir de ma pénitence s'y opposait fortement, et me faisait entendre au dedans de moi ces paroles sévères : Prends bien garde de te laisser aller à la vaine gloire, autrement je t'abandonnerai; et il en faisait autant par rapport aux autres tentations que j'éprouvais. Or j'avais coutume de lui répondre : Je ne vous désobéirai jamais, jusqu'à ce que vous puissiez me présenter avec assurance devant le tribunal de Jésus Christ.»
60. Mais, si une âme profondément pénitente et sincèrement affligée de ses péchés reçoit de Dieu des consolations ineffables, une âme pure et sainte reçoit de Lui des lumières extraordinaires. Or cette illumination divine est une impression douce et forte, qu'on ne peut ni exprimer, ni comprendre, ni voir : c'est la foi seule qui la fait comprendre, voir et sentir. Quant aux consolations d'une âme pénitente, c'est un certain rafraîchissement doux et agréable qui rend en quelque sorte cette âme semblable à un enfant qui pleure et rie presqu'en même temps. Ce rafraîchissement, par un effet admirable, renouvelle cette âme affligée, et fait que ses larmes, d'amères qu'elles étaient, deviennent douces et agréables.
61. Les larmes que produit la pensée de la mort, font naître la crainte de Dieu dans les coeurs; cette crainte de Dieu engendre la confiance, et cette ferme confiance en Dieu donne une joie parfaite, laquelle produit enfin la fleur divine de l'amour.
62. Repoussez loin de vous par un esprit d'une véritable humilité, toute joie étrangère, comme étant indigne de vous; et ne cessez de craindre que, par les tromperies du démon, vous ne receviez un loup dévorant, au lieu d'un pasteur de votre âme.
63. Prenez garde de vouloir, avant le temps, vous élever à une sublime contemplation; mais faites en sorte que, par la perfection de votre humilité, ce soit elle qui vous cherche et vous saisisse pour s'unir à votre âme par une union pure et indissoluble.
64. Voyez combien une âme religieuse a de ressemblance avec un petit enfant : à peine connaît-il son père, qu'on le voit rempli d'une joie qu'il ne peut exprimer; et, si pour de bonnes raisons son père s'absente, quand il revient, l'enfant témoigne à la fois son contentement et sa peine : son contentement, parce qu'il reçoit son père après une absence qui lui a bien duré; sa peine, parce qu'il a été privé si longtemps de sa présence.
65. Cette âme ressemble encore à un autre enfant. Voyez-vous cette mère qui se cache avec adresse et se dérobe à la vue de son fils ? Mais entend-elle ses cris plaintifs, et voit-elle couler ses larmes ? Alors, elle éprouve un plaisir délicieux. Elle lui apprend par là et lui fait sentir l'importance et la nécessité de ne pas s'éloigner de sa présence; et c'est ainsi qu'elle nourrit et qu'elle augmente dans son enfant l'affection qu'il a pour elle. Or, dit le Seigneur : «Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende ces paraboles.» (Luc 14,35).
66. Pense-t-il aux exercices du Gymnase et aux pièces qu'on doit jouer sur le théâtre, le criminel qu'on a condamné à la peine capitale ? Or, celui qui pleure des péchés qui lui ont mérité des tourments éternels, pourrait-il se livrer au plaisir, à la vaine gloire, à la colère et à la mauvaise humeur ?
67. La pénitence, qui est une vive et profonde douleur de l'âme, ne doit-elle pas lui fournir tous les jours de nouveaux sujets de s'affliger et de souffrir ? Et l'âme pénitente ne ressemble-t-elle pas à une femme qui est dans les douleurs de l'enfantement ?
68. Le Seigneur, dont la justice égale la sainteté, récompense, par le sentiment d'une componction pleine de foi, le moine qui, dans la solitude, vit selon la foi et les règles de la sainteté, comme il récompense, par d'ineffables consolations, le moine qui, pour des motifs louables, demeure dans un monastère pour y vivre saintement sous l'autorité et l'obéissance d'un supérieur. Mais celui qui, sincèrement et selon Dieu, n'embrasse pas l'un ou l'autre de ces deux genres de vie, se prive misérablement du don des larmes.
69. Éloignez et chassez loin de vous le démon du désespoir, c'est un chien enragé, qui, lorsque vous considérez avec douleur les péchés que vous avez commis, fait tous ses efforts pour vous représenter Dieu sans clémence, sans bonté et sans miséricorde; et, si vous y faites attention, vous verrez qu'avant de vous faire tomber dans les fautes que vous pleurez, ce misérable vous peignait vivement la bonté, la clémence et la miséricorde de Dieu, mais surtout son admirable facilité à recevoir les pécheurs et à leur pardonner.
70. Le saint exercice de la pénitence en produit l'heureuse habitude dans notre âme, et cette habitude nous la rend facile et agréable. Voilà pourquoi elle pousse dans nos coeurs des racines si fortes et si profondes, qu'elle ne peut pas facilement ensuite nous être enlevée.
71. Au reste ce serait en vain que nous nous livrerions aux plus excellents exercices de piété : si nous n'avons pas la douleur intérieure et sincère de nos péchés, nous ne sommes rien, et nous ne faisons rien; car à nous, qui avons souillé et perdu la grâce précieuse du baptême, qui avons chargé nos mains d'iniquités, il est d'une nécessité absolue de nous purifier, et, par le feu ardent et continuel du repentir et par l'huile de la miséricorde de Dieu, de faire fondre cette poix crasseuse de nos vices.
72. J'ai vu des personnes qui étaient, pour ainsi dire, montées au dernier degré de la pénitence. Elles avaient une contrition si vive et si poignante de leurs péchés, qu'elles allaient jusqu'à vomir du sang. Cette vue m'a rappelé ces paroles du psalmiste : «J'ai été frappé, Seigneur, par les fléaux de votre colère, comme l'herbe l'est par les rayons du soleil, et mon coeur s'est desséché» (Ps 101,5).
73. Les larmes que la crainte de Dieu nous fait répandre, produisent en nous la crainte de les voir tarir et la vigilance nécessaire pour les conserver. Ceux qui ne pleurent leurs péchés que par un mouvement d'une charité peu enflammée et qui n'a pas la perfection requise, les auront bientôt vues disparaître. Il ne faut pas en dire autant de ceux qui pleurent leurs fautes, parce que leur coeur est embrasé dans le temps d'un feu digne d'une éternelle mémoire; et disons ici, pleins d'admiration, que dans notre pénitence c'est ce qu'il y a de plus humble et de plus abject, qui nous donne réellement et plus d'assurance et plus de certitude qu'elle plaît à Dieu.
74. Il y a des choses qui font tarir les larmes de la pénitence, et il y en a d'autres qui y mêlent, si j'ose m'exprimer ainsi, de la boue et des bêtes sauvages. Les premières furent cause de l'inceste de Loth avec ses deux filles, et les secondes, de la chute de Lucifer et de ses anges.
75. Elle est vraiment incroyable, la malice des ennemis de notre salut : ils se servent de tout pour changer nos vertus en vices, et pour nous donner de l'orgueil dans les choses mêmes qui devraient nous couvrir de confusion.
76. La solitude, où nous sommes, les cellules que nous occupons, et différents objets que nous rencontrons, sont quelquefois capables de nous porter à la componction; et n'est-ce pas ce que notre Seigneur, Élie et saint Jean Baptiste nous apprennent par leur exemple ? Car ils se retirèrent dans le désert pour y vaquer plus librement à la prière, et pour offrir à Dieu, le tribut de leurs larmes.
77. Cependant il arrive, et j'ai vu moi-même, que dans le sein des villes et qu'au milieu du tumulte et des agitations du siècle, des moines versent des larmes abondantes. Mais ne nous y trompons pas; c'est une ruse, c'est une tromperie du démon : il veut nous engager par là à rentrer dans le monde, en nous faisant croire que nous ne souffririons aucun dommage ni aucune perte spirituelle, si nous fréquentions les hommes, et que nous fussions au milieu des choses et des affaires du siècle; que par conséquent c'est à tort que nous redoutons si fort le monde et ses agitations tumultueuses.
78. Ne perdons pas de vue qu'il est souvent arrivé qu'une seule parole a pu suffire pour faire sécher la source des larmes dans une âme pénitente.
79. Peut-on dire que, sans une espèce de miracle, une seule parole ait pu les faire couler de nouveau ? Eh ! Mes tendres amis, à l'heure de notre mort, le souverain Juge ne nous fera pas un crime de n'avoir pas fait des miracles pendant notre vie, de n'avoir pas traité avec subtilité les matières élevées de la théologie, et de n'être pas parvenus à un haut degré de contemplation, mais de n'avoir pas pleuré nos péchés de manière à en mériter le pardon.
Tel est le septième degré de l'échelle du paradis. Que celui qui y est monté, daigne me tendre la main, car ce n'est que par le secours de quelqu'autre, qu'il y est monté lui-même, et qu'il s'est purifié des péchés qu'il avait commis pendant sa vie.
A suivre...
M1234- Hiérophante contre le nouvel ordre mondial
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Re: Saints et Bienheureux!! (Ordre Alphabétique)
L’ÉCHELLE SAINTE
VI
HUITIÈME À QUATRORZIÈME DEGRÉS
HUITIÈME DEGRÉ
De la Douceur, qui triomphe de la colère.
1. L'eau qu'on répand peu à peu sur un incendie, finit par l'éteindre entièrement; c'est ainsi que les larmes que nous fait verser une véritable douleur de nos péchés, compriment et font mourir les mouvements de la colère, et calment l'impétuosité du coeur : c'est pour cette raison que nous allons traiter de la douceur et de la bonté de l'âme.
2. La victoire qu'on remporte sur la colère, consiste donc essentiellement dans une soif inextinguible et dans un désir insatiable de mépris et d'humiliations, comme la vanité consiste dans un désir immense d'honneurs et de louanges. La douceur est donc une victoire que nous remportons sur la nature, en souffrant toute sorte d'injures avec une inviolable patience, laquelle couronne enfin nos combats et nos fatigues.
3. C'est elle qui rend notre âme inébranlable et impassible au milieu des mépris et des humiliations, des louanges et des applaudissements.
4. Tenir notre langue en captivité et garder le silence, lorsque notre coeur est violemment agité, voilà les premières armes de cette vertu, et les premiers avantages qu'elle obtient sur la colère : savoir calmer le tumulte intérieur de nos pensées et de nos sentiments dans les moments auxquels nous sommes agités, voilà quelques progrès que nous faisons dans la pratique de la douceur; mais conserver notre âme dans le calme et la tranquillité au milieu des vents les plus impétueux, des tempêtes les plus furieuses, voilà la perfection de la douceur et de la victoire que nous remportons sur la colère.
5. Cette passion se nourrit dans la pensée d'une haine secrète et dans le souvenir des injures qu'on a reçues; elle nous porte à nous venger de ceux qui nous ont offensés.
6. La fureur est une passion instantanée et violente de notre âme.
7. L'aigreur ou l'amertume du coeur est un sentiment, ou plutôt une affection pleine de malice qui demeure dans un coeur et qui le précipite dans l'ennui et dans la tristesse, sans lui donner aucune jouissance.
8. La colère a bientôt corrompu les moeurs douces et tranquilles, et gâté le coeur, en le couvrant d'une horrible difformité.
9. Comme les ténèbres prennent bien vite la fuite, lorsque le soleil répand ses rayons sur la terre : de même l'aigreur et la colère disparaissent promptement, lorsque l'humilité présente et verse ses parfums odoriférants.
10. Néanmoins on rencontre encore des personnes qui, quoiqu'une déplorable expérience leur ait fait sentir combien facilement elles se laissent aller à des mouvements de colère, ne cherchent et n'emploient pas les moyens et les remèdes capables de guérir leur coeur de cette funeste maladie. Les insensées ! Elles oublient cette sentence mémorable : «Le moment de la colère est le moment de la perte et de la ruine d'une âme.» (Sir 1,22).
11. Les mouvements de colère ne sont que trop semblables aux mouvements d'une meule de moulin : ils sont capables en un instant de faire perdre à une âme, plus de froment et d'avantages spirituels, que d'autres ne lui en raviraient en un jour entier.
12. Ils ressemblent encore à ces flammes qui, poussées par un vent impétueux, ont bientôt tout réduit en cendres. Veillons donc avec une grande attention sur nous, afin de nous opposer avec vigueur à leurs dévastations terribles et promptes.
13. Je ne vous cacherai pas, mes amis, que souvent les démons, ces implacables ennemis de notre âme, savent adroitement cesser de nous tenter, afin que peu à peu nous nous négligions, que nous envisagions comme léger et petit ce qui est très grave et très criminel, et qu'enfin nous tombions dans des maladies incurables et mortelles.
14. Une pierre qui est aiguë, à force de se heurter contre d'autres pierres, perd ses pointes et s'arrondit; de même une personne d'un tempérament bilieux et colère, si elle vit avec des gens de la même complexion, éprouvera nécessairement un de ces deux effets : ou elle corrigera par la patience son humeur emportée et violente; ou bien, vaincue par les injures qu'elle reçoit, elle se retirera de leur société, et fera voir par cette retraite combien elle a peu de force et de courage.
15. Un homme esclave de la colère est un épileptique spirituel qui, d'abord par sa propre volonté, ensuite par la nécessité de l'habitude, tombe, se froisse et se déchire.
16. Rien n'est plus funeste à ceux qui pleurent leurs péchés que cette passion furieuse : elle trouble leur coeur et les empêche de revenir à Dieu par les sentiments de l'humilité, que leur inspire cependant la vie religieuse qu'ils ont embrassée; car la colère est une preuve évidente qu'on est dominé par l'orgueil.
17. Si c'est la perfection de la douceur d'être calme et tranquille, et de conserver des sentiments d'amour et d'affection pour la personne qui nous a offensés, même en sa présence, n'est-ce pas le comble de la fureur de nous emporter et de manifester notre colère par des paroles et des actions contre celui qui nous a mortifiés et irrités, lorsque nous sommes seuls, et qu'il est loin de nous.
18. Si l'Esprit saint, comme il l'est en effet, est appelé la paix de l'âme, et que la colère, comme elle l'est aussi, soit nommée le trouble de l'âme, ne devons-nous pas conclure nécessairement que c'est surtout la colère qui nous prive de la présence de ce divin Esprit ?
19. Parmi les enfants nombreux et méchants de la colère, il en est un qui, malgré sa méchanceté, nous procure quelque avantage. En effet j'ai vu des personnes qui, s'étant enflammées de fureur, ont par un emportement subit et violent, chassé de leur coeur une aversion qu’elles y nourrissaient depuis longtemps; car elles ont par là donné lieu à celui qui les avait offensées, ou de leur témoigner le regret qu'il éprouvait de sa conduite passée, ou de leur donner une satisfaction convenable. C'est ainsi que par un mouvement de colère elles se sont délivrées de cette passion. Mais aussi j'en ai vu d'autres qui, par une hypocrisie infernale, faisaient semblant de souffrir avec patience les injures qu'on leur disait, mais qui en gardaient un souvenir exact et parfait.
20. Or je crois ces personnes plus mauvaises que celles qui se laissent aller aux emportements de la colère; car elles ont souillé et terni la blancheur et la simplicité de la colombe par la couleur noire et infecte de la haine.
21. Nous ne saurions trop prendre de précaution contre une si infâme conduite : c'est un serpent dont il faut nous défier sur toute chose; c'est un démon qui, semblable au démon de l'impureté, veut nous perdre, en favorisant les inclinations de la nature corrompue.
22. J'ai encore remarqué que certaines personnes étaient tellement transportées de colère, qu'elles n'en pouvaient rien manger et que cette abstinence, au lieu de calmer leur fureur, ne faisait que de l'augmenter; mais au contraire, j'en ai remarqué d'autres qui, dans leurs accès de colère, en croyant qu’elles avaient raison, se portaient avec une espèce de rage sur les viandes, et les dévoraient avec une voracité effrayante : c'est ainsi que ces misérables tombaient d'une fosse dans un abîme. Enfin j'en ai vu qui, plus sages et semblables à des médecins expérimentés, savaient garder un juste milieu entre ces deux extrémités, et en retiraient de très grands avantages.
23. Le chant est très propre à procurer à l'âme le calme et la paix; mais il peut aussi fort mal à propos lui donner des plaisirs et de la joie : ceux-là sauront très bien s'en servir, qui consulteront les circonstances et les convenances.
24. Comme un jour j'étais allé voir des anachorètes pour des affaires particulières, je m'arrêtai quelque temps en dehors de leurs cellules, et je les entendis faire grand bruit, et se quereller ensemble comme des perdrix dans leur cage : tant était grande la fureur qui les animait. Enfin elle était telle que, quoique celui qui les avait si fort irrités, fût absent, ils agissaient comme s'il eut été présent, et semblaient lui sauter au visage. Je leur conseillai de quitter leurs cellules et de se retirer tout simplement dans un monastère; car vraiment je craignais que d'hommes qu'ils étaient, ils ne devinssent d'abominables démons. Dans d'autres communautés j'en ai vu d'une espèce toute différente : c'étaient des gens mous et efféminés, sujets à l'intempérance et à la sensualité, trop affectionnés et trop flatteurs vis-à-vis de leurs frères, et prenant les soins les plus minutieux pour la propreté et la beauté de leurs corps. Or à ceux-ci, je leur conseillai de se retirer dans le désert, parce que la solitude est l'ennemi irréconciliable de la luxure et de la sensualité; car je redoutais que d'hommes raisonnables qu'ils étaient, ils ne devinssent semblable aux bêtes privées de raison.
Lorsqu'il m'arrivait de trouver des gens qui se plaignaient amèrement de se voir tentés et de colère et de mollesse, je les pressais fortement de ne se conduire jamais eux-mêmes, mais de vivre sous le joug de l'obéissance. C'est pourquoi il m'arrivait souvent de prier charitablement leur supérieur de leur permettre de vivre tantôt dans la solitude, tantôt dans l'intérieur du monastère, de manière néanmoins que, dans l'un ou l'autre de ces deux états, ils fussent toujours sous la dépendance et l'autorité de leur supérieur.
25. S'il est vrai que ceux qui sont portés aux plaisirs des sens et à la mollesse, non seulement se perdent eux-mêmes mais souvent perdent les personne, qui ont le malheur de s'attacher à eux et de les fréquenter il est également vrai que, comme un loup furieux, l'homme colère est capable de mettre le trouble dans toute une communauté et de perdre un grand nombre d'âmes.
26. Je trouve que c'est un crime horrible de troubler l'oeil de son coeur, en se livrant à la fureur, selon cette parole :«La fureur a troublé mes yeux» mais je pense que c'est encore un crime plus affreux de montrer par des paroles amères l'agitation intérieure dans laquelle on se trouve; enfin je crois que le comble de l'infamie est d'en venir aux coups : ce qui est contraire et répugne à la vie angélique, religieuse et presque divine que nous devons tous mener.
27. Mais nous devons ici remarquer que, si vous voulez ôter de l'oeil de votre frère une paille que vous y apercevez, vous devez prendre garde que ce ne soit un désir trompeur; ne vous servez pas, pour cette opération délicate, d'un instrument grossier, mais employez-en un qui y soit propre et convenable, et craignez de la fouler et de l'enfoncer davantage, au lieu de la retirer. Or cet instrument grossier figure et annonce les reproches durs et humiliants qu'on fait aux autres, et les manières brusques et violentes dont on les accompagne; l'instrument délicat est l'image d'une réprimande pleine de bonté, de douceur et de bienveillance. L'Esprit saint nous dit : «Reprenez, corrigez et priez,» (1 Tim 4,2); mais il ne nous dit pas : «frappez.» Que s'il arrive qu'on soit obligé de le faire, ce doit être très rarement; et il ne le faut même faire que par des mains étrangères.
28. Chez les personnes emportées et colères, si nous y faisons attention, nous verrons une inclination très prononcée pour la pratique du jeûne, des veilles, pour la solitude et le silence. C'est ainsi que le démon, cet ennemi plein d'artifice, sous le spécieux prétexte de faire pénitence et de répandre des larmes, leur fournit la manière et les moyens d'augmenter leur humeur violente et acariâtre.
29. Si un mauvais moine, comme nous l'avons dit plus haut, aidé du démon et semblable à un loup, et capable de mettre le trouble dans toute une maison religieuse; un bon moine, par une raison contraire, choisi parmi les plus prudents et les plus sages, et secouru de son ange, ne pourra-t-il pas répandre l'huile précieuse de la douceur au milieu de ses frères, apaiser les tempêtes excitées par les vents furieux de la colère, et ramener heureusement le vaisseau au port de la tranquillité et du calme ? De sorte que, comme le mauvais moine par sa conduite ne mérite que d'être jugé condamné et puni, le bon moine, qui par sa douceur est devenu l'exemple et le modèle de ses frères, est digne de recevoir une récompense proportionnée à la grandeur et à l'importance des services qu'il a rendus.
30. Le premier degré de la mansuétude consiste à souffrir les outrages et les humiliations, quelque amertume et quelque douleur que l'âme en ressente encore; le second degré consiste à les supporter avec calme et tranquillité, et le troisième, qui est la perfection de la douceur, à recevoir les mépris et les injures avec plus de plaisir que les mondains ne reçoivent les louanges qu'on leur donne. Mais où est-il, cet homme qui est monté à ce degré si parfait ? Qu'il soit content, celui qui est parvenu au premier degré; qu'il persévère avec constance, celui est monté au second; mais qu'il triomphe dans le Seigneur, celui qui heureusement se trouve au troisième.
31. Mais voici une chose vraiment pitoyable : c'est que les personnes irascibles ont coutume, par une inconcevable vanité, de se fâcher et de se mettre en colère, parce qu'elles se sont laissées vaincre par leur mauvaise humeur. En vérité n'est-ce pas pitié de faire une nouvelle chute, en voulant se punir d'en avoir fait une première ? Pour moi en considérant l'excessive malice du démon, j'en suis tout interdit; car en voyant ces personnes, je crus percevoir qu'elles n'étaient pas loin de se laisser aller à un funeste découragement.
32. Si quelqu'un voit qu'il se laisse facilement vaincre par la vanité et la colère, par la méchanceté et l'hypocrisie, et qu’il soit résolu d'employer contre ces vices l'épée à deux tranchants de la douceur et de la patience, je lui conseille fortement d’entrer dans une communauté de frères comme dans un atelier qui lui sera très salutaire; de choisir, s'il veut de tout son coeur se corriger parfaitement, la maison où les règles et la discipline sont le plus austères, afin que, par les humiliations, les mépris et les épreuves les plus dures il soit comme flagellé, déchiré, taillé, écrasé et foulé aux pieds. C'est ainsi qu'il purifiera son âme des fautes qu'il a faites et qu’il comprendra la vérité d'une parole assez usitée dans le monde; car pour s'en glorifier il n'est pas rare d'entendre dire dans les compagnies, à ceux qui ont accablé quelqu'un d'injures et d'outrages : «Je lui ai lavé la tête à ma façon».
33. Il y a une différence essentielle entre la victoire que de jeunes convertis remportent sur la colère, en se servant des armes d'une humble pénitence, et l'immobile tranquillité d'âme de ceux qui sont parvenus à la perfection de la douceur, car dans les premiers, les larmes, comme une espèce de chaîne, lient et répriment la colère; tandis que dans les derniers, la tranquillité et le calme de leurs coeurs insensibles aux injures, a donné la mort à cette passion, comme une épée la donnerait à un serpent.
34. Trois moines, un jour, sous mes yeux, reçurent le même outrage. L'un, en le recevant se sentit piqué, mais il le souffrit en silence, et étouffa la peine qu'il en éprouvait; l'autre s'en réjouit en lui-même, cependant il en était affligé intérieurement par charité et par bienveillance pour celui qui l'avait maltraité; enfin le troisième s'oublia lui-même entièrement pour ne s'occuper que de son frère, dont il pleurait la faute à chaudes larmes, tant la charité dévorait son coeur. Ainsi l'on voyait dans ces trois moines trois excellentes vertus : la crainte de Dieu, l'espérance, et l’amour.
35. Comme dans nos corps, quoique la fièvre soit une même maladie, elle ne laisse pas d'avoir plusieurs causes; de même la colère, ainsi que les autres passions, a plusieurs causes et plusieurs principes. Il est donc impossible de donner ici des instructions, particulières et relatives à chaque cause et à chaque principe. Tout ce que je peux faire, c'est de conseiller à ceux qui se sentiraient affectés de cette passion, de rechercher avec soin les remèdes qui leur conviennent et qui soient capables de les guérir; de bien connaître surtout la cause du mal, afin qu'en la connaissant parfaitement, ils puissent par la Bonté de Dieu, et par la direction de leur médecin spirituel, employer les remèdes dont ils ont besoin. Qu'ils se présentent donc, et qu'ils entrent avec nous dans cette recherche que nous avons proposée aux moines, tous ceux qui, touchés des paroles que nous leur adressons, désirent connaître le véritable état de leur âme; qu'ils examinent sérieusement, et dans le plus profond silence, quels sont les tristes effets et les principes funestes des passions dont nous venons de parler.
36. Il faut lier et enchaîner, comme un tyran cruel, un coeur colère et emporté; mais c'est avec les chaînes d'une douceur et d'une patience constantes; il faut encore le frapper avec les verges de la clémence, et le faire conduire par la charité devant le tribunal de la raison souveraine de Dieu, pour répondre aux questions qu'on pourra lui faire.
Dis-nous donc, folle et impudente passion de la colère, dis-nous le nom de ton père, de la mère qui t'a malheureusement donné le jour, et des enfants corrompus qui sont nés de toi ? Dis-nous qui sont ceux qui, par la guerre qu'ils te font, peuvent t'exterminer et te faire disparaître ? À toutes ces questions quelles réponses va nous donner la colère ? Il me semble l'entendre nous répondre : «Plusieurs causes ont concouru à me donner l'existence : je n'ai pas seulement un père, mais j'en ai plusieurs, et le premier qui concourt à me donner l'existence, c'est l'orgueil. J'ai aussi plusieurs mères parmi lesquelles vous devez remarquer la vaine gloire, l'avarice, l'intempérance, la luxure. Mes filles sont la pensée des injures, la haine, les querelles et les inimitiés; et les ennemis qui me tiennent enchaînée, comme vous le voyez, sont les vertus opposées à mes filles; ce sont encore la patience et la modération; mais la vertu qui ne cesse de me tendre des pièges et qui me fait le plus de mal, c'est l'humilité.» Vous apprendrez dans le temps de qui cette vertu tire son origine.
C'est dans ce huitième degré que se trouve la couronne de la douceur. Celui qui, par la complexion de sa nature, est d'un tempérament doux et tranquille, pourrait peut-être bien ne pas la mériter. Mais il la mérite, cette belle couronne, celui qui, par ses efforts laborieux, a remporté la victoire sur la colère, en passant successivement par les sept premiers degrés.
NEUVIÈME DEGRÉ
Du ressentiment.
1. C'est avec raison que nous pouvons comparer les vertus aux différents degrés de l'échelle de Jacob, et les vices, à la chaîne qui tomba des pieds et des mains de saint Pierre, prince des apôtres. En effet les vertus étant unies les unes aux autres par des anneaux admirables, font monter jusqu'au ciel ceux qui ont le bonheur de les pratiquer; tandis que les vices, se tenant attachés les uns aux autres par des liens diaboliques, conduisent au malheur éternel ceux qui s'y laissent misérablement aller. C'est pourquoi nous pensons que c'est ici le lieu de traiter du souvenir des injures, puisque nous venons d'entendre de la propre bouche de la colère qu'il est un de ses méchants enfants.
2. Or nous disons que le souvenir des injures, en tant qu'il est le comble de la colère, en est aussi comme la queue. C'est lui qui fait vivre les péchés dans une âme, qui y nourrit la haine de la justice, qui donne la mort aux vertus, qui empoisonne le coeur, qui obscurcit l'intelligence, qui couvre de honte ceux qui récitent l'oraison dominicale, qui paralyse la prière, qui détruit la charité, qui transperce sans aucune interruption les coeurs de ses flèches acérées, les remplit d'amertume et y fait régner avec un empire absolu, le péché, le crime et la méchanceté.
3. Or, comme le souvenir des injures tire son origine de quelques autres passions viles et abjectes, et qu'il ne la leur donne pas, ou du moins que c'est rarement, nous n'en dirons que peu de choses.
4. Il a détruit par là même en lui le souvenir des injures, celui qui a donné la mort à la colère. On sait que, tant que cette violente passion domine dans un coeur, elle y enfante de nouveaux enfants.
5. Voyez donc attentivement avec quel empressement il chasse et bannit la colère de son âme, l'homme qui brûle de charité pour ses frères, et combien de peines et d'inquiétudes fâcheuses et cruelles il se crée, celui qui se livre à cette passion brutale.
6. Sachez aussi qu'un modeste repas de charité dissipe la haine, et que des présents faits dans des intentions pures et sincères apaisent et gagnent les coeurs; mais qu'un festin, dans lequel les lois de la sobriété ne sont pas observées, donne lieu à la licence, et que, sous prétexte de faire un acte de charité, on se livre à des excès dans le boire et dans le manger.
7. J'ai vu que la colère a rompu tout d'un coup une vieille liaison profane et criminelle, et que dégénérée en haine violente, elle a, contre l'attente de tout le monde, suffi par le souvenir des injures reçues, pour faire persévérer cette rupture jusqu'à la fin. Mais ici c'était peut-être l'ouvrage de Dieu plutôt que celui du démon.
8. Le souvenir des injures est toujours infiniment opposé à l'amour; ce que nous ne pouvons pas assurer des affections criminelles : car elles se mêlent facilement avec cette vertu pour salir et corrompre la blancheur et la pureté de cette innocente colombe.
9. Voulez-vous absolument ne pas oublier les injures que vous avez reçues ? J'y consens; mais que ce soient celles que vous avez reçues du démon. Que celui qui veut nourrir dans son coeur de la haine et des inimitiés, le fasse, mais contre son propre corps, qui est son plus dangereux ennemi; car ce misérable corps, sous le beau titre d'ami, n'est qu'un ingrat et un traître : plus on en prend soin, plus il nous fait du mal.
10. C'est un très mauvais interprète des saintes Écritures, que le souvenir des injures. Il ne sait expliquer les oracles sacrés du saint Esprit que selon ses goûts dépravés et son sens corrompu. Que la prière que notre Seigneur nous a enseignée couvre de confusion ceux qui ne se conduisent que par un mauvais docteur. Eh ! Comment pourrait-on la réciter cette admirable prière, avec Jésus Christ et selon ses intentions, si la pensée des injures qu'on a reçues est gravée dans la mémoire?
11. Avez-vous longtemps et avec une vigueur bien prononcée, lutté contre vous-même pour oublier un outrage, sans avoir pu entièrement en arracher le souvenir de votre coeur, voici le conseil que je crois devoir vous donner : humiliez-vous au moins, en présence de celui qui vous a offensé, par quelques paroles de douceur que vous lui adresserez; vous verrez que peu à peu vous commencerez à rougir de cette longue dissimulation, et que, continuellement agité par les reproches de votre conscience, vous finirez par faire consumer votre inimitié dans les feux de la charité, et par vous réconcilier parfaitement avec votre frère.
12. Or vous reconnaîtrez que votre coeur est délivré de tout sentiment de haine, non pas précisément lorsque vous prierez pour la personne qui vous aurait outragé non pas même lorsque vous lui ferez quelques présents et que vous l'inviterez à votre table, mais lorsqu'apprenant qu'il lui est arrivé quelque accident fâcheux, soit pour son âme, soit pour son corps vous en serez désolé et affligé, autant que si ce malheur vous fût arrivé à vous-même.
13. Un moine qui conserve dans son coeur le souvenir des injures, y garde un nid d'aspics, et porte avec lui-même le poison dans son sein; et ce poison est mortel.
14. Que la pensée et la méditation des injures et des souffrances que Jésus Christ a endurées avec une patience si exemplaire, sont propres, en nous couvrant d'une confusion salutaire, à chasser de notre esprit et de notre coeur le souvenir des outrages que nous avons reçus !
15. Les vers, comme on le sait, s'engendrent dans le bois; mais peut-on ignorer que la colère devient le partage des coeur qui n'ont qu'une douceur extérieure et apparente ? Quiconque par les efforts qu'il fait, la chasse loin de lui, mérite le pardon de ses péchés; mais celui qui conserve et nourrit cette passion, se rend indigne de toute miséricorde.
16. Nous voyons un grand nombre de personnes entreprendre de grands travaux et se condamner à de rigoureuses privations pour obtenir la rémission de leurs fautes; mais il est bien plus avancé dans l'oeuvre admirable de la justification, celui qui a banni de son coeur toute idée et tout souvenir des injures qu'on lui a faites. C'est ce que nous assure cet oracle de l'éternelle vérité : «Remettez, et l'on vous remettra beaucoup.» (cf. Mt 6,14-15).
17. Oui, je le répète, l'oubli des outrages est une marque assurée d'une pénitence sincère et efficace. Il se trompe grossièrement celui qui, ne voulant pas les oublier, se persuade qu'il est touché et animé d'une véritable douleur de ses péchés. Le malheureux ! Il ressemble à un homme qui, dans son sommeil, rêve qu'il court.
18. J'ai rencontré des personnes, qui, tout en conservant elles-mêmes le souvenir des outrages qu'elles avaient reçus, exhortaient avec beaucoup de zèle d'autres personnes qui étaient dans le même état, à quitter toute idée et à renoncer à tout souvenir des injures qui leur avaient été faîtes. Ces mêmes personnes, frappées et touchées des exhortations qu'elles faisaient aux autres, ont renoncé entièrement au souvenir des outrages qu'elles avaient reçus.
19. Que personne n'aille s'imaginer que la pensée et le souvenir des injures ne sont qu'un petit défaut et une passion pardonnable. Ce sont des maux très funestes, qui pénètrent dans les coeurs les plus pieux et les plus religieux, qui les corrompent et les perdent misérablement.
Vous donc, qui montez sur ce degré, demandez avec confiance au Dieu-Sauveur le pardon et la rémission des vos péchés.
A suivre...
DIXIÈME DEGRÉ
VI
HUITIÈME À QUATRORZIÈME DEGRÉS
HUITIÈME DEGRÉ
De la Douceur, qui triomphe de la colère.
1. L'eau qu'on répand peu à peu sur un incendie, finit par l'éteindre entièrement; c'est ainsi que les larmes que nous fait verser une véritable douleur de nos péchés, compriment et font mourir les mouvements de la colère, et calment l'impétuosité du coeur : c'est pour cette raison que nous allons traiter de la douceur et de la bonté de l'âme.
2. La victoire qu'on remporte sur la colère, consiste donc essentiellement dans une soif inextinguible et dans un désir insatiable de mépris et d'humiliations, comme la vanité consiste dans un désir immense d'honneurs et de louanges. La douceur est donc une victoire que nous remportons sur la nature, en souffrant toute sorte d'injures avec une inviolable patience, laquelle couronne enfin nos combats et nos fatigues.
3. C'est elle qui rend notre âme inébranlable et impassible au milieu des mépris et des humiliations, des louanges et des applaudissements.
4. Tenir notre langue en captivité et garder le silence, lorsque notre coeur est violemment agité, voilà les premières armes de cette vertu, et les premiers avantages qu'elle obtient sur la colère : savoir calmer le tumulte intérieur de nos pensées et de nos sentiments dans les moments auxquels nous sommes agités, voilà quelques progrès que nous faisons dans la pratique de la douceur; mais conserver notre âme dans le calme et la tranquillité au milieu des vents les plus impétueux, des tempêtes les plus furieuses, voilà la perfection de la douceur et de la victoire que nous remportons sur la colère.
5. Cette passion se nourrit dans la pensée d'une haine secrète et dans le souvenir des injures qu'on a reçues; elle nous porte à nous venger de ceux qui nous ont offensés.
6. La fureur est une passion instantanée et violente de notre âme.
7. L'aigreur ou l'amertume du coeur est un sentiment, ou plutôt une affection pleine de malice qui demeure dans un coeur et qui le précipite dans l'ennui et dans la tristesse, sans lui donner aucune jouissance.
8. La colère a bientôt corrompu les moeurs douces et tranquilles, et gâté le coeur, en le couvrant d'une horrible difformité.
9. Comme les ténèbres prennent bien vite la fuite, lorsque le soleil répand ses rayons sur la terre : de même l'aigreur et la colère disparaissent promptement, lorsque l'humilité présente et verse ses parfums odoriférants.
10. Néanmoins on rencontre encore des personnes qui, quoiqu'une déplorable expérience leur ait fait sentir combien facilement elles se laissent aller à des mouvements de colère, ne cherchent et n'emploient pas les moyens et les remèdes capables de guérir leur coeur de cette funeste maladie. Les insensées ! Elles oublient cette sentence mémorable : «Le moment de la colère est le moment de la perte et de la ruine d'une âme.» (Sir 1,22).
11. Les mouvements de colère ne sont que trop semblables aux mouvements d'une meule de moulin : ils sont capables en un instant de faire perdre à une âme, plus de froment et d'avantages spirituels, que d'autres ne lui en raviraient en un jour entier.
12. Ils ressemblent encore à ces flammes qui, poussées par un vent impétueux, ont bientôt tout réduit en cendres. Veillons donc avec une grande attention sur nous, afin de nous opposer avec vigueur à leurs dévastations terribles et promptes.
13. Je ne vous cacherai pas, mes amis, que souvent les démons, ces implacables ennemis de notre âme, savent adroitement cesser de nous tenter, afin que peu à peu nous nous négligions, que nous envisagions comme léger et petit ce qui est très grave et très criminel, et qu'enfin nous tombions dans des maladies incurables et mortelles.
14. Une pierre qui est aiguë, à force de se heurter contre d'autres pierres, perd ses pointes et s'arrondit; de même une personne d'un tempérament bilieux et colère, si elle vit avec des gens de la même complexion, éprouvera nécessairement un de ces deux effets : ou elle corrigera par la patience son humeur emportée et violente; ou bien, vaincue par les injures qu'elle reçoit, elle se retirera de leur société, et fera voir par cette retraite combien elle a peu de force et de courage.
15. Un homme esclave de la colère est un épileptique spirituel qui, d'abord par sa propre volonté, ensuite par la nécessité de l'habitude, tombe, se froisse et se déchire.
16. Rien n'est plus funeste à ceux qui pleurent leurs péchés que cette passion furieuse : elle trouble leur coeur et les empêche de revenir à Dieu par les sentiments de l'humilité, que leur inspire cependant la vie religieuse qu'ils ont embrassée; car la colère est une preuve évidente qu'on est dominé par l'orgueil.
17. Si c'est la perfection de la douceur d'être calme et tranquille, et de conserver des sentiments d'amour et d'affection pour la personne qui nous a offensés, même en sa présence, n'est-ce pas le comble de la fureur de nous emporter et de manifester notre colère par des paroles et des actions contre celui qui nous a mortifiés et irrités, lorsque nous sommes seuls, et qu'il est loin de nous.
18. Si l'Esprit saint, comme il l'est en effet, est appelé la paix de l'âme, et que la colère, comme elle l'est aussi, soit nommée le trouble de l'âme, ne devons-nous pas conclure nécessairement que c'est surtout la colère qui nous prive de la présence de ce divin Esprit ?
19. Parmi les enfants nombreux et méchants de la colère, il en est un qui, malgré sa méchanceté, nous procure quelque avantage. En effet j'ai vu des personnes qui, s'étant enflammées de fureur, ont par un emportement subit et violent, chassé de leur coeur une aversion qu’elles y nourrissaient depuis longtemps; car elles ont par là donné lieu à celui qui les avait offensées, ou de leur témoigner le regret qu'il éprouvait de sa conduite passée, ou de leur donner une satisfaction convenable. C'est ainsi que par un mouvement de colère elles se sont délivrées de cette passion. Mais aussi j'en ai vu d'autres qui, par une hypocrisie infernale, faisaient semblant de souffrir avec patience les injures qu'on leur disait, mais qui en gardaient un souvenir exact et parfait.
20. Or je crois ces personnes plus mauvaises que celles qui se laissent aller aux emportements de la colère; car elles ont souillé et terni la blancheur et la simplicité de la colombe par la couleur noire et infecte de la haine.
21. Nous ne saurions trop prendre de précaution contre une si infâme conduite : c'est un serpent dont il faut nous défier sur toute chose; c'est un démon qui, semblable au démon de l'impureté, veut nous perdre, en favorisant les inclinations de la nature corrompue.
22. J'ai encore remarqué que certaines personnes étaient tellement transportées de colère, qu'elles n'en pouvaient rien manger et que cette abstinence, au lieu de calmer leur fureur, ne faisait que de l'augmenter; mais au contraire, j'en ai remarqué d'autres qui, dans leurs accès de colère, en croyant qu’elles avaient raison, se portaient avec une espèce de rage sur les viandes, et les dévoraient avec une voracité effrayante : c'est ainsi que ces misérables tombaient d'une fosse dans un abîme. Enfin j'en ai vu qui, plus sages et semblables à des médecins expérimentés, savaient garder un juste milieu entre ces deux extrémités, et en retiraient de très grands avantages.
23. Le chant est très propre à procurer à l'âme le calme et la paix; mais il peut aussi fort mal à propos lui donner des plaisirs et de la joie : ceux-là sauront très bien s'en servir, qui consulteront les circonstances et les convenances.
24. Comme un jour j'étais allé voir des anachorètes pour des affaires particulières, je m'arrêtai quelque temps en dehors de leurs cellules, et je les entendis faire grand bruit, et se quereller ensemble comme des perdrix dans leur cage : tant était grande la fureur qui les animait. Enfin elle était telle que, quoique celui qui les avait si fort irrités, fût absent, ils agissaient comme s'il eut été présent, et semblaient lui sauter au visage. Je leur conseillai de quitter leurs cellules et de se retirer tout simplement dans un monastère; car vraiment je craignais que d'hommes qu'ils étaient, ils ne devinssent d'abominables démons. Dans d'autres communautés j'en ai vu d'une espèce toute différente : c'étaient des gens mous et efféminés, sujets à l'intempérance et à la sensualité, trop affectionnés et trop flatteurs vis-à-vis de leurs frères, et prenant les soins les plus minutieux pour la propreté et la beauté de leurs corps. Or à ceux-ci, je leur conseillai de se retirer dans le désert, parce que la solitude est l'ennemi irréconciliable de la luxure et de la sensualité; car je redoutais que d'hommes raisonnables qu'ils étaient, ils ne devinssent semblable aux bêtes privées de raison.
Lorsqu'il m'arrivait de trouver des gens qui se plaignaient amèrement de se voir tentés et de colère et de mollesse, je les pressais fortement de ne se conduire jamais eux-mêmes, mais de vivre sous le joug de l'obéissance. C'est pourquoi il m'arrivait souvent de prier charitablement leur supérieur de leur permettre de vivre tantôt dans la solitude, tantôt dans l'intérieur du monastère, de manière néanmoins que, dans l'un ou l'autre de ces deux états, ils fussent toujours sous la dépendance et l'autorité de leur supérieur.
25. S'il est vrai que ceux qui sont portés aux plaisirs des sens et à la mollesse, non seulement se perdent eux-mêmes mais souvent perdent les personne, qui ont le malheur de s'attacher à eux et de les fréquenter il est également vrai que, comme un loup furieux, l'homme colère est capable de mettre le trouble dans toute une communauté et de perdre un grand nombre d'âmes.
26. Je trouve que c'est un crime horrible de troubler l'oeil de son coeur, en se livrant à la fureur, selon cette parole :«La fureur a troublé mes yeux» mais je pense que c'est encore un crime plus affreux de montrer par des paroles amères l'agitation intérieure dans laquelle on se trouve; enfin je crois que le comble de l'infamie est d'en venir aux coups : ce qui est contraire et répugne à la vie angélique, religieuse et presque divine que nous devons tous mener.
27. Mais nous devons ici remarquer que, si vous voulez ôter de l'oeil de votre frère une paille que vous y apercevez, vous devez prendre garde que ce ne soit un désir trompeur; ne vous servez pas, pour cette opération délicate, d'un instrument grossier, mais employez-en un qui y soit propre et convenable, et craignez de la fouler et de l'enfoncer davantage, au lieu de la retirer. Or cet instrument grossier figure et annonce les reproches durs et humiliants qu'on fait aux autres, et les manières brusques et violentes dont on les accompagne; l'instrument délicat est l'image d'une réprimande pleine de bonté, de douceur et de bienveillance. L'Esprit saint nous dit : «Reprenez, corrigez et priez,» (1 Tim 4,2); mais il ne nous dit pas : «frappez.» Que s'il arrive qu'on soit obligé de le faire, ce doit être très rarement; et il ne le faut même faire que par des mains étrangères.
28. Chez les personnes emportées et colères, si nous y faisons attention, nous verrons une inclination très prononcée pour la pratique du jeûne, des veilles, pour la solitude et le silence. C'est ainsi que le démon, cet ennemi plein d'artifice, sous le spécieux prétexte de faire pénitence et de répandre des larmes, leur fournit la manière et les moyens d'augmenter leur humeur violente et acariâtre.
29. Si un mauvais moine, comme nous l'avons dit plus haut, aidé du démon et semblable à un loup, et capable de mettre le trouble dans toute une maison religieuse; un bon moine, par une raison contraire, choisi parmi les plus prudents et les plus sages, et secouru de son ange, ne pourra-t-il pas répandre l'huile précieuse de la douceur au milieu de ses frères, apaiser les tempêtes excitées par les vents furieux de la colère, et ramener heureusement le vaisseau au port de la tranquillité et du calme ? De sorte que, comme le mauvais moine par sa conduite ne mérite que d'être jugé condamné et puni, le bon moine, qui par sa douceur est devenu l'exemple et le modèle de ses frères, est digne de recevoir une récompense proportionnée à la grandeur et à l'importance des services qu'il a rendus.
30. Le premier degré de la mansuétude consiste à souffrir les outrages et les humiliations, quelque amertume et quelque douleur que l'âme en ressente encore; le second degré consiste à les supporter avec calme et tranquillité, et le troisième, qui est la perfection de la douceur, à recevoir les mépris et les injures avec plus de plaisir que les mondains ne reçoivent les louanges qu'on leur donne. Mais où est-il, cet homme qui est monté à ce degré si parfait ? Qu'il soit content, celui qui est parvenu au premier degré; qu'il persévère avec constance, celui est monté au second; mais qu'il triomphe dans le Seigneur, celui qui heureusement se trouve au troisième.
31. Mais voici une chose vraiment pitoyable : c'est que les personnes irascibles ont coutume, par une inconcevable vanité, de se fâcher et de se mettre en colère, parce qu'elles se sont laissées vaincre par leur mauvaise humeur. En vérité n'est-ce pas pitié de faire une nouvelle chute, en voulant se punir d'en avoir fait une première ? Pour moi en considérant l'excessive malice du démon, j'en suis tout interdit; car en voyant ces personnes, je crus percevoir qu'elles n'étaient pas loin de se laisser aller à un funeste découragement.
32. Si quelqu'un voit qu'il se laisse facilement vaincre par la vanité et la colère, par la méchanceté et l'hypocrisie, et qu’il soit résolu d'employer contre ces vices l'épée à deux tranchants de la douceur et de la patience, je lui conseille fortement d’entrer dans une communauté de frères comme dans un atelier qui lui sera très salutaire; de choisir, s'il veut de tout son coeur se corriger parfaitement, la maison où les règles et la discipline sont le plus austères, afin que, par les humiliations, les mépris et les épreuves les plus dures il soit comme flagellé, déchiré, taillé, écrasé et foulé aux pieds. C'est ainsi qu'il purifiera son âme des fautes qu'il a faites et qu’il comprendra la vérité d'une parole assez usitée dans le monde; car pour s'en glorifier il n'est pas rare d'entendre dire dans les compagnies, à ceux qui ont accablé quelqu'un d'injures et d'outrages : «Je lui ai lavé la tête à ma façon».
33. Il y a une différence essentielle entre la victoire que de jeunes convertis remportent sur la colère, en se servant des armes d'une humble pénitence, et l'immobile tranquillité d'âme de ceux qui sont parvenus à la perfection de la douceur, car dans les premiers, les larmes, comme une espèce de chaîne, lient et répriment la colère; tandis que dans les derniers, la tranquillité et le calme de leurs coeurs insensibles aux injures, a donné la mort à cette passion, comme une épée la donnerait à un serpent.
34. Trois moines, un jour, sous mes yeux, reçurent le même outrage. L'un, en le recevant se sentit piqué, mais il le souffrit en silence, et étouffa la peine qu'il en éprouvait; l'autre s'en réjouit en lui-même, cependant il en était affligé intérieurement par charité et par bienveillance pour celui qui l'avait maltraité; enfin le troisième s'oublia lui-même entièrement pour ne s'occuper que de son frère, dont il pleurait la faute à chaudes larmes, tant la charité dévorait son coeur. Ainsi l'on voyait dans ces trois moines trois excellentes vertus : la crainte de Dieu, l'espérance, et l’amour.
35. Comme dans nos corps, quoique la fièvre soit une même maladie, elle ne laisse pas d'avoir plusieurs causes; de même la colère, ainsi que les autres passions, a plusieurs causes et plusieurs principes. Il est donc impossible de donner ici des instructions, particulières et relatives à chaque cause et à chaque principe. Tout ce que je peux faire, c'est de conseiller à ceux qui se sentiraient affectés de cette passion, de rechercher avec soin les remèdes qui leur conviennent et qui soient capables de les guérir; de bien connaître surtout la cause du mal, afin qu'en la connaissant parfaitement, ils puissent par la Bonté de Dieu, et par la direction de leur médecin spirituel, employer les remèdes dont ils ont besoin. Qu'ils se présentent donc, et qu'ils entrent avec nous dans cette recherche que nous avons proposée aux moines, tous ceux qui, touchés des paroles que nous leur adressons, désirent connaître le véritable état de leur âme; qu'ils examinent sérieusement, et dans le plus profond silence, quels sont les tristes effets et les principes funestes des passions dont nous venons de parler.
36. Il faut lier et enchaîner, comme un tyran cruel, un coeur colère et emporté; mais c'est avec les chaînes d'une douceur et d'une patience constantes; il faut encore le frapper avec les verges de la clémence, et le faire conduire par la charité devant le tribunal de la raison souveraine de Dieu, pour répondre aux questions qu'on pourra lui faire.
Dis-nous donc, folle et impudente passion de la colère, dis-nous le nom de ton père, de la mère qui t'a malheureusement donné le jour, et des enfants corrompus qui sont nés de toi ? Dis-nous qui sont ceux qui, par la guerre qu'ils te font, peuvent t'exterminer et te faire disparaître ? À toutes ces questions quelles réponses va nous donner la colère ? Il me semble l'entendre nous répondre : «Plusieurs causes ont concouru à me donner l'existence : je n'ai pas seulement un père, mais j'en ai plusieurs, et le premier qui concourt à me donner l'existence, c'est l'orgueil. J'ai aussi plusieurs mères parmi lesquelles vous devez remarquer la vaine gloire, l'avarice, l'intempérance, la luxure. Mes filles sont la pensée des injures, la haine, les querelles et les inimitiés; et les ennemis qui me tiennent enchaînée, comme vous le voyez, sont les vertus opposées à mes filles; ce sont encore la patience et la modération; mais la vertu qui ne cesse de me tendre des pièges et qui me fait le plus de mal, c'est l'humilité.» Vous apprendrez dans le temps de qui cette vertu tire son origine.
C'est dans ce huitième degré que se trouve la couronne de la douceur. Celui qui, par la complexion de sa nature, est d'un tempérament doux et tranquille, pourrait peut-être bien ne pas la mériter. Mais il la mérite, cette belle couronne, celui qui, par ses efforts laborieux, a remporté la victoire sur la colère, en passant successivement par les sept premiers degrés.
NEUVIÈME DEGRÉ
Du ressentiment.
1. C'est avec raison que nous pouvons comparer les vertus aux différents degrés de l'échelle de Jacob, et les vices, à la chaîne qui tomba des pieds et des mains de saint Pierre, prince des apôtres. En effet les vertus étant unies les unes aux autres par des anneaux admirables, font monter jusqu'au ciel ceux qui ont le bonheur de les pratiquer; tandis que les vices, se tenant attachés les uns aux autres par des liens diaboliques, conduisent au malheur éternel ceux qui s'y laissent misérablement aller. C'est pourquoi nous pensons que c'est ici le lieu de traiter du souvenir des injures, puisque nous venons d'entendre de la propre bouche de la colère qu'il est un de ses méchants enfants.
2. Or nous disons que le souvenir des injures, en tant qu'il est le comble de la colère, en est aussi comme la queue. C'est lui qui fait vivre les péchés dans une âme, qui y nourrit la haine de la justice, qui donne la mort aux vertus, qui empoisonne le coeur, qui obscurcit l'intelligence, qui couvre de honte ceux qui récitent l'oraison dominicale, qui paralyse la prière, qui détruit la charité, qui transperce sans aucune interruption les coeurs de ses flèches acérées, les remplit d'amertume et y fait régner avec un empire absolu, le péché, le crime et la méchanceté.
3. Or, comme le souvenir des injures tire son origine de quelques autres passions viles et abjectes, et qu'il ne la leur donne pas, ou du moins que c'est rarement, nous n'en dirons que peu de choses.
4. Il a détruit par là même en lui le souvenir des injures, celui qui a donné la mort à la colère. On sait que, tant que cette violente passion domine dans un coeur, elle y enfante de nouveaux enfants.
5. Voyez donc attentivement avec quel empressement il chasse et bannit la colère de son âme, l'homme qui brûle de charité pour ses frères, et combien de peines et d'inquiétudes fâcheuses et cruelles il se crée, celui qui se livre à cette passion brutale.
6. Sachez aussi qu'un modeste repas de charité dissipe la haine, et que des présents faits dans des intentions pures et sincères apaisent et gagnent les coeurs; mais qu'un festin, dans lequel les lois de la sobriété ne sont pas observées, donne lieu à la licence, et que, sous prétexte de faire un acte de charité, on se livre à des excès dans le boire et dans le manger.
7. J'ai vu que la colère a rompu tout d'un coup une vieille liaison profane et criminelle, et que dégénérée en haine violente, elle a, contre l'attente de tout le monde, suffi par le souvenir des injures reçues, pour faire persévérer cette rupture jusqu'à la fin. Mais ici c'était peut-être l'ouvrage de Dieu plutôt que celui du démon.
8. Le souvenir des injures est toujours infiniment opposé à l'amour; ce que nous ne pouvons pas assurer des affections criminelles : car elles se mêlent facilement avec cette vertu pour salir et corrompre la blancheur et la pureté de cette innocente colombe.
9. Voulez-vous absolument ne pas oublier les injures que vous avez reçues ? J'y consens; mais que ce soient celles que vous avez reçues du démon. Que celui qui veut nourrir dans son coeur de la haine et des inimitiés, le fasse, mais contre son propre corps, qui est son plus dangereux ennemi; car ce misérable corps, sous le beau titre d'ami, n'est qu'un ingrat et un traître : plus on en prend soin, plus il nous fait du mal.
10. C'est un très mauvais interprète des saintes Écritures, que le souvenir des injures. Il ne sait expliquer les oracles sacrés du saint Esprit que selon ses goûts dépravés et son sens corrompu. Que la prière que notre Seigneur nous a enseignée couvre de confusion ceux qui ne se conduisent que par un mauvais docteur. Eh ! Comment pourrait-on la réciter cette admirable prière, avec Jésus Christ et selon ses intentions, si la pensée des injures qu'on a reçues est gravée dans la mémoire?
11. Avez-vous longtemps et avec une vigueur bien prononcée, lutté contre vous-même pour oublier un outrage, sans avoir pu entièrement en arracher le souvenir de votre coeur, voici le conseil que je crois devoir vous donner : humiliez-vous au moins, en présence de celui qui vous a offensé, par quelques paroles de douceur que vous lui adresserez; vous verrez que peu à peu vous commencerez à rougir de cette longue dissimulation, et que, continuellement agité par les reproches de votre conscience, vous finirez par faire consumer votre inimitié dans les feux de la charité, et par vous réconcilier parfaitement avec votre frère.
12. Or vous reconnaîtrez que votre coeur est délivré de tout sentiment de haine, non pas précisément lorsque vous prierez pour la personne qui vous aurait outragé non pas même lorsque vous lui ferez quelques présents et que vous l'inviterez à votre table, mais lorsqu'apprenant qu'il lui est arrivé quelque accident fâcheux, soit pour son âme, soit pour son corps vous en serez désolé et affligé, autant que si ce malheur vous fût arrivé à vous-même.
13. Un moine qui conserve dans son coeur le souvenir des injures, y garde un nid d'aspics, et porte avec lui-même le poison dans son sein; et ce poison est mortel.
14. Que la pensée et la méditation des injures et des souffrances que Jésus Christ a endurées avec une patience si exemplaire, sont propres, en nous couvrant d'une confusion salutaire, à chasser de notre esprit et de notre coeur le souvenir des outrages que nous avons reçus !
15. Les vers, comme on le sait, s'engendrent dans le bois; mais peut-on ignorer que la colère devient le partage des coeur qui n'ont qu'une douceur extérieure et apparente ? Quiconque par les efforts qu'il fait, la chasse loin de lui, mérite le pardon de ses péchés; mais celui qui conserve et nourrit cette passion, se rend indigne de toute miséricorde.
16. Nous voyons un grand nombre de personnes entreprendre de grands travaux et se condamner à de rigoureuses privations pour obtenir la rémission de leurs fautes; mais il est bien plus avancé dans l'oeuvre admirable de la justification, celui qui a banni de son coeur toute idée et tout souvenir des injures qu'on lui a faites. C'est ce que nous assure cet oracle de l'éternelle vérité : «Remettez, et l'on vous remettra beaucoup.» (cf. Mt 6,14-15).
17. Oui, je le répète, l'oubli des outrages est une marque assurée d'une pénitence sincère et efficace. Il se trompe grossièrement celui qui, ne voulant pas les oublier, se persuade qu'il est touché et animé d'une véritable douleur de ses péchés. Le malheureux ! Il ressemble à un homme qui, dans son sommeil, rêve qu'il court.
18. J'ai rencontré des personnes, qui, tout en conservant elles-mêmes le souvenir des outrages qu'elles avaient reçus, exhortaient avec beaucoup de zèle d'autres personnes qui étaient dans le même état, à quitter toute idée et à renoncer à tout souvenir des injures qui leur avaient été faîtes. Ces mêmes personnes, frappées et touchées des exhortations qu'elles faisaient aux autres, ont renoncé entièrement au souvenir des outrages qu'elles avaient reçus.
19. Que personne n'aille s'imaginer que la pensée et le souvenir des injures ne sont qu'un petit défaut et une passion pardonnable. Ce sont des maux très funestes, qui pénètrent dans les coeurs les plus pieux et les plus religieux, qui les corrompent et les perdent misérablement.
Vous donc, qui montez sur ce degré, demandez avec confiance au Dieu-Sauveur le pardon et la rémission des vos péchés.
A suivre...
DIXIÈME DEGRÉ
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Re: Saints et Bienheureux!! (Ordre Alphabétique)
DIXIÈME DEGRÉ
De la Médisance.
1. Il n'est personne parmi ceux qui aiment à réfléchir, qui soit capable de dire que la médisance n'est pas une des filles de la colère et du souvenir des injures, et de ne pas avouer que nous avons raison de dire un mot de ce détestable vice, après avoir parlé des deux premiers.
2. La médisance est donc engendrée par la haine. C'est une passion très subtile; mais néanmoins c'est une sangsue très grosse et très vorace, laquelle se cache adroitement pour trahir et pour sucer tout le bon sang de la charité. Sous le prétexte spécieux et trompeur d'amour et d'affection, la médisance exerce les ravages d'une haine implacable et meurtrière, souille horriblement le coeur, charge énormément la conscience et détruit entièrement la chasteté.
3. Comme il est des filles du sexe qui font le mal sans rougir, et qu'il en est d'autres qui se cachent lorsqu'elles veulent pécher, et qui, pour cette raison même, font des fautes plus graves; telle est aussi la marche ordinaire des passions. Elles couvrent enfin notre âme d'ignominie; car semblables souvent aux jeunes personnes dissimulées, elles font extérieurement comprendre précisément le contraire de ce qu'elles se proposent en effet. Or les passions qui se conduisent de la sorte, sont l'hypocrisie, la malice, la tristesse, le souvenir des injures, le jugement téméraire, les condamnations de la conduite des autres et la médisance.
4. Ayant un jour rencontré des personnes qui médisaient des autres, je me donnai la liberté de les reprendre avec sévérité. Or voici ce qu'elles répondirent à ma correction, et l'excuse que m'alléguèrent ces langues médisantes: « Nous ne parlons de la sorte, me dirent-elles, que par des motifs de la plus ardente charité, et par le désir sincère que nous avons de procurer le salut à ceux dont nous blâmons la conduite. » A cette réponse, je vous avoue que je répartis avec émotion : «Courage, mes amis; avec une charité semblable vous pourrez accuser de mensonge cet oracle du saint Esprit : Je perdrai ceux qui médisent en secret de leur prochain. (Ps 100,5). Malheureux ! Si vous aimez véritablement ces personnes, offrez pour elles à Dieu des prières secrètes et ferventes; mais ne blessez pas leur réputation par des paroles infamantes, car la meilleure manière d'aimer nos frères, c'est de prier Dieu pour eux : c'est là la conduite qui plaît au Seigneur.»
5. Si vous voulez de tout votre coeur vous abstenir de porter un jugement injurieux sur ceux-là mêmes que vous voyez tomber dans quelque faute, faites, je vous prie, attention à cette chose. Judas n'appartenait-il pas au collège sacré des apôtres le larron n'était-il pas du nombre des homicides ? Mais quel étonnant changement dans ces deux hommes !
6. Quiconque est vraiment résolu de vaincre en lui-même l'esprit de médisance, n'attribuera jamais le péché à l'homme qui l'a commis, mais au démon qui l'a fait commettre; car, quoique nous tombions librement et volontairement dans le péché, personne néanmoins, en péchant, ne se propose pour fin le péché en lui-même, en tant qu'il outrage Dieu.
7. Au reste ne peut-il pas arriver ce que j'ai vu de mes propres yeux ? En effet une personne eut le malheur de faire publiquement une faute, mais elle en fit secrètement une pénitence sévère; or, voyez-vous, tandis que par un mauvais esprit, je croyais cette personne criminelle et coupable, et que je la condamnais, Dieu ne voyait en elle qu'un coeur pur et chaste, puisque par une conversion sincère elle s'était réconciliée avec le Seigneur.
8. C'est pourquoi, si vous vous trouvez dans la compagnie des médisants, gardez-vous de vous laisser dominer par le respect humain, et de craindre de leur imposer silence, en leur disant, par exemple : «Taisez-vous, je vous prie; car, hélas, je fais
tous les jours des fautes plus considérables. Pour quelles raisons pourrai-je donc condamner mon frère ?» C'est ainsi que vous obtiendrez deux avantages bien précieux : vous vous préserverez vous-même du péché, et vous procurerez la guérison de votre prochain. Et remarquez ici que la voie la plus courte et la plus sûre pour parvenir à la rémission de nos péchés, consiste à ne jamais juger ni condamner nos frères. C'est ce que nous enseigne Jésus Christ par ces paroles : Ne jugez pas et vous ne serez pas jugé.» (Lc 6,37).
9. L'eau n'est pas plus contraire au feu, que les jugements téméraires ne sont opposés an véritable esprit de pénitence.
10. Quand même au moment de la mort nous verrions une personne faire une faute, nous devrions sévèrement nous abstenir de la juger et de la condamner; car les hommes ignorent absolument quels sont les jugements de Dieu.
11. Il y en a qui, après avoir fait publiquement de grandes fautes, les ont avantageusement réparées par des oeuvres saintes et des vertus parfaites. Or ces impitoyables critiques de la conduite des autres, en condamnant ces personnes, se seraient bien grossièrement trompés : ils auraient pris de la fumée pour le soleil.
12. Vous donc qui censurez avec tant d'aigreur les actions de vos frères, daignez m'écouter et me croire. Ne devez-vous pas trembler ? Car elle est vraie et très vraie cette sentence : Vous serez jugés de la même manière que vous aurez jugé les autres.» (Mt 7,2). Eh ! Ne devons-nous pas craindre que, soit pour le corps, soit pour l'âme, nous ne tombions nous-mêmes dans les mêmes défauts que nous condamnons dans notre prochain ? La chose est sûre !
13. Tous ceux qui critiquent si facilement et avec tant d'amertume la vie et les défauts des autres, sont ordinairement des gens qui ne se rappellent pas leurs propres imperfections, qui ont perdu de vue le souvenir de leurs péchés, et qui ne prennent aucun soin pour se corriger. En effet les personnes qui, sans amour-propre, considèrent les fautes qui souillent leur conscience, pourront-elles ne pas voir qu'aucun espace de temps, dussent-elles encore vivre cent ans, ne serait suffisant pour pleurer, comme il faut, les péchés qu'elles ont commis, et que ce serait même inutilement qu'elles répandraient autant de larmes qu'il y a de gouttes d'eau dans le Jourdain ?
14. Aussi ai-je remarqué qu'on ne trouve pas le plus petit vestige de médisance dans ceux qui sont vraiment touchés par les sentiments d'un repentir vif et sincère, ni aucune trace de jugement téméraire et de condamnation de leurs frères.
15. C'est aussi pour cela que les démons, ces ennemis irréconciliables de notre salut, s'ils ne peuvent nous faire tomber directement dans le péché, font tous leurs efforts pour nous engager à juger et à condamner ceux qu'ils y ont précipités, afin de nous souiller nous aussi.
16. Mais n'oubliez pas qu'une marque sûre pour reconnaître les vindicatifs et les envieux, c'est la facilité avec laquelle vous voyez qu'ils critiquent malignement la doctrine, la conduite et les actions des autres. C'est un esprit de haine qui les pousse et les fait ainsi parler. Voyez encore jusqu'où peut aller l'aveuglement sur cette matière.
17. J'en ai connu qui, en secret et sans témoin, avaient commis des fautes exécrables; et, le croiriez-vous ? Ils se fiaient tellement à la bonne opinion qu'ils savaient qu'on avait de leur sainteté et de leur innocence , qu'ils insultaient et attaquaient vivement la réputation de ceux qui avaient fait publiquement quelques légères fautes.
18. Se donner la liberté de juger ses frères, c'est s'attribuer, et usurper avec impudence un droit qui n'appartient qu'à Dieu; mais les condamner, c'est se condamner soi-même, c'est se donner la mort.
19. En effet si l'orgueil, sans d'autres vices, est seul capable de nous perdre, ne doit-on pas en dire autant du jugement téméraire ? N'est-ce pas le malheur qui arriva au pharisien dont il est parlé dans l'Évangile (cf. Lc 18,14) ?
20. Or comme un vigneron sage et prudent sait choisir les raisins qui sont mûrs et bons, et rejette ceux qui ne sont pas mûrs et ceux qui sont lambrusques; de même une âme qui a la bonté et la sagesse en partage a bien soin de ne remarquer dans les autres que les vertus et les bonnes oeuvres qu'ils pratiquent. L'insensé, ne fait attention qu'aux vices et aux défauts. C'est de cette âme insensée, qu'il est écrit : Ils ont cherché des crimes, et ils se sont épuisés. (Ps 63,7)
21. Il ne faut pas même juger nos frères sur le rapport de nos propres yeux. En effet, quand même nous les verrions tomber dans le péché, gardons-nous bien de les condamner. Il n'est pas rare qu'on se fasse illusion et qu'on se trompe en ce point si délicat.
Celui qui sera victorieusement monté sur ce dixième degré, ne se conduira plus que selon les lois d'une charité sincère et d'une solide pénitence.
ONZIÈME DEGRÉ
Du bavardage et du silence.
1. Nous venons de faire voir en peu de mots combien il est dangereux et funeste pour ceux mêmes qui vivent dans la religion, de juger les autres, puisqu'ils s'exposent eux-mêmes à être jugés sévèrement et punis rigoureusement. Il nous reste à présent à rechercher quelle est la cause de ce défaut, et quelle est la porte par laquelle il entre misérablement dans une âme, on plutôt par quelle porte on doit l'en faire sortir.
2. Or nous disons sans balancer que la démangeaison de parler est comme un trône sur lequel la vaine gloire s'assied pour se faire voir avec pompe et ostentation, et se donner en spectacle. Cette intempérance de paroles est une preuve non équivoque d'une grande ignorance; elle est vraiment la porte de la médisance, la maîtresse des amusements folâtres, l'instrument du mensonge, la dissipatrice de la componction, l'inventrice et l'ouvrière de la paresse et de l'insouciance, l'avant-coureur du sommeil, l'ennemie de la méditation, la ruine de la vigilance; c'est elle qui glace et gèle la dévotion et la ferveur du coeur, qui fait languir et éteint la piété et l'ardeur dans les saints exercices de la prière.
3. Le silence, au contraire, est sage et prudent; il donne l'esprit d'oraison, délivre l'âme de la captivité, conserve le feu de l'amour divin, veille sur les pensées de l'esprit, observe attentivement le mouvements des ennemis du salut, soutient et nourrit la ferveur de la pénitence, se plaît dans les larmes, rappelle sans cesse l'image de la mort et le souvenir des supplices éternels, fait considérer les Jugements de Dieu avec une crainte salutaire, est très favorable à la sainte tristesse du coeur, combat l'esprit de présomption, favorise la tranquillité de l'âme, augmente la science du salut, nous forme à la contemplation des vérités surnaturelles, nous perfectionne dans les bonnes oeuvres et nous fait monter jusqu'à Dieu.
4. Celui qui connaît et sent bien ses fautes, n'a pas de peine à retenir sa langue; mais il est bien loin de se connaître, celui qui se plaît tant à parler.
5. Quiconque aime le silence, devient un des amis particuliers de Dieu, et, tandis qu'intérieurement il lui parle dans les sentiments que lui inspire une sainte familiarité, il en reçoit sa lumière.
6. N'est-ce pas le silence que garda Jésus devant Pilate, lequel inspira à ce prince un grand respect pour ce Dieu Sauveur ? Le silence préserve de la vaine gloire.
7. Pierre, pour ne l'avoir pas gardé avec prudence, eut à pleurer bien amèrement; il avait oublié ces paroles de David : J'ai dit en moi-même : J'observerai soigneusement toutes mes paroles, afin que je ne pèche pas par ma langue (Ps 38,2), et cette sentence de l'Esprit saint : "Il est moins dangereux et moins funeste de glisser et de tomber, que de faire un mauvais usage de sa langue". (Sir 20,18).
8. Mais je crois devoir cesser de vous entretenir sur cette matière, quoique la malignité artificieuse de la démangeaison de parler, et les vices qu'elle produit, semblent m'inviter à le faire encore. Je me contenterai donc de vous répéter ce que me dit un jour une personne bien respectable.
Parlant donc avec cette personne du silence, elle m'assura que la loquacité venait d'une de ces causes : premièrement, de la mauvaise habitude qu'on a contractée de parler trop librement et trop facilement; car, ajoutait-elle, la langue, semblable aux autres membres du corps, fait avec une violente inclination ce qu'elle aime, et ce qu'elle a appris par un grand usage; secondement, de la vaine gloire, surtout dans les personnes qui ne font que de commencer à s'exercer dans la pratique des vertus; troisièmement, de la gourmandise : car plus d'une fois il est arrivé que des personnes, en châtiant ce défaut, et en s'encourageant par les violences qu'elles s'étaient faites, par les privations qu'elles s'étaient imposées, et par la faiblesse à laquelle elles avaient réduit leurs corps, se sont heureusement délivrées de la démangeaison de parler, et ont exactement fermé la porte à l'intempérance des paroles.
9. Mais à tout cela nous pouvons ajouter qu'il n'a point de peine à se corriger de ce mauvais défaut, celui qui pense sérieusement à sa dernière heure; que celui qui pleure ses fautes avec sincérité, craint les conversations frivoles plus que le feu.
10. Celui qui se plaît réellement dans la quiétude, aime le silence : mais que ceux qui aiment à courir çà et là, hors de leurs cellules ou de leurs maisons, ne se conduisent guère de la sorte que parce qu'ils sont possédés de l'envie et de la passion de parler.
11. Nous ferons attention que les personnes dans le coeur desquelles la charité a répandu ses divins parfums, fuient la compagnie et la société avec plus d'horreur que les abeilles n'évitent la fumée; et que la fumée n'incommode et ne fait pas plus souffrir les mouches à miel, que la compagnie ne fatigue et ne fait souffrir ces véritables serviteurs de Dieu.
12. Il est bien difficile d'arrêter le cours d'une rivière, sans faire des cataractes; mais il est encore bien plus difficile d'arrêter et de dompter l'intempérance de la langue et le cours des paroles.
Il a donc, d'un seul coup, coupé la racine à un grand nombre de vices, celui qui est heureusement monté sur ce onzième degré.
DOUZIÈME DEGRÉ
Du mensonge.
1. Le feu naît de la pierre et du fer. le mensonge naît du bavardage et de la plaisanterie.
2. Le mensonge nous fait renoncer à la charité, comme le parjure nous fait renoncer à Dieu.
3. Personne, s'il est sage et réfléchi, ne se mettra en idée que le mensonge n'est qu'une faute légère et un petit défaut. En effet dans nos livres sacrés nous ne trouvons pas de vices contre lesquels l'Esprit saint ait prononcé des sentences plus effrayantes que contre le mensonge. Si donc David, en parlant à Dieu, dit : "Tu perdras Seigneur, toutes les personnes qui profèrent le mensonge (Ps 5,7), que deviendront celles qui, au mensonge ne craignent pas d'ajouter le parjure ?
4. J'en ai vu beaucoup qui, par les applaudissements qu'ils recherchaient dans leurs mensonges, et par le plaisir qu'ils avaient de mentir, s'étudiaient à faire rire les autres par des bouffonneries et par des contes fabuleux; mais, hélas, cette conduite insensée a fait tarir la source des larmes et étouffé les sentiments de pénitents.
5. Les démons s'aperçoivent-ils, lorsque ces conteurs de facéties commencent leurs discours flatteurs, que nous voulons nous retirer de leur compagnie, comme d'un lieu où règne une maladie contagieuse et pestilentielle ? Ils s'efforcent de nous arrêter et de nous retenir par deux motifs faux, mais trompeurs : ils nous disent donc intérieurement qu'en nous en allant ainsi, nous ferons une peine sensible à celui qui parle, et que nous voulons paraître plus modestes, plus pudiques et plus saints que les autres qui écoutent. Mais dans ces circonstances, ne délibérez pas; sortez promptement : car si vous agissez autrement, vous verrez que pendant la prière, votre esprit sera sans cesse tourmenté et agité par l'image et le souvenir des choses que vous aurez entendues, et ne vous contentez pas de fuir, mais tâchez de rompre et de dissiper cet entretien profane par la pensée de la mort et du jugement que vous suggérerez avec adresse. Peut-être bien qu'il vous arrivera un petit sentiment de vaine gloire; mais il vaut mieux souffrir cette imperfection, que de ne pas procurer de grands avantages à tout le monde.
6. L'hypocrisie est la mère, la matière et le sujet du mensonge; Certains enseignent que l'hypocrisie n'est rien autre chose que l'action d'inventer, de préparer et de créer le mensonge; de sorte que le mensonge et l'hypocrisie sont toujours réunis ensemble, et comme entremêlés.
7. Or, tous ceux qui sont remplis de la crainte de Dieu, sont donc nécessairement les ennemis du mensonge; car ils suivent imperturbablement les lumières et les mouvements de leur conscience, qui est un juge qu'on ne peut corrompre.
8. Il en est du mensonge comme des autres vices; et les fautes que l'on commet en s'y livrant, ne sont pas toutes de la même gravité. Ainsi il est menacé d'un jugement moins sévère et d'une condamnation moins rigoureuse, l'homme qui profère un mensonge par la crainte de quelque malheur, que celui qui ment sans avoir cette crainte et ce danger. Il est des gens qui mentent pour le seul plaisir de mentir, il en est d'autres qui cherchent des avantages et des jouissances dans les mensonges qu'ils disent; ici vous rencontrez des personnes qui n'ont d'autre intention, en mentant, que de faire rire les autres. Vous en trouvez d'autres qui se proposent dans leurs mensonges de tendre des pièges à leurs frères, et de les faire tomber dans quelque malheur.
9. Les magistrats et les juges cherchent à détruire le mensonge; mais ce n'est que la véritable pénitence qui est capable de l'exterminer.
10. Les menteurs, pour s'excuser, allèguent ordinairement qu'ils ne mentent que pour de bonnes raisons, que ce n'est jamais qu'en faveur du salut des âmes, et pour l'honneur de la justice et de la charité; ils osent même avancer qu'ils ne font que suivre l'exemple de Rahab, qui par un heureux mensonge, sauva la vie aux envoyés du peuple juif.
11. Quand nous nous sentirons parfaitement délivrés de la sotte vanité de mentir, alors selon les circonstances impérieuses du temps et du lieu, nous pourrons innocemment cacher la vérité par quelques mensonges légers et prudents.
12. Un petit enfant ne sait pas ce que c'est que de mentir; telle doit être une âme pure et innocente.
13. Voyez comme un homme que le vin a rendu gai et content, dit la vérité en toute chose; telle est encore une âme qui s'est spirituellement enivrée par les larmes de la pénitence.
Or celui qui sera monté sur ce douzième degré, peut compter qu'il a posé, le fondement de toutes les vertus.
TREIZIÈME DEGRÉ
De l'Ennui, ou de l’acédie.
1. L'acédie, ainsi que nous l'avons déjà dit, tire son origine de la démangeaison de parler; c'est un de ses premiers enfants. C'est pour cette raison que, dans cette odieuse chaîne de vices, nous avons cru qu'il était à propos d'en parler en cet endroit.
2. Nous disons donc que l'acédie est un relâchement d'esprit, une langueur de l'âme, un dégoût des exercices de la vie religieuse, une certaine aversion pour la sainte profession qu'on a embrassée, une louangeuse imprudente des choses du siècle, et une calomniatrice insolente de la Bonté et de la Clémence de Dieu; elle rend l'âme froide et glacée dans la chant des divins cantiques, faible et languissante dans la prière, diligente et infatigable dans les travaux et dans les exercices extérieurs, feinte et dissimulée dans l'obéissance.
3. Un moine sincèrement attaché au devoir de l'obéissance, ignore absolument ce que c'est que l'acédie; car il se perfectionne dans la vertu, en se livrant aux actions extérieures qui lui sont commandées par son supérieur.
4. La vie monastique est l'ennemi déclaré de la paresse, tandis qu'elle accompagne le plus souvent la vie érémitique, et ne cesse guère pendant tout le temps de leur vie de faire la guerre aux solitaires. Ainsi , lorsqu'elle voit la cellule d'un anachorète , elle sourit en elle-même, s'approche et fixe sa demeure auprès de la sienne.
5. C'est ordinairement le matin que le médecin visite ses malades; c'est à midi que l'acédie visite les moines. Elle inspire une forte inclinaison pour les devoirs de l'hospitalité, et ne cesse en particulier aux solitaires combien il leur serait utile de pouvoir faire de grandes et de nombreuses aumônes, de visiter assidûment et de bon coeur les pauvres malades; elle ne cesse de leur répéter, pour les tromper, cette parole du Seigneur : J'étais malade, et vous M'avez visité» (Mt 25,36), et quoiqu'elle soit sans vigueur et sans courage, elle nous conjure de ne pas délaisser ceux qui se trouvent dans l'abattement et la tristesse, et de fortifier par des consolations ceux qui sont faibles et découragés.
6. Sommes-nous dans le saint exercice de la prière ? elle nous retrace l'image de mille choses différentes, qu'elle nous fait envisager comme très importantes et très nécessaires comme par un licou.
8. Chose qui mérite toute notre attention, ce funeste démon de la paresse tente surtout les religieux trois heures avant le repas; car tantôt elle leur fait sentir de douloureux frissonnements et des maux de tété; tantôt elle les tourmente par les ardeurs de la fièvre et les tranchées de la colique; et, à l'heure de none, qui, selon notre manière de compter, est la troisième heure de l'après-midi, elle nous donne un peu de relâche et nous laisse, tranquilles. Mais la table est-elle servie ? elle, recommencée à nous tourmenter, Le temps de la prière revient-il ? elle, nous rend lourds et pesants; sommes-nous à prier ? elle nous vexe cruellement par des envies de dormir, et nous empêche de prononcer des versets entiers par les bâillements honteux et insupportables qu'elle nous donne.
9. Mais remarquons ici que les autres vices n"attaquent et ne détruisent que les vertus qui leur sont contraires : L'acédie attaque et détruit, seule, toutes les vertus.
10. Une âme forte et généreuse sait entretenir, conserver et même faire revivre son ardeur et son courage; mais l'acédie ne sait que perdre entièrement toute richesse.
11. Comme de tous les péchés capitaux c'est la paresse qui nous fait le plus de mal, nous devons nous occuper à la combattre autant et plus fortement que les autres.
12. Après tout, notons bien ici que cette maudite passion ne nous attaque guère avec violence que pendant le chant des psaumes, et qu'après ce saint exercice elle nous laisse assez tranquilles.
13. Il n'est rien qui soit capable de nous procurer des couronnes plus belles et plus riches que les combats que nous avons à livrer et à soutenir courageusement contre la paresse.
14. Lorsque nous sommes debout, elle voudrait nous faire asseoir; lorsque nous sommes assis, elle nous porte à nous appuyer contre le mur, et que lorsque nous sommes dans nos cellules, elle nous engage à regarder çà et là, et à faire du bruit avec les pieds.
15. Quiconque pleure amèrement ses péchés, n'est point esclave de cette funeste passion.
16. Enchaînons donc ce tyran cruel par le souvenir douloureux de nos fautes; frappons-le fortement par le travail de nos mains; tourmentons-le sans cesse par la pensée des biens éternels que nous attendons; traînons-le impitoyablement devant le tribunal de notre foi; et là faisons lui subir un interrogatoire et un jugement flétrissants; demandons-lui avec empire qu'il ait à nous dire quel est le père méchant qui l'a engendré, et quels sont les abominables enfants à qui, lui-même, il a donné naissance; forçons-le à nous avouer quelles sont les personnes qui le poursuivent et lui donnent la mort. Malgré lui, il nous répondra que ceux qui le combattent jusqu'à le faire mourir, ce sont les disciples sincères de l'obéissance, et que dans ces hommes il ne trouve rien qui puisse lui servir un seul moment pour se reposer; qu'il ne peut séjourner tranquillement qu'avec les faux moines qui ne font que leur propre volonté; que c'est pour cela qu'il les aime et ne les quitte jamais; que les causes qui concourent à lui donner l'existence, sont en grand nombre, et qu'il doit nommer l'insensibilité du coeur, l'oubli du ciel et des vérités éternelles, et quelquefois un travail trop pénible et des exercices trop multipliés et trop fatigants; que ses enfants sont l'inconstance, le changement de demeure, la désobéissance au supérieur, l'oubli du jugement et, de temps à autre, la négligence à remplir les devoirs de la vie religieuse; que les ennemis qui le chargent de chaires et le réduisent en captivité, sont la psalmodie fervente, une occupation continuelle, et la méditation de la mort; et que ses ennemis mortels sont la prière et l'espérance vive et certaine des biens à venir. Quant à la prière, si vous voulez connaître d'où elle tire son origine, il faut le lui demander à elle-même.
Celui qui, par la victoire qu'il aura remportée sur la paresse, sera monté sur ce treizième degré, excellera dans toute sorte de vertus.
QUATORZIÈME DEGRÉ
De la Gourmandise, qui, tout impitoyable qu’elle soit,
plaît à tout le monde.
1. Si jamais, depuis que nous nous occupons de certains sujet, nous avons été obligés de parler contre nous, c'est surtout dans le sujet présent que nous devons le faire. En effet je crierais au miracle, si quelqu'un m'assurait qu'il a vu un homme qui s'est entièrement délivré pendant sa vie de la tyrannie de l'intempérance, à moins d’habiter dans la tombe.
2. La gourmandise est un acte hypocrite de notre estomac, qui nous dit qu'en le rassasiant, il ne se rassasie pas, et qui, pourvu et même rempli de nourriture, ne cesse de nous répéter qu'il éprouve encore de grands besoins.
3. Ce vice honteux est l'ingénieux inventeur des assaisonnements recherchés, et la source des plaisir de la bonne chère.
4. Si par une forte ligature faite dans une violente hémorragie, vous arrêtez le sang sur un endroit, il trouvera une issue ailleurs; si encore là vous êtes assez heureux pour vous en rendre maître, il s'échappera par une autre voie.
5. La gourmandise se joue de nos yeux; tandis qu'une partie des mets qui sont sur la table serait plus que suffisante pour nous rassasier, elle nous fait croire que nous pourrons tous les dévorer.
6. La satiété produit ordinairement l'incontinence, ainsi que la tempérance engendre la chasteté.
7. On voit assez souvent qu'un apprivoiser peut, par des caresses, calmer la fureur d'un lion et le rendre doux et traitable; mais vit-on jamais que celui qui a traité son corps de la même manière, ait fait autre, chose que de le rendre plus furieux et plus indocile ?
8. Le Juif est dans la joie le samedi et les jours de fête, et le moine, le samedi et le dimanche. Il compte, pendant le Carême, les jours qui le séparent de la fête de Pâques, et il ne manque pas, aux approches de cette fête, de préparer les mets que sa convoitise lui fait désirer. Un malheureux esclave de la gourmandise ne pense qu'aux mets délicieux dont il fera usage aux grandes fêtes, et c'est de cette misérable manière qu'il s'y prépare et qu'il les célèbre, mais le véritable serviteur de Dieu ne pense qu'aux grâces et aux vertus dont il désire orner et parer son âme pour ces belles solennités.
9. Un ami, ou même un étranger arrive-t-il chez un esclave de son ventre, vous le voyez, conduit par sa passion, se réjouir de cette circonstance, parce que, sous prétexte de remplir à son égard les devoirs de la charité, il trouve une occasion favorable pour se livrer à l'intempérance et se contenter, faire passer sa sensualité pour un soulagement et une consolation qu'il doit procurer à son frère. C'est ainsi qu'on s'imagine qu'avec des hôtes on peut se livrer un peu plus à la boisson; mais combien on se fait illusion en se comportant de la sorte ! Hélas ! on a beau vouloir cacher la passion, elle perce et fait voir qu'on en est misérablement esclave.
10. Il arrive quelquefois que la vaine gloire et la gourmandise se font entre elles une guerre fort animée, et se disputent vigoureusement un pauvre misérable; car la gourmandise fait tous ses efforts pour le porter à violer les règles de la mortification et du jeûne, et la vanité, pour l'engager à faire connaître la perfection de sa vie par les actes d'une abstinence sévère. Mais un moine conduit par un esprit de sagesse, évitera les pièges que lui tendront ces deux passions, et, saura profiter des circonstances, pour les chasser l'une et l'autre bien loin de lui.
11. Voyons-nous que notre chair, par la chaleur de l'âge, ou par la force de notre constitution, veut se porter aux plaisirs des sens ? ne cessons de la châtier et de la mater en tout temps et en tout lieu par les rigueurs salutaires de la mortification; et ne nous relâchons pas de ces saintes austérités, que nous ne soyons fondés à croire par des preuves certaines et indubitables que nous avons eu le bonheur d'éteindre en nous les flammes impures de la concupiscence. Or je ne crois pas que nous y parvenions avant la mort.
12. J'ai vu de misérables prêtres, d'un âge très avancé, qui s'étaient laissés tromper par le démon, au point que se trouvant à table avec des personnes bien moins âgées qu’eux et sur lesquelles ils n'avaient aucune autorité, les engageaient, par des invitations pressantes et par des sollicitations diaboliques, à se livrer à la boisson et à l'intempérance. Or, s'il nous arrivait par hasard de nous trouver avec des vieillards qui se conduisissent de cette manière à notre égard, voici la conduite que nous devrions tenir : Si ces personnes jouissent à juste titre de la réputation de vertu et de piété, répondons à l'honnêteté qu'elles nous font, avec une modération pleine de reconnaissance; si, au contraire, ces personnes ne sont connues que par une conduite et une vertu fort douteuses, et que nous nous trouvions nous-mêmes dans des circonstances dans lesquelles nous soyons obligés de soutenir de rudes combats contre les révoltes de la chair, gardons-nous bien d'écouter ces funestes invitations; et fuyons avec horreur une occasion si dangereuse.
13. Évagre, agité par l'esprit des ténèbres, s'était imaginé, à cause de son éloquence et de la perspicacité de son esprit, qu'il était plus sage que les sages; mais combien il s'est horriblement trompé, puisque dans ce que je vais rapporter, comme dans plusieurs autres choses, il a fait voir à tout le monde qu'il était plus fou que les fous. Voici donc une de ces maximes : «Lorsque notre âme soupire après les délices que procure la variété des mets, il faut la punir sévèrement en nous condamnant impitoyablement au pain et à l'eau.» Or, parler de la sorte, n'est-ce pas vouloir exiger que d'un seul saut, un petit enfant monte tous les échelons d'une échelle ? Je pense donc que pour rendre cette maxime saine et praticable, il faut dire : «Notre âme désire plusieurs mets pour contenter ses appétits ; ce désir étant conforme aux inclinations de la nature, nous devons user de beaucoup de prudence et d'industrie pour combattre la plus rusée et la plus artificieuse des passions; car en agissant autrement nous nous engagerions imprudemment dans une guerre très dangereuse, et nous nous exposerions au péril d'une perte éminente. Privons-nous d'abord des mets capables de nous donner trop d'embonpoint, ensuite de ceux qui peuvent enflammer les humeurs, enfin de ceux qui sont doux et agréables.
14. Cependant, autant que faire se pourra, n'usons que de nourritures propres à nourrir nos corps, et qui soient de facile digestion, afin que, tout en nous rassasiant d'un côté, nous contentions notre estomac qui demande toujours, et que, d’un autre côté, nous nous préservions, par une digestion prompte et aisée, des mauvaises humeurs et des ardeurs funestes que des nourritures plus solides produiraient en nous. Au reste, avec un peu d'attention, nous apprendrons et nous éprouverons que les mets les plus nourrissants ont aussi en nous plus de vertu pour nous faire sentir les mouvements de la chair.
15. Moque-toi du démon, lorsqu'après avoir pris ton repas, il vous suggère de le différer une autre fois à une heure plus reculée; car il ne te porte à prendre cette résolution que pour avoir la satisfaction de vous la faire violer.
16. Il est une espèce d'abstinence qui convient à ceux qui ont conservé leur innocence, et il en est une autre qui regarde ceux qui l'ont perdue, et qui par les salutaires rigueurs de la pénitence cherchent à la recouvrer; car les personnes qui ont heureusement gardé leur innocence, se mortifient selon qu'elles voient qu’elles en ont besoin pour résister aux mouvements de la concupiscence; au lieu que celles qui sont tombées dans des fautes mortelles, doivent jusqu'à la fin de leur vie, sans relâche et sans adoucissement, faire souffrir une chair qui leur a fait perdre le trésor des trésors, afin de pouvoir le retrouver. Ainsi les premiers se proposent dans leur mortification de conserver l'heureux état de justice et de sainteté, et les derniers font tous leurs efforts pour se rendre Dieu propice par leur pénitence et par leurs larmes.
17. Le temps d'une consolation et d'une joie véritables pour un homme vertueux, c'est l'époque où il se voit heureusement délivré de tous les soins et de toutes les inquiétudes que donnent les choses du siècle; mais celui qui est encore aux prises avec ses passions et ses penchants déréglés, ne peut pas être content, puisqu'il se trouve nécessairement exposé aux dangers d'une guerre opiniâtre et cruelle. Pour celui qui est asservi à ses vices et qui vit au gré de ses passions, il est dans un tel aveuglement, qu’il se réjouit tous les jours, comme on a coutume de le faire à la fête des fêtes.
18. Les hommes intempérants ne pensent guère qu'aux viandes et aux banquets, et donnent entièrement leur affection à ces choses viles et grossières; ceux, au contraire, qui pleurent leurs péchés ne s'occupent, le jour et la nuit, que de la pensée des jugements de Dieu et des peines éternelles.
19. Tâchez donc de vous rendre maître de votre appétit déréglé pour le boire et le manger, si vous ne voulez pas qu'il se rende maître de vous-même, et que plus tard vous ne soyez honteusement obligé de faire de grands efforts, et sans succès, pour vivre selon les règles de la sobriété et de la tempérance. Ils doivent me comprendre ici, ceux qui sont ignominieusement tombés aux abîme du péché. Quant à ceux qui, se sont rendus saints et chastes, ils n'ont heureusement pas fait l'expérience de la chute dont nous parlons.
20. Réprimons donc fortement par le souvenir des flammes éternelles tous les mouvements de l'intempérance, et rappelez-vous avec effroi que plusieurs, parmi ceux qui ont voulu les suivre dans un temps, en sont venus à un tel excès de découragement, que désespérant de résister aux mouvements de la concupiscence, ils se sont traités de manière à faire craindre et pour le corps et pour la vie de l'âme. Or, si nous voulons y donner quelque attention, nous comprendrons fort bien que c'est ordinairement l'intempérance qui conduit les hommes dans tous ces malheurs et dans tous ces péchés, et qui les expose à faire un triste naufrage.
21. Les prières des personnes qui pratiquent fidèlement la tempérance, ne sont accompagnées que de pensées saintes et pieuses; tandis, au contraire, que pendant ces saints exercices, l'esprit des intempérants est continuellement agit par des idées mauvaises et souillé par mille représentations impures.
22. En nous livrant à l'intempérance, nous épuisons et nous faisons tarir à notre égard la source des grâces; mais en la combattant à toute outrance par le jeûne, nous faisons jaillir en abondance les larmes salutaires de la pénitence.
23. Savez-vous à qui nous devons comparer une personne qui, tout en se rendant esclave de son ventre, s'efforce néanmoins de triompher du démon de l'impureté ? comparons-la, sans hésiter, à un homme qui, voulant éteindre un incendie, jetterait de l'huile sur les flammes.
24. En mortifiant notre penchant à la gourmandise, le coeur devient humble; mais en le contentant, nous remplissons notre esprit de mauvaises pensées.
25. Pour être bien convaincu de ces vérités, considérez dans quel état vous vous trouvez le matin, à midi et au moment qui précède votre repas : n'est-il pas vrai qu'à la première heure vos pensées ne sont guère raisonnables et annoncent une grande dissipation dans votre esprit; qu'à la septième heure, c'est-à-dire à midi, elles sont plus tranquilles et plus graves, et que sur le soir elles sont tout-à-fait humbles.
26. Si vous observez les règles de la tempérance, il ne vous sera pas difficile de garder le silence; car la langue se répand d'autant plus en paroles, qu'elle reçoit plus de force d'un estomac bien nourri. Usez donc de toutes vos forces pour combattre et terrasser cette tyrannique intempérance; car Dieu, en voyant vos généreux efforts, viendra lui-même à votre secours par une grâce toute particulière.
27. Lorsqu'on a fait tremper quelque temps des outres elles s'étendent et contiennent plus de liqueur que si elles n'avaient pas subi cette opération, et si elles restent sèches, elle se retirent et ne sont plus aussi grandes. Il en est de même de notre estomac : remplissez-le de viandes et de vin, il s'étend et se dilate; donnez-lui moins, il se resserre et devient en quelque sorte plus petit. C'est ainsi qu'on devient presque tempérant par la nécessité de la nature.
28. On calme quelquefois les ardeurs de la soif en les souffrant; mais on ne peut pas en dire autant de la faim : rien ne peut l'apaiser, que la nourriture qu'on prend.
29. En prenant cette nourriture nécessaire, domptez la gourmandise par quelques peines et quelques souffrances; et si, à cause de certaines infirmités, vous ne pouvez pas vous livrer à ces mortifications, ayez recours aux saintes veilles de la nuit. Si vous sentez vos yeux appesantis par le sommeil, qu'une occupation laborieuse vous empêche de vous endormir. Mais vous ne vous conduirez pas ainsi, si vous n'êtes pas fatigué par l'envie du sommeil : vous vous appliquerez à la prière. Il est impossible de servir Dieu et Mammon, de même nous devons dire aussi qu'il n'est guère possible de prier et de travailler d'une manière qui puisse nous être de quelque utilité.
30. Une chose que nous devons remarquer ici, c'est qu'une fois que l'intempérance s'est emparée d'une personne, elle rend son estomac insatiable, au point qu'elle se figure pouvoir dévorer toutes les viandes de l'Égypte, et boire toutes les eaux du Nil. Lorsque nous avons bien contenté le démon de l'intempérance, il se retire pour faire place à un autre démon; à celui de l'impureté, à qui il donne des nouvelles exacte de l'état de notre estomac : « Allez, lui dit-il, attaquez hardiment cette personne; car son corps, qu'elle a si bien traité, vous donnera tous les moyens de la vaincre et de la faire tomber dans vos pièges. Le voyez-vous, ce démon infâme ? il est auprès de ce misérable intempérant. Oh ! comme il lui lie les pieds et les mains ! comme il se moque de lui pendant le funeste sommeil où il le précipite ! comme il le traite selon ses desseins pleins de malice et de perversité ! comme il trouble et salit son imagination par de honteux fantômes ! comme il produit sur son corps des mouvements humiliants et coupables !
31. N'est-ce pas une chose vraiment étonnante que notre intellect incorporel, soit capable de se souiller et de perdre sa beauté par le moyen du corps ? Mais est-ce moins surprenant que notre corps, qui n'est qu'un vil composé de terre et de boue, puisse, la purifier et la rendre en quelque sorte, plus sainte et plus belle.
32. Si vous avez promis de vous attacher au Christ, et de suivre la voie rude et étroite dont il vous parle dans l'Évangile, réprimez victorieusement la passion de la gourmandise; car si vous traitez délicatement votre corps, et que vous lui accordiez tout ce qu'il vous demandera, vous violez la promesse que vous avez faite au divin Sauveur. Mais écoutez les paroles qu'il vous adresse : La voie, dit-il, qui mène à la perdition, est large et spacieuse, et il y en a beaucoup qui y entrent. (Mt 7,13-14). Or cette voie large, c'est l'intempérance; et cette perdition, c'est l'impureté. Celle, continue-t-Il, qui mène à la vie, est étroite et difficile, et il y en a peu qui la suivent.
33. Si Lucifer, qui s'est fait précipiter du ciel dans les enfers, est devenu le chef des démons, ne pouvons-nous pas dire que la gourmandise est à la tête des vices qui tyrannisent le coeur humain ?
34. Lors donc que vous vous mettrez à table pour prendre votre nourriture, représentez-vous vivement l'image de la mort et du jugement, afin de pouvoir résister à cette cruelle passion; encore n'aurez-vous que des succès bien médiocres et qui vous coûteront beaucoup de peine. Quand vous serez sur le point de boire, rappelez à votre mémoire le vinaigre et le fiel dont le Seigneur fut abreuvé sur le Calvaire, et cette pensée salutaire vous rendra sobre, ou vous fera gémir, ou bien encore, vous inspirera des sentiments plus humbles et plus modérés.
35. Ne vous y trompez pas, vous ne pourrez jamais être délivré de la dure servitude de Pharaon, ni mériter de célébrer la Pâque céleste, si pendant votre vie vous ne mangez les laitues amères et le pain sans levain. Or ces laitues sauvages sont l'image des efforts que nous devons faire et des mortifications que nous devons pratiquer; et le pain sans levain est la figure de l'humilité sincère de notre âme, qui ne connaît que les règles de la plus exacte modestie.
36. Ne laissez donc pas passer un instant où cette sentence de l'Esprit saint ne soit présente à votre mémoire : Pour moi, tandis que les démons mes ennemis m'accablaient par leurs tentations, je me revêtais d'un cilice, j'humiliais mon âme par le jeûne, et j'adressais à Dieu ma prière dans le secret de mon coeur. (Ps 34,13).
37. Le jeûne est une violence que nous faisons à la nature. C'est lui qui nous fait renoncer aux délices de la sensualité, qui éteint en nous les flammes de la concupiscence, qui nous délivre des mauvaises pensées, nous préserve des songes importuns et rend nos prières saintes, ferventes et agréables aux Yeux du Seigneur ; c'est lui qui éclaire notre âme, prend soin de notre esprit, dissipe les ténèbres de notre intelligence, veille sur notre coeur, lui ouvre la porte de la componction, lui fait pousser des gémissements salutaires, le console et l'encourage dans les travaux et les douleurs de la pénitence, empêche notre langue de tomber dans la démangeaison de parler, nous inspire l'amour de la retraite et de la solitude, conserve en nous l'esprit d'obéissance, adoucit les rigueurs de nos veilles, procure et entretient la santé de nos corps, nous donne la paix et la tranquillité de l'âme, efface nos péchés, nous ouvre la porte du ciel, et nous introduit dans la possession des plaisirs, des joies et des délices éternelles.
38. Interrogeons l'intempérance : N'est-elle pas notre ennemie déclarée ? Ne la voyons-nous pas à la tête de tous nos ennemis ? N'est-elle pas le plus furieux et le plus dangereux de tous nos ennemis spirituels ? N'est-ce pas elle qui est l'auteur de tous les maux qui nous arrivent ? n'a-t-elle pas fait tomber Adam dans le paradis terrestre et perdre à Ésaü son droit d'aînesse ? N'est-ce pas elle qui attira les plus grands malheurs aux Israélites, qui couvrit Noé de confusion, fit disparaître Gomorrhe, souilla Loth, et donna la mort aux malheureux enfants d'Héli? Enfin n'est-ce pas l'intempérance qui est la cause et le principe de toute sorte de corruptions et de péchés ? Mais demandons-lui à elle-même de qui elle tire l'existence, à qui elle la donne, quel est celui de ses ennemis qui la foule aux pieds et l'écrase ?
Or dis-nous, infâme et cruelle maîtresse du genre humain, toi qui, pour nous rendre tes esclaves, nous a malheureusement achetés avec de l'or, par le désir insatiable de manger, dis-nous donc par quelles voies tu as pu arriver jusqu'à nous; dis-nous ce que tu nous as donné et fait depuis que tu as fixé ta cruelle demeure en nous; apprends-nous toi-même qu’elles sont les moyens efficaces que nous devons employer pour te chasser et nous délivrer de la servitude. Irritée par ces questions fatigantes, enflammée de fureur et frémissant de rage, elle va nous faire entendre, malgré elle, les réponses suivantes : «Pourquoi me chargez-vous d'injures et de reproches ? oubliez-vous que vous êtes mes esclaves ? comment vous est-il même venu en pensée que vous puissiez vous séparer de moi ? Ignorez-vous que c'est la nature elle-même qui vous a enchaînés et qui vous retient sous mon esclavage ? Vous voulez savoir comment je me suis rendue maître de vous ? et bien je vous le dirai : C'est par la quantité de la nourriture plus ou moins délicieuse que vous prenez l'habitude d'user de cette nourriture a produit en vous cette insatiable avidité que vous éprouvez, et cette habitude, accompagnée de l'endurcissement du coeur et de l'oubli de la mort, me conserve et me fait demeurer au milieu de vous. Vous voulez encore connaître les noms et le nombre des enfants auxquels j'ai donné le jour ? mais si je vous les nommais tous, les grains de sable qui sont sur la terre seraient à peine suffisants pour les compter. Écoutez seulement quels sont ceux que j'ai mis les premiers au monde et pour lesquels je conserve une affection particulière : l'aiguillon de la chair est mon premier-né et mon premier ministre; le second, est l'endurcissement du coeur; le troisième, est l'amour du repos; après ceux-ci viennent le déluge des pensées impures, le principe de toutes les corruptions et de toutes les souillures spirituelles, et un abîme d'infamies secrètes et exécrables. Mes filles sont la paresse, la démangeaison de parler, l'audacieuse présomption, la plaisanterie, la bouffonnerie, la contradiction, l'opiniâtreté, la stupeur du coeur, la captivité de l'esprit, l'insolente ostentation et l'inclination pour plaire au monde. Ce sont elles qui troublent la ferveur et souillent la sainteté de la prière qui occasionnent des tourbillons dans les pensées, et qui frappent par des accidents subits et des malheurs inattendus; enfin ce sont elles qui produisent le désespoir, le plus affreux et le plus grand de tous les maux.
Le souvenir des péchés me fait la guerre à la vérité, mais ne me soumet pas; la méditation de la mort me porte des coups redoutables, mais elle n'est pas encore capable de me vaincre, et je vous déclare que rien en ce monde n'a le pouvoir de renverser entièrement mon empire; que les seuls avantages que puissent remporter sur moi ceux qui, sous la conduite du saint Esprit, à qui ils se sont adressés par d'humbles supplications, me font une guerre constante et vigoureuse, c'est d'empêcher que je ne leur fasse les maux cruels, funestes et incalculables que je fais aux autres; car ceux qui n'ont pas goûté les dons et les douceurs du saint Esprit, ce puissant Auxiliaire et cet ineffable Consolateur, se laissent prendre à mes amorces, et finissent misérablement par ne pus soupirer qu'après les délices brutales de la bonne chère.
Il faut du courage pour triompher de l'intempérance ! mais celui qui vient heureusement à bout de remporter la victoire sur cette passion, se prépare un droit chemin à la tranquillité de l’âme et à une suprême chasteté.
De la Médisance.
1. Il n'est personne parmi ceux qui aiment à réfléchir, qui soit capable de dire que la médisance n'est pas une des filles de la colère et du souvenir des injures, et de ne pas avouer que nous avons raison de dire un mot de ce détestable vice, après avoir parlé des deux premiers.
2. La médisance est donc engendrée par la haine. C'est une passion très subtile; mais néanmoins c'est une sangsue très grosse et très vorace, laquelle se cache adroitement pour trahir et pour sucer tout le bon sang de la charité. Sous le prétexte spécieux et trompeur d'amour et d'affection, la médisance exerce les ravages d'une haine implacable et meurtrière, souille horriblement le coeur, charge énormément la conscience et détruit entièrement la chasteté.
3. Comme il est des filles du sexe qui font le mal sans rougir, et qu'il en est d'autres qui se cachent lorsqu'elles veulent pécher, et qui, pour cette raison même, font des fautes plus graves; telle est aussi la marche ordinaire des passions. Elles couvrent enfin notre âme d'ignominie; car semblables souvent aux jeunes personnes dissimulées, elles font extérieurement comprendre précisément le contraire de ce qu'elles se proposent en effet. Or les passions qui se conduisent de la sorte, sont l'hypocrisie, la malice, la tristesse, le souvenir des injures, le jugement téméraire, les condamnations de la conduite des autres et la médisance.
4. Ayant un jour rencontré des personnes qui médisaient des autres, je me donnai la liberté de les reprendre avec sévérité. Or voici ce qu'elles répondirent à ma correction, et l'excuse que m'alléguèrent ces langues médisantes: « Nous ne parlons de la sorte, me dirent-elles, que par des motifs de la plus ardente charité, et par le désir sincère que nous avons de procurer le salut à ceux dont nous blâmons la conduite. » A cette réponse, je vous avoue que je répartis avec émotion : «Courage, mes amis; avec une charité semblable vous pourrez accuser de mensonge cet oracle du saint Esprit : Je perdrai ceux qui médisent en secret de leur prochain. (Ps 100,5). Malheureux ! Si vous aimez véritablement ces personnes, offrez pour elles à Dieu des prières secrètes et ferventes; mais ne blessez pas leur réputation par des paroles infamantes, car la meilleure manière d'aimer nos frères, c'est de prier Dieu pour eux : c'est là la conduite qui plaît au Seigneur.»
5. Si vous voulez de tout votre coeur vous abstenir de porter un jugement injurieux sur ceux-là mêmes que vous voyez tomber dans quelque faute, faites, je vous prie, attention à cette chose. Judas n'appartenait-il pas au collège sacré des apôtres le larron n'était-il pas du nombre des homicides ? Mais quel étonnant changement dans ces deux hommes !
6. Quiconque est vraiment résolu de vaincre en lui-même l'esprit de médisance, n'attribuera jamais le péché à l'homme qui l'a commis, mais au démon qui l'a fait commettre; car, quoique nous tombions librement et volontairement dans le péché, personne néanmoins, en péchant, ne se propose pour fin le péché en lui-même, en tant qu'il outrage Dieu.
7. Au reste ne peut-il pas arriver ce que j'ai vu de mes propres yeux ? En effet une personne eut le malheur de faire publiquement une faute, mais elle en fit secrètement une pénitence sévère; or, voyez-vous, tandis que par un mauvais esprit, je croyais cette personne criminelle et coupable, et que je la condamnais, Dieu ne voyait en elle qu'un coeur pur et chaste, puisque par une conversion sincère elle s'était réconciliée avec le Seigneur.
8. C'est pourquoi, si vous vous trouvez dans la compagnie des médisants, gardez-vous de vous laisser dominer par le respect humain, et de craindre de leur imposer silence, en leur disant, par exemple : «Taisez-vous, je vous prie; car, hélas, je fais
tous les jours des fautes plus considérables. Pour quelles raisons pourrai-je donc condamner mon frère ?» C'est ainsi que vous obtiendrez deux avantages bien précieux : vous vous préserverez vous-même du péché, et vous procurerez la guérison de votre prochain. Et remarquez ici que la voie la plus courte et la plus sûre pour parvenir à la rémission de nos péchés, consiste à ne jamais juger ni condamner nos frères. C'est ce que nous enseigne Jésus Christ par ces paroles : Ne jugez pas et vous ne serez pas jugé.» (Lc 6,37).
9. L'eau n'est pas plus contraire au feu, que les jugements téméraires ne sont opposés an véritable esprit de pénitence.
10. Quand même au moment de la mort nous verrions une personne faire une faute, nous devrions sévèrement nous abstenir de la juger et de la condamner; car les hommes ignorent absolument quels sont les jugements de Dieu.
11. Il y en a qui, après avoir fait publiquement de grandes fautes, les ont avantageusement réparées par des oeuvres saintes et des vertus parfaites. Or ces impitoyables critiques de la conduite des autres, en condamnant ces personnes, se seraient bien grossièrement trompés : ils auraient pris de la fumée pour le soleil.
12. Vous donc qui censurez avec tant d'aigreur les actions de vos frères, daignez m'écouter et me croire. Ne devez-vous pas trembler ? Car elle est vraie et très vraie cette sentence : Vous serez jugés de la même manière que vous aurez jugé les autres.» (Mt 7,2). Eh ! Ne devons-nous pas craindre que, soit pour le corps, soit pour l'âme, nous ne tombions nous-mêmes dans les mêmes défauts que nous condamnons dans notre prochain ? La chose est sûre !
13. Tous ceux qui critiquent si facilement et avec tant d'amertume la vie et les défauts des autres, sont ordinairement des gens qui ne se rappellent pas leurs propres imperfections, qui ont perdu de vue le souvenir de leurs péchés, et qui ne prennent aucun soin pour se corriger. En effet les personnes qui, sans amour-propre, considèrent les fautes qui souillent leur conscience, pourront-elles ne pas voir qu'aucun espace de temps, dussent-elles encore vivre cent ans, ne serait suffisant pour pleurer, comme il faut, les péchés qu'elles ont commis, et que ce serait même inutilement qu'elles répandraient autant de larmes qu'il y a de gouttes d'eau dans le Jourdain ?
14. Aussi ai-je remarqué qu'on ne trouve pas le plus petit vestige de médisance dans ceux qui sont vraiment touchés par les sentiments d'un repentir vif et sincère, ni aucune trace de jugement téméraire et de condamnation de leurs frères.
15. C'est aussi pour cela que les démons, ces ennemis irréconciliables de notre salut, s'ils ne peuvent nous faire tomber directement dans le péché, font tous leurs efforts pour nous engager à juger et à condamner ceux qu'ils y ont précipités, afin de nous souiller nous aussi.
16. Mais n'oubliez pas qu'une marque sûre pour reconnaître les vindicatifs et les envieux, c'est la facilité avec laquelle vous voyez qu'ils critiquent malignement la doctrine, la conduite et les actions des autres. C'est un esprit de haine qui les pousse et les fait ainsi parler. Voyez encore jusqu'où peut aller l'aveuglement sur cette matière.
17. J'en ai connu qui, en secret et sans témoin, avaient commis des fautes exécrables; et, le croiriez-vous ? Ils se fiaient tellement à la bonne opinion qu'ils savaient qu'on avait de leur sainteté et de leur innocence , qu'ils insultaient et attaquaient vivement la réputation de ceux qui avaient fait publiquement quelques légères fautes.
18. Se donner la liberté de juger ses frères, c'est s'attribuer, et usurper avec impudence un droit qui n'appartient qu'à Dieu; mais les condamner, c'est se condamner soi-même, c'est se donner la mort.
19. En effet si l'orgueil, sans d'autres vices, est seul capable de nous perdre, ne doit-on pas en dire autant du jugement téméraire ? N'est-ce pas le malheur qui arriva au pharisien dont il est parlé dans l'Évangile (cf. Lc 18,14) ?
20. Or comme un vigneron sage et prudent sait choisir les raisins qui sont mûrs et bons, et rejette ceux qui ne sont pas mûrs et ceux qui sont lambrusques; de même une âme qui a la bonté et la sagesse en partage a bien soin de ne remarquer dans les autres que les vertus et les bonnes oeuvres qu'ils pratiquent. L'insensé, ne fait attention qu'aux vices et aux défauts. C'est de cette âme insensée, qu'il est écrit : Ils ont cherché des crimes, et ils se sont épuisés. (Ps 63,7)
21. Il ne faut pas même juger nos frères sur le rapport de nos propres yeux. En effet, quand même nous les verrions tomber dans le péché, gardons-nous bien de les condamner. Il n'est pas rare qu'on se fasse illusion et qu'on se trompe en ce point si délicat.
Celui qui sera victorieusement monté sur ce dixième degré, ne se conduira plus que selon les lois d'une charité sincère et d'une solide pénitence.
ONZIÈME DEGRÉ
Du bavardage et du silence.
1. Nous venons de faire voir en peu de mots combien il est dangereux et funeste pour ceux mêmes qui vivent dans la religion, de juger les autres, puisqu'ils s'exposent eux-mêmes à être jugés sévèrement et punis rigoureusement. Il nous reste à présent à rechercher quelle est la cause de ce défaut, et quelle est la porte par laquelle il entre misérablement dans une âme, on plutôt par quelle porte on doit l'en faire sortir.
2. Or nous disons sans balancer que la démangeaison de parler est comme un trône sur lequel la vaine gloire s'assied pour se faire voir avec pompe et ostentation, et se donner en spectacle. Cette intempérance de paroles est une preuve non équivoque d'une grande ignorance; elle est vraiment la porte de la médisance, la maîtresse des amusements folâtres, l'instrument du mensonge, la dissipatrice de la componction, l'inventrice et l'ouvrière de la paresse et de l'insouciance, l'avant-coureur du sommeil, l'ennemie de la méditation, la ruine de la vigilance; c'est elle qui glace et gèle la dévotion et la ferveur du coeur, qui fait languir et éteint la piété et l'ardeur dans les saints exercices de la prière.
3. Le silence, au contraire, est sage et prudent; il donne l'esprit d'oraison, délivre l'âme de la captivité, conserve le feu de l'amour divin, veille sur les pensées de l'esprit, observe attentivement le mouvements des ennemis du salut, soutient et nourrit la ferveur de la pénitence, se plaît dans les larmes, rappelle sans cesse l'image de la mort et le souvenir des supplices éternels, fait considérer les Jugements de Dieu avec une crainte salutaire, est très favorable à la sainte tristesse du coeur, combat l'esprit de présomption, favorise la tranquillité de l'âme, augmente la science du salut, nous forme à la contemplation des vérités surnaturelles, nous perfectionne dans les bonnes oeuvres et nous fait monter jusqu'à Dieu.
4. Celui qui connaît et sent bien ses fautes, n'a pas de peine à retenir sa langue; mais il est bien loin de se connaître, celui qui se plaît tant à parler.
5. Quiconque aime le silence, devient un des amis particuliers de Dieu, et, tandis qu'intérieurement il lui parle dans les sentiments que lui inspire une sainte familiarité, il en reçoit sa lumière.
6. N'est-ce pas le silence que garda Jésus devant Pilate, lequel inspira à ce prince un grand respect pour ce Dieu Sauveur ? Le silence préserve de la vaine gloire.
7. Pierre, pour ne l'avoir pas gardé avec prudence, eut à pleurer bien amèrement; il avait oublié ces paroles de David : J'ai dit en moi-même : J'observerai soigneusement toutes mes paroles, afin que je ne pèche pas par ma langue (Ps 38,2), et cette sentence de l'Esprit saint : "Il est moins dangereux et moins funeste de glisser et de tomber, que de faire un mauvais usage de sa langue". (Sir 20,18).
8. Mais je crois devoir cesser de vous entretenir sur cette matière, quoique la malignité artificieuse de la démangeaison de parler, et les vices qu'elle produit, semblent m'inviter à le faire encore. Je me contenterai donc de vous répéter ce que me dit un jour une personne bien respectable.
Parlant donc avec cette personne du silence, elle m'assura que la loquacité venait d'une de ces causes : premièrement, de la mauvaise habitude qu'on a contractée de parler trop librement et trop facilement; car, ajoutait-elle, la langue, semblable aux autres membres du corps, fait avec une violente inclination ce qu'elle aime, et ce qu'elle a appris par un grand usage; secondement, de la vaine gloire, surtout dans les personnes qui ne font que de commencer à s'exercer dans la pratique des vertus; troisièmement, de la gourmandise : car plus d'une fois il est arrivé que des personnes, en châtiant ce défaut, et en s'encourageant par les violences qu'elles s'étaient faites, par les privations qu'elles s'étaient imposées, et par la faiblesse à laquelle elles avaient réduit leurs corps, se sont heureusement délivrées de la démangeaison de parler, et ont exactement fermé la porte à l'intempérance des paroles.
9. Mais à tout cela nous pouvons ajouter qu'il n'a point de peine à se corriger de ce mauvais défaut, celui qui pense sérieusement à sa dernière heure; que celui qui pleure ses fautes avec sincérité, craint les conversations frivoles plus que le feu.
10. Celui qui se plaît réellement dans la quiétude, aime le silence : mais que ceux qui aiment à courir çà et là, hors de leurs cellules ou de leurs maisons, ne se conduisent guère de la sorte que parce qu'ils sont possédés de l'envie et de la passion de parler.
11. Nous ferons attention que les personnes dans le coeur desquelles la charité a répandu ses divins parfums, fuient la compagnie et la société avec plus d'horreur que les abeilles n'évitent la fumée; et que la fumée n'incommode et ne fait pas plus souffrir les mouches à miel, que la compagnie ne fatigue et ne fait souffrir ces véritables serviteurs de Dieu.
12. Il est bien difficile d'arrêter le cours d'une rivière, sans faire des cataractes; mais il est encore bien plus difficile d'arrêter et de dompter l'intempérance de la langue et le cours des paroles.
Il a donc, d'un seul coup, coupé la racine à un grand nombre de vices, celui qui est heureusement monté sur ce onzième degré.
DOUZIÈME DEGRÉ
Du mensonge.
1. Le feu naît de la pierre et du fer. le mensonge naît du bavardage et de la plaisanterie.
2. Le mensonge nous fait renoncer à la charité, comme le parjure nous fait renoncer à Dieu.
3. Personne, s'il est sage et réfléchi, ne se mettra en idée que le mensonge n'est qu'une faute légère et un petit défaut. En effet dans nos livres sacrés nous ne trouvons pas de vices contre lesquels l'Esprit saint ait prononcé des sentences plus effrayantes que contre le mensonge. Si donc David, en parlant à Dieu, dit : "Tu perdras Seigneur, toutes les personnes qui profèrent le mensonge (Ps 5,7), que deviendront celles qui, au mensonge ne craignent pas d'ajouter le parjure ?
4. J'en ai vu beaucoup qui, par les applaudissements qu'ils recherchaient dans leurs mensonges, et par le plaisir qu'ils avaient de mentir, s'étudiaient à faire rire les autres par des bouffonneries et par des contes fabuleux; mais, hélas, cette conduite insensée a fait tarir la source des larmes et étouffé les sentiments de pénitents.
5. Les démons s'aperçoivent-ils, lorsque ces conteurs de facéties commencent leurs discours flatteurs, que nous voulons nous retirer de leur compagnie, comme d'un lieu où règne une maladie contagieuse et pestilentielle ? Ils s'efforcent de nous arrêter et de nous retenir par deux motifs faux, mais trompeurs : ils nous disent donc intérieurement qu'en nous en allant ainsi, nous ferons une peine sensible à celui qui parle, et que nous voulons paraître plus modestes, plus pudiques et plus saints que les autres qui écoutent. Mais dans ces circonstances, ne délibérez pas; sortez promptement : car si vous agissez autrement, vous verrez que pendant la prière, votre esprit sera sans cesse tourmenté et agité par l'image et le souvenir des choses que vous aurez entendues, et ne vous contentez pas de fuir, mais tâchez de rompre et de dissiper cet entretien profane par la pensée de la mort et du jugement que vous suggérerez avec adresse. Peut-être bien qu'il vous arrivera un petit sentiment de vaine gloire; mais il vaut mieux souffrir cette imperfection, que de ne pas procurer de grands avantages à tout le monde.
6. L'hypocrisie est la mère, la matière et le sujet du mensonge; Certains enseignent que l'hypocrisie n'est rien autre chose que l'action d'inventer, de préparer et de créer le mensonge; de sorte que le mensonge et l'hypocrisie sont toujours réunis ensemble, et comme entremêlés.
7. Or, tous ceux qui sont remplis de la crainte de Dieu, sont donc nécessairement les ennemis du mensonge; car ils suivent imperturbablement les lumières et les mouvements de leur conscience, qui est un juge qu'on ne peut corrompre.
8. Il en est du mensonge comme des autres vices; et les fautes que l'on commet en s'y livrant, ne sont pas toutes de la même gravité. Ainsi il est menacé d'un jugement moins sévère et d'une condamnation moins rigoureuse, l'homme qui profère un mensonge par la crainte de quelque malheur, que celui qui ment sans avoir cette crainte et ce danger. Il est des gens qui mentent pour le seul plaisir de mentir, il en est d'autres qui cherchent des avantages et des jouissances dans les mensonges qu'ils disent; ici vous rencontrez des personnes qui n'ont d'autre intention, en mentant, que de faire rire les autres. Vous en trouvez d'autres qui se proposent dans leurs mensonges de tendre des pièges à leurs frères, et de les faire tomber dans quelque malheur.
9. Les magistrats et les juges cherchent à détruire le mensonge; mais ce n'est que la véritable pénitence qui est capable de l'exterminer.
10. Les menteurs, pour s'excuser, allèguent ordinairement qu'ils ne mentent que pour de bonnes raisons, que ce n'est jamais qu'en faveur du salut des âmes, et pour l'honneur de la justice et de la charité; ils osent même avancer qu'ils ne font que suivre l'exemple de Rahab, qui par un heureux mensonge, sauva la vie aux envoyés du peuple juif.
11. Quand nous nous sentirons parfaitement délivrés de la sotte vanité de mentir, alors selon les circonstances impérieuses du temps et du lieu, nous pourrons innocemment cacher la vérité par quelques mensonges légers et prudents.
12. Un petit enfant ne sait pas ce que c'est que de mentir; telle doit être une âme pure et innocente.
13. Voyez comme un homme que le vin a rendu gai et content, dit la vérité en toute chose; telle est encore une âme qui s'est spirituellement enivrée par les larmes de la pénitence.
Or celui qui sera monté sur ce douzième degré, peut compter qu'il a posé, le fondement de toutes les vertus.
TREIZIÈME DEGRÉ
De l'Ennui, ou de l’acédie.
1. L'acédie, ainsi que nous l'avons déjà dit, tire son origine de la démangeaison de parler; c'est un de ses premiers enfants. C'est pour cette raison que, dans cette odieuse chaîne de vices, nous avons cru qu'il était à propos d'en parler en cet endroit.
2. Nous disons donc que l'acédie est un relâchement d'esprit, une langueur de l'âme, un dégoût des exercices de la vie religieuse, une certaine aversion pour la sainte profession qu'on a embrassée, une louangeuse imprudente des choses du siècle, et une calomniatrice insolente de la Bonté et de la Clémence de Dieu; elle rend l'âme froide et glacée dans la chant des divins cantiques, faible et languissante dans la prière, diligente et infatigable dans les travaux et dans les exercices extérieurs, feinte et dissimulée dans l'obéissance.
3. Un moine sincèrement attaché au devoir de l'obéissance, ignore absolument ce que c'est que l'acédie; car il se perfectionne dans la vertu, en se livrant aux actions extérieures qui lui sont commandées par son supérieur.
4. La vie monastique est l'ennemi déclaré de la paresse, tandis qu'elle accompagne le plus souvent la vie érémitique, et ne cesse guère pendant tout le temps de leur vie de faire la guerre aux solitaires. Ainsi , lorsqu'elle voit la cellule d'un anachorète , elle sourit en elle-même, s'approche et fixe sa demeure auprès de la sienne.
5. C'est ordinairement le matin que le médecin visite ses malades; c'est à midi que l'acédie visite les moines. Elle inspire une forte inclinaison pour les devoirs de l'hospitalité, et ne cesse en particulier aux solitaires combien il leur serait utile de pouvoir faire de grandes et de nombreuses aumônes, de visiter assidûment et de bon coeur les pauvres malades; elle ne cesse de leur répéter, pour les tromper, cette parole du Seigneur : J'étais malade, et vous M'avez visité» (Mt 25,36), et quoiqu'elle soit sans vigueur et sans courage, elle nous conjure de ne pas délaisser ceux qui se trouvent dans l'abattement et la tristesse, et de fortifier par des consolations ceux qui sont faibles et découragés.
6. Sommes-nous dans le saint exercice de la prière ? elle nous retrace l'image de mille choses différentes, qu'elle nous fait envisager comme très importantes et très nécessaires comme par un licou.
8. Chose qui mérite toute notre attention, ce funeste démon de la paresse tente surtout les religieux trois heures avant le repas; car tantôt elle leur fait sentir de douloureux frissonnements et des maux de tété; tantôt elle les tourmente par les ardeurs de la fièvre et les tranchées de la colique; et, à l'heure de none, qui, selon notre manière de compter, est la troisième heure de l'après-midi, elle nous donne un peu de relâche et nous laisse, tranquilles. Mais la table est-elle servie ? elle, recommencée à nous tourmenter, Le temps de la prière revient-il ? elle, nous rend lourds et pesants; sommes-nous à prier ? elle nous vexe cruellement par des envies de dormir, et nous empêche de prononcer des versets entiers par les bâillements honteux et insupportables qu'elle nous donne.
9. Mais remarquons ici que les autres vices n"attaquent et ne détruisent que les vertus qui leur sont contraires : L'acédie attaque et détruit, seule, toutes les vertus.
10. Une âme forte et généreuse sait entretenir, conserver et même faire revivre son ardeur et son courage; mais l'acédie ne sait que perdre entièrement toute richesse.
11. Comme de tous les péchés capitaux c'est la paresse qui nous fait le plus de mal, nous devons nous occuper à la combattre autant et plus fortement que les autres.
12. Après tout, notons bien ici que cette maudite passion ne nous attaque guère avec violence que pendant le chant des psaumes, et qu'après ce saint exercice elle nous laisse assez tranquilles.
13. Il n'est rien qui soit capable de nous procurer des couronnes plus belles et plus riches que les combats que nous avons à livrer et à soutenir courageusement contre la paresse.
14. Lorsque nous sommes debout, elle voudrait nous faire asseoir; lorsque nous sommes assis, elle nous porte à nous appuyer contre le mur, et que lorsque nous sommes dans nos cellules, elle nous engage à regarder çà et là, et à faire du bruit avec les pieds.
15. Quiconque pleure amèrement ses péchés, n'est point esclave de cette funeste passion.
16. Enchaînons donc ce tyran cruel par le souvenir douloureux de nos fautes; frappons-le fortement par le travail de nos mains; tourmentons-le sans cesse par la pensée des biens éternels que nous attendons; traînons-le impitoyablement devant le tribunal de notre foi; et là faisons lui subir un interrogatoire et un jugement flétrissants; demandons-lui avec empire qu'il ait à nous dire quel est le père méchant qui l'a engendré, et quels sont les abominables enfants à qui, lui-même, il a donné naissance; forçons-le à nous avouer quelles sont les personnes qui le poursuivent et lui donnent la mort. Malgré lui, il nous répondra que ceux qui le combattent jusqu'à le faire mourir, ce sont les disciples sincères de l'obéissance, et que dans ces hommes il ne trouve rien qui puisse lui servir un seul moment pour se reposer; qu'il ne peut séjourner tranquillement qu'avec les faux moines qui ne font que leur propre volonté; que c'est pour cela qu'il les aime et ne les quitte jamais; que les causes qui concourent à lui donner l'existence, sont en grand nombre, et qu'il doit nommer l'insensibilité du coeur, l'oubli du ciel et des vérités éternelles, et quelquefois un travail trop pénible et des exercices trop multipliés et trop fatigants; que ses enfants sont l'inconstance, le changement de demeure, la désobéissance au supérieur, l'oubli du jugement et, de temps à autre, la négligence à remplir les devoirs de la vie religieuse; que les ennemis qui le chargent de chaires et le réduisent en captivité, sont la psalmodie fervente, une occupation continuelle, et la méditation de la mort; et que ses ennemis mortels sont la prière et l'espérance vive et certaine des biens à venir. Quant à la prière, si vous voulez connaître d'où elle tire son origine, il faut le lui demander à elle-même.
Celui qui, par la victoire qu'il aura remportée sur la paresse, sera monté sur ce treizième degré, excellera dans toute sorte de vertus.
QUATORZIÈME DEGRÉ
De la Gourmandise, qui, tout impitoyable qu’elle soit,
plaît à tout le monde.
1. Si jamais, depuis que nous nous occupons de certains sujet, nous avons été obligés de parler contre nous, c'est surtout dans le sujet présent que nous devons le faire. En effet je crierais au miracle, si quelqu'un m'assurait qu'il a vu un homme qui s'est entièrement délivré pendant sa vie de la tyrannie de l'intempérance, à moins d’habiter dans la tombe.
2. La gourmandise est un acte hypocrite de notre estomac, qui nous dit qu'en le rassasiant, il ne se rassasie pas, et qui, pourvu et même rempli de nourriture, ne cesse de nous répéter qu'il éprouve encore de grands besoins.
3. Ce vice honteux est l'ingénieux inventeur des assaisonnements recherchés, et la source des plaisir de la bonne chère.
4. Si par une forte ligature faite dans une violente hémorragie, vous arrêtez le sang sur un endroit, il trouvera une issue ailleurs; si encore là vous êtes assez heureux pour vous en rendre maître, il s'échappera par une autre voie.
5. La gourmandise se joue de nos yeux; tandis qu'une partie des mets qui sont sur la table serait plus que suffisante pour nous rassasier, elle nous fait croire que nous pourrons tous les dévorer.
6. La satiété produit ordinairement l'incontinence, ainsi que la tempérance engendre la chasteté.
7. On voit assez souvent qu'un apprivoiser peut, par des caresses, calmer la fureur d'un lion et le rendre doux et traitable; mais vit-on jamais que celui qui a traité son corps de la même manière, ait fait autre, chose que de le rendre plus furieux et plus indocile ?
8. Le Juif est dans la joie le samedi et les jours de fête, et le moine, le samedi et le dimanche. Il compte, pendant le Carême, les jours qui le séparent de la fête de Pâques, et il ne manque pas, aux approches de cette fête, de préparer les mets que sa convoitise lui fait désirer. Un malheureux esclave de la gourmandise ne pense qu'aux mets délicieux dont il fera usage aux grandes fêtes, et c'est de cette misérable manière qu'il s'y prépare et qu'il les célèbre, mais le véritable serviteur de Dieu ne pense qu'aux grâces et aux vertus dont il désire orner et parer son âme pour ces belles solennités.
9. Un ami, ou même un étranger arrive-t-il chez un esclave de son ventre, vous le voyez, conduit par sa passion, se réjouir de cette circonstance, parce que, sous prétexte de remplir à son égard les devoirs de la charité, il trouve une occasion favorable pour se livrer à l'intempérance et se contenter, faire passer sa sensualité pour un soulagement et une consolation qu'il doit procurer à son frère. C'est ainsi qu'on s'imagine qu'avec des hôtes on peut se livrer un peu plus à la boisson; mais combien on se fait illusion en se comportant de la sorte ! Hélas ! on a beau vouloir cacher la passion, elle perce et fait voir qu'on en est misérablement esclave.
10. Il arrive quelquefois que la vaine gloire et la gourmandise se font entre elles une guerre fort animée, et se disputent vigoureusement un pauvre misérable; car la gourmandise fait tous ses efforts pour le porter à violer les règles de la mortification et du jeûne, et la vanité, pour l'engager à faire connaître la perfection de sa vie par les actes d'une abstinence sévère. Mais un moine conduit par un esprit de sagesse, évitera les pièges que lui tendront ces deux passions, et, saura profiter des circonstances, pour les chasser l'une et l'autre bien loin de lui.
11. Voyons-nous que notre chair, par la chaleur de l'âge, ou par la force de notre constitution, veut se porter aux plaisirs des sens ? ne cessons de la châtier et de la mater en tout temps et en tout lieu par les rigueurs salutaires de la mortification; et ne nous relâchons pas de ces saintes austérités, que nous ne soyons fondés à croire par des preuves certaines et indubitables que nous avons eu le bonheur d'éteindre en nous les flammes impures de la concupiscence. Or je ne crois pas que nous y parvenions avant la mort.
12. J'ai vu de misérables prêtres, d'un âge très avancé, qui s'étaient laissés tromper par le démon, au point que se trouvant à table avec des personnes bien moins âgées qu’eux et sur lesquelles ils n'avaient aucune autorité, les engageaient, par des invitations pressantes et par des sollicitations diaboliques, à se livrer à la boisson et à l'intempérance. Or, s'il nous arrivait par hasard de nous trouver avec des vieillards qui se conduisissent de cette manière à notre égard, voici la conduite que nous devrions tenir : Si ces personnes jouissent à juste titre de la réputation de vertu et de piété, répondons à l'honnêteté qu'elles nous font, avec une modération pleine de reconnaissance; si, au contraire, ces personnes ne sont connues que par une conduite et une vertu fort douteuses, et que nous nous trouvions nous-mêmes dans des circonstances dans lesquelles nous soyons obligés de soutenir de rudes combats contre les révoltes de la chair, gardons-nous bien d'écouter ces funestes invitations; et fuyons avec horreur une occasion si dangereuse.
13. Évagre, agité par l'esprit des ténèbres, s'était imaginé, à cause de son éloquence et de la perspicacité de son esprit, qu'il était plus sage que les sages; mais combien il s'est horriblement trompé, puisque dans ce que je vais rapporter, comme dans plusieurs autres choses, il a fait voir à tout le monde qu'il était plus fou que les fous. Voici donc une de ces maximes : «Lorsque notre âme soupire après les délices que procure la variété des mets, il faut la punir sévèrement en nous condamnant impitoyablement au pain et à l'eau.» Or, parler de la sorte, n'est-ce pas vouloir exiger que d'un seul saut, un petit enfant monte tous les échelons d'une échelle ? Je pense donc que pour rendre cette maxime saine et praticable, il faut dire : «Notre âme désire plusieurs mets pour contenter ses appétits ; ce désir étant conforme aux inclinations de la nature, nous devons user de beaucoup de prudence et d'industrie pour combattre la plus rusée et la plus artificieuse des passions; car en agissant autrement nous nous engagerions imprudemment dans une guerre très dangereuse, et nous nous exposerions au péril d'une perte éminente. Privons-nous d'abord des mets capables de nous donner trop d'embonpoint, ensuite de ceux qui peuvent enflammer les humeurs, enfin de ceux qui sont doux et agréables.
14. Cependant, autant que faire se pourra, n'usons que de nourritures propres à nourrir nos corps, et qui soient de facile digestion, afin que, tout en nous rassasiant d'un côté, nous contentions notre estomac qui demande toujours, et que, d’un autre côté, nous nous préservions, par une digestion prompte et aisée, des mauvaises humeurs et des ardeurs funestes que des nourritures plus solides produiraient en nous. Au reste, avec un peu d'attention, nous apprendrons et nous éprouverons que les mets les plus nourrissants ont aussi en nous plus de vertu pour nous faire sentir les mouvements de la chair.
15. Moque-toi du démon, lorsqu'après avoir pris ton repas, il vous suggère de le différer une autre fois à une heure plus reculée; car il ne te porte à prendre cette résolution que pour avoir la satisfaction de vous la faire violer.
16. Il est une espèce d'abstinence qui convient à ceux qui ont conservé leur innocence, et il en est une autre qui regarde ceux qui l'ont perdue, et qui par les salutaires rigueurs de la pénitence cherchent à la recouvrer; car les personnes qui ont heureusement gardé leur innocence, se mortifient selon qu'elles voient qu’elles en ont besoin pour résister aux mouvements de la concupiscence; au lieu que celles qui sont tombées dans des fautes mortelles, doivent jusqu'à la fin de leur vie, sans relâche et sans adoucissement, faire souffrir une chair qui leur a fait perdre le trésor des trésors, afin de pouvoir le retrouver. Ainsi les premiers se proposent dans leur mortification de conserver l'heureux état de justice et de sainteté, et les derniers font tous leurs efforts pour se rendre Dieu propice par leur pénitence et par leurs larmes.
17. Le temps d'une consolation et d'une joie véritables pour un homme vertueux, c'est l'époque où il se voit heureusement délivré de tous les soins et de toutes les inquiétudes que donnent les choses du siècle; mais celui qui est encore aux prises avec ses passions et ses penchants déréglés, ne peut pas être content, puisqu'il se trouve nécessairement exposé aux dangers d'une guerre opiniâtre et cruelle. Pour celui qui est asservi à ses vices et qui vit au gré de ses passions, il est dans un tel aveuglement, qu’il se réjouit tous les jours, comme on a coutume de le faire à la fête des fêtes.
18. Les hommes intempérants ne pensent guère qu'aux viandes et aux banquets, et donnent entièrement leur affection à ces choses viles et grossières; ceux, au contraire, qui pleurent leurs péchés ne s'occupent, le jour et la nuit, que de la pensée des jugements de Dieu et des peines éternelles.
19. Tâchez donc de vous rendre maître de votre appétit déréglé pour le boire et le manger, si vous ne voulez pas qu'il se rende maître de vous-même, et que plus tard vous ne soyez honteusement obligé de faire de grands efforts, et sans succès, pour vivre selon les règles de la sobriété et de la tempérance. Ils doivent me comprendre ici, ceux qui sont ignominieusement tombés aux abîme du péché. Quant à ceux qui, se sont rendus saints et chastes, ils n'ont heureusement pas fait l'expérience de la chute dont nous parlons.
20. Réprimons donc fortement par le souvenir des flammes éternelles tous les mouvements de l'intempérance, et rappelez-vous avec effroi que plusieurs, parmi ceux qui ont voulu les suivre dans un temps, en sont venus à un tel excès de découragement, que désespérant de résister aux mouvements de la concupiscence, ils se sont traités de manière à faire craindre et pour le corps et pour la vie de l'âme. Or, si nous voulons y donner quelque attention, nous comprendrons fort bien que c'est ordinairement l'intempérance qui conduit les hommes dans tous ces malheurs et dans tous ces péchés, et qui les expose à faire un triste naufrage.
21. Les prières des personnes qui pratiquent fidèlement la tempérance, ne sont accompagnées que de pensées saintes et pieuses; tandis, au contraire, que pendant ces saints exercices, l'esprit des intempérants est continuellement agit par des idées mauvaises et souillé par mille représentations impures.
22. En nous livrant à l'intempérance, nous épuisons et nous faisons tarir à notre égard la source des grâces; mais en la combattant à toute outrance par le jeûne, nous faisons jaillir en abondance les larmes salutaires de la pénitence.
23. Savez-vous à qui nous devons comparer une personne qui, tout en se rendant esclave de son ventre, s'efforce néanmoins de triompher du démon de l'impureté ? comparons-la, sans hésiter, à un homme qui, voulant éteindre un incendie, jetterait de l'huile sur les flammes.
24. En mortifiant notre penchant à la gourmandise, le coeur devient humble; mais en le contentant, nous remplissons notre esprit de mauvaises pensées.
25. Pour être bien convaincu de ces vérités, considérez dans quel état vous vous trouvez le matin, à midi et au moment qui précède votre repas : n'est-il pas vrai qu'à la première heure vos pensées ne sont guère raisonnables et annoncent une grande dissipation dans votre esprit; qu'à la septième heure, c'est-à-dire à midi, elles sont plus tranquilles et plus graves, et que sur le soir elles sont tout-à-fait humbles.
26. Si vous observez les règles de la tempérance, il ne vous sera pas difficile de garder le silence; car la langue se répand d'autant plus en paroles, qu'elle reçoit plus de force d'un estomac bien nourri. Usez donc de toutes vos forces pour combattre et terrasser cette tyrannique intempérance; car Dieu, en voyant vos généreux efforts, viendra lui-même à votre secours par une grâce toute particulière.
27. Lorsqu'on a fait tremper quelque temps des outres elles s'étendent et contiennent plus de liqueur que si elles n'avaient pas subi cette opération, et si elles restent sèches, elle se retirent et ne sont plus aussi grandes. Il en est de même de notre estomac : remplissez-le de viandes et de vin, il s'étend et se dilate; donnez-lui moins, il se resserre et devient en quelque sorte plus petit. C'est ainsi qu'on devient presque tempérant par la nécessité de la nature.
28. On calme quelquefois les ardeurs de la soif en les souffrant; mais on ne peut pas en dire autant de la faim : rien ne peut l'apaiser, que la nourriture qu'on prend.
29. En prenant cette nourriture nécessaire, domptez la gourmandise par quelques peines et quelques souffrances; et si, à cause de certaines infirmités, vous ne pouvez pas vous livrer à ces mortifications, ayez recours aux saintes veilles de la nuit. Si vous sentez vos yeux appesantis par le sommeil, qu'une occupation laborieuse vous empêche de vous endormir. Mais vous ne vous conduirez pas ainsi, si vous n'êtes pas fatigué par l'envie du sommeil : vous vous appliquerez à la prière. Il est impossible de servir Dieu et Mammon, de même nous devons dire aussi qu'il n'est guère possible de prier et de travailler d'une manière qui puisse nous être de quelque utilité.
30. Une chose que nous devons remarquer ici, c'est qu'une fois que l'intempérance s'est emparée d'une personne, elle rend son estomac insatiable, au point qu'elle se figure pouvoir dévorer toutes les viandes de l'Égypte, et boire toutes les eaux du Nil. Lorsque nous avons bien contenté le démon de l'intempérance, il se retire pour faire place à un autre démon; à celui de l'impureté, à qui il donne des nouvelles exacte de l'état de notre estomac : « Allez, lui dit-il, attaquez hardiment cette personne; car son corps, qu'elle a si bien traité, vous donnera tous les moyens de la vaincre et de la faire tomber dans vos pièges. Le voyez-vous, ce démon infâme ? il est auprès de ce misérable intempérant. Oh ! comme il lui lie les pieds et les mains ! comme il se moque de lui pendant le funeste sommeil où il le précipite ! comme il le traite selon ses desseins pleins de malice et de perversité ! comme il trouble et salit son imagination par de honteux fantômes ! comme il produit sur son corps des mouvements humiliants et coupables !
31. N'est-ce pas une chose vraiment étonnante que notre intellect incorporel, soit capable de se souiller et de perdre sa beauté par le moyen du corps ? Mais est-ce moins surprenant que notre corps, qui n'est qu'un vil composé de terre et de boue, puisse, la purifier et la rendre en quelque sorte, plus sainte et plus belle.
32. Si vous avez promis de vous attacher au Christ, et de suivre la voie rude et étroite dont il vous parle dans l'Évangile, réprimez victorieusement la passion de la gourmandise; car si vous traitez délicatement votre corps, et que vous lui accordiez tout ce qu'il vous demandera, vous violez la promesse que vous avez faite au divin Sauveur. Mais écoutez les paroles qu'il vous adresse : La voie, dit-il, qui mène à la perdition, est large et spacieuse, et il y en a beaucoup qui y entrent. (Mt 7,13-14). Or cette voie large, c'est l'intempérance; et cette perdition, c'est l'impureté. Celle, continue-t-Il, qui mène à la vie, est étroite et difficile, et il y en a peu qui la suivent.
33. Si Lucifer, qui s'est fait précipiter du ciel dans les enfers, est devenu le chef des démons, ne pouvons-nous pas dire que la gourmandise est à la tête des vices qui tyrannisent le coeur humain ?
34. Lors donc que vous vous mettrez à table pour prendre votre nourriture, représentez-vous vivement l'image de la mort et du jugement, afin de pouvoir résister à cette cruelle passion; encore n'aurez-vous que des succès bien médiocres et qui vous coûteront beaucoup de peine. Quand vous serez sur le point de boire, rappelez à votre mémoire le vinaigre et le fiel dont le Seigneur fut abreuvé sur le Calvaire, et cette pensée salutaire vous rendra sobre, ou vous fera gémir, ou bien encore, vous inspirera des sentiments plus humbles et plus modérés.
35. Ne vous y trompez pas, vous ne pourrez jamais être délivré de la dure servitude de Pharaon, ni mériter de célébrer la Pâque céleste, si pendant votre vie vous ne mangez les laitues amères et le pain sans levain. Or ces laitues sauvages sont l'image des efforts que nous devons faire et des mortifications que nous devons pratiquer; et le pain sans levain est la figure de l'humilité sincère de notre âme, qui ne connaît que les règles de la plus exacte modestie.
36. Ne laissez donc pas passer un instant où cette sentence de l'Esprit saint ne soit présente à votre mémoire : Pour moi, tandis que les démons mes ennemis m'accablaient par leurs tentations, je me revêtais d'un cilice, j'humiliais mon âme par le jeûne, et j'adressais à Dieu ma prière dans le secret de mon coeur. (Ps 34,13).
37. Le jeûne est une violence que nous faisons à la nature. C'est lui qui nous fait renoncer aux délices de la sensualité, qui éteint en nous les flammes de la concupiscence, qui nous délivre des mauvaises pensées, nous préserve des songes importuns et rend nos prières saintes, ferventes et agréables aux Yeux du Seigneur ; c'est lui qui éclaire notre âme, prend soin de notre esprit, dissipe les ténèbres de notre intelligence, veille sur notre coeur, lui ouvre la porte de la componction, lui fait pousser des gémissements salutaires, le console et l'encourage dans les travaux et les douleurs de la pénitence, empêche notre langue de tomber dans la démangeaison de parler, nous inspire l'amour de la retraite et de la solitude, conserve en nous l'esprit d'obéissance, adoucit les rigueurs de nos veilles, procure et entretient la santé de nos corps, nous donne la paix et la tranquillité de l'âme, efface nos péchés, nous ouvre la porte du ciel, et nous introduit dans la possession des plaisirs, des joies et des délices éternelles.
38. Interrogeons l'intempérance : N'est-elle pas notre ennemie déclarée ? Ne la voyons-nous pas à la tête de tous nos ennemis ? N'est-elle pas le plus furieux et le plus dangereux de tous nos ennemis spirituels ? N'est-ce pas elle qui est l'auteur de tous les maux qui nous arrivent ? n'a-t-elle pas fait tomber Adam dans le paradis terrestre et perdre à Ésaü son droit d'aînesse ? N'est-ce pas elle qui attira les plus grands malheurs aux Israélites, qui couvrit Noé de confusion, fit disparaître Gomorrhe, souilla Loth, et donna la mort aux malheureux enfants d'Héli? Enfin n'est-ce pas l'intempérance qui est la cause et le principe de toute sorte de corruptions et de péchés ? Mais demandons-lui à elle-même de qui elle tire l'existence, à qui elle la donne, quel est celui de ses ennemis qui la foule aux pieds et l'écrase ?
Or dis-nous, infâme et cruelle maîtresse du genre humain, toi qui, pour nous rendre tes esclaves, nous a malheureusement achetés avec de l'or, par le désir insatiable de manger, dis-nous donc par quelles voies tu as pu arriver jusqu'à nous; dis-nous ce que tu nous as donné et fait depuis que tu as fixé ta cruelle demeure en nous; apprends-nous toi-même qu’elles sont les moyens efficaces que nous devons employer pour te chasser et nous délivrer de la servitude. Irritée par ces questions fatigantes, enflammée de fureur et frémissant de rage, elle va nous faire entendre, malgré elle, les réponses suivantes : «Pourquoi me chargez-vous d'injures et de reproches ? oubliez-vous que vous êtes mes esclaves ? comment vous est-il même venu en pensée que vous puissiez vous séparer de moi ? Ignorez-vous que c'est la nature elle-même qui vous a enchaînés et qui vous retient sous mon esclavage ? Vous voulez savoir comment je me suis rendue maître de vous ? et bien je vous le dirai : C'est par la quantité de la nourriture plus ou moins délicieuse que vous prenez l'habitude d'user de cette nourriture a produit en vous cette insatiable avidité que vous éprouvez, et cette habitude, accompagnée de l'endurcissement du coeur et de l'oubli de la mort, me conserve et me fait demeurer au milieu de vous. Vous voulez encore connaître les noms et le nombre des enfants auxquels j'ai donné le jour ? mais si je vous les nommais tous, les grains de sable qui sont sur la terre seraient à peine suffisants pour les compter. Écoutez seulement quels sont ceux que j'ai mis les premiers au monde et pour lesquels je conserve une affection particulière : l'aiguillon de la chair est mon premier-né et mon premier ministre; le second, est l'endurcissement du coeur; le troisième, est l'amour du repos; après ceux-ci viennent le déluge des pensées impures, le principe de toutes les corruptions et de toutes les souillures spirituelles, et un abîme d'infamies secrètes et exécrables. Mes filles sont la paresse, la démangeaison de parler, l'audacieuse présomption, la plaisanterie, la bouffonnerie, la contradiction, l'opiniâtreté, la stupeur du coeur, la captivité de l'esprit, l'insolente ostentation et l'inclination pour plaire au monde. Ce sont elles qui troublent la ferveur et souillent la sainteté de la prière qui occasionnent des tourbillons dans les pensées, et qui frappent par des accidents subits et des malheurs inattendus; enfin ce sont elles qui produisent le désespoir, le plus affreux et le plus grand de tous les maux.
Le souvenir des péchés me fait la guerre à la vérité, mais ne me soumet pas; la méditation de la mort me porte des coups redoutables, mais elle n'est pas encore capable de me vaincre, et je vous déclare que rien en ce monde n'a le pouvoir de renverser entièrement mon empire; que les seuls avantages que puissent remporter sur moi ceux qui, sous la conduite du saint Esprit, à qui ils se sont adressés par d'humbles supplications, me font une guerre constante et vigoureuse, c'est d'empêcher que je ne leur fasse les maux cruels, funestes et incalculables que je fais aux autres; car ceux qui n'ont pas goûté les dons et les douceurs du saint Esprit, ce puissant Auxiliaire et cet ineffable Consolateur, se laissent prendre à mes amorces, et finissent misérablement par ne pus soupirer qu'après les délices brutales de la bonne chère.
Il faut du courage pour triompher de l'intempérance ! mais celui qui vient heureusement à bout de remporter la victoire sur cette passion, se prépare un droit chemin à la tranquillité de l’âme et à une suprême chasteté.
A suivre...
M1234- Hiérophante contre le nouvel ordre mondial
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Re: Saints et Bienheureux!! (Ordre Alphabétique)
VII
QUINZIÈME DEGRÉ
QUINZIÈME DEGRÉ
De la chasteté incorruptible que des hommes corruptibles par leur nature
acquièrent par de travaux et de sueurs.
1. Nous venons d'entendre la gourmandise, cette furie, nous dire que la guerre contre (la chasteté du) corps est l'un de ses rejetons. Rien d'étonnant à cela : notre premier père Adam nous l'enseigne déjà. Car s'il ne s'était pas laissé dominer par son ventre, il n'aurait jamais su ce qu'est une compagne. C'est pourquoi ceux qui observent le premier commandement ne tombent pas dans la seconde transgression; ils demeurent fils d'Adam, tout en ne connaissant pas l'état d'Adam (après la chute), mais ils sont un peu inférieurs aux anges, et cela afin d'empêcher le mal de demeurer immortel, comme le dit celui qui a été nommé le Théologien.
2. La chasteté en nous affranchissant des misères de la nature des corps, nous fait participer à la nature des purs esprits. C'est cette angélique vertu qui prépare dans nos coeurs une demeure agréable à Jésus Christ, et qui sert de bouclier à notre âme; elle fait de notre nature corruptible une nature incorruptible, et établit une admirable émulation entre les faibles mortels et les esprits immortels. Celui qui pratique cette belle vertu, repousse et éteint dans lui l'amour de créatures par l'amour de Dieu, et les flammes et les ardeurs de son corps par les ardeurs et les flammes de l'Esprit saint.
3. La tempérance est une vertu qui se mêle et s'identifie avec toutes les vertus, et en prend le nom. L'homme qui pratique la tempérance, même dans le sommeil, n'éprouve ni sensation ni mouvement capables de troubler la paix et le calme de son état.
L'homme chaste est celui sur lequel l'agréable variété des corps, leur beauté, leur tendresse et le sexe ne font aucune impression fâcheuse. Le caractère distinctif, la preuve particulière et les lois spéciales d'une sainte et angélique chasteté, c'est de n'être pas plus touché ni ému par la présence des corps vivants, que par celle des êtres qui sont morts, par la vue des hommes que par la vue des animaux. Mais faisons une sérieuse attention à cette vérité — La chasteté est un don de Dieu. Qu'il s'abstienne donc de penser et de croire, celui qui, pour acquérir le trésor précieux de la chasteté, a beaucoup et péniblement travaillé, que, s'il a le bonheur de le posséder, c'est à ses sueurs et à ses travaux qu'il en est redevable; car il n'est pas donné à notre nature de se vaincre elle-même par ses propres forces. Si donc nous remportons sur elle la victoire, reconnaissons que c'est par le secours de l'Auteur même de la nature que nous avons triomphé - en effet, ne faut-il -pas avouer que, pour vaincre, corriger et guérir, il faut être supérieur à celui qui est vaincu, corrigé et guéri ?
6. Les commencements de la chasteté consistent à refuser tout consentement aux pensées impures et aux mouvements déréglés de la concupiscence; les progrès dans cette vertu, qui en sont comme la perfection moyenne, consistent à éprouver, soit dans le sommeil, soit autrement, mais sans mauvais effets et sans mauvaises pensées, certains mouvements de notre chair, composée de terre et de boue; enfin la perfection de cette vertu céleste consiste dans l'extinction de toute pensée mauvaise, de toute image déshonnête, et de tout se...
7. Il est heureux et solidement heureux, celui qui n'est plus frappé ni touché par la beauté, le coloris et les grâces élégantes des personnes qu'il rencontre.
8. Ce ne sont pas précisément ceux qui ont préservé leurs corps de souillure, desquels on peut dire qu'ils ont pratiqué une chasteté parfaite; mais ce sont ceux qui ont parfaitement soumis à l'esprit les différents membres de leurs corps.
9. Nous devons sans doute regarder pour un homme chaste, celui qui, à la présence des corps des autres, est maître des mouvements du sien; mais nous dirons qu'il est d'une chasteté plus parfaite, celui qui est invulnérable à la vue du corps des autres, et qui par la méditation des beautés du ciel, a éteint en lui toutes les ardeurs qu'excitent si naturellement les beautés de la terre.
10. Quiconque combat l'esprit de luxure avec les armes de la prière, ressemble assez à celui qui fait la guerre à un lion. Celui qui, par la continuité et la vigueur des combats qu'il livre et soutient contre ce terrible démon, le renverse et l'abat, est semblable à un homme qui est égal au moins à son ennemi; mais celui qui a réprimé et arrêté entièrement tous les efforts impétueux de la luxure, quoiqu'il soit encore dans un corps mortel, jouit déjà des avantages et des prérogatives dont nous espérons jouir après la résurrection glorieuse.
11. Mais, si n'être plus fatigué pendant le sommeil par des rêves humiliants ni par des mouvements de concupiscence, c'est une marque non douteuse de chasteté, est-ce une preuve moins sûre de luxure, si pendant le jour les mauvaises pensées font tomber volontairement dans des souillures corporelles ? 12. Combattre l'esprit impur par des travaux et des sueurs, c'est vouloir tout simplement enchaîner un ennemi avec des liens de jonc ou d'osier; le combattre par les veilles et par les jeûnes, c'est mettre un collier de fer au cou d'un chien qu'on a soumis; mais si à toutes ces armes on ajoute, pour le combattre, la douceur, l'humilité et le désir vif et ardent de remporter la victoire, c'est abattre, détruire son ennemi et l'ensevelir dans le sable; je dis dans le sable, car l'humilité dans laquelle on doit ensevelir toutes les passions, mais surtout la luxure, ne leur fournit ni substance ni aliments: elle est pur les passions un sable sec et stérile.
13. Plusieurs personnes combattent contre la luxure; mais de différentes manières: les unes lui font la guerre par elles-mêmes et avec leurs propres forces; les autres, avec l'arme de l'humilité; enfin d'autres, aidées de la Force du saint Esprit, qu'elles ont humblement appelé à leur secours, l'ont combattue de telle sorte qu'elles l'ont vaincue et la tiennent en esclavage. Or il me semble qu'on peut comparer les premières à l'étoile du matin; les secondes, à la lune, quand elle est à son plein; les troisièmes, au soleil, qui éclaire le monde de ses rayons. Ces trois sortes de personnes ont leur conversation dans le ciel; car l'aurore annonce l'arrivée du jour, et bientôt le lever du soleil nous le donne abondamment par l'éclat de sa lumière : or c'est ainsi que vont les choses par rapport aux personnes dont nous venons de parler.
14. Semblable au renard qui veut prendre les poules, le démon fait semblant de dormir, afin de nous enlever la chasteté et nous perdre.
15. Gardez-vous donc de jamais vous fier à votre corps de boue; défiez-vous toujours de sa faiblesse, jusqu'à ce qu'enfin Christ vous appelle pour vous présenter devant Lui.
16. Ne vous imaginez pas que la rigueur et l'austérité de vos jeûnes vous aient mis dans une telle perfection de vertu, que vous ne soyez plus exposé à faire des chutes déplorables. Ne perdez jamais de vue qu'une créature qui n'avait jamais mangé, tomba tout d'un coup, du ciel dans l'abîme de l'enfer.
17. Les écrivains ascétiques définissent le renoncement au siècle : une haine qu'on a pour son propre corps, et une guerre continuelle qu'on fait au ventre.
18. Or ce qui fait le plus souvent tomber les jeunes moines dans des fautes contraires à la chasteté, c'est une certaine affection pour les douceurs et les commodités de la vie. L'enflure du coeur a coutume de faire chanceler et quelquefois tomber ceux qui sont le plus avancés dans les voies de la vie religieuse. Enfin ce qui est pour ceux qui sont plus près de la perfection, une pierre d'achoppement, ce sont les jugements téméraires qu'ils font et les condamnations injustes qu'ils portent contre leurs frères.
19. Il y a des gens qui ont estimé heureux ceux qui étaient nés eunuques parce que, selon leur opinion, ils étaient exempts de l'aiguillon de la concupiscence; mais ne nous faisons pas illusion : ceux-là seuls sont réellement heureux qui, par des pensées pures et des désirs chastes, combattent, répriment et vainquent la concupiscence.
20. J'ai vu des personnes qui, malgré elles, sont tombées dans des mouvements déréglés; j'en ai vu d'autres qui, sans succès, ont cherché à les exciter sur elles. Mais ces infâmes n'étaient-elles pas infiniment plus coupables que ceux qui, cruellement poussés et agités par leurs passions, ont eu le malheur de tomber très souvent; puisque, non seulement elles auraient péché, si elles avaient pu le faire, mais elles faisaient tous leurs efforts pour venir à bout de se souiller honteusement.
21. Ils sont bien misérables ceux qui font des chutes; mais les paroles manquent pour stigmatiser ceux qui cherchent à faire tomber les autres. Ne porteront-ils pas, ces hommes détestables, et le poids énorme et la peine effrayante de leurs propres chutes, et le poids et la peine des fautes dans lesquelles ils ont entraîné leurs frères ?
22. Gardez-vous bien de vouloir chasser le démon de l'impureté, en disputant et en raisonnant avec lui; car, pour vous faire tomber, il aura toujours des motifs plausibles à vous présenter, et il se sert de vous-même pour vous faire la guerre.
23. N'oubliez jamais que tous ceux qui croient pouvoir par eux-mêmes combattre la passion impure et en triompher, se trompent grossièrement et ne font rien; car, à moins que le Seigneur ne daigne Lui-même renverser cette maison de chair et de corruption, et bâtir dans nous cette maison d'esprit et de chasteté, ce serait en vain que nous prétendrions par nos veilles et nos jeûnes, détruire la première et élever la seconde. 24. Ce que vous devez faire, c'est de manifester humblement à Dieu la faiblesse de votre nature, de reconnaître devant Lui, l'impuissance de vos forces, et peu à peu vous recevrez de sa Bonté et vous sentirez en vous à présence du don inestimable de chasteté.
25. Parmi les malheureuses victimes des plaisirs charnels, j'ai rencontré un homme qui était enfin revenu à lui-même, et qui, par les travaux d'une conversion et d'une pénitence sincère, travaillait à son salut. Or voici ce qu'il m'a raconté : «Les personnes, me dit-il, qui se laissent aller à l'incontinence, sont agitées et tourmentées d'une ardeur violente pour les objet si corporels, elles sont possédées d'un démon furieux et cruel, lequel est assis en tyran sur leur propre coeur, et y fait sentir son infâme empire par des signes non équivoques; de sorte que, lorsqu'elles sont tentées, et qu'elles contente leur brutale passion, elles éprouvent dans elles-mêmes les douleurs d'un feu semblable à celui d'une fournaise embrasée; qu'elles sont si horriblement hors d'elles, qu'elles ont perdu toute crainte de Dieu et des supplices éternels qu'elles n'envisagent que comme des choses fabuleuses; qu'elles ont la prière en horreur; que la vue d'un cadavre ne fait pas plus d'émotion sur elles que la vue d'une pierre; et qu'elles sont si absorbées et si dévorées par le désir de se satisfaire par des actions infâmes, qu'elles en perdent entièrement la raison, et ressemblent plus à des bêtes furieuses qu'à des créatures raisonnables. Hélas ! si de tels jours n'étaient pas abrégés, pourrait-il y avoir une seule âme, qui, dans la prison d'un corps de sang et de boue, fût capable d'obtenir le salut ? car, dès lorsqu'on se figure que les horreurs auxquelles on se livre, conviennent aux exigences d'une nature corrompue, on les recherche avec une avidité insatiable. Si le sang se plaît dans le sang, le ver au milieu des vers, et que le limon se trouve bien avec le limon, la chair ne doit-elle pas aimer les oeuvres de la chair ?» Nous tous qui voulons sincèrement faire violence à la nature, afin d'obtenir le royaume des cieux, n'oublions pas que notre chair ne cherche qu'à nous tromper et à nous trahir, que nous devons la combattre, l'affaiblir et la soumettre par toute sorte de moyens et de pieuses industries. Estimons heureux ceux qui n'ont pas éprouvé les malheurs affreux qui frappent les personnes dominées par le démon de l'impureté, et conjurons avec la plus vive instance le Seigneur de nous préserver à jamais d'une si funeste expérience; car ils sont bien loin de cette échelle mystérieuse par laquelle le patriarche Jacob vit les anges monter et descendre, ceux qui sont malheureusement tombés dans l'abîme de l'impureté, et pour s'en approcher et y monter, ils ont besoin de répandre bien des sueurs et des larmes, supporter bien des peines et des travaux, et se dévouer à des jeûnes et à des austérités bien rigoureuses.
26. Nous devons remarquer ici que les ennemis de notre salut se conduisent à peu près dans la guerre qu'ils nous font, comme des soldats rangés en bataille : ils ont ordre de nous attaquer et de nous combattre toutes les fois qu'ils nous rencontreront.
27. Mais, une chose qui ne doit pas peu nous surprendre et nous faire trembler, c'est que parmi ceux qui succombent aux tentations, il y en a qui font des chutes bien plus funestes que les autres c'est encore une remarque que j'ai pu faire. Je dis donc que celui qui a un intellect pour comprendre, comprenne ce que je veux dire ici.
28. Le démon a ordinairement l'habitude d'employer tous ses efforts, toute son occupation, tous ses soins, tous ses diriger tous ses projets et ses desseins de manière à faire tomber les anachorètes dans des crimes qui sont en dehors et contraires à ce que la nature semble demander. C'est pour venir à bout de son dessein que souvent il les a laissés vivre au milieu des femmes, sans leur inspirer ni mauvaises pensées ni mauvais désirs; mais les malheureux se sont laissés prendre à cet artifice, ils se sont crus heureux et tranquilles dans cet état de choses, et n'ont pas voulu comprendre que, où le danger est assez grand et funeste par lui-même, il n'y a pas besoin d'un autre moyen ni d'une autre tentation pour les perdre.
29. Je crois que les démons, ces impitoyables homicides de nos âmes, ont deux raisons principales pour nous porter avec tant d'ardeur et de zèle, à des péchés qui répugnent aux lois de la nature : c'est, premièrement, parce que nous avons toujours en notre pouvoir et en notre disposition la matière du péché; secondement, parce qu'ils nous font par là mériter des peines plus sévères. C'est ce que misérablement éprouvé un homme extraordinaire. Il avait dans un temps commandé avec un empire absolu à ces bêtes féroces; mais un jour il en fut si horriblement assailli et si vigoureusement attaqué, que, non seulement elles le privèrent de la nourriture céleste dont il savourait les douceurs, mais le dépouillèrent de tout et le livrèrent à la plus affreuse misère. C'est pourquoi le bienheureux Antoine, notre maître dans la vie religieuse, en pleurant le malheur de cet homme qui cependant le répara par les rigueurs de la pénitence, disait en poussant de longs gémissements : «Elle est tombée cette grande et solide colonne de vertus.» Ce saint Père a jugé dans sa sagesse qu'il ne devait pas nous apprendre quelle était l'espèce de péché que ce malheureux avait commis contre la chasteté; mais on pense qu'il s'agissait d'un crime qu'il avait fait sur son propre corps. Hélas ! il y a donc en nous une espèce de mort et un principe de ruine bien funeste; et cette malheureuse mort réside en nous-mêmes, nous accompagne partout; mais c'est surtout pendant les années de la jeunesse, et je n'ose ni dire ni écrire son nom, car saint Paul me le défend par ces paroles : «Il est des choses qui se font en secret, qu'il serait honteux et indécent de nommer.» (Eph 5,12)
30. Cette chair, qui est tout à la fois et notre amie et notre ennemie, le même Apôtre ne craint pas de l'appeler une mort : «Malheureux que je suis ! s'écrie-t-il, qu'est-ce qui me délivrera de ce corps de mort» (Rom 7,24); et un autre théologien l'appelle «une servante vicieuse et qui ne se plaît que dans les ténèbres de la nuit». Je vous avoue que je désirerais bien savoir les raisons pour lesquelles ces deux grands saints ont parlé ainsi de notre corps.
31. Si notre chair est une mort, nous pouvons donc dire qu'il ne mourra pas celui qui l'aura vaincue. Mais où prendre un homme qui, en se préservant entièrement des souillures de la chair, mérite de vivre et de ne jamais voir les horreurs de la mort ?
32. Ce serait ici le lieu de chercher à connaître quelle serait la personne la plus recommandable, ou celle qui, étant morte par le péché, est ressuscitée à la grâce, ou celle qui, n'étant jamais morte, a conservé son innocence. Quelqu'un a prononcé que c'était la dernière de ces deux personnes; mais je ne partage pas son avis, et je crois même qu'il s'est trompé : car Jésus Christ est mort et ressuscité. Celui, au contraire, qui donnerait la préférence à la première personne, le ferait, sans doute, parce qu'il croirait que ceux qui ont eu le malheur de se donner la mort en tombant dans le péché ne doivent jamais désespérer de leur salut.
33. Le démon de l'impureté, cet ennemi cruel et rusé des hommes, afin de nous faire tomber plus facilement dans quelque faute d'incontinence, faute dont il est lui-même l'auteur, nous suggère que Dieu est plein de commisération pour ceux qui ont le malheur de se livrer à la luxure, et qu'il leur pardonne avec d'autant plus de bonté et de clémence, que cette passion est plus naturelle à l'homme, Mais ne manquons pas de bien reconnaître ses ruses et sa perfidie : à peine avons-nous commis un péché honteux, qu'il s'empresse de nous montrer Dieu comme un juge sévère, inexorable et qui ne pardonne rien. Or voyez qu'avant de nous faire consentir au péché, et pour y réussir, il nous représente Dieu comme infiniment bon, clément et miséricordieux, et qu'après qu'il a pu accomplir son mauvais dessein, et qu'il nous a précipités dans
l'abîme, il ne cesse de nous parler de la sévérité et de la rigueur des jugements du Seigneur, afin de nous jeter dans le rage et les horreurs du désespoir, et de consommer ainsi notre perte éternelle. Mais il va plus loin : tant que dure ce sentiment de tristesse désespérante qu'il nous a donné, il n'a pas besoin de nous exposer à de nouvelles tentations; il nous tient sous son esclavage; il nous laisse donc tranquilles; mais aperçoit-il que ces regrets douloureux et poignants qu'il nous a inspirés, se calment et, s'apaisent, cet implacable ennemi recommence ses attaques tout comme auparavant et nous expose eu même danger et aux mêmes fautes.
34. Observons que le Seigneur se plaît et prend d'autant plus volontiers ses délices dans un coeur et dans un corps purs et chastes, qu'il est Lui-même, la pureté par essence, et qu'Il est infiniment éloigné de toute souillure produite par les corps; et que les démons, ces monstres hideux de l'enfer ne sont contents, ainsi que nous l'enseignent certains, que dans les mauvaises odeurs qu'exhalent les passions, et dans les ordures d'un corps flétri et corrompu par le vice honteux.
35. La chasteté nous unit intimement avec Dieu par une sainte familiarité, et, qu'autant que notre faible nature en est capable, elle nous rend semblables à Lui.
36. Comme la rosée donne aux fruits de la terre la douceur qu'ils ont, de même la vie religieuse et l'exacte obéissance produisent les doux et agréables parfums de la chasteté; que, si la solitude est capable de calmer et d'éteindre les ardeurs de la concupiscence, la fréquentation des mondains et l'esprit de dissipation leur rendent bien vite l'existence et la vie; et nous devons, à la louange de l'obéissance, dire qu'elle réprime toujours, et en quelque lieu que nous soyons, les mouvements désordonnés de notre corps, et les empêche de reparaître.
37. J'ai quelquefois observé que, par un heureux contrecoup, l'orgueil a produit la vertu d'humilité. Lorsque j'ai vu cette merveille étonnante, je me suis rappelé ces paroles : «Qui peut pénétrer dans les Desseins et dans les Pensées du Seigneur ?» (Rom 11,34) Car nous pouvons voir que la gourmandise et l'enflure du coeur, le faste et l'orgueil, enfantent des fautes honteuses, et que ces fautes auxquelles on s'est volontairement livré, sont souvent des occasions d'humilité.
38. N'est-il pas absolument semblable à cet homme insensé qui, pour éteindre des flammes, se sert d'huile qu'il y jette, celui qui s'imagine qu'il pourra triompher du démon de l'impureté, en vivant dans les délices et dans les excès de l'intempérance ?
39. À qui comparerons-nous celui qui prétend follement terminer avec succès la guerre qu'il soutient contre la luxure avec la seule arme de la tempérance et de la sobriété ? Disons sans hésiter qu'il ressemble à celui qui, étant tombé dans la mer, ne voudrait, pour se sauver, ne se servir que d'une main en nageant. Réunissons donc, si nous voulons triompher, l'abstinence et l'humilité; car nous ne ferions rien avec la première de ces deux vertus, si la seconde n'est avec elle.
40. Lorsqu'on est enclin à quelque vice particulier, c'est contre ce vide qu'il faut diriger ses efforts d'une manière spéciale; c'est ce vice qu'il faut attaquer et vaincre avant tous les autres; mais c'est surtout lorsque nous voyons qu'il règne en nous et que nous le portons avec nous, que nous devons le combattre avec force et constance; car agir autrement, c'est ne vouloir pas faire la guerre aux autres défauts, c'est vouloir les nourrir et les conserver. Rappelons que ce ne sera qu'en exterminant ce cruel Égyptien, que nous mériterons de voir Dieu avec Moïse dans un nouveau buisson ardent, je veux dire l'humilité.
41. Dans une tentation, j'ai éprouvé moi-même les ruses du démon : ce loup cruel et trompeur me procura, par un dessein perfide, une joie et une allégresse déraisonnables, des consolations sans fondement, et des larmes pleines de fausses délices; et moi, simple, crédule et sans expérience, je croyais que toutes ces choses si flatteuses et si agréables étaient des dons du ciel, tandis que tout cela n'était qu'un piège que me tendait le démon pour me faire tomber.
42. Puisque tous les autres péchés que l'homme petit commettre, sont hors de son corps, et que le péché seul de luxure est contre son corps, ce qui arrive parce que par les mouvements de la concupiscence il souille et corrompt sa propre chair, je voudrais bien savoir pour quelle raison, dans les différentes fautes que font les hommes, nous disons, communément qu'ils ont été trompés, et lorsque nous apprenons qu'une personne est tombée dans un péché honteux, nous nous écrions avec douleur et tristesse : Hélas ! elle est tombée.
43. Les poissons ne craignent pas autant l'hameçon qu'une âme voluptueuse ne fuit la quiétude.
44. Aussi, lorsque le démon veut unir deux personnes par les liens d'un amour profane et criminel, il commence par examiner attentivement quelles sont leurs différentes inclinations pour savoir par laquelle allumer l'incendie.
45. Ne sommes-nous pas témoins tous les jours et ne pouvons-nous pas rendre témoignage que tous, ceux qui sont les tristes esclaves du vice honteux, sont remplis d'affection pour les autres, sensibles à leurs malheurs, touchés de compassion pour eux, mêlent facilement leurs larmes avec les leurs, et n'usent à leur égard que de paroles douces et flatteuses. Ah! ceux qui désirent de devenir et d'être chastes, ne se laissent pas aller à une tendresse si étudiée.
46. Un homme plein de prudence, de sagesse, et d'une profonde érudition, me proposa un jour cette question grave, importante et difficile : «Quel est, me dit-il, le péché que vous croyez le plus grand et le plus énorme après l'homicide et l'apostasie ?» Je lui répondis que je pensais que c'était l'hérésie. «Mais, répliqua-t-il, si l'hérésie est le plus grand péché après l'homicide et l'apostasie, comment se fait-il que l'Église catholique admette à la participation des saints mystères les hérétiques, aussitôt qu'ils ont abjuré et anathématisé sincèrement leurs erreurs, et que conformément à la tradition apostolique, elle éloigne de la table eucharistique, pendant des années entières, ceux qui ont eu le malheur de tomber dans la fornication, quoiqu'ils aient confessé leur péché, qu'ils s'en soient corrigés, et qu'ils en fassent une sincère pénitence ?» Cette répartie inattendue me surprit si fort, que je ne suis qu'y répondre ; et la question demeura indécise.
47. Donnons ici une attention particulière pour examiner, connaître et peser la différence qu'il y a entre les pensées et les affections que le démon de la luxure nous inspire pendant la récitation des psaumes, et celles que nous suggère, l'Esprit saint par le moyen des paroles divines que nous prononçons; et voyons combien celles du saint Esprit nous donnent abondamment de force et de courage pour combattre notre ennemi infatigable.
48. Pauvres jeunes gens ! c'est surtout sur vous que vous devez avoir les yeux continuellement fixés ! Hélas ! j'ai remarqué un grand nombre de jeunes personnes qui, tandis qu'elles adressaient à Dieu des prières ferventes et sincères pour d'autres personnes qu'elles aimaient et qui leur étaient chères, se sont laissées surprendre et dominer par l'esprit immonde; elles croyaient cependant dans ces supplications ne remplir qu'un devoir de reconnaissance et de charité.
49. Les différents attouchements sont très propres à souiller nos corps ; fuyons-les donc avec horreur et n'oublions jamais combien ils peuvent nous être dangereux et funestes. Rappelons-nous sans cesse l'exemple remarquable d'un jeune homme d'une profonde sagesse et d'une grande chasteté. Sa mère était malade, et il était nécessaire qu'il la portât entre ses bras, or il portait les précautions et la vigilance jusqu'à se couvrir les mains, afin de ne pas la toucher. Ne manquez donc pas, je vous prie, d'éviter toute sorte d'attouchements, soit ceux qui seraient déshonnêtes et criminels, soit ceux qui seraient honnêtes et indifférents, soit ceux que vous feriez sur vous, soit ceux que vous feriez sur les autres.
50. Personne, je pense, ne peut avec raison et vérité appeler saint celui qui n'aura pas purifié de toute souillure la boue dont son corps est composé, et qui ne l'aura pas sanctifiée, et comme transformée, si toutefois cette transformation est possible en ce monde.
51. C'est surtout lorsque nous nous mettons au lit pour prendre notre repos, que nous devons nous conduire avec prudente et veiller sur nous; car pendant notre sommeil, notre âme est, pour ainsi dire, sans son corps; elle combat seule contre le démon. Or, si notre esprit par de mauvaises pensées que nous aurions en nous endormant, se trouve porté à des plaisirs déshonnêtes, ne s...
52. Ne vous endormez donc et ne vous réveillez qu'avec le souvenir de la mort, et que la prière vous tienne toujours uni à Jésus. Ces deux pratiques, faciles et importantes, vous seront pendant votre sommeil du plus grand secours pour vous préserver de tout accident fâcheux.
53. Certains pensent que ces combats importuns que nous sommes obligés de soutenir contre le démon impur, et que ces accidents humiliants qui nous arrivent dans le sommeil, sont ordinairement produits et causés par une trop grande abondance de nourriture qu'on a prise : cependant je peux assurer avec vérité que j'en ai rencontré plusieurs ou qui étaient malades et dangereusement malades, ou qui, par des jeûnes rigoureux, avaient exténué leur corps, lesquels ont éprouvé ces mouvements déréglés de la chair.
Or voici ce que me dit un jour sur ces sortes de misères humaines un moine des plus sages, des plus réfléchis et des plus respectables de sa communauté : «Ces accidents nocturnes, me dit-il avec une clarté et une précision qui me frappèrent d'étonnement, arrivent quelquefois de l'abondance de la nourriture et des douceurs du repos; d'autres fois, de l'orgueil, et c'est lorsque nous nous réjouissons et que nous nous applaudissons de les avoir longtemps empêchés par nos soins et nos précautions; enfin nous les éprouvons d'autres fois, lorsque nous nous donnons la liberté de juger et de condamner témérairement nos frères. Or, ajouta-t-il, ces deux dernières causes, et peut-être toutes les trois, sont communes aux personnes qui sont malades, comme à celles qui ne le sont pas.»
Si donc il se trouve quelqu'un assez heureux pour ne rien souffrir de ces trois choses, il doit jouir d'une grande consolation, puisqu'il voit dans son corps une pureté que rien ne trouble. Ce qui peut uniquement lui inspirer quelque inquiétude, c'est de soupçonner avec crainte que cet état peut venir de la perfidie du démon; mais qu'il se rassure et se console, en pensant que Dieu permet cette peine et cette inquiétude qui n'ont rien de criminel, afin qu'il puisse acquérir une humilité plus profonde.
54. Qu'on évite avec soin pendant le jour de repasser dans la mémoire les songes et les fantômes qui pendant la nuit auraient troublé l'imagination; car c'est, pour nous porter à quelques actions déshonnêtes, que les démons excitent en nous ces accidents nocturnes.
55. Mais remarquons ici avec une attention spéciale une ruse détestable du démon pour nous perdre. Voici donc la manière dont il se sert pour nous faire tomber. Comme certains aliments insalubres ne causent des maladies qu'une année après qu'on les a pris, et quelquefois les produisent presque tout de suite; de même les choses qui, par les jouissances qu'elles nous donnent, tendent à corrompre notre coeur, n'obtiennent ce misérable effet qu'après un temps assez considérable. C'est pour cette raison que j'ai rencontré des personnes qui se mettaient familièrement à table avec des femmes et conversaient librement avec elles, sans éprouver dans ces moments aucune mauvaise pensée; mais, hélas ! qu'est-il ensuite arrivé ? Ces malheureux se sont fiés à eux-mêmes, et cette confiance présomptueuse les a perdus; car dans le temps même où ils se croyaient dans une paix et une sécurité parfaites dans leurs cellules, ils ont rencontré une mort bien déplorable. Or celui qui a fait la triste expérience de ce que je dis ici, ne comprend que trop quelle est cette mort dont je parle, si elle regarde le corps, ou l'âme. Que celui qui n'a rien éprouvé de semblable, vive longtemps dans une heureuse ignorance !
56. Les moyens les plus efficaces que nous puissions employer contre les dangers et les écueils auxquels nous exposent les tentations impures, c'est de nous revêtir d'un rude cilice, de nous couvrir de cendres, de passer les nuits dans les veilles et les travaux, de souffrir la faim et la soif, de fixer notre demeure au milieu des tombeaux et des cadavres, de ne manger que du pain, de ne boire que de l'eau, mais surtout de vivre dans une humilité parfaite, enfin, si la chose est possible, de choisir un père spirituel qui soit sévère, ou un frère, plein de ferveur et de prudence, qui nous dirige et nous secoure, non pas tant par le poids et l'autorité de ses années, que par la vertu de sa sagesse et par la justesse de son jugement; car je regarderais comme une chose merveilleuse, si, étant uniquement livré à vous-même, vous vous préserviez du naufrage au milieu d'une tempête si furieuse.
57. Il arrive assez souvent que le même péché mérite un jugement mille fois plus sévère et une punition bien plus rigoureuse dans une personne que dans une autre. En effet les circonstances en augmentent, ou en diminuent l'énormité : telles, par exemple, que l'habitude de le commettre, le lieu où l'on s'en est rendu coupable, l'état et la condition de celui qui pèche, et d'autres circonstances nombreuses qui peuvent rendre le crime plus ou moins considérable.
58. On me raconta un jour un fait d'une rare pureté, et je doute qu'on puisse pratiquer cette vertu avec une plus grande perfection. Quelqu'un aperçut par hasard un corps d'une beauté extraordinaire. Or cette vue le porta de suite à glorifier par ses louanges la souveraine Beauté de Dieu dont cette qu'il avait sous les yeux, n'était qu'une image bien imparfaite, et lui inspira un sentiment d'amour de Dieu si vif et si ardent, qu'il monda d'un torrent de larmes le lieu où il était. Je vous demande, n'était-ce pas une chose admirable que ce qui aurait été pour plusieurs une funeste occasion de chute et de ruine spirituelles, devint pour ce saint homme un moyen surnaturel pour se procurer les récompenses célestes ? et, si l'on peut encore trouver des hommes semblables qui, dans de pareilles circonstances, éprouvent les mêmes sentiments, et soient aussi purs et aussi unis à Dieu par la charité, ne doit-on pas dire d'eux que, dans une chair corruptible, ils vivent déjà de la même manière que nous vivrons après la résurrection générale ?
59. Tels devraient être du moins nos sentiments, lorsque nous entendons chanter les saints cantiques et quelque mélodies; car les personnes qui aiment Dieu avec ardeur, sont émues d'une allégresse toute céleste, d'une affection divine et d'une tendresse qui va jusqu'aux larmes, quand elles entendent une belle harmonie, soit qu'elle soit sacrée, soit même qu'elle soit profane. Ceux, au contraire, qui sont esclaves des plaisirs des sens, éprouvent des sentiments et des mouvements tout opposés.
60. Parmi ceux qui se sont retirés dans le désert pour mener une vie érémitique, il y en a qui sont, ainsi que nous avons eu l'occasion de le remarquer, beaucoup plus exposés aux fureurs des démons. Ce qui ne doit point nous étonner, car ce sont surtout les lieux solitaires qu'ils habitent depuis que notre Seigneur, pour notre salut, leur a défendu de fixer leur demeure dans nos corps, qu'Il les a chassés des lieux habités, ou qu'Il les a précipités dans les cachots éternels.
61. Il est à remarquer que le démon de la luxure s'attaque surtout aux solitaires, afin que consternés et abattus par des tentations humiliantes, ils s'imaginent qu'ils ne retirent aucun avantage de leur solitude, et qu'ils prennent enfin la funeste résolution de rentrer dans le tumulte et dans les agitations du siècle. Il est encore à observer que, lorsque nous sommes au milieu du monde, le démon nous laisse assez tranquilles; mais c'est afin que nous croyant délivrés à des tentations, il puisse nous persuader que nous sommes en état de vivre sans danger au milieu des séculiers et des mondains.
62. Là où nous sommes le plus souvent tentés, c'est là où le démon ne voudrait pas que nous fuissions, et que c'est là, par conséquent, où nous devons soutenir ses assauts avec plus de force et de courage, de zèle et de persévérance; enfin, que celui qu'il n'attaque pas ainsi, semble être devenu son ami.
63. Si l'obéissance nous oblige à demeurer quelque temps dans le monde pour y traiter d'une affaire importante et nécessaire, la Main et la Grâce de Dieu nous protégeront; les prières et les voeux de notre supérieur sont encore capables de nous obtenir cette faveur, afin que le Nom du Seigneur ne soit pas blasphémé à cause de nous. Nous pouvons encore être sans tentations au milieu des embarras du siècle, à cause de notre insensibilité et de notre indifférence pour les choses du monde, lesquelles nous avons acquises par le dégoût que ces choses mondaines nous ont donné dans l'usage rassasiant que nous en avons fait; et d'autres fois, parce que tous les autres démons se sont retirés d'auprès de nous, et qu'il n'est demeuré avec nous que celui de la vaine gloire et de l'orgueil pour nous faire la guerre, et tenir lui seul la place de tous les autres.
64. Vous tous qui avez résolu de garder la chasteté et à être fidèles à cette vertu céleste, écoutez-moi, je vous prie, et remarquez avec moi un nouveau genre de malice de la part du cruel et impitoyable séducteur de nos âmes : veillez surtout avec grand soin pour ne pas en devenir les tristes victimes. Un serviteur de Dieu, qui en était instruit par sa propre expérience, m'a raconté que souvent le démon de l'impureté se retire de nous jusqu'au temps qu'il a fixé pour être le plus propre et le plus convenable à la tentation dans laquelle il veut nous faire tomber; que pendant cet intervalle il excite dans le malheureux qu'il veut précipiter dans le péché, les plus beaux et les plus pieux sentiments de dévotion, et qu'il lui ouvre une source abondante de larmes dans le temps même qu'il se trouve dans la compagnie des personnes du sexe, qu'alors il inspire à cet imprudent de leur parler avec zèle de la mort et du jugement, de la tempérance et de la chasteté, et de les exhorter à faire des méditations fréquentes sur les vérités importantes du salut et à pratiquer avec une inviolable fidélité les vertus si belles et si nécessaires que commande la religion. Trompées par ces discours et par ces apparences de piété, ces pauvres personnes courent, comme après un véritable pasteur, à la suite de ce moine, qui, par les ruses du démon et sans que lui-même s'en soit presque aperçu, est devenu un loup sanguinaire et dévorant. Mais que va-t-il arriver ? Hélas ! par la familiarité que peu à peu elles prennent, et par la liberté qu'elles ont de s'entretenir avec lui, elles finissent par se précipiter elles-mêmes et, avec elles, ce malheureux dans l'abîme profond du péché, et par consommer sa perte.
65. Évitons donc de tout notre possible, non seulement de voir et de considérer ce fruit de mort, mais d'en entendre parler, puisque dans notre profession religieuse nous avons fait solennellement la promesse de n'en jamais goûter. Ne devrions-nous pas être saisis d'une sainte indignation, si nous en trouvions parmi nous qui fussent assez insensés pour se croire aussi forts et fermes que David ? la chose est-elle possible ?
66. La chasteté est une vertu si belle, si noble, si digne de nos éloges et de nos louanges ! elle est exempte de la moindre souillure, elle est capable de procurer et à l'âme et au corps une paix et une tranquillité parfaites.
67. Certains ont enseigné qu'on ne peut plus appeler chaste une personne qui est tombée dans quelque faute honteuse. Je ne peux admettre une opinion semblable. C'est pourquoi il me semble que pour la réduire à sa juste valeur, je dois dire qu'il est facile à Dieu, s'il Lui plaît, d'enter un olivier sauvage sur un olivier franc, et de lui faire porter d'excellents fruits. Au reste, si les clés du royaume des cieux avaient été confiées à un homme qui eût conservé son corps dans une inviolable chasteté, leur sentiment pourrait peut-être paraître plus probable; mais tout le monde sait que saint Pierre avait, une belle-mère et une femme. (cf. Mt 1,30) Le prince des apôtres doit donc leur fermer la bouche, et leur apprendre que dans tous les temps de la vie, on peut acquérir la chasteté.
68. Le démon de l'impureté suggère mille pensées et prend toute sorte de formes pour tenter et faire tomber les hommes. Ainsi il ne cesse d'exciter, de porter et de pousser ceux qui ont eu le bonheur de conserver leur innocence sans tâche, à goûter seulement un peu ce que c'est que les plaisirs sensuels, à examiner et à éprouver s'ils leur conviendraient. Il leur dit intérieurement qu'ils ne s'y livreront pas longtemps et qu'ils y renonceront ensuite. Quant à ceux qu'il a gagnés, il ne cesse de leur remettre devant les yeux l'image attrayante de voluptés dont il ont déjà joui, afin de les engager à s'y abandonner de plus en plus. Or voici ce qui arrive ordinairement dans ces tentations différentes : ceux qui, par une funeste expérience, ne connaissent pas encore ces plaisirs criminels, ne succombent pas facilement et tout d'un coup; quelques-uns même parmi ceux qui ont eu le malheur de se laisser séduire et de savourer honteusement le plaisir que le démon leur promettait, s'en dégoûtent, font des difficultés et opposent une vigoureuse résistance; enfin ou voit le contraire dans plusieurs autres : ils contractent l'infâme habitude de ces voluptés charnelles, et ne peuvent plus s'en passer.
69. Lorsque à notre réveil, nous trouvons notre âme et notre corps dans la pureté et le calme, nous devons penser que les anges nous ont obtenu cette faveur en vertu des prières que nous avons faites et de la sobriété que nous avons observée avant notre repos. Mais si le contraire était arrivé, et que de mauvais songes nous eussent plongés dans la tristesse et l'ennui, qu'enfin des fantômes nous poursuivissent et nous troublassent par leur honteuse importunité, rappelons-nous ces paroles :
70. J'ai vu l'impie, le démon de l'impureté extrêmement élevé : il égalait en hauteur les cèdres du Liban, troublant mon coeur par sa fureur et par les agitations qu'il lui communiquait; je n'ai fait que passer par les austérités de l'abstinence et du jeûne, et il n'était déjà plus; sa rage contre moi avait cessé ; et encore ces autres paroles : Dans l'humilité de mes pensées je l'ai cherché, et je n'ai pu le trouver, ni le lieu qu'il habitait, ni même les vestiges de ses violences. (cf. Ps 36,35-36).
71. Celui qui triomphe de sa propre chair, triomphe de la nature même; mais celui qui a triomphé de la nature, est au dessus de la nature; mais celui qui est au dessus de la nature, est presque aussi parfait que les anges.
72. En effet je n'aperçois rien de surprenant, si des esprits exempts de toute matière, comme les anges bons ou mauvais, combattent d'autres esprits immatériels comme eux; mais ce qui me surprend et m'étonne, c'est de voir des hommes pétris d'une chair de terre et de boue, faible et chancelante, infidèle et corrompue, mais, que dis-je ? d'une chair ennemie, en venir aux prises avec les démons qui sont des esprits délivrés du poids et de l'embarras d'un corps, les vaincre et les mettre en fuite.
73. Le Seigneur, par un trait tout particulier de sa Providence en faveur du genre humain, a inspiré aux femmes l'esprit de modestie, de honte et de pudeur. Si les femmes avaient la même liberté et la même hardiesse que les hommes, pourrait-on dire que la chasteté conduirait une seule âme en paradis ?
74. Nos pères les plus instruits dans les voies de la vie spirituelle, et sur la sagesse desquels nous pouvons sûrement compter, nous enseignent qu'il faut reconnaître une différence essentielle entre le premier mouvement de l'âme, la sympathie de notre esprit pour une pensée impure et le consentement qu'on donne au péché, et entre la défaite et la captivité qu'on subit, le combat qu'on soutient et la passion qui agit.
Ils disent que le premier mouvement de l'âme est une espèce de discours simple et nu, et la représentation d'un objet, choses qui se passent dans l'imagination; que la sympathie de l'esprit pour l'objet qu'il s'est figuré par la pensée, est un certain entretien, une certaine conversation de notre âme avec l'objet qu'elle considère, soit qu'elle en agisse de la sorte avec une mauvaise intention, soit qu'elle le fasse sans mauvais dessein; que le consentement qu'on donne au péché, est un amour et une affection qui la portent à vouloir et à posséder l'objet qu'elle s'est représenté; que la captivité est la violence qui est faite à notre coeur, laquelle l'entraîne, comme malgré lui et l'enchaîne, ou bien un lien fort et constant qui le fixe et l'attache à l'objet dont il est ému et lui fait perdre l'heureux état de grâce et d'innocence; que le combat est une égalité de forces qu'on emploie pour combattre un ennemi; de sorte qu'une âme qui se trouve exposée au combat, peut, selon sa volonté, vaincre, ou être vaincue; enfin que la passion bien formée est un vide qui depuis longtemps s'était glissé dans notre âme, y a pris racine, et l'a conduite peu à peu dans une telle habitude de mal faire, qu'elle le suit avec plaisir et exécute avec ardeur ce qu'il lui commande.
Cela dit, vous remarquerez sans doute que le premier mouvement de notre âme qui, sans le vouloir, reçoit l'impression d'un objet, n'est sûrement pas criminel, que la représentation de cet objet dans notre esprit, n'est pas tout-à-fait innocente; mais que le consentement qu'on donne à cette représentation, est un péché plus ou moins grave, selon que, pour y résister, l'âme fait des efforts plus ou moins grands et généreux; que le combat procure des châtiments ou des récompenses; que la captivité n'est pas toujours la même et qu'elle dépend des circonstances; car si elle arrive pendant la prière, elle n'est pas ce qu'elle serait dans un autre temps, si c'est par rapport à des choses indifférentes, elle ne doit pas être ce qu'elle serait par rapport à des choses mauvaises; enfin que, quant à la passion formée, il est indubitable que si elle n'est pas punie en ce monde par une conversion solide et sincère, et par une pénitence proportionnée aux fautes qu'elle a fait commettre, elle le sera dans l'autre, par des supplices éternels. De toutes ces observations tirons cette conséquence importante, et disons que celui qui ne souffre et ne permet pas que le premier mouvement fasse impression sur lui, arrête dans leur principe toutes les tentations qu'il éprouverait, et coupe la racine au mal.
75. Ceux d'entre les Pères qui ont le plus de lumières et de discernement, remarquent encore une autre espèce de pensée beaucoup plus subtile. Ils l'appellent une insinuation doucereuse et subreptice. Or cette pensée pénètre dans l'âme d'une manière si douce, si insinuante et si soudaine, que l'âme n'a, pour ainsi dire, ni le temps, ni les moyens de s'en apercevoir. On ne peut rien voir de plus précipité dans les mouvements les plus agiles des corps, rien de plus prompt et de plus subtil dans les agitations des esprits, c'est une action presque imperceptible dont à peine l'âme conserve le souvenir, qui existe sans durée de temps, qui ne laisse faire aucune réflexion, et que quelquefois même on éprouve sans qu'on s'en aperçoive. Si quelqu'un a été assez heureux pour obtenir de Dieu de pénétrer et de comprendre cette espèce de mystère, il pourra nous dire comment il arrive que, par un simple coup d'Ïil, par un regard, par un innocent attouchement de mains et par quelques paroles qu'on chante, sans même qu'on y laisse arrêter ni l'imagination ni la pensée, l'âme s'en trouve comme emportée, et que la passion impure s'empare d'elle et la corrompe tout de suite.
76. Certains disent que ce sont les pensées qui prennent naissance dans le coeur, lesquelles portent le corps à des actions d'impureté. D'autres, au contraire, soutiennent que c'est par le moyen des organes et des sens du corps que les pensées sont excitées dans l'esprit. D'autres assurent que le corps ne fait qu'obéir à l'esprit, et le suit : enfin on en rencontre quelques autres qui, pour prouver que l'esprit est moins coupable que le corps, on plutôt que le corps est seul coupable, démontrent, autant qu'ils le peuvent, que très souvent les mauvaises pensées ne se glissent dans l'esprit que par la vue d'un objet agréable, d'une beauté qui frappe et éblouit, par de simples touchers de mains, par la bonne odeur des parfums qu'on respire, et par la douceur des sons qu'on entend. Pour moi, je prie très humblement dans le Seigneur, celui qui connaîtrait où en sont réellement les choses, de nous l'apprendre; car cette connaissance est très utile et même nécessaire à ceux qui ne veulent agir et ne se déterminer que par principe et avec certitude; mais elle est fort inutile à ceux qui ne désirent servir Dieu qu'avec simplicité de coeur.
La science et les talents de l'esprit ne sont pas le partage de tout le monde, je le sais; mais aussi je n'ignore pas que la bienheureuse simplicité, qui est une cuirasse forte et puissante contre les traits des ennemis du salut, ne règne pas dans tous les coeurs.
77. Il y a des passions qui, après avoir pris naissance dans l'esprit, portent leur rage et leur fureur sur les corps; et il y en a d'autres, au contraire, qui, occasionnées par les corps, exercent leurs ravages sur les esprits. Ces dernières arrivent ordinairement aux personnes qui vivent dans le monde; et les premières, à ceux qui vivent dans les monastères, parce qu'ils ne voient pas les objets qui tentent ceux qui vivent au milieu du siècle. Quant à moi, la seule chose que je puisse encore affirmer, c'est que si vous voulez trouver la prudence et la sagesse dans les personnes qui sont esclaves des passions, vous n'en viendrez jamais à bout.
78. Lorsque, pendant longtemps et par beaucoup d'efforts nous avons fait la guerre au démon de la luxure, qui est, pour ainsi parler, l'allié de notre chair de boue, et que par nos jeûnes rigoureux, comme par des coups de pierre, par notre humilité, comme avec une épée, nous l'avons chassé de notre coeur, alors ce misérable s'attache comme un ver à notre corps, et s'efforce de souiller notre âme, en excitant sur nous des mouvements importuns et contraires à la raison.
79. C'est surtout le malheur qui arrive communément à ceux qui obéissent à l'esprit de l'orgueil, en effet, tandis qu'ils ne cessent de s'applaudir de se voir délivrés des mauvaises pensées, ils tombent dans les pièges que leur a tendus la vanité; et pour nous convaincre de cette triste vérité, voyons et examinons attentivement, mais avec simplicité de coeur, pour quelles raisons ces personnes se trouvent exemptes des pensées déshonnêtes. N'est-ce pas sûrement parce que le démon, plein de ruse et de malice, s'est caché dans les plis les plus secrets de leur coeur, et que là il leur suggère que c'est par leurs soins, leur prudence et leurs travaux, qu'elles ont pratiqué la chasteté et acquis cette belle et parfaite pureté qu'elles possèdent ? Les malheureux ! ils ont oublié cette parole : «Qu'avez-vous que vous n'ayez reçu ?» (1 Cor 4,7)
Que les personnes dans le coeur desquelles le démon se serait ainsi caché, s'appliquent tout de bon à combattre et à tuer ce serpent dangereux; qu'elles le chassent loin de leur coeur par une profonde humilité, afin que, délivrées de ses morsures cruelles et empoisonnées, et dépouillées de ces tuniques de peau dont elles étaient couvertes, elles puissent enfin chanter à la louange du Seigneur un cantique de triomphe et de victoire, et, réunies aux enfants qui ne se sont jamais souillés par des choses contraires à la chasteté, répéter l'hymne de la pureté. Mais elles ne sauraient le faire, nous le répétons, si elles se contentent de se défaire des tuniques dont nous venons de parler, et qu'elles ne se revêtent pas des vêtements de l'innocence et des habits d'une profonde humilité.
80. Le démon dont il est question ici, est beaucoup plus rusé que les autres : il sait observer et connaître les circonstances où il pourra nous tendre ses pièges avec plus de succès. C'est ainsi que pour nous tenter, il choisit et préfère les moments pendant lesquels il nous est impossible de nous servir de nos corps pour nous adresser à Dieu par des prières ferventes.
81. Aussi conseillons-nous à ceux qui ne savent pas encore prier mentalement, de mortifier leurs corps pendant leurs prières vocales, soit en étendant les bras, soit en se frappant la poitrine, soit en élevant affectueusement et souvent leurs yeux vers le ciel, soit en poussant des soupirs et des gémissements, soit en se tenant à genou : toutes ces mortifications et ces moyens pieux leur procureront de grands avantages. Mais s'il arrive que par la présence de quelque personne, on ne puisse pas se servir de ces pratiques de piété, le démon profite de cette occasion pour nous attaquer, et il n'est pas rare qu'on ne tienne pas ferme contre la tentation; de sorte que par défaut de courage, ou faute de ferveur dans la prière, on chancelle et l'on succombe.
Quant à vous, si vous vous trouviez exposé à une pareille épreuve, retirez-vous promptement, sortez de la foule, cachez-vous dans quelque lieu secret, portez jusqu'au ciel les voeux ardents de votre coeur; et, si vous le sentez froid et glacé, élevez les yeux de votre corps pour regarder du moins le ciel, étendez vos bras en forme de croix, afin que, par ce signe salutaire, vous puissiez confondre et terrasser ce nouvel Amalec; appelez à grands cris celui qui, seul, peut vous sauver; pour cela ne vous servez pas de paroles élégantes et étudiées, mais de mots qui respirent l'humilité du coeur et la confiance de votre âme; dites surtout : «Ayez pitié de moi, Seigneur, parce que je suis faible et languissant.» (Ps 6,3) Vous sentirez alors la présence du secours du Très-Haut, et, fortifié par ce secours céleste, vous repousserez victorieusement vos ennemis. Or je peux dire que tous ceux qui s'accoutumeront à combattre le démon de cette manière et avec ces armes, remporteront sur lui de promptes et glorieuses victoires. La seule prière du coeur serait capable de nous faire triompher. C'est ainsi que Dieu rend invincibles ceux qui combattent courageusement pour son amour; c'est ainsi qu'Il récompense leurs efforts, et couronne leur bonne volonté.
82. Dans une réunion où je me trouvai, je voyais un moine qui était très appliqué à l'affaire de son salut, et qui y travaillait avec une grande ardeur. Or je remarquai un jour que ce fervent serviteur de Dieu était violemment attaqué par des pensées impures, que ne se trouvant pas dans un lieu propre à la prière qu'il avait coutume de faire pendant ces tentations, il prétexta pour se retirer, des besoins naturels. Il se rendit donc à l'endroit destiné pour y satisfaire, et par une prière des plus ferventes il livra la bataille au démon, et le terrassa. Cependant je lui fis quelques reproches sur sa conduite : «Le lieu, lui dis-je, que vous avez choisi pour prier, ne convient nullement au saint exercice de la prière.» Mais, me répondit-il avec humilité, ne voyez-vous pas, mon père, qu'en choisissant ce lieu pour prier dans le temps que j'étais tenté par des pensées immondes, j'ai mérité d'être purifié de mes propres souillures ?»
83. Les démons cherchent à envelopper notre esprit dans des ténèbres épaisses, et puis, à porter notre coeur à chérir ce qu'ils aiment eux-mêmes. Ainsi, à moins qu'un religieux ne ferme les yeux de son âme à la lumière, le démon ne pourra lui ravir le précieux trésor de l'innocence. Mais c'est surtout de cette manière que le démon de l'impureté nous attaque et nous tente, il répand quelquefois tant de ténèbres dans l'esprit d'un pauvre moine, et par cette obscurité opère une telle confusion et un désordre si affreux dans sa raison, qu'il va jusqu'à lui faire commettre, en présence même de ses frères, des actions et des crimes dont un insensé seul serait capable. Mais qu'arrive-t-il ensuite ? Notre âme revient de sa funeste ivresse, la passion se calme, nous rentrons en nous-mêmes, et nous n'avons qu'à rougir de notre honteux aveuglement, et à gémir sur nos déplorables excès, sur les paroles que nous avons dites, sur les gestes que nous avons faits, sur les actions que nous avons commises, et sur l'état humiliant dans lequel nous nous sommes réduits en présence de tant de témoins. Cependant d'un mal il est plusieurs fois résulté un bien; car il est arrivé que cette honte des pécheurs, en considérant la conduite infâme qu'ils avaient tenue, les a convertis, et les a portés à se corriger de leur passion.
84. Repousse l'ennemi, qui, après nous avoir fait tomber dans le péché, nous détourne de la prière, des autres exercices de piété et de la vigilance sur nous-mêmes. Rappelons-nous donc la maxime de celui qui a dit : «Parce que, disait-il, j'ai vu que mon âme était oppressée par la connaissance des péchés que j'ai commis, comme par une cruelle tyrannie. J'ai résolu fortement de me venger des ennemis qui m'ont accablé de maux.» (cf. Lc 18,5)
85. Savez-vous quel est celui qui peut assurer qu'il a vaincu sa chair et triomphé de son propre corps ? c'est celui qui a comme brisé et froissé son coeur. Mais quel est celui qui a brisé son coeur ? vous le trouverez dans celui qui aura fait une abnégation entière d'elle-même; car comment celui qui a fait mourir sa propre volonté, aurait-il pu épargner son coeur ?
86. Il existe un type d'homme dominé par la passion qui, à tous les crimes dont il s'est noirci, ajoute celui de raconter avec une brutale complaisance les exécrables impudicités et les honteuses intempérances auxquelles il s'est livré.
87. Le démon, pour corrompre notre coeur, a coutume d'exciter des pensées impures dans notre esprit. Nous pouvons les combattre avec avantage, chassons-les par la tempérance, par le mépris, et par l'application à toute autre chose.
88. Ici se présente une bien grande difficulté. Nous devons faire la guerre à notre corps ? mais, hélas ! ce corps, qui n'est si cher, que j'aime si tendrement, comment pourrai-je l'enchaîner, le juger et le condamner, ainsi que je jugerai et que je condamnerai les vices les plus honteux ? Mais il n'échappe au moment même que je suis près de lui mettre des chaînes; je n'ai pas plus tôt résolu de le juger, que je me réconcilie avec lui, et si je vais quelquefois jusqu'à le condamner, je m empresse bien vite de lui pardonner. Comment pouvoir haïr ce que la nature m'ordonne d'aimer ? comment serait-il possible de se séparer de ce à quoi l'on doit être éternellement uni ? Pourrai-je faire mourir ce qui doit ressusciter un jour pour vivre avec moi dans les siècles infinis ? par quels moyens me sera-t-il donné de rendre incorruptible ce qui est corruptible de sa nature ? quelles bonnes raisons à donner à celui qui, pour me convaincre, m'en donne qui sont fondées sur l'essence même des choses ?
Si j'essaie d'enchaîner mon corps par des jeûnes, je me livre à lui, en le condamnant lorsqu'il ne les observe pas; si, en me préservant des jugements téméraires, je me délivre de son esclavage, la vaine gloire me fait retomber sous sa servitude. Mon corps est tout à la fois et mon ennemi et mon ami, et mon adversaire et mon auxiliaire, et mon persécuteur et mon défenseur. En prends-je soin, le flatté-je ? il devient insolent et se révolte contre moi; le mortifié-je ? il me fait tomber en défaillance; le rétablis-je ? il ne me laisse plus de repos et ne veut recevoir aucune réprimande ? l'affligé-je, il m'expose au dernier malheur ? le ruiné-je d'austérités, je n'ai plus les moyens pour acquérir et pratiquer les vertus : mon corps est un être que je haïs et que j'aime. Mais enfin quelle est donc cette merveille extraordinaire que je trouve en moi ? quelle peut être la raison de ce mélange singulier de mon corps avec mon âme, de ces affections corporelles avec ces affections spirituelles ? Expliquez-moi donc comment il peut se faire que je me chérisse et me déteste en même temps. Mais c'est à toi que je m'adresse, mon pauvre corps, ma pauvre chair, ma compagne inséparable, toi qui es une partie essentielle de moi-même !
Dis-moi, je te prie; apprends-moi, je t'en conjure, ce grand mystère qui m'étonne et me confond; car tu peux seule m'en donner la connaissance que je désire. Raconte-moi, s'il te plaît, par quels moyens je peux vivre sans être blessé, en demeurant avec toi; daigne m'apprendre comment je pourrai éviter les dangers nombreux auxquels je me vois exposé chaque jour, à cause de l'union inséparable et nécessaire que j'ai avec toi; car tu ne peux l'ignorer : j'ai promis au Christ de te faire la guerre. Enseigne-moi donc de quelle manière je dois et peux triompher de ta tyrannique domination ; il m'est ordonné d'user de toutes mes forces pour te vaincre et te subjuguer.
Alors la concupiscence, que le corps représente, nous donne les réponses suivantes : «Je ne vous dirai pas des choses inconnues; mais je vous raconterai, ô mon âme, ce que nous savons également l'une et l'autre. Je me glorifie d'avoir pour mère l'affection intérieure que je me porte. Je suis bien aise de pouvoir profiter et de jouir de la délicatesse avec laquelle on me traite, et de la négligence avec laquelle on remplit ses devoirs et l'on pratique la vertu, afin de produire au dehors les flammes d'un grand embrasement. Pour causer intérieurement les ardeurs et les feux criminels, je me sers du relâchement dans la piété et du souvenir bruyant des choses passées. Lorsque j'ai bien médité les péchés et les crimes dans lesquels je veux vous faire tomber, j'en viens assez facilement à bout; et, lorsque je vous ai fait tomber dans cet abîme, je vous précipite dans un autre, qui est la mort éternelle causée par l'abattement et le désespoir.
La connaissance de ma faiblesse et de la vôtre, me lie entièrement les mains, et la tempérance, les pieds, de manière que je ne peux ni agir ni marcher. L'obéissance parfaite vous délivre absolument de ma tyrannie, et une profonde humilité me donne la mort.
Quiconque, pour prix de ses travaux, a reçu le don de chasteté, qui est le quinzième degré de la perfection, quoique dans une chair corruptible, est mort et ressuscité tout à la fois, et commence dès ce monde à jouir de la bienheureuse incorruptibilité.
QUINZIÈME DEGRÉ
QUINZIÈME DEGRÉ
De la chasteté incorruptible que des hommes corruptibles par leur nature
acquièrent par de travaux et de sueurs.
1. Nous venons d'entendre la gourmandise, cette furie, nous dire que la guerre contre (la chasteté du) corps est l'un de ses rejetons. Rien d'étonnant à cela : notre premier père Adam nous l'enseigne déjà. Car s'il ne s'était pas laissé dominer par son ventre, il n'aurait jamais su ce qu'est une compagne. C'est pourquoi ceux qui observent le premier commandement ne tombent pas dans la seconde transgression; ils demeurent fils d'Adam, tout en ne connaissant pas l'état d'Adam (après la chute), mais ils sont un peu inférieurs aux anges, et cela afin d'empêcher le mal de demeurer immortel, comme le dit celui qui a été nommé le Théologien.
2. La chasteté en nous affranchissant des misères de la nature des corps, nous fait participer à la nature des purs esprits. C'est cette angélique vertu qui prépare dans nos coeurs une demeure agréable à Jésus Christ, et qui sert de bouclier à notre âme; elle fait de notre nature corruptible une nature incorruptible, et établit une admirable émulation entre les faibles mortels et les esprits immortels. Celui qui pratique cette belle vertu, repousse et éteint dans lui l'amour de créatures par l'amour de Dieu, et les flammes et les ardeurs de son corps par les ardeurs et les flammes de l'Esprit saint.
3. La tempérance est une vertu qui se mêle et s'identifie avec toutes les vertus, et en prend le nom. L'homme qui pratique la tempérance, même dans le sommeil, n'éprouve ni sensation ni mouvement capables de troubler la paix et le calme de son état.
L'homme chaste est celui sur lequel l'agréable variété des corps, leur beauté, leur tendresse et le sexe ne font aucune impression fâcheuse. Le caractère distinctif, la preuve particulière et les lois spéciales d'une sainte et angélique chasteté, c'est de n'être pas plus touché ni ému par la présence des corps vivants, que par celle des êtres qui sont morts, par la vue des hommes que par la vue des animaux. Mais faisons une sérieuse attention à cette vérité — La chasteté est un don de Dieu. Qu'il s'abstienne donc de penser et de croire, celui qui, pour acquérir le trésor précieux de la chasteté, a beaucoup et péniblement travaillé, que, s'il a le bonheur de le posséder, c'est à ses sueurs et à ses travaux qu'il en est redevable; car il n'est pas donné à notre nature de se vaincre elle-même par ses propres forces. Si donc nous remportons sur elle la victoire, reconnaissons que c'est par le secours de l'Auteur même de la nature que nous avons triomphé - en effet, ne faut-il -pas avouer que, pour vaincre, corriger et guérir, il faut être supérieur à celui qui est vaincu, corrigé et guéri ?
6. Les commencements de la chasteté consistent à refuser tout consentement aux pensées impures et aux mouvements déréglés de la concupiscence; les progrès dans cette vertu, qui en sont comme la perfection moyenne, consistent à éprouver, soit dans le sommeil, soit autrement, mais sans mauvais effets et sans mauvaises pensées, certains mouvements de notre chair, composée de terre et de boue; enfin la perfection de cette vertu céleste consiste dans l'extinction de toute pensée mauvaise, de toute image déshonnête, et de tout se...
7. Il est heureux et solidement heureux, celui qui n'est plus frappé ni touché par la beauté, le coloris et les grâces élégantes des personnes qu'il rencontre.
8. Ce ne sont pas précisément ceux qui ont préservé leurs corps de souillure, desquels on peut dire qu'ils ont pratiqué une chasteté parfaite; mais ce sont ceux qui ont parfaitement soumis à l'esprit les différents membres de leurs corps.
9. Nous devons sans doute regarder pour un homme chaste, celui qui, à la présence des corps des autres, est maître des mouvements du sien; mais nous dirons qu'il est d'une chasteté plus parfaite, celui qui est invulnérable à la vue du corps des autres, et qui par la méditation des beautés du ciel, a éteint en lui toutes les ardeurs qu'excitent si naturellement les beautés de la terre.
10. Quiconque combat l'esprit de luxure avec les armes de la prière, ressemble assez à celui qui fait la guerre à un lion. Celui qui, par la continuité et la vigueur des combats qu'il livre et soutient contre ce terrible démon, le renverse et l'abat, est semblable à un homme qui est égal au moins à son ennemi; mais celui qui a réprimé et arrêté entièrement tous les efforts impétueux de la luxure, quoiqu'il soit encore dans un corps mortel, jouit déjà des avantages et des prérogatives dont nous espérons jouir après la résurrection glorieuse.
11. Mais, si n'être plus fatigué pendant le sommeil par des rêves humiliants ni par des mouvements de concupiscence, c'est une marque non douteuse de chasteté, est-ce une preuve moins sûre de luxure, si pendant le jour les mauvaises pensées font tomber volontairement dans des souillures corporelles ? 12. Combattre l'esprit impur par des travaux et des sueurs, c'est vouloir tout simplement enchaîner un ennemi avec des liens de jonc ou d'osier; le combattre par les veilles et par les jeûnes, c'est mettre un collier de fer au cou d'un chien qu'on a soumis; mais si à toutes ces armes on ajoute, pour le combattre, la douceur, l'humilité et le désir vif et ardent de remporter la victoire, c'est abattre, détruire son ennemi et l'ensevelir dans le sable; je dis dans le sable, car l'humilité dans laquelle on doit ensevelir toutes les passions, mais surtout la luxure, ne leur fournit ni substance ni aliments: elle est pur les passions un sable sec et stérile.
13. Plusieurs personnes combattent contre la luxure; mais de différentes manières: les unes lui font la guerre par elles-mêmes et avec leurs propres forces; les autres, avec l'arme de l'humilité; enfin d'autres, aidées de la Force du saint Esprit, qu'elles ont humblement appelé à leur secours, l'ont combattue de telle sorte qu'elles l'ont vaincue et la tiennent en esclavage. Or il me semble qu'on peut comparer les premières à l'étoile du matin; les secondes, à la lune, quand elle est à son plein; les troisièmes, au soleil, qui éclaire le monde de ses rayons. Ces trois sortes de personnes ont leur conversation dans le ciel; car l'aurore annonce l'arrivée du jour, et bientôt le lever du soleil nous le donne abondamment par l'éclat de sa lumière : or c'est ainsi que vont les choses par rapport aux personnes dont nous venons de parler.
14. Semblable au renard qui veut prendre les poules, le démon fait semblant de dormir, afin de nous enlever la chasteté et nous perdre.
15. Gardez-vous donc de jamais vous fier à votre corps de boue; défiez-vous toujours de sa faiblesse, jusqu'à ce qu'enfin Christ vous appelle pour vous présenter devant Lui.
16. Ne vous imaginez pas que la rigueur et l'austérité de vos jeûnes vous aient mis dans une telle perfection de vertu, que vous ne soyez plus exposé à faire des chutes déplorables. Ne perdez jamais de vue qu'une créature qui n'avait jamais mangé, tomba tout d'un coup, du ciel dans l'abîme de l'enfer.
17. Les écrivains ascétiques définissent le renoncement au siècle : une haine qu'on a pour son propre corps, et une guerre continuelle qu'on fait au ventre.
18. Or ce qui fait le plus souvent tomber les jeunes moines dans des fautes contraires à la chasteté, c'est une certaine affection pour les douceurs et les commodités de la vie. L'enflure du coeur a coutume de faire chanceler et quelquefois tomber ceux qui sont le plus avancés dans les voies de la vie religieuse. Enfin ce qui est pour ceux qui sont plus près de la perfection, une pierre d'achoppement, ce sont les jugements téméraires qu'ils font et les condamnations injustes qu'ils portent contre leurs frères.
19. Il y a des gens qui ont estimé heureux ceux qui étaient nés eunuques parce que, selon leur opinion, ils étaient exempts de l'aiguillon de la concupiscence; mais ne nous faisons pas illusion : ceux-là seuls sont réellement heureux qui, par des pensées pures et des désirs chastes, combattent, répriment et vainquent la concupiscence.
20. J'ai vu des personnes qui, malgré elles, sont tombées dans des mouvements déréglés; j'en ai vu d'autres qui, sans succès, ont cherché à les exciter sur elles. Mais ces infâmes n'étaient-elles pas infiniment plus coupables que ceux qui, cruellement poussés et agités par leurs passions, ont eu le malheur de tomber très souvent; puisque, non seulement elles auraient péché, si elles avaient pu le faire, mais elles faisaient tous leurs efforts pour venir à bout de se souiller honteusement.
21. Ils sont bien misérables ceux qui font des chutes; mais les paroles manquent pour stigmatiser ceux qui cherchent à faire tomber les autres. Ne porteront-ils pas, ces hommes détestables, et le poids énorme et la peine effrayante de leurs propres chutes, et le poids et la peine des fautes dans lesquelles ils ont entraîné leurs frères ?
22. Gardez-vous bien de vouloir chasser le démon de l'impureté, en disputant et en raisonnant avec lui; car, pour vous faire tomber, il aura toujours des motifs plausibles à vous présenter, et il se sert de vous-même pour vous faire la guerre.
23. N'oubliez jamais que tous ceux qui croient pouvoir par eux-mêmes combattre la passion impure et en triompher, se trompent grossièrement et ne font rien; car, à moins que le Seigneur ne daigne Lui-même renverser cette maison de chair et de corruption, et bâtir dans nous cette maison d'esprit et de chasteté, ce serait en vain que nous prétendrions par nos veilles et nos jeûnes, détruire la première et élever la seconde. 24. Ce que vous devez faire, c'est de manifester humblement à Dieu la faiblesse de votre nature, de reconnaître devant Lui, l'impuissance de vos forces, et peu à peu vous recevrez de sa Bonté et vous sentirez en vous à présence du don inestimable de chasteté.
25. Parmi les malheureuses victimes des plaisirs charnels, j'ai rencontré un homme qui était enfin revenu à lui-même, et qui, par les travaux d'une conversion et d'une pénitence sincère, travaillait à son salut. Or voici ce qu'il m'a raconté : «Les personnes, me dit-il, qui se laissent aller à l'incontinence, sont agitées et tourmentées d'une ardeur violente pour les objet si corporels, elles sont possédées d'un démon furieux et cruel, lequel est assis en tyran sur leur propre coeur, et y fait sentir son infâme empire par des signes non équivoques; de sorte que, lorsqu'elles sont tentées, et qu'elles contente leur brutale passion, elles éprouvent dans elles-mêmes les douleurs d'un feu semblable à celui d'une fournaise embrasée; qu'elles sont si horriblement hors d'elles, qu'elles ont perdu toute crainte de Dieu et des supplices éternels qu'elles n'envisagent que comme des choses fabuleuses; qu'elles ont la prière en horreur; que la vue d'un cadavre ne fait pas plus d'émotion sur elles que la vue d'une pierre; et qu'elles sont si absorbées et si dévorées par le désir de se satisfaire par des actions infâmes, qu'elles en perdent entièrement la raison, et ressemblent plus à des bêtes furieuses qu'à des créatures raisonnables. Hélas ! si de tels jours n'étaient pas abrégés, pourrait-il y avoir une seule âme, qui, dans la prison d'un corps de sang et de boue, fût capable d'obtenir le salut ? car, dès lorsqu'on se figure que les horreurs auxquelles on se livre, conviennent aux exigences d'une nature corrompue, on les recherche avec une avidité insatiable. Si le sang se plaît dans le sang, le ver au milieu des vers, et que le limon se trouve bien avec le limon, la chair ne doit-elle pas aimer les oeuvres de la chair ?» Nous tous qui voulons sincèrement faire violence à la nature, afin d'obtenir le royaume des cieux, n'oublions pas que notre chair ne cherche qu'à nous tromper et à nous trahir, que nous devons la combattre, l'affaiblir et la soumettre par toute sorte de moyens et de pieuses industries. Estimons heureux ceux qui n'ont pas éprouvé les malheurs affreux qui frappent les personnes dominées par le démon de l'impureté, et conjurons avec la plus vive instance le Seigneur de nous préserver à jamais d'une si funeste expérience; car ils sont bien loin de cette échelle mystérieuse par laquelle le patriarche Jacob vit les anges monter et descendre, ceux qui sont malheureusement tombés dans l'abîme de l'impureté, et pour s'en approcher et y monter, ils ont besoin de répandre bien des sueurs et des larmes, supporter bien des peines et des travaux, et se dévouer à des jeûnes et à des austérités bien rigoureuses.
26. Nous devons remarquer ici que les ennemis de notre salut se conduisent à peu près dans la guerre qu'ils nous font, comme des soldats rangés en bataille : ils ont ordre de nous attaquer et de nous combattre toutes les fois qu'ils nous rencontreront.
27. Mais, une chose qui ne doit pas peu nous surprendre et nous faire trembler, c'est que parmi ceux qui succombent aux tentations, il y en a qui font des chutes bien plus funestes que les autres c'est encore une remarque que j'ai pu faire. Je dis donc que celui qui a un intellect pour comprendre, comprenne ce que je veux dire ici.
28. Le démon a ordinairement l'habitude d'employer tous ses efforts, toute son occupation, tous ses soins, tous ses diriger tous ses projets et ses desseins de manière à faire tomber les anachorètes dans des crimes qui sont en dehors et contraires à ce que la nature semble demander. C'est pour venir à bout de son dessein que souvent il les a laissés vivre au milieu des femmes, sans leur inspirer ni mauvaises pensées ni mauvais désirs; mais les malheureux se sont laissés prendre à cet artifice, ils se sont crus heureux et tranquilles dans cet état de choses, et n'ont pas voulu comprendre que, où le danger est assez grand et funeste par lui-même, il n'y a pas besoin d'un autre moyen ni d'une autre tentation pour les perdre.
29. Je crois que les démons, ces impitoyables homicides de nos âmes, ont deux raisons principales pour nous porter avec tant d'ardeur et de zèle, à des péchés qui répugnent aux lois de la nature : c'est, premièrement, parce que nous avons toujours en notre pouvoir et en notre disposition la matière du péché; secondement, parce qu'ils nous font par là mériter des peines plus sévères. C'est ce que misérablement éprouvé un homme extraordinaire. Il avait dans un temps commandé avec un empire absolu à ces bêtes féroces; mais un jour il en fut si horriblement assailli et si vigoureusement attaqué, que, non seulement elles le privèrent de la nourriture céleste dont il savourait les douceurs, mais le dépouillèrent de tout et le livrèrent à la plus affreuse misère. C'est pourquoi le bienheureux Antoine, notre maître dans la vie religieuse, en pleurant le malheur de cet homme qui cependant le répara par les rigueurs de la pénitence, disait en poussant de longs gémissements : «Elle est tombée cette grande et solide colonne de vertus.» Ce saint Père a jugé dans sa sagesse qu'il ne devait pas nous apprendre quelle était l'espèce de péché que ce malheureux avait commis contre la chasteté; mais on pense qu'il s'agissait d'un crime qu'il avait fait sur son propre corps. Hélas ! il y a donc en nous une espèce de mort et un principe de ruine bien funeste; et cette malheureuse mort réside en nous-mêmes, nous accompagne partout; mais c'est surtout pendant les années de la jeunesse, et je n'ose ni dire ni écrire son nom, car saint Paul me le défend par ces paroles : «Il est des choses qui se font en secret, qu'il serait honteux et indécent de nommer.» (Eph 5,12)
30. Cette chair, qui est tout à la fois et notre amie et notre ennemie, le même Apôtre ne craint pas de l'appeler une mort : «Malheureux que je suis ! s'écrie-t-il, qu'est-ce qui me délivrera de ce corps de mort» (Rom 7,24); et un autre théologien l'appelle «une servante vicieuse et qui ne se plaît que dans les ténèbres de la nuit». Je vous avoue que je désirerais bien savoir les raisons pour lesquelles ces deux grands saints ont parlé ainsi de notre corps.
31. Si notre chair est une mort, nous pouvons donc dire qu'il ne mourra pas celui qui l'aura vaincue. Mais où prendre un homme qui, en se préservant entièrement des souillures de la chair, mérite de vivre et de ne jamais voir les horreurs de la mort ?
32. Ce serait ici le lieu de chercher à connaître quelle serait la personne la plus recommandable, ou celle qui, étant morte par le péché, est ressuscitée à la grâce, ou celle qui, n'étant jamais morte, a conservé son innocence. Quelqu'un a prononcé que c'était la dernière de ces deux personnes; mais je ne partage pas son avis, et je crois même qu'il s'est trompé : car Jésus Christ est mort et ressuscité. Celui, au contraire, qui donnerait la préférence à la première personne, le ferait, sans doute, parce qu'il croirait que ceux qui ont eu le malheur de se donner la mort en tombant dans le péché ne doivent jamais désespérer de leur salut.
33. Le démon de l'impureté, cet ennemi cruel et rusé des hommes, afin de nous faire tomber plus facilement dans quelque faute d'incontinence, faute dont il est lui-même l'auteur, nous suggère que Dieu est plein de commisération pour ceux qui ont le malheur de se livrer à la luxure, et qu'il leur pardonne avec d'autant plus de bonté et de clémence, que cette passion est plus naturelle à l'homme, Mais ne manquons pas de bien reconnaître ses ruses et sa perfidie : à peine avons-nous commis un péché honteux, qu'il s'empresse de nous montrer Dieu comme un juge sévère, inexorable et qui ne pardonne rien. Or voyez qu'avant de nous faire consentir au péché, et pour y réussir, il nous représente Dieu comme infiniment bon, clément et miséricordieux, et qu'après qu'il a pu accomplir son mauvais dessein, et qu'il nous a précipités dans
l'abîme, il ne cesse de nous parler de la sévérité et de la rigueur des jugements du Seigneur, afin de nous jeter dans le rage et les horreurs du désespoir, et de consommer ainsi notre perte éternelle. Mais il va plus loin : tant que dure ce sentiment de tristesse désespérante qu'il nous a donné, il n'a pas besoin de nous exposer à de nouvelles tentations; il nous tient sous son esclavage; il nous laisse donc tranquilles; mais aperçoit-il que ces regrets douloureux et poignants qu'il nous a inspirés, se calment et, s'apaisent, cet implacable ennemi recommence ses attaques tout comme auparavant et nous expose eu même danger et aux mêmes fautes.
34. Observons que le Seigneur se plaît et prend d'autant plus volontiers ses délices dans un coeur et dans un corps purs et chastes, qu'il est Lui-même, la pureté par essence, et qu'Il est infiniment éloigné de toute souillure produite par les corps; et que les démons, ces monstres hideux de l'enfer ne sont contents, ainsi que nous l'enseignent certains, que dans les mauvaises odeurs qu'exhalent les passions, et dans les ordures d'un corps flétri et corrompu par le vice honteux.
35. La chasteté nous unit intimement avec Dieu par une sainte familiarité, et, qu'autant que notre faible nature en est capable, elle nous rend semblables à Lui.
36. Comme la rosée donne aux fruits de la terre la douceur qu'ils ont, de même la vie religieuse et l'exacte obéissance produisent les doux et agréables parfums de la chasteté; que, si la solitude est capable de calmer et d'éteindre les ardeurs de la concupiscence, la fréquentation des mondains et l'esprit de dissipation leur rendent bien vite l'existence et la vie; et nous devons, à la louange de l'obéissance, dire qu'elle réprime toujours, et en quelque lieu que nous soyons, les mouvements désordonnés de notre corps, et les empêche de reparaître.
37. J'ai quelquefois observé que, par un heureux contrecoup, l'orgueil a produit la vertu d'humilité. Lorsque j'ai vu cette merveille étonnante, je me suis rappelé ces paroles : «Qui peut pénétrer dans les Desseins et dans les Pensées du Seigneur ?» (Rom 11,34) Car nous pouvons voir que la gourmandise et l'enflure du coeur, le faste et l'orgueil, enfantent des fautes honteuses, et que ces fautes auxquelles on s'est volontairement livré, sont souvent des occasions d'humilité.
38. N'est-il pas absolument semblable à cet homme insensé qui, pour éteindre des flammes, se sert d'huile qu'il y jette, celui qui s'imagine qu'il pourra triompher du démon de l'impureté, en vivant dans les délices et dans les excès de l'intempérance ?
39. À qui comparerons-nous celui qui prétend follement terminer avec succès la guerre qu'il soutient contre la luxure avec la seule arme de la tempérance et de la sobriété ? Disons sans hésiter qu'il ressemble à celui qui, étant tombé dans la mer, ne voudrait, pour se sauver, ne se servir que d'une main en nageant. Réunissons donc, si nous voulons triompher, l'abstinence et l'humilité; car nous ne ferions rien avec la première de ces deux vertus, si la seconde n'est avec elle.
40. Lorsqu'on est enclin à quelque vice particulier, c'est contre ce vide qu'il faut diriger ses efforts d'une manière spéciale; c'est ce vice qu'il faut attaquer et vaincre avant tous les autres; mais c'est surtout lorsque nous voyons qu'il règne en nous et que nous le portons avec nous, que nous devons le combattre avec force et constance; car agir autrement, c'est ne vouloir pas faire la guerre aux autres défauts, c'est vouloir les nourrir et les conserver. Rappelons que ce ne sera qu'en exterminant ce cruel Égyptien, que nous mériterons de voir Dieu avec Moïse dans un nouveau buisson ardent, je veux dire l'humilité.
41. Dans une tentation, j'ai éprouvé moi-même les ruses du démon : ce loup cruel et trompeur me procura, par un dessein perfide, une joie et une allégresse déraisonnables, des consolations sans fondement, et des larmes pleines de fausses délices; et moi, simple, crédule et sans expérience, je croyais que toutes ces choses si flatteuses et si agréables étaient des dons du ciel, tandis que tout cela n'était qu'un piège que me tendait le démon pour me faire tomber.
42. Puisque tous les autres péchés que l'homme petit commettre, sont hors de son corps, et que le péché seul de luxure est contre son corps, ce qui arrive parce que par les mouvements de la concupiscence il souille et corrompt sa propre chair, je voudrais bien savoir pour quelle raison, dans les différentes fautes que font les hommes, nous disons, communément qu'ils ont été trompés, et lorsque nous apprenons qu'une personne est tombée dans un péché honteux, nous nous écrions avec douleur et tristesse : Hélas ! elle est tombée.
43. Les poissons ne craignent pas autant l'hameçon qu'une âme voluptueuse ne fuit la quiétude.
44. Aussi, lorsque le démon veut unir deux personnes par les liens d'un amour profane et criminel, il commence par examiner attentivement quelles sont leurs différentes inclinations pour savoir par laquelle allumer l'incendie.
45. Ne sommes-nous pas témoins tous les jours et ne pouvons-nous pas rendre témoignage que tous, ceux qui sont les tristes esclaves du vice honteux, sont remplis d'affection pour les autres, sensibles à leurs malheurs, touchés de compassion pour eux, mêlent facilement leurs larmes avec les leurs, et n'usent à leur égard que de paroles douces et flatteuses. Ah! ceux qui désirent de devenir et d'être chastes, ne se laissent pas aller à une tendresse si étudiée.
46. Un homme plein de prudence, de sagesse, et d'une profonde érudition, me proposa un jour cette question grave, importante et difficile : «Quel est, me dit-il, le péché que vous croyez le plus grand et le plus énorme après l'homicide et l'apostasie ?» Je lui répondis que je pensais que c'était l'hérésie. «Mais, répliqua-t-il, si l'hérésie est le plus grand péché après l'homicide et l'apostasie, comment se fait-il que l'Église catholique admette à la participation des saints mystères les hérétiques, aussitôt qu'ils ont abjuré et anathématisé sincèrement leurs erreurs, et que conformément à la tradition apostolique, elle éloigne de la table eucharistique, pendant des années entières, ceux qui ont eu le malheur de tomber dans la fornication, quoiqu'ils aient confessé leur péché, qu'ils s'en soient corrigés, et qu'ils en fassent une sincère pénitence ?» Cette répartie inattendue me surprit si fort, que je ne suis qu'y répondre ; et la question demeura indécise.
47. Donnons ici une attention particulière pour examiner, connaître et peser la différence qu'il y a entre les pensées et les affections que le démon de la luxure nous inspire pendant la récitation des psaumes, et celles que nous suggère, l'Esprit saint par le moyen des paroles divines que nous prononçons; et voyons combien celles du saint Esprit nous donnent abondamment de force et de courage pour combattre notre ennemi infatigable.
48. Pauvres jeunes gens ! c'est surtout sur vous que vous devez avoir les yeux continuellement fixés ! Hélas ! j'ai remarqué un grand nombre de jeunes personnes qui, tandis qu'elles adressaient à Dieu des prières ferventes et sincères pour d'autres personnes qu'elles aimaient et qui leur étaient chères, se sont laissées surprendre et dominer par l'esprit immonde; elles croyaient cependant dans ces supplications ne remplir qu'un devoir de reconnaissance et de charité.
49. Les différents attouchements sont très propres à souiller nos corps ; fuyons-les donc avec horreur et n'oublions jamais combien ils peuvent nous être dangereux et funestes. Rappelons-nous sans cesse l'exemple remarquable d'un jeune homme d'une profonde sagesse et d'une grande chasteté. Sa mère était malade, et il était nécessaire qu'il la portât entre ses bras, or il portait les précautions et la vigilance jusqu'à se couvrir les mains, afin de ne pas la toucher. Ne manquez donc pas, je vous prie, d'éviter toute sorte d'attouchements, soit ceux qui seraient déshonnêtes et criminels, soit ceux qui seraient honnêtes et indifférents, soit ceux que vous feriez sur vous, soit ceux que vous feriez sur les autres.
50. Personne, je pense, ne peut avec raison et vérité appeler saint celui qui n'aura pas purifié de toute souillure la boue dont son corps est composé, et qui ne l'aura pas sanctifiée, et comme transformée, si toutefois cette transformation est possible en ce monde.
51. C'est surtout lorsque nous nous mettons au lit pour prendre notre repos, que nous devons nous conduire avec prudente et veiller sur nous; car pendant notre sommeil, notre âme est, pour ainsi dire, sans son corps; elle combat seule contre le démon. Or, si notre esprit par de mauvaises pensées que nous aurions en nous endormant, se trouve porté à des plaisirs déshonnêtes, ne s...
52. Ne vous endormez donc et ne vous réveillez qu'avec le souvenir de la mort, et que la prière vous tienne toujours uni à Jésus. Ces deux pratiques, faciles et importantes, vous seront pendant votre sommeil du plus grand secours pour vous préserver de tout accident fâcheux.
53. Certains pensent que ces combats importuns que nous sommes obligés de soutenir contre le démon impur, et que ces accidents humiliants qui nous arrivent dans le sommeil, sont ordinairement produits et causés par une trop grande abondance de nourriture qu'on a prise : cependant je peux assurer avec vérité que j'en ai rencontré plusieurs ou qui étaient malades et dangereusement malades, ou qui, par des jeûnes rigoureux, avaient exténué leur corps, lesquels ont éprouvé ces mouvements déréglés de la chair.
Or voici ce que me dit un jour sur ces sortes de misères humaines un moine des plus sages, des plus réfléchis et des plus respectables de sa communauté : «Ces accidents nocturnes, me dit-il avec une clarté et une précision qui me frappèrent d'étonnement, arrivent quelquefois de l'abondance de la nourriture et des douceurs du repos; d'autres fois, de l'orgueil, et c'est lorsque nous nous réjouissons et que nous nous applaudissons de les avoir longtemps empêchés par nos soins et nos précautions; enfin nous les éprouvons d'autres fois, lorsque nous nous donnons la liberté de juger et de condamner témérairement nos frères. Or, ajouta-t-il, ces deux dernières causes, et peut-être toutes les trois, sont communes aux personnes qui sont malades, comme à celles qui ne le sont pas.»
Si donc il se trouve quelqu'un assez heureux pour ne rien souffrir de ces trois choses, il doit jouir d'une grande consolation, puisqu'il voit dans son corps une pureté que rien ne trouble. Ce qui peut uniquement lui inspirer quelque inquiétude, c'est de soupçonner avec crainte que cet état peut venir de la perfidie du démon; mais qu'il se rassure et se console, en pensant que Dieu permet cette peine et cette inquiétude qui n'ont rien de criminel, afin qu'il puisse acquérir une humilité plus profonde.
54. Qu'on évite avec soin pendant le jour de repasser dans la mémoire les songes et les fantômes qui pendant la nuit auraient troublé l'imagination; car c'est, pour nous porter à quelques actions déshonnêtes, que les démons excitent en nous ces accidents nocturnes.
55. Mais remarquons ici avec une attention spéciale une ruse détestable du démon pour nous perdre. Voici donc la manière dont il se sert pour nous faire tomber. Comme certains aliments insalubres ne causent des maladies qu'une année après qu'on les a pris, et quelquefois les produisent presque tout de suite; de même les choses qui, par les jouissances qu'elles nous donnent, tendent à corrompre notre coeur, n'obtiennent ce misérable effet qu'après un temps assez considérable. C'est pour cette raison que j'ai rencontré des personnes qui se mettaient familièrement à table avec des femmes et conversaient librement avec elles, sans éprouver dans ces moments aucune mauvaise pensée; mais, hélas ! qu'est-il ensuite arrivé ? Ces malheureux se sont fiés à eux-mêmes, et cette confiance présomptueuse les a perdus; car dans le temps même où ils se croyaient dans une paix et une sécurité parfaites dans leurs cellules, ils ont rencontré une mort bien déplorable. Or celui qui a fait la triste expérience de ce que je dis ici, ne comprend que trop quelle est cette mort dont je parle, si elle regarde le corps, ou l'âme. Que celui qui n'a rien éprouvé de semblable, vive longtemps dans une heureuse ignorance !
56. Les moyens les plus efficaces que nous puissions employer contre les dangers et les écueils auxquels nous exposent les tentations impures, c'est de nous revêtir d'un rude cilice, de nous couvrir de cendres, de passer les nuits dans les veilles et les travaux, de souffrir la faim et la soif, de fixer notre demeure au milieu des tombeaux et des cadavres, de ne manger que du pain, de ne boire que de l'eau, mais surtout de vivre dans une humilité parfaite, enfin, si la chose est possible, de choisir un père spirituel qui soit sévère, ou un frère, plein de ferveur et de prudence, qui nous dirige et nous secoure, non pas tant par le poids et l'autorité de ses années, que par la vertu de sa sagesse et par la justesse de son jugement; car je regarderais comme une chose merveilleuse, si, étant uniquement livré à vous-même, vous vous préserviez du naufrage au milieu d'une tempête si furieuse.
57. Il arrive assez souvent que le même péché mérite un jugement mille fois plus sévère et une punition bien plus rigoureuse dans une personne que dans une autre. En effet les circonstances en augmentent, ou en diminuent l'énormité : telles, par exemple, que l'habitude de le commettre, le lieu où l'on s'en est rendu coupable, l'état et la condition de celui qui pèche, et d'autres circonstances nombreuses qui peuvent rendre le crime plus ou moins considérable.
58. On me raconta un jour un fait d'une rare pureté, et je doute qu'on puisse pratiquer cette vertu avec une plus grande perfection. Quelqu'un aperçut par hasard un corps d'une beauté extraordinaire. Or cette vue le porta de suite à glorifier par ses louanges la souveraine Beauté de Dieu dont cette qu'il avait sous les yeux, n'était qu'une image bien imparfaite, et lui inspira un sentiment d'amour de Dieu si vif et si ardent, qu'il monda d'un torrent de larmes le lieu où il était. Je vous demande, n'était-ce pas une chose admirable que ce qui aurait été pour plusieurs une funeste occasion de chute et de ruine spirituelles, devint pour ce saint homme un moyen surnaturel pour se procurer les récompenses célestes ? et, si l'on peut encore trouver des hommes semblables qui, dans de pareilles circonstances, éprouvent les mêmes sentiments, et soient aussi purs et aussi unis à Dieu par la charité, ne doit-on pas dire d'eux que, dans une chair corruptible, ils vivent déjà de la même manière que nous vivrons après la résurrection générale ?
59. Tels devraient être du moins nos sentiments, lorsque nous entendons chanter les saints cantiques et quelque mélodies; car les personnes qui aiment Dieu avec ardeur, sont émues d'une allégresse toute céleste, d'une affection divine et d'une tendresse qui va jusqu'aux larmes, quand elles entendent une belle harmonie, soit qu'elle soit sacrée, soit même qu'elle soit profane. Ceux, au contraire, qui sont esclaves des plaisirs des sens, éprouvent des sentiments et des mouvements tout opposés.
60. Parmi ceux qui se sont retirés dans le désert pour mener une vie érémitique, il y en a qui sont, ainsi que nous avons eu l'occasion de le remarquer, beaucoup plus exposés aux fureurs des démons. Ce qui ne doit point nous étonner, car ce sont surtout les lieux solitaires qu'ils habitent depuis que notre Seigneur, pour notre salut, leur a défendu de fixer leur demeure dans nos corps, qu'Il les a chassés des lieux habités, ou qu'Il les a précipités dans les cachots éternels.
61. Il est à remarquer que le démon de la luxure s'attaque surtout aux solitaires, afin que consternés et abattus par des tentations humiliantes, ils s'imaginent qu'ils ne retirent aucun avantage de leur solitude, et qu'ils prennent enfin la funeste résolution de rentrer dans le tumulte et dans les agitations du siècle. Il est encore à observer que, lorsque nous sommes au milieu du monde, le démon nous laisse assez tranquilles; mais c'est afin que nous croyant délivrés à des tentations, il puisse nous persuader que nous sommes en état de vivre sans danger au milieu des séculiers et des mondains.
62. Là où nous sommes le plus souvent tentés, c'est là où le démon ne voudrait pas que nous fuissions, et que c'est là, par conséquent, où nous devons soutenir ses assauts avec plus de force et de courage, de zèle et de persévérance; enfin, que celui qu'il n'attaque pas ainsi, semble être devenu son ami.
63. Si l'obéissance nous oblige à demeurer quelque temps dans le monde pour y traiter d'une affaire importante et nécessaire, la Main et la Grâce de Dieu nous protégeront; les prières et les voeux de notre supérieur sont encore capables de nous obtenir cette faveur, afin que le Nom du Seigneur ne soit pas blasphémé à cause de nous. Nous pouvons encore être sans tentations au milieu des embarras du siècle, à cause de notre insensibilité et de notre indifférence pour les choses du monde, lesquelles nous avons acquises par le dégoût que ces choses mondaines nous ont donné dans l'usage rassasiant que nous en avons fait; et d'autres fois, parce que tous les autres démons se sont retirés d'auprès de nous, et qu'il n'est demeuré avec nous que celui de la vaine gloire et de l'orgueil pour nous faire la guerre, et tenir lui seul la place de tous les autres.
64. Vous tous qui avez résolu de garder la chasteté et à être fidèles à cette vertu céleste, écoutez-moi, je vous prie, et remarquez avec moi un nouveau genre de malice de la part du cruel et impitoyable séducteur de nos âmes : veillez surtout avec grand soin pour ne pas en devenir les tristes victimes. Un serviteur de Dieu, qui en était instruit par sa propre expérience, m'a raconté que souvent le démon de l'impureté se retire de nous jusqu'au temps qu'il a fixé pour être le plus propre et le plus convenable à la tentation dans laquelle il veut nous faire tomber; que pendant cet intervalle il excite dans le malheureux qu'il veut précipiter dans le péché, les plus beaux et les plus pieux sentiments de dévotion, et qu'il lui ouvre une source abondante de larmes dans le temps même qu'il se trouve dans la compagnie des personnes du sexe, qu'alors il inspire à cet imprudent de leur parler avec zèle de la mort et du jugement, de la tempérance et de la chasteté, et de les exhorter à faire des méditations fréquentes sur les vérités importantes du salut et à pratiquer avec une inviolable fidélité les vertus si belles et si nécessaires que commande la religion. Trompées par ces discours et par ces apparences de piété, ces pauvres personnes courent, comme après un véritable pasteur, à la suite de ce moine, qui, par les ruses du démon et sans que lui-même s'en soit presque aperçu, est devenu un loup sanguinaire et dévorant. Mais que va-t-il arriver ? Hélas ! par la familiarité que peu à peu elles prennent, et par la liberté qu'elles ont de s'entretenir avec lui, elles finissent par se précipiter elles-mêmes et, avec elles, ce malheureux dans l'abîme profond du péché, et par consommer sa perte.
65. Évitons donc de tout notre possible, non seulement de voir et de considérer ce fruit de mort, mais d'en entendre parler, puisque dans notre profession religieuse nous avons fait solennellement la promesse de n'en jamais goûter. Ne devrions-nous pas être saisis d'une sainte indignation, si nous en trouvions parmi nous qui fussent assez insensés pour se croire aussi forts et fermes que David ? la chose est-elle possible ?
66. La chasteté est une vertu si belle, si noble, si digne de nos éloges et de nos louanges ! elle est exempte de la moindre souillure, elle est capable de procurer et à l'âme et au corps une paix et une tranquillité parfaites.
67. Certains ont enseigné qu'on ne peut plus appeler chaste une personne qui est tombée dans quelque faute honteuse. Je ne peux admettre une opinion semblable. C'est pourquoi il me semble que pour la réduire à sa juste valeur, je dois dire qu'il est facile à Dieu, s'il Lui plaît, d'enter un olivier sauvage sur un olivier franc, et de lui faire porter d'excellents fruits. Au reste, si les clés du royaume des cieux avaient été confiées à un homme qui eût conservé son corps dans une inviolable chasteté, leur sentiment pourrait peut-être paraître plus probable; mais tout le monde sait que saint Pierre avait, une belle-mère et une femme. (cf. Mt 1,30) Le prince des apôtres doit donc leur fermer la bouche, et leur apprendre que dans tous les temps de la vie, on peut acquérir la chasteté.
68. Le démon de l'impureté suggère mille pensées et prend toute sorte de formes pour tenter et faire tomber les hommes. Ainsi il ne cesse d'exciter, de porter et de pousser ceux qui ont eu le bonheur de conserver leur innocence sans tâche, à goûter seulement un peu ce que c'est que les plaisirs sensuels, à examiner et à éprouver s'ils leur conviendraient. Il leur dit intérieurement qu'ils ne s'y livreront pas longtemps et qu'ils y renonceront ensuite. Quant à ceux qu'il a gagnés, il ne cesse de leur remettre devant les yeux l'image attrayante de voluptés dont il ont déjà joui, afin de les engager à s'y abandonner de plus en plus. Or voici ce qui arrive ordinairement dans ces tentations différentes : ceux qui, par une funeste expérience, ne connaissent pas encore ces plaisirs criminels, ne succombent pas facilement et tout d'un coup; quelques-uns même parmi ceux qui ont eu le malheur de se laisser séduire et de savourer honteusement le plaisir que le démon leur promettait, s'en dégoûtent, font des difficultés et opposent une vigoureuse résistance; enfin ou voit le contraire dans plusieurs autres : ils contractent l'infâme habitude de ces voluptés charnelles, et ne peuvent plus s'en passer.
69. Lorsque à notre réveil, nous trouvons notre âme et notre corps dans la pureté et le calme, nous devons penser que les anges nous ont obtenu cette faveur en vertu des prières que nous avons faites et de la sobriété que nous avons observée avant notre repos. Mais si le contraire était arrivé, et que de mauvais songes nous eussent plongés dans la tristesse et l'ennui, qu'enfin des fantômes nous poursuivissent et nous troublassent par leur honteuse importunité, rappelons-nous ces paroles :
70. J'ai vu l'impie, le démon de l'impureté extrêmement élevé : il égalait en hauteur les cèdres du Liban, troublant mon coeur par sa fureur et par les agitations qu'il lui communiquait; je n'ai fait que passer par les austérités de l'abstinence et du jeûne, et il n'était déjà plus; sa rage contre moi avait cessé ; et encore ces autres paroles : Dans l'humilité de mes pensées je l'ai cherché, et je n'ai pu le trouver, ni le lieu qu'il habitait, ni même les vestiges de ses violences. (cf. Ps 36,35-36).
71. Celui qui triomphe de sa propre chair, triomphe de la nature même; mais celui qui a triomphé de la nature, est au dessus de la nature; mais celui qui est au dessus de la nature, est presque aussi parfait que les anges.
72. En effet je n'aperçois rien de surprenant, si des esprits exempts de toute matière, comme les anges bons ou mauvais, combattent d'autres esprits immatériels comme eux; mais ce qui me surprend et m'étonne, c'est de voir des hommes pétris d'une chair de terre et de boue, faible et chancelante, infidèle et corrompue, mais, que dis-je ? d'une chair ennemie, en venir aux prises avec les démons qui sont des esprits délivrés du poids et de l'embarras d'un corps, les vaincre et les mettre en fuite.
73. Le Seigneur, par un trait tout particulier de sa Providence en faveur du genre humain, a inspiré aux femmes l'esprit de modestie, de honte et de pudeur. Si les femmes avaient la même liberté et la même hardiesse que les hommes, pourrait-on dire que la chasteté conduirait une seule âme en paradis ?
74. Nos pères les plus instruits dans les voies de la vie spirituelle, et sur la sagesse desquels nous pouvons sûrement compter, nous enseignent qu'il faut reconnaître une différence essentielle entre le premier mouvement de l'âme, la sympathie de notre esprit pour une pensée impure et le consentement qu'on donne au péché, et entre la défaite et la captivité qu'on subit, le combat qu'on soutient et la passion qui agit.
Ils disent que le premier mouvement de l'âme est une espèce de discours simple et nu, et la représentation d'un objet, choses qui se passent dans l'imagination; que la sympathie de l'esprit pour l'objet qu'il s'est figuré par la pensée, est un certain entretien, une certaine conversation de notre âme avec l'objet qu'elle considère, soit qu'elle en agisse de la sorte avec une mauvaise intention, soit qu'elle le fasse sans mauvais dessein; que le consentement qu'on donne au péché, est un amour et une affection qui la portent à vouloir et à posséder l'objet qu'elle s'est représenté; que la captivité est la violence qui est faite à notre coeur, laquelle l'entraîne, comme malgré lui et l'enchaîne, ou bien un lien fort et constant qui le fixe et l'attache à l'objet dont il est ému et lui fait perdre l'heureux état de grâce et d'innocence; que le combat est une égalité de forces qu'on emploie pour combattre un ennemi; de sorte qu'une âme qui se trouve exposée au combat, peut, selon sa volonté, vaincre, ou être vaincue; enfin que la passion bien formée est un vide qui depuis longtemps s'était glissé dans notre âme, y a pris racine, et l'a conduite peu à peu dans une telle habitude de mal faire, qu'elle le suit avec plaisir et exécute avec ardeur ce qu'il lui commande.
Cela dit, vous remarquerez sans doute que le premier mouvement de notre âme qui, sans le vouloir, reçoit l'impression d'un objet, n'est sûrement pas criminel, que la représentation de cet objet dans notre esprit, n'est pas tout-à-fait innocente; mais que le consentement qu'on donne à cette représentation, est un péché plus ou moins grave, selon que, pour y résister, l'âme fait des efforts plus ou moins grands et généreux; que le combat procure des châtiments ou des récompenses; que la captivité n'est pas toujours la même et qu'elle dépend des circonstances; car si elle arrive pendant la prière, elle n'est pas ce qu'elle serait dans un autre temps, si c'est par rapport à des choses indifférentes, elle ne doit pas être ce qu'elle serait par rapport à des choses mauvaises; enfin que, quant à la passion formée, il est indubitable que si elle n'est pas punie en ce monde par une conversion solide et sincère, et par une pénitence proportionnée aux fautes qu'elle a fait commettre, elle le sera dans l'autre, par des supplices éternels. De toutes ces observations tirons cette conséquence importante, et disons que celui qui ne souffre et ne permet pas que le premier mouvement fasse impression sur lui, arrête dans leur principe toutes les tentations qu'il éprouverait, et coupe la racine au mal.
75. Ceux d'entre les Pères qui ont le plus de lumières et de discernement, remarquent encore une autre espèce de pensée beaucoup plus subtile. Ils l'appellent une insinuation doucereuse et subreptice. Or cette pensée pénètre dans l'âme d'une manière si douce, si insinuante et si soudaine, que l'âme n'a, pour ainsi dire, ni le temps, ni les moyens de s'en apercevoir. On ne peut rien voir de plus précipité dans les mouvements les plus agiles des corps, rien de plus prompt et de plus subtil dans les agitations des esprits, c'est une action presque imperceptible dont à peine l'âme conserve le souvenir, qui existe sans durée de temps, qui ne laisse faire aucune réflexion, et que quelquefois même on éprouve sans qu'on s'en aperçoive. Si quelqu'un a été assez heureux pour obtenir de Dieu de pénétrer et de comprendre cette espèce de mystère, il pourra nous dire comment il arrive que, par un simple coup d'Ïil, par un regard, par un innocent attouchement de mains et par quelques paroles qu'on chante, sans même qu'on y laisse arrêter ni l'imagination ni la pensée, l'âme s'en trouve comme emportée, et que la passion impure s'empare d'elle et la corrompe tout de suite.
76. Certains disent que ce sont les pensées qui prennent naissance dans le coeur, lesquelles portent le corps à des actions d'impureté. D'autres, au contraire, soutiennent que c'est par le moyen des organes et des sens du corps que les pensées sont excitées dans l'esprit. D'autres assurent que le corps ne fait qu'obéir à l'esprit, et le suit : enfin on en rencontre quelques autres qui, pour prouver que l'esprit est moins coupable que le corps, on plutôt que le corps est seul coupable, démontrent, autant qu'ils le peuvent, que très souvent les mauvaises pensées ne se glissent dans l'esprit que par la vue d'un objet agréable, d'une beauté qui frappe et éblouit, par de simples touchers de mains, par la bonne odeur des parfums qu'on respire, et par la douceur des sons qu'on entend. Pour moi, je prie très humblement dans le Seigneur, celui qui connaîtrait où en sont réellement les choses, de nous l'apprendre; car cette connaissance est très utile et même nécessaire à ceux qui ne veulent agir et ne se déterminer que par principe et avec certitude; mais elle est fort inutile à ceux qui ne désirent servir Dieu qu'avec simplicité de coeur.
La science et les talents de l'esprit ne sont pas le partage de tout le monde, je le sais; mais aussi je n'ignore pas que la bienheureuse simplicité, qui est une cuirasse forte et puissante contre les traits des ennemis du salut, ne règne pas dans tous les coeurs.
77. Il y a des passions qui, après avoir pris naissance dans l'esprit, portent leur rage et leur fureur sur les corps; et il y en a d'autres, au contraire, qui, occasionnées par les corps, exercent leurs ravages sur les esprits. Ces dernières arrivent ordinairement aux personnes qui vivent dans le monde; et les premières, à ceux qui vivent dans les monastères, parce qu'ils ne voient pas les objets qui tentent ceux qui vivent au milieu du siècle. Quant à moi, la seule chose que je puisse encore affirmer, c'est que si vous voulez trouver la prudence et la sagesse dans les personnes qui sont esclaves des passions, vous n'en viendrez jamais à bout.
78. Lorsque, pendant longtemps et par beaucoup d'efforts nous avons fait la guerre au démon de la luxure, qui est, pour ainsi parler, l'allié de notre chair de boue, et que par nos jeûnes rigoureux, comme par des coups de pierre, par notre humilité, comme avec une épée, nous l'avons chassé de notre coeur, alors ce misérable s'attache comme un ver à notre corps, et s'efforce de souiller notre âme, en excitant sur nous des mouvements importuns et contraires à la raison.
79. C'est surtout le malheur qui arrive communément à ceux qui obéissent à l'esprit de l'orgueil, en effet, tandis qu'ils ne cessent de s'applaudir de se voir délivrés des mauvaises pensées, ils tombent dans les pièges que leur a tendus la vanité; et pour nous convaincre de cette triste vérité, voyons et examinons attentivement, mais avec simplicité de coeur, pour quelles raisons ces personnes se trouvent exemptes des pensées déshonnêtes. N'est-ce pas sûrement parce que le démon, plein de ruse et de malice, s'est caché dans les plis les plus secrets de leur coeur, et que là il leur suggère que c'est par leurs soins, leur prudence et leurs travaux, qu'elles ont pratiqué la chasteté et acquis cette belle et parfaite pureté qu'elles possèdent ? Les malheureux ! ils ont oublié cette parole : «Qu'avez-vous que vous n'ayez reçu ?» (1 Cor 4,7)
Que les personnes dans le coeur desquelles le démon se serait ainsi caché, s'appliquent tout de bon à combattre et à tuer ce serpent dangereux; qu'elles le chassent loin de leur coeur par une profonde humilité, afin que, délivrées de ses morsures cruelles et empoisonnées, et dépouillées de ces tuniques de peau dont elles étaient couvertes, elles puissent enfin chanter à la louange du Seigneur un cantique de triomphe et de victoire, et, réunies aux enfants qui ne se sont jamais souillés par des choses contraires à la chasteté, répéter l'hymne de la pureté. Mais elles ne sauraient le faire, nous le répétons, si elles se contentent de se défaire des tuniques dont nous venons de parler, et qu'elles ne se revêtent pas des vêtements de l'innocence et des habits d'une profonde humilité.
80. Le démon dont il est question ici, est beaucoup plus rusé que les autres : il sait observer et connaître les circonstances où il pourra nous tendre ses pièges avec plus de succès. C'est ainsi que pour nous tenter, il choisit et préfère les moments pendant lesquels il nous est impossible de nous servir de nos corps pour nous adresser à Dieu par des prières ferventes.
81. Aussi conseillons-nous à ceux qui ne savent pas encore prier mentalement, de mortifier leurs corps pendant leurs prières vocales, soit en étendant les bras, soit en se frappant la poitrine, soit en élevant affectueusement et souvent leurs yeux vers le ciel, soit en poussant des soupirs et des gémissements, soit en se tenant à genou : toutes ces mortifications et ces moyens pieux leur procureront de grands avantages. Mais s'il arrive que par la présence de quelque personne, on ne puisse pas se servir de ces pratiques de piété, le démon profite de cette occasion pour nous attaquer, et il n'est pas rare qu'on ne tienne pas ferme contre la tentation; de sorte que par défaut de courage, ou faute de ferveur dans la prière, on chancelle et l'on succombe.
Quant à vous, si vous vous trouviez exposé à une pareille épreuve, retirez-vous promptement, sortez de la foule, cachez-vous dans quelque lieu secret, portez jusqu'au ciel les voeux ardents de votre coeur; et, si vous le sentez froid et glacé, élevez les yeux de votre corps pour regarder du moins le ciel, étendez vos bras en forme de croix, afin que, par ce signe salutaire, vous puissiez confondre et terrasser ce nouvel Amalec; appelez à grands cris celui qui, seul, peut vous sauver; pour cela ne vous servez pas de paroles élégantes et étudiées, mais de mots qui respirent l'humilité du coeur et la confiance de votre âme; dites surtout : «Ayez pitié de moi, Seigneur, parce que je suis faible et languissant.» (Ps 6,3) Vous sentirez alors la présence du secours du Très-Haut, et, fortifié par ce secours céleste, vous repousserez victorieusement vos ennemis. Or je peux dire que tous ceux qui s'accoutumeront à combattre le démon de cette manière et avec ces armes, remporteront sur lui de promptes et glorieuses victoires. La seule prière du coeur serait capable de nous faire triompher. C'est ainsi que Dieu rend invincibles ceux qui combattent courageusement pour son amour; c'est ainsi qu'Il récompense leurs efforts, et couronne leur bonne volonté.
82. Dans une réunion où je me trouvai, je voyais un moine qui était très appliqué à l'affaire de son salut, et qui y travaillait avec une grande ardeur. Or je remarquai un jour que ce fervent serviteur de Dieu était violemment attaqué par des pensées impures, que ne se trouvant pas dans un lieu propre à la prière qu'il avait coutume de faire pendant ces tentations, il prétexta pour se retirer, des besoins naturels. Il se rendit donc à l'endroit destiné pour y satisfaire, et par une prière des plus ferventes il livra la bataille au démon, et le terrassa. Cependant je lui fis quelques reproches sur sa conduite : «Le lieu, lui dis-je, que vous avez choisi pour prier, ne convient nullement au saint exercice de la prière.» Mais, me répondit-il avec humilité, ne voyez-vous pas, mon père, qu'en choisissant ce lieu pour prier dans le temps que j'étais tenté par des pensées immondes, j'ai mérité d'être purifié de mes propres souillures ?»
83. Les démons cherchent à envelopper notre esprit dans des ténèbres épaisses, et puis, à porter notre coeur à chérir ce qu'ils aiment eux-mêmes. Ainsi, à moins qu'un religieux ne ferme les yeux de son âme à la lumière, le démon ne pourra lui ravir le précieux trésor de l'innocence. Mais c'est surtout de cette manière que le démon de l'impureté nous attaque et nous tente, il répand quelquefois tant de ténèbres dans l'esprit d'un pauvre moine, et par cette obscurité opère une telle confusion et un désordre si affreux dans sa raison, qu'il va jusqu'à lui faire commettre, en présence même de ses frères, des actions et des crimes dont un insensé seul serait capable. Mais qu'arrive-t-il ensuite ? Notre âme revient de sa funeste ivresse, la passion se calme, nous rentrons en nous-mêmes, et nous n'avons qu'à rougir de notre honteux aveuglement, et à gémir sur nos déplorables excès, sur les paroles que nous avons dites, sur les gestes que nous avons faits, sur les actions que nous avons commises, et sur l'état humiliant dans lequel nous nous sommes réduits en présence de tant de témoins. Cependant d'un mal il est plusieurs fois résulté un bien; car il est arrivé que cette honte des pécheurs, en considérant la conduite infâme qu'ils avaient tenue, les a convertis, et les a portés à se corriger de leur passion.
84. Repousse l'ennemi, qui, après nous avoir fait tomber dans le péché, nous détourne de la prière, des autres exercices de piété et de la vigilance sur nous-mêmes. Rappelons-nous donc la maxime de celui qui a dit : «Parce que, disait-il, j'ai vu que mon âme était oppressée par la connaissance des péchés que j'ai commis, comme par une cruelle tyrannie. J'ai résolu fortement de me venger des ennemis qui m'ont accablé de maux.» (cf. Lc 18,5)
85. Savez-vous quel est celui qui peut assurer qu'il a vaincu sa chair et triomphé de son propre corps ? c'est celui qui a comme brisé et froissé son coeur. Mais quel est celui qui a brisé son coeur ? vous le trouverez dans celui qui aura fait une abnégation entière d'elle-même; car comment celui qui a fait mourir sa propre volonté, aurait-il pu épargner son coeur ?
86. Il existe un type d'homme dominé par la passion qui, à tous les crimes dont il s'est noirci, ajoute celui de raconter avec une brutale complaisance les exécrables impudicités et les honteuses intempérances auxquelles il s'est livré.
87. Le démon, pour corrompre notre coeur, a coutume d'exciter des pensées impures dans notre esprit. Nous pouvons les combattre avec avantage, chassons-les par la tempérance, par le mépris, et par l'application à toute autre chose.
88. Ici se présente une bien grande difficulté. Nous devons faire la guerre à notre corps ? mais, hélas ! ce corps, qui n'est si cher, que j'aime si tendrement, comment pourrai-je l'enchaîner, le juger et le condamner, ainsi que je jugerai et que je condamnerai les vices les plus honteux ? Mais il n'échappe au moment même que je suis près de lui mettre des chaînes; je n'ai pas plus tôt résolu de le juger, que je me réconcilie avec lui, et si je vais quelquefois jusqu'à le condamner, je m empresse bien vite de lui pardonner. Comment pouvoir haïr ce que la nature m'ordonne d'aimer ? comment serait-il possible de se séparer de ce à quoi l'on doit être éternellement uni ? Pourrai-je faire mourir ce qui doit ressusciter un jour pour vivre avec moi dans les siècles infinis ? par quels moyens me sera-t-il donné de rendre incorruptible ce qui est corruptible de sa nature ? quelles bonnes raisons à donner à celui qui, pour me convaincre, m'en donne qui sont fondées sur l'essence même des choses ?
Si j'essaie d'enchaîner mon corps par des jeûnes, je me livre à lui, en le condamnant lorsqu'il ne les observe pas; si, en me préservant des jugements téméraires, je me délivre de son esclavage, la vaine gloire me fait retomber sous sa servitude. Mon corps est tout à la fois et mon ennemi et mon ami, et mon adversaire et mon auxiliaire, et mon persécuteur et mon défenseur. En prends-je soin, le flatté-je ? il devient insolent et se révolte contre moi; le mortifié-je ? il me fait tomber en défaillance; le rétablis-je ? il ne me laisse plus de repos et ne veut recevoir aucune réprimande ? l'affligé-je, il m'expose au dernier malheur ? le ruiné-je d'austérités, je n'ai plus les moyens pour acquérir et pratiquer les vertus : mon corps est un être que je haïs et que j'aime. Mais enfin quelle est donc cette merveille extraordinaire que je trouve en moi ? quelle peut être la raison de ce mélange singulier de mon corps avec mon âme, de ces affections corporelles avec ces affections spirituelles ? Expliquez-moi donc comment il peut se faire que je me chérisse et me déteste en même temps. Mais c'est à toi que je m'adresse, mon pauvre corps, ma pauvre chair, ma compagne inséparable, toi qui es une partie essentielle de moi-même !
Dis-moi, je te prie; apprends-moi, je t'en conjure, ce grand mystère qui m'étonne et me confond; car tu peux seule m'en donner la connaissance que je désire. Raconte-moi, s'il te plaît, par quels moyens je peux vivre sans être blessé, en demeurant avec toi; daigne m'apprendre comment je pourrai éviter les dangers nombreux auxquels je me vois exposé chaque jour, à cause de l'union inséparable et nécessaire que j'ai avec toi; car tu ne peux l'ignorer : j'ai promis au Christ de te faire la guerre. Enseigne-moi donc de quelle manière je dois et peux triompher de ta tyrannique domination ; il m'est ordonné d'user de toutes mes forces pour te vaincre et te subjuguer.
Alors la concupiscence, que le corps représente, nous donne les réponses suivantes : «Je ne vous dirai pas des choses inconnues; mais je vous raconterai, ô mon âme, ce que nous savons également l'une et l'autre. Je me glorifie d'avoir pour mère l'affection intérieure que je me porte. Je suis bien aise de pouvoir profiter et de jouir de la délicatesse avec laquelle on me traite, et de la négligence avec laquelle on remplit ses devoirs et l'on pratique la vertu, afin de produire au dehors les flammes d'un grand embrasement. Pour causer intérieurement les ardeurs et les feux criminels, je me sers du relâchement dans la piété et du souvenir bruyant des choses passées. Lorsque j'ai bien médité les péchés et les crimes dans lesquels je veux vous faire tomber, j'en viens assez facilement à bout; et, lorsque je vous ai fait tomber dans cet abîme, je vous précipite dans un autre, qui est la mort éternelle causée par l'abattement et le désespoir.
La connaissance de ma faiblesse et de la vôtre, me lie entièrement les mains, et la tempérance, les pieds, de manière que je ne peux ni agir ni marcher. L'obéissance parfaite vous délivre absolument de ma tyrannie, et une profonde humilité me donne la mort.
Quiconque, pour prix de ses travaux, a reçu le don de chasteté, qui est le quinzième degré de la perfection, quoique dans une chair corruptible, est mort et ressuscité tout à la fois, et commence dès ce monde à jouir de la bienheureuse incorruptibilité.
A suivre...
M1234- Hiérophante contre le nouvel ordre mondial
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Re: Saints et Bienheureux!! (Ordre Alphabétique)
L’ÉCHELLE SAINTE
VIII
SEIZIÈME À VINGTIÈME DEGRÉS
DEUXIÈME PARTIE
SEIZIÈME DEGRÉ
De l'Avarice et de la Pauvreté.
1. La plupart des auteurs recommandables par leur science, après avoir parlé, ainsi que nous venons de le faire, de la chair comme d'un tyran furieux, nous entretiennent de l'avarice, qui est un démon monstrueux et rempli de têtes. C'est donc pour ne pas troubler l'ordre qu'ont suivi ces hommes pleins de sagesse, que nous suivrons la règle qu'ils nous ont tracée. Nous dirons donc, mais en peu de mots, ce qui regarde cette cruelle passion, et nous traiterons de même des remèdes capables de nous en guérir ou de nous en préserver.
2. L'avarice est une véritable idolâtrie; c'est la fille de l'incrédulité. Pour contenter son avidité, elle se sert du prétexte spécieux des maladies et des besoins du corps; c'est pour cela qu'elle ne cesse de menacer la vieillesse de mille nécessités différentes, qu'elle annonce et fait craindre des sécheresses et qu'elle prédit des famines.
3. Un avare blâme et viole les préceptes de l'Évangile. Celui qui est possédé de l'amour de Dieu, n'est pas dévoré par le désir passionné des richesses, mais s'en sert pour faire d'abondantes aumônes. Il se trompe et veut tromper les autres, celui qui ose dire qu'il aime Dieu et les biens de la terre; car il n'aime pas Dieu. Il est dans la même erreur, celui qui prétend posséder Dieu et l'argent : il ne possède ni l'un ni l'autre.
4. Celui qui pleure ses péchés, a même renoncé à son propre corps et ne l'épargne pas, lorsqu'il croit qu'il lui est nécessaire de le faire.
5. Ne dis pas que vous n'aimez et que vous ne recherchez les richesses qu'afin de pouvoir secourir les indigents. Rappelez-vous qu'une pauvre veuve avec deux petites pièces de monnaie a conquis le royaume des cieux.
6. Deux hommes se rencontrèrent un jour; c'étaient un avare et un hospitalier. L'avare se mit de suite à faire des reproches à celui qui répandait d'abondantes largesses dans le sein des pauvres; il l'accusa de n'avoir ni sagesse ni discrétion.
7. Mais celui-ci, qui avait généreusement triomphé de la cupidité, ne pouvait-il pas répondre que quiconque a vaincu cette passion, a coupé la racine à toutes les inquiétudes de la vie, et que celui qui en est esclave, ne peut jamais présenter à Dieu des mains pures et innocentes, ni Lui offrir le parfum odoriférant de la prière?
8. L'avarice commence dans un prétexte de l'aumône; mais a-t-on ramassées, s'est-on fait un trésor d'or et d'argent, la cupidité fait détester les pauvres. Voyez combien sont grandes et vives la sensibilité et la compassion pour les indigents dans le coeur d'un avare, tandis qu'il travaille à devenir riche; mais voyez aussi combien il est devenu dur et insensible à leur égard, depuis qu'il est dans l'abondance.
9. J'ai vu des pauvres des biens de la fortune, mais qui étaient très riches des biens de la grâce, oublier entièrement leur pauvreté temporelle en vivant au milieu des personnes qui étaient elles-mêmes pauvres, mais seulement par affection et par volonté.
10. Le moine qui a le malheur d'aimer l'argent, n'est jamais oisif; car sa passion lui rappelle sans cesse ces paroles dont il abuse : Celui qui ne veut pas travailler, ne doit pas manger (2 Th 3,10); et ces autres paroles : Mes mains ont suffi pour me procurer et à ceux qui vivent avec moi, les choses qui nous étaient nécessaires. (Ac 20,34).
11. La pauvreté religieuse est un désaveu formel de tous les soins de la vie et un affranchissement de toutes les inquiétudes temporelles; c'est une voyageuse débarrassée de tout embarras, une observatrice scrupuleuse des préceptes du Seigneur; c'est une heureuse délivrance de toute sorte de chagrins et de peines.
12. Le moine pauvre, est maître de l'univers entier, parce qu'il place tous ses soins et toutes ses inquiétudes dans le sein de la Providence, et que par la confiance ferme et entière qu'il a dans le Seigneur, il rend tous les hommes ses sujets et ses serviteurs. Ce ne sera donc point aux hommes qu'il s'adressera dans ses nécessités et dans ses besoins, et les secours qu'il en recevra, il pensera ne les tenir que de la main du Seigneur.
13. Il est l'heureux enfant de la paix et de la tranquillité du coeur; car il est libre de toute affection déréglée. Dans sa retraite il ne donne pas une plus grande attention aux choses présentes qu'à celles qui sont absentes, à celles qui sont, qu'à celles qui n'existent pas, et tout dans ce monde lui parait être boue et fumier. Celui qui s'attriste et s'afflige en se voyant dans quelque besoin, n'est pas pauvre de cette pauvreté qui, seule, est la véritable.
14. Le vrai pauvre offre sans cesse à Dieu des prières pures et sincères, et l'avare souille les siennes par la pensée et le désir des biens temporels qu'il regarde comme des idoles.
15. Ceux qui ont le bonheur de vivre dans un monastère, doivent être exempts de toute cupidité; car comment oseraient-ils posséder quelque chose en propre, puisque, par l'obéissance dont ils ont fait profession, leurs corps mêmes ne sont pas en leur disposition ? Le seul préjudice que pourrait leur porter cette pauvreté si parfaite, serait de les rendre trop propres à changer de lieu et de demeure sans la moindre difficulté; car j'en ai vu que les choses qu'ils possédaient dans un endroit, les y fixaient et les y attachaient.
16. Ils sont bien plus avancés dans les voies de la perfection, ceux qui, pour l'amour de Dieu sont pèlerins, que ceux qui n'y demeurent que par affection pour certaines choses qu'ils y possèdent.
17. Lorsqu'on a le bonheur de savourer les douceurs et les délices que procurent les biens du ciel, on se dégoûte bien vite et bien facilement des fausses douceurs des biens de la terre; mais, hélas! par un principe contraire, on donne promptement les affections de son coeur aux richesses temporelles, on les possède avec bien du plaisir, quand on n'a jamais goûté les saintes voluptés des richesses spirituelles.
18. Celui qui est pauvre malgré lui est doublement malheureux; car il ne jouit pas des biens de la vie présente, et par le mauvais usage qu'il fait de sa pauvreté, il se prive des biens de la vie future.
19. Prenons bien garde, ô nous tous qui avons fait profession de la vie religieuse, de devenir inférieurs aux oiseaux, ces animaux ne pensent pas au lendemain et ne ramassent rien pour le temps qui doit, venir. (cf. Mt 6,26).
20. Qu'il est grand aux yeux du Seigneur, celui qui , pour son amour, renonce généreusement à tout ce qu'il possède ! et qu'il est dans de saintes dispositions, celui qui se dépouille même de sa propre volonté ! L'un, pour prix de sa générosité, recevra le centuple, soit en ce monde par des biens temporels, soit dans l'autre par des dons et des grâces célestes; et l'autre possédera la vie éternelle.
21. Les vagues et les tempêtes ne cessent d'agiter et de tourmenter la mer, et la tristesse et la colère troublent et harcèlent l'avare sans aucune interruption.
22. Celui qui n'a que du mépris et de l'indifférence pour les biens de la terre, n'est point exposé aux procès, ni aux chagrins qu'ils entraînent après eux; tandis que celui qui est esclave de la cupidité, plaidera toute sa vie pour une misérable aiguille.
23. Une foi inébranlable préserve de toute sorte d'inquiétudes; la pensée de la mort porte à renoncer à son propre corps.
24. Job sur son fumier ne donna aucune marque ni aucun signe qu'il fut possédé par quelque affection de cupidité, aussi réduit à la dernière extrémité, conserva-t-il son âme dans une paix et une tranquillité parfaites.
25. Oh! que c'est avec raison qu'on dit que l'avarice est la racine de toute sorte de maux. Car c'est cette maudite passion qui engendre les haines, les larcins, les jalousies les scissions, les inimitiés, les haines, les disputes, les ressentiments, les actes de cruauté et de barbarie, et même les meurtres.
26. Or comme une petite étincelle est dans le cas de produire l'immense embrasement d'une forêt; de même une vertu, petite en apparence, est capable de faire disparaître tous les crimes dont nous venons de parler; et cette petite vertu, c'est la pauvreté , laquelle supprime et éteint tous les mauvais penchants de la cupidité. Ce qui produit en nous cette intéressante vertu, c'est d'abord l'habitude de penser à Dieu, ensuite le plaisir que nous éprouvons de marcher en sa Présence, enfin le souvenir du compte redoutable que nous aurons à Lui rendre.
27. Tous ceux qui ont lu avec attention ce que nous avons dit au quatorzième degré, de la gourmandise, mère de tous les maux imaginables, auront sans doute observé que cette infâme passion en rendant compte elle-même de la généalogie et du nombre de ses enfants, a mis au second rang l'insensibilité, qui rend le coeur aussi dur qu'un rocher. Si donc nous n'avons pas encore parlé de ce vice, c'est que l'avarice , qui est un dragon furieux et un culte idolâtrique de l'argent, nous a forcés à nous occuper d'elle. Je ne sais pas pourquoi nos pères ont placé l'avarice à la troisième place parmi les péchés capitaux. Je parlerai donc maintenant de l'insensibilité, qui tient le troisième rang dans la chaîne des péchés, mais qui est au second dans la généalogie que l'intempérance nous a faite de ses enfants. Après quoi, puisque nous avons dit quelque chose de l'avarice, nous passerons au sommeil, aux veilles, enfin à la crainte puérile : ces espèces de maladies spirituelles, attaquent
surtout les novices.
Nous terminerons ce degré, en disant que celui qui remporte cette seizième victoire, possède l'amour, s'est délivré des soins de la vie présente, a mérité une grande récompense dans le ciel, et marche sans aucun embarras temporel vers la céleste patrie.
DIX-SEPTIÈME DEGRÉ
De l'insensibilité de l'âme, ou de l'endurcissement du coeur,
qui est la mort de l'âme avant celle du corps.
1. L'insensibilité, et dans le corps et dans le coeur, est un assoupissement léthargique qui, par une longue durée de maladie grave et par la négligence avec laquelle on en a pris soin, finit assez ordinairement par une paralysie universelle.
2. C'est de cette manière que l'âme tombe dans la funeste insensibilité. Elle est donc une négligence coupable des devoirs, laquelle produit enfin une habitude invétérée de les omettre. C'est un mortel engourdissement du coeur produit par une folle présomption; c'est une chaîne lourde et pesante qui nous empêche de courir avec joie dans les voies de Dieu; c'est un breuvage funeste qui nous fait perdre la componction; elle est la porte de l'affreux désespoir, la mère de l'oubli de Dieu, lequel, après avoir été enfanté par elle, lui donne lui-même l'existence et la vertu d'effacer en nous tout sentiment de crainte de Dieu.
3. L'insensibilité n'est-ce pas à un philosophe insensé qui, en donnant des leçons aux autres, prononce sa propre condamnation; à un avocat qui parle contre sa propre cause; à un médecin aveugle qui, tout en faisant de longues et savantes dissertations sur les moyens de guérir un malade, ne cesse d'agrandir et d'envenimer ses plaies et d'augmenter son mal ? En effet on l'entend parler avec zèle et science de la maladie de son âme, et on ne le voit jamais s'abstenir des choses qui l'entretiennent; il demande à Dieu de l'en délivrer, et, par ses mauvaises habitudes dans lesquelles il ne cesse de tomber, il s'enfonce et s'engage plus avant dans l'abîme; s'indigne contre lui-même : eh ! le malheureux! ne rougit plus des reproches amers qu'il se fait; il sait encore qu'il fait mal, il le dit même, et il ne prend pas les moyens de se corriger; il parle de la mort, et il vit comme s'il ne devait jamais mourir; il pousse de longs gémissements sur les suites terribles et inévitables de la mort, et il est tranquille, comme s'il n'avait rien à craindre et qu'il fût immortel ici bas; il traite des avantages précieux et des fruits salutaires de la mortification, et il n'hésite pas de se livrer sans scrupule aux excès et aux délices de la bonne chère; il lit souvent ce qui regarde le jugement dernier, et il est assez insensé pour n'en faire aucun cas, et même pour en plaisanter; il parcourt, en lisant, ce qui est écrit de la vaine gloire, et cette lecture même augmente ce vice dans son misérable coeur; il donne des louanges aux veilles, et lui-même se plonge dans les douceurs du sommeil; il relève avec éloquence la vertu et l'excellence de la prière, et cependant il l'a en horreur et ne se livre à ce saint exercice qu'avec une extrême répugnance et par force : elle fait son supplice et son tourment. Il loue et exalte l'obéissance, et il est le premier à désobéir; il prodigue les éloges les plus pompeux à ceux qui n'ont aucune affection pour les biens fragiles et périssables de ce monde, et il n'a pas honte de se fâcher et de se disputer pour un vil et méprisable chiffon; il se met en colère de s'être fâché, et il s'irrite et s'indigne de s'être mis en mauvaise humeur; et, quoiqu'il tombe et retombe sans cesse, l'insensé ! il ne s'aperçoit même pas de ses chutes. Il se repent de s'être livré aux excès de l'intempérance, et un moment après il ajoute de nouveaux excès aux premiers; il béatifie le silence, et afin de ne pas l'observer, il se livre à de longs discours sur les louanges qu'il mérite; il fait d'excellentes exhortations aux autres pour les porter à pratiquer la douceur, et lui-même s'indigne et s'irrite de sa propre indignation et de ses impatiences; un peu rendu à lui-même, on le voit gémir sur son état déplorable; et à peine s'est-il donné le moindre mouvement pour en sortir, qu'il retombe dans une léthargie plus profonde : il blâme et condamne sévèrement les ris et la joie, et lui-même en parlant de la pénitence, se met à rire d'une manière qui fait pitié et annonce la folie; il s'accuse devant les autres d'être coupable de vaine gloire, et dans cette accusation même, il cherche à contenter son orgueil et sa vanité; il ne cesse de recommander à ses frères de garder la modestie dans leurs regards, et de pratiquer la chasteté avec la plus scrupuleuse attention, et le misérable porte sans cesse, et dans de perverses intentions, les yeux sur des objets agréables et dangereux ! Le rencontre-t-on au milieu des gens du siècle ? il ne peut assez faire l'éloge de la vie religieuse et solitaire, et, dans sa stupide insensibilité, il ne comprend pas que ces louanges condamnent sa conduite; il accable d'honneur et de louanges ceux qui prennent soin des pauvres et qui répandent d'abondantes aumônes dans le sein de l'indigence et de la misère, et lui-même couvre les indigents et les pauvres d'injures, d'affronts et d'outrages. CÕest ainsi que ce pauvre malheureux s'accuse et se condamne en tout et partout, sans penser à rentrer en lui-même ! à rougir de son triste et funeste état, à se repentir de sa conduite et à se convertir : mais, hélas ! le dirai-je ? la chose lui est-elle possible ?
4. J'ai vu de ces malheureux qui, en entendant parler de la mort et du jugement terrible qui la suivra, étaient tout baignés de larmes, et qui cependant, dans cet état, se hâtaient d'aller se mettre à table; et, dans ma surprise et mon étonnement, je ne pouvais comprendre comment l'intempérance, quoique fortifiée par une longue habitude de vivre dans le langueur et l'insensibilité, fût assez forte et puissante pour résister à une douleur aussi vive et à la vertu des larmes aussi salutaires.
5. Cependant, malgré la faiblesse de mon esprit et de mon jugement, voici en peu de mots ce que je crois avoir découvert des ruses infernales qu'emploie et des plaies profondes que fait cette passion dure, furieuse, tyrannique, dangereuse et impertinente; car je ne peux pas ici m'étendre en dissertations longues et raisonnées, et je conjure celui qui, par le secours du ciel et par sa propre expérience, aurait trouvé le remède capable de guérir les âmes de cette maladie mortelle, de ne pas manquer de nous l'apprendre et de l'employer. Quant à moi, tout ce que je peux faire, c'est d'avouer franchement et sans détour que, vu mon impuissance et l'état de servitude dans lequel ne m'a que trop réduit cette cruelle maîtresse, j'aurais été dans l'impossibilité de connaître tous ses artifices et toutes ses ruses; mais je l'ai saisie de force, je lui ai fait violence, et, la serrant fortement avec les chaînes de la crainte de Dieu, et les liens de la persévérance dans la prière, je l'ai forcée, malgré elle, à me faire les aveux suivants.
Cette méchante et tyrannique maîtresse m'a donc parlé ainsi : «Lorsque ceux qui ont fait alliance avec moi, ont des cadavres sous les yeux, ils ne laissent pas de rire; dans la prière ils sont durs comme des rochers, et leur esprit est enveloppé des ténèbres épaisses qui les empêchent absolument de rien voir. Quand ils se présentent à la table eucharistique, ils y sont sans aucun sentiment de piété, reçoivent et mangent le pain divin comme un pain commun et ordinaire. Si je vois des personnes touchées de componction, je me moque d'elles. J'ai appris de mon père l'art de faire périr toutes les bonnes oeuvres produites par le courage et les efforts d'un coeur généreux et bon. Je suis la mère de la légèreté et des ris, la nourrice du sommeil, l'amie des sociétés et de la compagnie, la compagne fidèle de la fausse piété; et en cette dernière qualité, je méprise les reproches qu'on me fait.»
6. Ces réponses me frappèrent d'étonnement et de surprise, et m'inspirèrent le désir violent de demander encore à cette furieuse passion le nom de son infâme père. Elle me répondit : «Je ne suis pas sortie d'une seule et même tige; mon origine est un mélange incertain, et l'état de ma génération est varié : l'excès dans le manger me donne des forces, le temps me fait croître et grandir; les mauvaises habitudes m'affermissent tellement, que celui qui s'y laisse aller, ne sortira pas de mon esclavage.
Si vous persévérez dans les veilles et dans la pensée des jugements de Dieu, je vous donnerai quelque relâche. Sachez bien quelle est la cause qui m'a produite en vous; car ce n'est pas la même dans tout le monde, et livrez-lui de rudes assauts. Allez souvent prier sur les tombeaux, et portez continuellement dans votre esprit l'image de la mort et de ceux qui ne sont plus; mais n'oubliez pas que si vous ne vous servez pas du jeûne comme d'un pinceau, pour peindre toutes ces choses dans votre esprit, vous ne sauriez jamais triompher de moi.
DIX-HUITIÈME DEGRÉ
Du sommeil, de la prière, et du chant public des psaumes.
1. Le sommeil est un certain état, une certaine passion de la nature produite par l'engourdissement des sens; c'est l'image de la mort. Le sommeil en lui-même est quelque chose d'unique; mais, ainsi que la cupidité, les causent qui le produisent, sont nombreuses; car, tantôt il vient de la nature même, tantôt du travail que supporte l'estomac, lequel digère difficilement les aliments qu'il a reçus, tantôt de la part des démons; quelquefois des austérités excessives dans le jeûne en sont la cause et le principe : dans ce dernier cas, c'est la nature qui, se sentant affaiblie, cherche à se soulager et à réparer ses forces.
2. En buvant beaucoup et souvent, on contracte facilement la servile habitude de boire; il faut en dire autant de l'habitude de dormir. C'est pourquoi les jeunes commençants doivent se prémunir contre cette passion et cette nécessité corporelles; car, ainsi qu'on ne peut l'ignorer, une habitude invétérée se corrige difficilement.
3. Si nous voulons bien y faire attention, nous remarquerons que, tandis que nos frères s'assemblent au son de la trompette, nos ennemis accourent aussi invisiblement vers nos lits, afin que, lorsque nous serons éveillés, ils nous fassent violence pour nous faire demeurer dans les douceurs du repos : «Demeurez, nous diront-ils intérieurement, attendez que les hymnes qui précèdent la psalmodie des psaumes soient achevés; ce sera bien assez tôt pour aller à l'église.» D'autres fois ils nous assiègent pendant la prière, et nous portent au sommeil. Ici ils excitent en nous de violents besoins pour nous engager à sortir; là ils nous sollicitent à tenir des discours vains et inutiles. Il en est parmi eux dont l'occupation est de fatiguer notre esprit par de mauvaises pensées; d'autres, de nous faire appuyer sur quelque objet, comme, par exemple, le mur, nous persuadant que nous sommes trop faibles ou trop fatigués; d'autres nous accablent de bâillements importuns; quelques-uns nous portent à rire, afin que, dans nos prières mêmes, nous nous attirions la Colère du Seigneur. Nous en trouvons qui nous tentent d'aller bien vite en prononçant les versets, afin qu'ayant plus tôt fait, nous ayons quelque temps à donner à la paresse; et nous en rencontrons d'autres, au contraire, qui veulent que nous aillions lentement, pour nous faire goûter un certain plaisir naturel. Enfin il en est qui se mettent, pour ainsi dire, sur notre langue et sur nos lèvres, pour nous fermer la bouche, ou du moins pour nous empêcher de prononcer facilement les mots qui composent les psaumes.
4. Celui qui, pendant la prière, pensera sérieusement qu'il est en la présence de Dieu, sera comme une colonne immobile, et ne se laissera pas surprendre par ces différentes tentations. Au reste, le lutteur sincère et obéissant, lorsqu'il s'agit de prier, se trouve éclairé d'une lumière, divine et rempli d'une joie céleste; car ce bon moine, semblable à un vaillant soldat, s'est préparé à la prière depuis longtemps, par un fidèle accomplissement de ses devoirs et par une exacte obéissance.
5. Si tous peuvent vaquer à la prière publique, il faut avouer néanmoins qu'il en est à qui il serait plus utile de ne prier qu'avec un autre qui leur serait uni par le même esprit et par les mêmes inclinations. La prière solitaire ne convient qu'à un très petit nombre.
6. En psalmodiant avec plusieurs, il ne vous sera guère facile de vous livrer à la méditation, sans avoir des distractions nombreuses; alors pour enchaîner et pour appliquer votre esprit, pesez et méditez les paroles sacrées qu'on récite, afin que cette méditation soit pour vous comme une prière, pendant que la partie du choeur à laquelle vous n'appartenez pas, prononce son verset.
7. Il ne convint à personne que pendant la prière on s'occupe à quelque autre chose, soit que cette chose soit nécessaire, soit qu'elle ne le soit pas. Saint Antoine nous assure qu'un ange a fortement recommandé d'éviter ce défaut.
8. Le feu éprouve l'or; mais la prière éprouve l'amour et l'attachement que les moines ont pour Dieu.
Celui qui se plaît au saint exercice de la prière, s'unit heureusement à Dieu, et met en fuite les démons.
DIX-NEUVIÈME DEGRÉ
Des veilles du corps,
de la manière dont elles produisent les veilles de l'esprit,
et de la manière dont il faut les pratiquer.
1. Parmi les gens qui sont à la suite des rois de la terre, il y en a qui sont sans armes, d'autres qui portent des faisceaux, d'autres des boucliers, et d'autres des épées. Or tout cela n'arrive point par hasard, mais à dessein : car ceux qui ne sont décorés que des marques de leur dignité, sont le plus souvent les parents, les alliés, ou du moins les amis intimes et confidentiels du prince; pour les autres, ce sont ses officiers ou ses domestiques : tel est donc l'ordre que nous remarquons dans la cour du souverain.
2. Voyons à présent quel est le rang que nous occupons dans la maison de Dieu, qui est notre roi suprême, lorsque nous nous présentons devant lui pour vaquer aux exercices de la prière du jour, du soir et de la nuit : car il y en a qui, aux prières du soir et de la nuit, se présentent devant Dieu libres de toute inquiétude pour les objets visibles, et revêtus seulement d'ornements spirituels; d'autres y paraissent avec le chant des psaumes et des cantiques; ceux-ci passent le saint temps de la prière dans la lecture des divines Écritures; ceux-là, plus faibles et moins avancés, travaillent des mains; enfin il en est qui, par la méditation continuelle de la mort, excitent et entretiennent dans leurs coeurs les sentiments de la plus vive et de la plus ardente componction.
Or il est évident que de toutes ces personnes religieuses qui passent ainsi ces veilles, ce sont les premières et les dernières qui s'y comportent de la manière peut-être la plus agréable à Dieu; celles que nous avons placées au second rang, suivent les exercices ordinaires de la vie religieuse; les troisièmes et les autres ne sont qu'au dernier degré. Néanmoins Dieu reçoit et apprécie toutes ces manières de lui offrir des hommages, selon le degré de bonne volonté, de ferveur et de courage des personnes qui les lui présentent.
2. Les veilles du corps purifient l'âme de ses souillures; mais un sommeil prolongé hébète et aveugle l'esprit.
3. Les veilles combattent fortement et vigoureusement les ardeurs de la chair, chassent les mauvais songes, produisent des larmes abondantes, attendrissent le coeur, éteignent les flammes des passions, donnent de la délicatesse à la conscience, conservent les pensées en leur pouvoir, consument les aliments qui pourraient être nuisibles, soumettent la chair à l'esprit, triomphent des efforts et déjouent les ruses du démon, arrêtent la liberté indiscrète de la langue, et dissipent entièrement les images et les fantômes capables de troubler l'âme et de la consterner.
5. Un moine qui pratique les veilles, ressemble à un pêcheur; car, dans le silence de la nuit, il observe sans être distrait, et comprend la portée et la valeur de ses pensées.
6. Il aime Dieu sincèrement, et lorsqu'il entend sonner l'office, plein de joie et d'allégresse il s'écrie: «C'est bien ! c'est très bien !» tandis que le moine paresseux, dit en soupirant : «Hélas, hélas!»
7. Il est pas difficile de reconnaître les gourmands à leur table chargée de mets délicats; et l'on connaît facilement ceux qui aiment Dieu, à leur zèle et à leur amour pour la prière. Les personnes esclaves de l'intempérance tressaillent de joie à la vue d'une table couverte de mets bien préparés; mais, par un principe contraire, ils sont tout tristes et tout ennuyés, lorsque le moment de vaquer à la prière arrive, ceux qui n'aiment pas ce saint exercice.
8. L'excès dans le sommeil fait oublier les vérités salutaires, et inspire le dégoût pour les choses spirituelles; les veilles, en purifiant notre esprit et notre coeur.
9. Les laboureurs ramassent leurs récoltes dans des aires, les vignerons, leurs vendanges dans les pressoirs; et les religieux ramassent leurs richesses spirituelles dans les exercices de la prière, lesquels ont lieu surtout le soir et pendant la nuit.
10. Un sommeil trop considérable est un mauvais compagnon que nous nous donnons : il fait perdre aux paresseux la moitié et quelquefois même plus, du temps qu'ils ont à vivre.
11. Le mauvais moine n'est que trop réveillé, quand il est question de se livrer à des entretiens et à des conversations avec ses frères, mais l'heure de prier est-elle arrivée ? le sommeil s'empare aussitôt de lui.
12. Le religieux qui relâché est prompt et actif pour se répandre en vaines paroles, mais engourdi et lâche pour lire les livres sacrés.
13. Comme au son éclatant de la trompette de l'ange, les morts sortiront promptement de la poussière des tombeaux; de même à présent les religieux endormis dans le tombeau de leur paresse, se lèvent avec célérité, lorsqu'on annonce l'heure des récréations.
14. Le sommeil , sous les spécieuses apparences de l'amitié, exerce sur nous une tyrannie bien funeste — souvent il se retire de nous lorsque nous sommes bien rassasiés, et d'autres fois, lorsque par nos jeûnes, nous sommes pressés des douleurs de la faim et des ardeurs de la soif, il nous poursuit à toute outrance.
15. Il nous porte à nous occuper de quelque ouvrage des mains, afin que par ce moyen, si les autres ne réussissent pas, il puisse nous troubler et nous faire abandonner notre prière. Pour décourager ceux qui entrent dans la vie religieuse, et pour les empêcher d'y faire d'heureux progrès, il ne cesse de les poursuivre et de les tourmenter.
16. C'est encore ainsi qu'il en agit par rapport à ceux de qui le démon veut ouvrir la porte du coeur à la passion de la luxure. 17. Ainsi jusqu'à ce que nous nous voyous entièrement délivrés des fatigues et des importunités du sommeil, qu'il ne nous soit pas à charge d'être obligés de chanter l'office avec nos frères; car leur compagnie et la crainte d'être couverts de honte et de confusion, nous empêcheront de dormir : en effet si le chien est l'ennemi des lièvres, le démon de la vaine gloire l'est du sommeil.
18. De même que le négociant se rend compte le soir du gain qu'il a fait pendant la journée; ainsi le religieux doit, après la psalmodie, se rendre compte des avantages spirituels qu'il en a retirés.
19. Veillez attentivement sur vous après la prière, et vous verrez avec étonnement que des démons nombreux, irrités de n'avoir pu nous vaincre pendant que nous prions, font ensuite tous leurs efforts pour nous faire tomber dans de mauvaises pensées. Assieds-toi, sois attentif, et tu verras ceux qui ont l'habitude de ravir les prémices de l'âme.
20. Il arrive quelquefois que par l'habitude que nous avons de réciter les psaumes, il nous en revient quelque souvenir, et que les divins oracles deviennent la matière même et le sujet de nos pensées pendant le sommeil; mais il arrive aussi que les démons, nos ennemis, font toutes ces choses en nous, afin de nous inspirer des sentiments d'orgueil. Il est encore une autre chose que je croyais devoir passer sous silence, mais qu'une personne m'ordonne de publier. La voici : une âme qui, tous les jours, se nourrit de la parole de Dieu par une méditation continuelle et approfondie, a coutume pendant le sommeil de se rappeler les saintes pensées qui l'ont occupée pendant le jour, et c'est là vraiment une récompense précieuse que Dieu nous accorde; car nous sommes par ce moyen délivrés des illusions des démons.
Quiconque est monté sur ce dix-neuvième degré, a reçu dans son coeur le trésor d'une lumière céleste.
VINGTIÈME DEGRÉ
De la timidité puérile.
1. Ceux qui, dans les monastères ou dans les communautés, s'appliquent à acquérir la perfection, ne sont pas ordinairement fort exposés à cette crainte; mais pour vous qui avez embrassé la vie érémitique et qui demeurez dans le fond des déserts, vous devez combattre cette passion de toutes vos forces et ne vous en laisser jamais dominer, car c'est la fille de la vaine gloire et de l'infidélité.
2. La timidité est une passion puérile qui est assez souvent le partage de la vieillesse ou d'une âme esclave de la vanité. C'est un manquement de foi et de confiance en Dieu; elle est produite en nous par des malheurs que nous croyons prévoir comme nous devant surprendre inopinément.
3. Cette crainte consiste donc dans la prévoyance de quelques dangers imaginaires; c'est une affliction pénible d'un coeur troublé et agité par l'idée d'accidents incertains. En un mot disons que cette appréhension est l'absence de toute confiance.
4. Aussi voyons-nous qu'une âme orgueilleuse et qui compte trop sur ses propres forces, craint et tremble à la vue même de son ombre.
5. Des pénitents qui, dans un temps, ont sincèrement pleuré leurs fautes, mais qui, dans un autre temps, par des motifs d'orgueil et d'impénitence, ont cessé de pleurer leurs iniquités, sont tout-à-fait exempts de crainte dans certaines occasions, et que, dans d'autres circonstances, ils sont si frappés et si épouvantés, qu'ils tombent dans un égarement et une aliénation d'esprit extraordinaires. La raison de ces vicissitudes étonnantes, c'est que le Seigneur, souverainement saint et juste, abandonne à eux-mêmes ces misérables et ces superbes, afin que leur propre, malheur nous rende sages et nous engage à renoncer à tout sentiment d'orgueil.
6. Si tous les esclaves de l'amour-propre sont sous le joug de la timidité, tous ceux qui sont exempts de la timidité, ne sont pas pour cela des personnes douces et humbles de coeur. En effet les voleurs et les violateurs des tombeaux, lesquels assurément ne sont pas des gens dévoués à la douceur ni à l'humilité, sont bien éloignés d'être timides.
7. Est-il pour vous des lieux qui vous inspirent de la frayeur? n'hésitez pas de choisir le milieu de la nuit pour les aller visiter; car si vous cédez le moins du monde aux objets qui vous donnent des sentiments de crainte d'une manière aussi vaine que ridicule, cette crainte se fortifiera dans vous, et cette passion, vous la garderez toute votre vie. Si donc vous mettez en pratique la résolution que je vous suggère, armez-vous courageusement de la prière, et dans ces lieux effrayants tendez avec confiance vers le ciel vos mains suppliantes, invoquez le doux nom de Jésus avec une foi vive et ardente, et vous mettrez vos ennemis en pièces. Voilà les armes les plus puissantes que vous puissiez trouver et sur la terre et dans les cieux, pour faire la guerre à la timidité. Avez-vous eu le bonheur de guérir votre âme de cette maladie, et de remporter une heureuse victoire sur vous-même ? ne manquez pas, par d'humbles cantiques de louanges, d'en témoigner toute votre reconnaissance à celui qui par sa grâce vous a fait vaincre et triompher. Cette conduite attirera sur vous de nouvelles faveurs, et vous méritera une protection constante.
8. Comme un instant ne suffit pas pour contenter et rassasier l'estomac, de même ce ne sera pas tout d'un coup que vous vous délivrerez de tout sentiment de peur et de crainte. Aussi nous observerons que plus nous avançons dans la carrière de la pénitence, plus la timidité nous abandonne et nous quitte, et que plus nous devenons impénitents, plus elle augmente en nous et nous tourmente.
9. «Mes cheveux, dit Éliphaz, se sont dressés sur ma tête, et mes membres ont frissonné d'horreur.» (Job 4,15), en voyant les ruses du démon. Or tantôt c'est le corps, tantôt c'est l'âme, qui donne ces sentiments de frayeur, et quelquefois tous les deux en semble y contribuent. Lorsque c'est le corps seul qui éprouve ces sentiments, nous pouvons croire que nous touchons à une guérison certaine, et nous reconnaîtrons que nous sommes enfin délivrés de cette funeste passion.
10. Ni la solitude des lieux et les ténèbres de la nuit ne fournissent d'armes à nos ennemis mais la stérilité de l'âme. D'autre part, Dieu en dispose parfois ainsi pour nous instruire.
11. Le serviteur de Dieu, ne craint que Dieu seul; mais celui qui n'a jamais eu la crainte du Seigneur, a peur de lui-même et de son ombre.
12. Le corps frissonne et tremble à la présence d'un esprit; mais ceux qui vivent dans la pratique de l'humilité, sont inondés de joie et d'allégresse à la présence d'un ange. C'est pourquoi, lorsque par ce sentiment intérieur de joie, nous sentons la présence des anges, recourons aussitôt à la prière; car, nous sommes autorisés à penser et à croire que ces esprits célestes qui nous sont envoyés pour prendre soin de nous, sont venus unir leurs prières aux nôtres.
Celui qui a vaincu la pusillanimité, il est évident qu'il a consacré sa vie et son âme à Dieu.
VIII
SEIZIÈME À VINGTIÈME DEGRÉS
DEUXIÈME PARTIE
SEIZIÈME DEGRÉ
De l'Avarice et de la Pauvreté.
1. La plupart des auteurs recommandables par leur science, après avoir parlé, ainsi que nous venons de le faire, de la chair comme d'un tyran furieux, nous entretiennent de l'avarice, qui est un démon monstrueux et rempli de têtes. C'est donc pour ne pas troubler l'ordre qu'ont suivi ces hommes pleins de sagesse, que nous suivrons la règle qu'ils nous ont tracée. Nous dirons donc, mais en peu de mots, ce qui regarde cette cruelle passion, et nous traiterons de même des remèdes capables de nous en guérir ou de nous en préserver.
2. L'avarice est une véritable idolâtrie; c'est la fille de l'incrédulité. Pour contenter son avidité, elle se sert du prétexte spécieux des maladies et des besoins du corps; c'est pour cela qu'elle ne cesse de menacer la vieillesse de mille nécessités différentes, qu'elle annonce et fait craindre des sécheresses et qu'elle prédit des famines.
3. Un avare blâme et viole les préceptes de l'Évangile. Celui qui est possédé de l'amour de Dieu, n'est pas dévoré par le désir passionné des richesses, mais s'en sert pour faire d'abondantes aumônes. Il se trompe et veut tromper les autres, celui qui ose dire qu'il aime Dieu et les biens de la terre; car il n'aime pas Dieu. Il est dans la même erreur, celui qui prétend posséder Dieu et l'argent : il ne possède ni l'un ni l'autre.
4. Celui qui pleure ses péchés, a même renoncé à son propre corps et ne l'épargne pas, lorsqu'il croit qu'il lui est nécessaire de le faire.
5. Ne dis pas que vous n'aimez et que vous ne recherchez les richesses qu'afin de pouvoir secourir les indigents. Rappelez-vous qu'une pauvre veuve avec deux petites pièces de monnaie a conquis le royaume des cieux.
6. Deux hommes se rencontrèrent un jour; c'étaient un avare et un hospitalier. L'avare se mit de suite à faire des reproches à celui qui répandait d'abondantes largesses dans le sein des pauvres; il l'accusa de n'avoir ni sagesse ni discrétion.
7. Mais celui-ci, qui avait généreusement triomphé de la cupidité, ne pouvait-il pas répondre que quiconque a vaincu cette passion, a coupé la racine à toutes les inquiétudes de la vie, et que celui qui en est esclave, ne peut jamais présenter à Dieu des mains pures et innocentes, ni Lui offrir le parfum odoriférant de la prière?
8. L'avarice commence dans un prétexte de l'aumône; mais a-t-on ramassées, s'est-on fait un trésor d'or et d'argent, la cupidité fait détester les pauvres. Voyez combien sont grandes et vives la sensibilité et la compassion pour les indigents dans le coeur d'un avare, tandis qu'il travaille à devenir riche; mais voyez aussi combien il est devenu dur et insensible à leur égard, depuis qu'il est dans l'abondance.
9. J'ai vu des pauvres des biens de la fortune, mais qui étaient très riches des biens de la grâce, oublier entièrement leur pauvreté temporelle en vivant au milieu des personnes qui étaient elles-mêmes pauvres, mais seulement par affection et par volonté.
10. Le moine qui a le malheur d'aimer l'argent, n'est jamais oisif; car sa passion lui rappelle sans cesse ces paroles dont il abuse : Celui qui ne veut pas travailler, ne doit pas manger (2 Th 3,10); et ces autres paroles : Mes mains ont suffi pour me procurer et à ceux qui vivent avec moi, les choses qui nous étaient nécessaires. (Ac 20,34).
11. La pauvreté religieuse est un désaveu formel de tous les soins de la vie et un affranchissement de toutes les inquiétudes temporelles; c'est une voyageuse débarrassée de tout embarras, une observatrice scrupuleuse des préceptes du Seigneur; c'est une heureuse délivrance de toute sorte de chagrins et de peines.
12. Le moine pauvre, est maître de l'univers entier, parce qu'il place tous ses soins et toutes ses inquiétudes dans le sein de la Providence, et que par la confiance ferme et entière qu'il a dans le Seigneur, il rend tous les hommes ses sujets et ses serviteurs. Ce ne sera donc point aux hommes qu'il s'adressera dans ses nécessités et dans ses besoins, et les secours qu'il en recevra, il pensera ne les tenir que de la main du Seigneur.
13. Il est l'heureux enfant de la paix et de la tranquillité du coeur; car il est libre de toute affection déréglée. Dans sa retraite il ne donne pas une plus grande attention aux choses présentes qu'à celles qui sont absentes, à celles qui sont, qu'à celles qui n'existent pas, et tout dans ce monde lui parait être boue et fumier. Celui qui s'attriste et s'afflige en se voyant dans quelque besoin, n'est pas pauvre de cette pauvreté qui, seule, est la véritable.
14. Le vrai pauvre offre sans cesse à Dieu des prières pures et sincères, et l'avare souille les siennes par la pensée et le désir des biens temporels qu'il regarde comme des idoles.
15. Ceux qui ont le bonheur de vivre dans un monastère, doivent être exempts de toute cupidité; car comment oseraient-ils posséder quelque chose en propre, puisque, par l'obéissance dont ils ont fait profession, leurs corps mêmes ne sont pas en leur disposition ? Le seul préjudice que pourrait leur porter cette pauvreté si parfaite, serait de les rendre trop propres à changer de lieu et de demeure sans la moindre difficulté; car j'en ai vu que les choses qu'ils possédaient dans un endroit, les y fixaient et les y attachaient.
16. Ils sont bien plus avancés dans les voies de la perfection, ceux qui, pour l'amour de Dieu sont pèlerins, que ceux qui n'y demeurent que par affection pour certaines choses qu'ils y possèdent.
17. Lorsqu'on a le bonheur de savourer les douceurs et les délices que procurent les biens du ciel, on se dégoûte bien vite et bien facilement des fausses douceurs des biens de la terre; mais, hélas! par un principe contraire, on donne promptement les affections de son coeur aux richesses temporelles, on les possède avec bien du plaisir, quand on n'a jamais goûté les saintes voluptés des richesses spirituelles.
18. Celui qui est pauvre malgré lui est doublement malheureux; car il ne jouit pas des biens de la vie présente, et par le mauvais usage qu'il fait de sa pauvreté, il se prive des biens de la vie future.
19. Prenons bien garde, ô nous tous qui avons fait profession de la vie religieuse, de devenir inférieurs aux oiseaux, ces animaux ne pensent pas au lendemain et ne ramassent rien pour le temps qui doit, venir. (cf. Mt 6,26).
20. Qu'il est grand aux yeux du Seigneur, celui qui , pour son amour, renonce généreusement à tout ce qu'il possède ! et qu'il est dans de saintes dispositions, celui qui se dépouille même de sa propre volonté ! L'un, pour prix de sa générosité, recevra le centuple, soit en ce monde par des biens temporels, soit dans l'autre par des dons et des grâces célestes; et l'autre possédera la vie éternelle.
21. Les vagues et les tempêtes ne cessent d'agiter et de tourmenter la mer, et la tristesse et la colère troublent et harcèlent l'avare sans aucune interruption.
22. Celui qui n'a que du mépris et de l'indifférence pour les biens de la terre, n'est point exposé aux procès, ni aux chagrins qu'ils entraînent après eux; tandis que celui qui est esclave de la cupidité, plaidera toute sa vie pour une misérable aiguille.
23. Une foi inébranlable préserve de toute sorte d'inquiétudes; la pensée de la mort porte à renoncer à son propre corps.
24. Job sur son fumier ne donna aucune marque ni aucun signe qu'il fut possédé par quelque affection de cupidité, aussi réduit à la dernière extrémité, conserva-t-il son âme dans une paix et une tranquillité parfaites.
25. Oh! que c'est avec raison qu'on dit que l'avarice est la racine de toute sorte de maux. Car c'est cette maudite passion qui engendre les haines, les larcins, les jalousies les scissions, les inimitiés, les haines, les disputes, les ressentiments, les actes de cruauté et de barbarie, et même les meurtres.
26. Or comme une petite étincelle est dans le cas de produire l'immense embrasement d'une forêt; de même une vertu, petite en apparence, est capable de faire disparaître tous les crimes dont nous venons de parler; et cette petite vertu, c'est la pauvreté , laquelle supprime et éteint tous les mauvais penchants de la cupidité. Ce qui produit en nous cette intéressante vertu, c'est d'abord l'habitude de penser à Dieu, ensuite le plaisir que nous éprouvons de marcher en sa Présence, enfin le souvenir du compte redoutable que nous aurons à Lui rendre.
27. Tous ceux qui ont lu avec attention ce que nous avons dit au quatorzième degré, de la gourmandise, mère de tous les maux imaginables, auront sans doute observé que cette infâme passion en rendant compte elle-même de la généalogie et du nombre de ses enfants, a mis au second rang l'insensibilité, qui rend le coeur aussi dur qu'un rocher. Si donc nous n'avons pas encore parlé de ce vice, c'est que l'avarice , qui est un dragon furieux et un culte idolâtrique de l'argent, nous a forcés à nous occuper d'elle. Je ne sais pas pourquoi nos pères ont placé l'avarice à la troisième place parmi les péchés capitaux. Je parlerai donc maintenant de l'insensibilité, qui tient le troisième rang dans la chaîne des péchés, mais qui est au second dans la généalogie que l'intempérance nous a faite de ses enfants. Après quoi, puisque nous avons dit quelque chose de l'avarice, nous passerons au sommeil, aux veilles, enfin à la crainte puérile : ces espèces de maladies spirituelles, attaquent
surtout les novices.
Nous terminerons ce degré, en disant que celui qui remporte cette seizième victoire, possède l'amour, s'est délivré des soins de la vie présente, a mérité une grande récompense dans le ciel, et marche sans aucun embarras temporel vers la céleste patrie.
DIX-SEPTIÈME DEGRÉ
De l'insensibilité de l'âme, ou de l'endurcissement du coeur,
qui est la mort de l'âme avant celle du corps.
1. L'insensibilité, et dans le corps et dans le coeur, est un assoupissement léthargique qui, par une longue durée de maladie grave et par la négligence avec laquelle on en a pris soin, finit assez ordinairement par une paralysie universelle.
2. C'est de cette manière que l'âme tombe dans la funeste insensibilité. Elle est donc une négligence coupable des devoirs, laquelle produit enfin une habitude invétérée de les omettre. C'est un mortel engourdissement du coeur produit par une folle présomption; c'est une chaîne lourde et pesante qui nous empêche de courir avec joie dans les voies de Dieu; c'est un breuvage funeste qui nous fait perdre la componction; elle est la porte de l'affreux désespoir, la mère de l'oubli de Dieu, lequel, après avoir été enfanté par elle, lui donne lui-même l'existence et la vertu d'effacer en nous tout sentiment de crainte de Dieu.
3. L'insensibilité n'est-ce pas à un philosophe insensé qui, en donnant des leçons aux autres, prononce sa propre condamnation; à un avocat qui parle contre sa propre cause; à un médecin aveugle qui, tout en faisant de longues et savantes dissertations sur les moyens de guérir un malade, ne cesse d'agrandir et d'envenimer ses plaies et d'augmenter son mal ? En effet on l'entend parler avec zèle et science de la maladie de son âme, et on ne le voit jamais s'abstenir des choses qui l'entretiennent; il demande à Dieu de l'en délivrer, et, par ses mauvaises habitudes dans lesquelles il ne cesse de tomber, il s'enfonce et s'engage plus avant dans l'abîme; s'indigne contre lui-même : eh ! le malheureux! ne rougit plus des reproches amers qu'il se fait; il sait encore qu'il fait mal, il le dit même, et il ne prend pas les moyens de se corriger; il parle de la mort, et il vit comme s'il ne devait jamais mourir; il pousse de longs gémissements sur les suites terribles et inévitables de la mort, et il est tranquille, comme s'il n'avait rien à craindre et qu'il fût immortel ici bas; il traite des avantages précieux et des fruits salutaires de la mortification, et il n'hésite pas de se livrer sans scrupule aux excès et aux délices de la bonne chère; il lit souvent ce qui regarde le jugement dernier, et il est assez insensé pour n'en faire aucun cas, et même pour en plaisanter; il parcourt, en lisant, ce qui est écrit de la vaine gloire, et cette lecture même augmente ce vice dans son misérable coeur; il donne des louanges aux veilles, et lui-même se plonge dans les douceurs du sommeil; il relève avec éloquence la vertu et l'excellence de la prière, et cependant il l'a en horreur et ne se livre à ce saint exercice qu'avec une extrême répugnance et par force : elle fait son supplice et son tourment. Il loue et exalte l'obéissance, et il est le premier à désobéir; il prodigue les éloges les plus pompeux à ceux qui n'ont aucune affection pour les biens fragiles et périssables de ce monde, et il n'a pas honte de se fâcher et de se disputer pour un vil et méprisable chiffon; il se met en colère de s'être fâché, et il s'irrite et s'indigne de s'être mis en mauvaise humeur; et, quoiqu'il tombe et retombe sans cesse, l'insensé ! il ne s'aperçoit même pas de ses chutes. Il se repent de s'être livré aux excès de l'intempérance, et un moment après il ajoute de nouveaux excès aux premiers; il béatifie le silence, et afin de ne pas l'observer, il se livre à de longs discours sur les louanges qu'il mérite; il fait d'excellentes exhortations aux autres pour les porter à pratiquer la douceur, et lui-même s'indigne et s'irrite de sa propre indignation et de ses impatiences; un peu rendu à lui-même, on le voit gémir sur son état déplorable; et à peine s'est-il donné le moindre mouvement pour en sortir, qu'il retombe dans une léthargie plus profonde : il blâme et condamne sévèrement les ris et la joie, et lui-même en parlant de la pénitence, se met à rire d'une manière qui fait pitié et annonce la folie; il s'accuse devant les autres d'être coupable de vaine gloire, et dans cette accusation même, il cherche à contenter son orgueil et sa vanité; il ne cesse de recommander à ses frères de garder la modestie dans leurs regards, et de pratiquer la chasteté avec la plus scrupuleuse attention, et le misérable porte sans cesse, et dans de perverses intentions, les yeux sur des objets agréables et dangereux ! Le rencontre-t-on au milieu des gens du siècle ? il ne peut assez faire l'éloge de la vie religieuse et solitaire, et, dans sa stupide insensibilité, il ne comprend pas que ces louanges condamnent sa conduite; il accable d'honneur et de louanges ceux qui prennent soin des pauvres et qui répandent d'abondantes aumônes dans le sein de l'indigence et de la misère, et lui-même couvre les indigents et les pauvres d'injures, d'affronts et d'outrages. CÕest ainsi que ce pauvre malheureux s'accuse et se condamne en tout et partout, sans penser à rentrer en lui-même ! à rougir de son triste et funeste état, à se repentir de sa conduite et à se convertir : mais, hélas ! le dirai-je ? la chose lui est-elle possible ?
4. J'ai vu de ces malheureux qui, en entendant parler de la mort et du jugement terrible qui la suivra, étaient tout baignés de larmes, et qui cependant, dans cet état, se hâtaient d'aller se mettre à table; et, dans ma surprise et mon étonnement, je ne pouvais comprendre comment l'intempérance, quoique fortifiée par une longue habitude de vivre dans le langueur et l'insensibilité, fût assez forte et puissante pour résister à une douleur aussi vive et à la vertu des larmes aussi salutaires.
5. Cependant, malgré la faiblesse de mon esprit et de mon jugement, voici en peu de mots ce que je crois avoir découvert des ruses infernales qu'emploie et des plaies profondes que fait cette passion dure, furieuse, tyrannique, dangereuse et impertinente; car je ne peux pas ici m'étendre en dissertations longues et raisonnées, et je conjure celui qui, par le secours du ciel et par sa propre expérience, aurait trouvé le remède capable de guérir les âmes de cette maladie mortelle, de ne pas manquer de nous l'apprendre et de l'employer. Quant à moi, tout ce que je peux faire, c'est d'avouer franchement et sans détour que, vu mon impuissance et l'état de servitude dans lequel ne m'a que trop réduit cette cruelle maîtresse, j'aurais été dans l'impossibilité de connaître tous ses artifices et toutes ses ruses; mais je l'ai saisie de force, je lui ai fait violence, et, la serrant fortement avec les chaînes de la crainte de Dieu, et les liens de la persévérance dans la prière, je l'ai forcée, malgré elle, à me faire les aveux suivants.
Cette méchante et tyrannique maîtresse m'a donc parlé ainsi : «Lorsque ceux qui ont fait alliance avec moi, ont des cadavres sous les yeux, ils ne laissent pas de rire; dans la prière ils sont durs comme des rochers, et leur esprit est enveloppé des ténèbres épaisses qui les empêchent absolument de rien voir. Quand ils se présentent à la table eucharistique, ils y sont sans aucun sentiment de piété, reçoivent et mangent le pain divin comme un pain commun et ordinaire. Si je vois des personnes touchées de componction, je me moque d'elles. J'ai appris de mon père l'art de faire périr toutes les bonnes oeuvres produites par le courage et les efforts d'un coeur généreux et bon. Je suis la mère de la légèreté et des ris, la nourrice du sommeil, l'amie des sociétés et de la compagnie, la compagne fidèle de la fausse piété; et en cette dernière qualité, je méprise les reproches qu'on me fait.»
6. Ces réponses me frappèrent d'étonnement et de surprise, et m'inspirèrent le désir violent de demander encore à cette furieuse passion le nom de son infâme père. Elle me répondit : «Je ne suis pas sortie d'une seule et même tige; mon origine est un mélange incertain, et l'état de ma génération est varié : l'excès dans le manger me donne des forces, le temps me fait croître et grandir; les mauvaises habitudes m'affermissent tellement, que celui qui s'y laisse aller, ne sortira pas de mon esclavage.
Si vous persévérez dans les veilles et dans la pensée des jugements de Dieu, je vous donnerai quelque relâche. Sachez bien quelle est la cause qui m'a produite en vous; car ce n'est pas la même dans tout le monde, et livrez-lui de rudes assauts. Allez souvent prier sur les tombeaux, et portez continuellement dans votre esprit l'image de la mort et de ceux qui ne sont plus; mais n'oubliez pas que si vous ne vous servez pas du jeûne comme d'un pinceau, pour peindre toutes ces choses dans votre esprit, vous ne sauriez jamais triompher de moi.
DIX-HUITIÈME DEGRÉ
Du sommeil, de la prière, et du chant public des psaumes.
1. Le sommeil est un certain état, une certaine passion de la nature produite par l'engourdissement des sens; c'est l'image de la mort. Le sommeil en lui-même est quelque chose d'unique; mais, ainsi que la cupidité, les causent qui le produisent, sont nombreuses; car, tantôt il vient de la nature même, tantôt du travail que supporte l'estomac, lequel digère difficilement les aliments qu'il a reçus, tantôt de la part des démons; quelquefois des austérités excessives dans le jeûne en sont la cause et le principe : dans ce dernier cas, c'est la nature qui, se sentant affaiblie, cherche à se soulager et à réparer ses forces.
2. En buvant beaucoup et souvent, on contracte facilement la servile habitude de boire; il faut en dire autant de l'habitude de dormir. C'est pourquoi les jeunes commençants doivent se prémunir contre cette passion et cette nécessité corporelles; car, ainsi qu'on ne peut l'ignorer, une habitude invétérée se corrige difficilement.
3. Si nous voulons bien y faire attention, nous remarquerons que, tandis que nos frères s'assemblent au son de la trompette, nos ennemis accourent aussi invisiblement vers nos lits, afin que, lorsque nous serons éveillés, ils nous fassent violence pour nous faire demeurer dans les douceurs du repos : «Demeurez, nous diront-ils intérieurement, attendez que les hymnes qui précèdent la psalmodie des psaumes soient achevés; ce sera bien assez tôt pour aller à l'église.» D'autres fois ils nous assiègent pendant la prière, et nous portent au sommeil. Ici ils excitent en nous de violents besoins pour nous engager à sortir; là ils nous sollicitent à tenir des discours vains et inutiles. Il en est parmi eux dont l'occupation est de fatiguer notre esprit par de mauvaises pensées; d'autres, de nous faire appuyer sur quelque objet, comme, par exemple, le mur, nous persuadant que nous sommes trop faibles ou trop fatigués; d'autres nous accablent de bâillements importuns; quelques-uns nous portent à rire, afin que, dans nos prières mêmes, nous nous attirions la Colère du Seigneur. Nous en trouvons qui nous tentent d'aller bien vite en prononçant les versets, afin qu'ayant plus tôt fait, nous ayons quelque temps à donner à la paresse; et nous en rencontrons d'autres, au contraire, qui veulent que nous aillions lentement, pour nous faire goûter un certain plaisir naturel. Enfin il en est qui se mettent, pour ainsi dire, sur notre langue et sur nos lèvres, pour nous fermer la bouche, ou du moins pour nous empêcher de prononcer facilement les mots qui composent les psaumes.
4. Celui qui, pendant la prière, pensera sérieusement qu'il est en la présence de Dieu, sera comme une colonne immobile, et ne se laissera pas surprendre par ces différentes tentations. Au reste, le lutteur sincère et obéissant, lorsqu'il s'agit de prier, se trouve éclairé d'une lumière, divine et rempli d'une joie céleste; car ce bon moine, semblable à un vaillant soldat, s'est préparé à la prière depuis longtemps, par un fidèle accomplissement de ses devoirs et par une exacte obéissance.
5. Si tous peuvent vaquer à la prière publique, il faut avouer néanmoins qu'il en est à qui il serait plus utile de ne prier qu'avec un autre qui leur serait uni par le même esprit et par les mêmes inclinations. La prière solitaire ne convient qu'à un très petit nombre.
6. En psalmodiant avec plusieurs, il ne vous sera guère facile de vous livrer à la méditation, sans avoir des distractions nombreuses; alors pour enchaîner et pour appliquer votre esprit, pesez et méditez les paroles sacrées qu'on récite, afin que cette méditation soit pour vous comme une prière, pendant que la partie du choeur à laquelle vous n'appartenez pas, prononce son verset.
7. Il ne convint à personne que pendant la prière on s'occupe à quelque autre chose, soit que cette chose soit nécessaire, soit qu'elle ne le soit pas. Saint Antoine nous assure qu'un ange a fortement recommandé d'éviter ce défaut.
8. Le feu éprouve l'or; mais la prière éprouve l'amour et l'attachement que les moines ont pour Dieu.
Celui qui se plaît au saint exercice de la prière, s'unit heureusement à Dieu, et met en fuite les démons.
DIX-NEUVIÈME DEGRÉ
Des veilles du corps,
de la manière dont elles produisent les veilles de l'esprit,
et de la manière dont il faut les pratiquer.
1. Parmi les gens qui sont à la suite des rois de la terre, il y en a qui sont sans armes, d'autres qui portent des faisceaux, d'autres des boucliers, et d'autres des épées. Or tout cela n'arrive point par hasard, mais à dessein : car ceux qui ne sont décorés que des marques de leur dignité, sont le plus souvent les parents, les alliés, ou du moins les amis intimes et confidentiels du prince; pour les autres, ce sont ses officiers ou ses domestiques : tel est donc l'ordre que nous remarquons dans la cour du souverain.
2. Voyons à présent quel est le rang que nous occupons dans la maison de Dieu, qui est notre roi suprême, lorsque nous nous présentons devant lui pour vaquer aux exercices de la prière du jour, du soir et de la nuit : car il y en a qui, aux prières du soir et de la nuit, se présentent devant Dieu libres de toute inquiétude pour les objets visibles, et revêtus seulement d'ornements spirituels; d'autres y paraissent avec le chant des psaumes et des cantiques; ceux-ci passent le saint temps de la prière dans la lecture des divines Écritures; ceux-là, plus faibles et moins avancés, travaillent des mains; enfin il en est qui, par la méditation continuelle de la mort, excitent et entretiennent dans leurs coeurs les sentiments de la plus vive et de la plus ardente componction.
Or il est évident que de toutes ces personnes religieuses qui passent ainsi ces veilles, ce sont les premières et les dernières qui s'y comportent de la manière peut-être la plus agréable à Dieu; celles que nous avons placées au second rang, suivent les exercices ordinaires de la vie religieuse; les troisièmes et les autres ne sont qu'au dernier degré. Néanmoins Dieu reçoit et apprécie toutes ces manières de lui offrir des hommages, selon le degré de bonne volonté, de ferveur et de courage des personnes qui les lui présentent.
2. Les veilles du corps purifient l'âme de ses souillures; mais un sommeil prolongé hébète et aveugle l'esprit.
3. Les veilles combattent fortement et vigoureusement les ardeurs de la chair, chassent les mauvais songes, produisent des larmes abondantes, attendrissent le coeur, éteignent les flammes des passions, donnent de la délicatesse à la conscience, conservent les pensées en leur pouvoir, consument les aliments qui pourraient être nuisibles, soumettent la chair à l'esprit, triomphent des efforts et déjouent les ruses du démon, arrêtent la liberté indiscrète de la langue, et dissipent entièrement les images et les fantômes capables de troubler l'âme et de la consterner.
5. Un moine qui pratique les veilles, ressemble à un pêcheur; car, dans le silence de la nuit, il observe sans être distrait, et comprend la portée et la valeur de ses pensées.
6. Il aime Dieu sincèrement, et lorsqu'il entend sonner l'office, plein de joie et d'allégresse il s'écrie: «C'est bien ! c'est très bien !» tandis que le moine paresseux, dit en soupirant : «Hélas, hélas!»
7. Il est pas difficile de reconnaître les gourmands à leur table chargée de mets délicats; et l'on connaît facilement ceux qui aiment Dieu, à leur zèle et à leur amour pour la prière. Les personnes esclaves de l'intempérance tressaillent de joie à la vue d'une table couverte de mets bien préparés; mais, par un principe contraire, ils sont tout tristes et tout ennuyés, lorsque le moment de vaquer à la prière arrive, ceux qui n'aiment pas ce saint exercice.
8. L'excès dans le sommeil fait oublier les vérités salutaires, et inspire le dégoût pour les choses spirituelles; les veilles, en purifiant notre esprit et notre coeur.
9. Les laboureurs ramassent leurs récoltes dans des aires, les vignerons, leurs vendanges dans les pressoirs; et les religieux ramassent leurs richesses spirituelles dans les exercices de la prière, lesquels ont lieu surtout le soir et pendant la nuit.
10. Un sommeil trop considérable est un mauvais compagnon que nous nous donnons : il fait perdre aux paresseux la moitié et quelquefois même plus, du temps qu'ils ont à vivre.
11. Le mauvais moine n'est que trop réveillé, quand il est question de se livrer à des entretiens et à des conversations avec ses frères, mais l'heure de prier est-elle arrivée ? le sommeil s'empare aussitôt de lui.
12. Le religieux qui relâché est prompt et actif pour se répandre en vaines paroles, mais engourdi et lâche pour lire les livres sacrés.
13. Comme au son éclatant de la trompette de l'ange, les morts sortiront promptement de la poussière des tombeaux; de même à présent les religieux endormis dans le tombeau de leur paresse, se lèvent avec célérité, lorsqu'on annonce l'heure des récréations.
14. Le sommeil , sous les spécieuses apparences de l'amitié, exerce sur nous une tyrannie bien funeste — souvent il se retire de nous lorsque nous sommes bien rassasiés, et d'autres fois, lorsque par nos jeûnes, nous sommes pressés des douleurs de la faim et des ardeurs de la soif, il nous poursuit à toute outrance.
15. Il nous porte à nous occuper de quelque ouvrage des mains, afin que par ce moyen, si les autres ne réussissent pas, il puisse nous troubler et nous faire abandonner notre prière. Pour décourager ceux qui entrent dans la vie religieuse, et pour les empêcher d'y faire d'heureux progrès, il ne cesse de les poursuivre et de les tourmenter.
16. C'est encore ainsi qu'il en agit par rapport à ceux de qui le démon veut ouvrir la porte du coeur à la passion de la luxure. 17. Ainsi jusqu'à ce que nous nous voyous entièrement délivrés des fatigues et des importunités du sommeil, qu'il ne nous soit pas à charge d'être obligés de chanter l'office avec nos frères; car leur compagnie et la crainte d'être couverts de honte et de confusion, nous empêcheront de dormir : en effet si le chien est l'ennemi des lièvres, le démon de la vaine gloire l'est du sommeil.
18. De même que le négociant se rend compte le soir du gain qu'il a fait pendant la journée; ainsi le religieux doit, après la psalmodie, se rendre compte des avantages spirituels qu'il en a retirés.
19. Veillez attentivement sur vous après la prière, et vous verrez avec étonnement que des démons nombreux, irrités de n'avoir pu nous vaincre pendant que nous prions, font ensuite tous leurs efforts pour nous faire tomber dans de mauvaises pensées. Assieds-toi, sois attentif, et tu verras ceux qui ont l'habitude de ravir les prémices de l'âme.
20. Il arrive quelquefois que par l'habitude que nous avons de réciter les psaumes, il nous en revient quelque souvenir, et que les divins oracles deviennent la matière même et le sujet de nos pensées pendant le sommeil; mais il arrive aussi que les démons, nos ennemis, font toutes ces choses en nous, afin de nous inspirer des sentiments d'orgueil. Il est encore une autre chose que je croyais devoir passer sous silence, mais qu'une personne m'ordonne de publier. La voici : une âme qui, tous les jours, se nourrit de la parole de Dieu par une méditation continuelle et approfondie, a coutume pendant le sommeil de se rappeler les saintes pensées qui l'ont occupée pendant le jour, et c'est là vraiment une récompense précieuse que Dieu nous accorde; car nous sommes par ce moyen délivrés des illusions des démons.
Quiconque est monté sur ce dix-neuvième degré, a reçu dans son coeur le trésor d'une lumière céleste.
VINGTIÈME DEGRÉ
De la timidité puérile.
1. Ceux qui, dans les monastères ou dans les communautés, s'appliquent à acquérir la perfection, ne sont pas ordinairement fort exposés à cette crainte; mais pour vous qui avez embrassé la vie érémitique et qui demeurez dans le fond des déserts, vous devez combattre cette passion de toutes vos forces et ne vous en laisser jamais dominer, car c'est la fille de la vaine gloire et de l'infidélité.
2. La timidité est une passion puérile qui est assez souvent le partage de la vieillesse ou d'une âme esclave de la vanité. C'est un manquement de foi et de confiance en Dieu; elle est produite en nous par des malheurs que nous croyons prévoir comme nous devant surprendre inopinément.
3. Cette crainte consiste donc dans la prévoyance de quelques dangers imaginaires; c'est une affliction pénible d'un coeur troublé et agité par l'idée d'accidents incertains. En un mot disons que cette appréhension est l'absence de toute confiance.
4. Aussi voyons-nous qu'une âme orgueilleuse et qui compte trop sur ses propres forces, craint et tremble à la vue même de son ombre.
5. Des pénitents qui, dans un temps, ont sincèrement pleuré leurs fautes, mais qui, dans un autre temps, par des motifs d'orgueil et d'impénitence, ont cessé de pleurer leurs iniquités, sont tout-à-fait exempts de crainte dans certaines occasions, et que, dans d'autres circonstances, ils sont si frappés et si épouvantés, qu'ils tombent dans un égarement et une aliénation d'esprit extraordinaires. La raison de ces vicissitudes étonnantes, c'est que le Seigneur, souverainement saint et juste, abandonne à eux-mêmes ces misérables et ces superbes, afin que leur propre, malheur nous rende sages et nous engage à renoncer à tout sentiment d'orgueil.
6. Si tous les esclaves de l'amour-propre sont sous le joug de la timidité, tous ceux qui sont exempts de la timidité, ne sont pas pour cela des personnes douces et humbles de coeur. En effet les voleurs et les violateurs des tombeaux, lesquels assurément ne sont pas des gens dévoués à la douceur ni à l'humilité, sont bien éloignés d'être timides.
7. Est-il pour vous des lieux qui vous inspirent de la frayeur? n'hésitez pas de choisir le milieu de la nuit pour les aller visiter; car si vous cédez le moins du monde aux objets qui vous donnent des sentiments de crainte d'une manière aussi vaine que ridicule, cette crainte se fortifiera dans vous, et cette passion, vous la garderez toute votre vie. Si donc vous mettez en pratique la résolution que je vous suggère, armez-vous courageusement de la prière, et dans ces lieux effrayants tendez avec confiance vers le ciel vos mains suppliantes, invoquez le doux nom de Jésus avec une foi vive et ardente, et vous mettrez vos ennemis en pièces. Voilà les armes les plus puissantes que vous puissiez trouver et sur la terre et dans les cieux, pour faire la guerre à la timidité. Avez-vous eu le bonheur de guérir votre âme de cette maladie, et de remporter une heureuse victoire sur vous-même ? ne manquez pas, par d'humbles cantiques de louanges, d'en témoigner toute votre reconnaissance à celui qui par sa grâce vous a fait vaincre et triompher. Cette conduite attirera sur vous de nouvelles faveurs, et vous méritera une protection constante.
8. Comme un instant ne suffit pas pour contenter et rassasier l'estomac, de même ce ne sera pas tout d'un coup que vous vous délivrerez de tout sentiment de peur et de crainte. Aussi nous observerons que plus nous avançons dans la carrière de la pénitence, plus la timidité nous abandonne et nous quitte, et que plus nous devenons impénitents, plus elle augmente en nous et nous tourmente.
9. «Mes cheveux, dit Éliphaz, se sont dressés sur ma tête, et mes membres ont frissonné d'horreur.» (Job 4,15), en voyant les ruses du démon. Or tantôt c'est le corps, tantôt c'est l'âme, qui donne ces sentiments de frayeur, et quelquefois tous les deux en semble y contribuent. Lorsque c'est le corps seul qui éprouve ces sentiments, nous pouvons croire que nous touchons à une guérison certaine, et nous reconnaîtrons que nous sommes enfin délivrés de cette funeste passion.
10. Ni la solitude des lieux et les ténèbres de la nuit ne fournissent d'armes à nos ennemis mais la stérilité de l'âme. D'autre part, Dieu en dispose parfois ainsi pour nous instruire.
11. Le serviteur de Dieu, ne craint que Dieu seul; mais celui qui n'a jamais eu la crainte du Seigneur, a peur de lui-même et de son ombre.
12. Le corps frissonne et tremble à la présence d'un esprit; mais ceux qui vivent dans la pratique de l'humilité, sont inondés de joie et d'allégresse à la présence d'un ange. C'est pourquoi, lorsque par ce sentiment intérieur de joie, nous sentons la présence des anges, recourons aussitôt à la prière; car, nous sommes autorisés à penser et à croire que ces esprits célestes qui nous sont envoyés pour prendre soin de nous, sont venus unir leurs prières aux nôtres.
Celui qui a vaincu la pusillanimité, il est évident qu'il a consacré sa vie et son âme à Dieu.
A suivre...
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Re: Saints et Bienheureux!! (Ordre Alphabétique)
L’ÉCHELLE SAINTE
IX
VINGT-ET-UNIÈME À VINGT-CINQUIÈME DEGRÉS
VINGT-ET-UNIÈME DEGRÉ
De la vaine gloire, si variée dans ses formes.
1. Certains séparent dans leurs traités, la vaine gloire de l'orgueil; c'est pourquoi, au lieu de sept péchés capitaux, sources ordinaires de tous les autres, ils en comptent huit. Mais saint Grégoire, justement appelé le théologien, et quelques autres docteurs n'en ont marqué que sept; et je partage leur opinion. En effet quel est celui qui, ayant heureusement triomphé de la vaine gloire, demeure sous la captivité de l'orgueil ? Il faut avouer cependant qu'il y a entre ces deux vices la différence qu'on remarque entre un enfant et un homme fait, entre du froment et du pain; car la vaine gloire peut être regardée comme le commencement de l'orgueil, et l'orgueil, comme l'affreuse perfection de la vaine gloire. Or, puisqu'il se présente ici une occasion pour parler de ce vice, nous dirons quelque chose de cette passion impie qui enfle si fort le cÏur de celui qui en est possédé. Nous traiterons donc en peu de mots de ses commencements et de ses derniers degrés; car celui qui voudrait épuiser la matière sur ce point, ressemblerait à un homme qui voudrait connaître exactement le poids des vents.
2. La vaine gloire, considérée dans son espèce et dans sa forme, est une passion de l'âme qui cherche à changer la nature des choses, à corrompre la vertu et à repousser les reproches et les réprimandes; et, considérée dans ses propriétés et dans ses effets, c'est un vice qui ne tend qu'à dissiper le fruit de nos travaux, de nos sueurs et de nos peines, à nous dresser des pièges pour nous ravir le trésor de nos bonnes oeuvres, à nous faire tomber dans l'infidélité et dans l'orgueil, à nous faire éprouver un triste naufrage au port même du salut, à ronger et à consumer notre coeur, et, trop semblable à la fourmi, qui n'est qu'un chétif insecte, à ravager la moisson précieuse de nos vertus. La fourmi attend que la récolte soit ramassée, et la vaine gloire, que les vertus soient acquises; la fourmi en veut aux grains, et la vaine gloire, aux bonnes oeuvres.
3. Le démon ne peut contenir sa joie, lorsqu'il voit que les hommes ont multiplié leurs iniquités; eh ! le croirai-t-on ? le démon de la vaine gloire triomphe, lorsqu'il voit un grand trésor de vertus dans quelques personnes : ah ! c'est qu'il n'ignore pas que, si un grand nombre de blessures spirituelles sont capables de précipiter une âme dans les horreurs du désespoir, un grand nombre de bonnes oeuvres est également capable de livrer une autre âme à la servitude de la vaine gloire.
4. Faites attention, et vous découvrirez que, jusqu'au tombeau et sous la cendre, cette misérable maîtresse veut se repaître de la magnificence des habits, de la bonne odeur des essences et des parfums, et de la pompe des honneurs, des louanges et des autres choses semblables.
5. Si le soleil répand ses rayons bienfaisants sur toutes les créatures, la vaine gloire verse son poison sur toutes les bonnes oeuvres. Jeûné-je? je suis rempli de vanité; romps-je mon jeûne pour le dérober à la connaissance de mes frères ? je me flatte intérieurement de ma rare prudence; parais-je en publie avec des habits propres et beaux ? J'en suis vain et glorieux; les quitté-je pour en prendre de vils et méprisables ? je m'en glorifie en moi-même: mes paroles et mon silence me font également tomber dans les pièges de l'amour-propre. C'est ainsi qu'on peut justement comparer la vaine gloire à une chausse-trape qui, de quelque côté qu'elle tombe, lorsqu'on la jette, présente toujours une pointe pour percer les pieds des ennemis.
6. Le vaniteux est un croyant idolâtre; car, d'un côté, il semble adorer Dieu, et de l'autre, c'est à la créature qu'il adresse ses hommages.
7. Toute ami qui poursuit la vanité, ne cherche qu'à se produire avec avantage au dehors. Si elle observe les jeûnes, et qu'elle se livre aux saints exercices de la prière, c'est pour s'attirer les louanges des hommes; c'est pour cela même que ses jeûnes ne méritent aucune récompense.
8. L'homme esclave de la vanité est donc doublement malheureux; car il afflige son corps par des austérités rigoureuses, et n'en reçoit aucun avantage.
9. Or qui pourrait ne pas se moquer de celui qui recherche la vaine gloire ? Ne le voit-on pas pendant la prière se livrer à la joie, de manière à faire croire que son coeur est inondé de plaisirs célestes; et aux pleurs, pour donner à penser qu'il est vivement touché par les sentiments d'une grande douleur et par les affections d'une ardente componction ?
10. Par une Bonté toute particulière, Dieu a soin de nous cacher la vue de nos bonnes oeuvres; mais un flatteur qui nous trompe, nous ouvre les yeux pour nous les faire observer; et malheureusement elles disparaissent aussitôt que nous les avons vues.
11. Un adulateur est donc un ministre de démons, un maître en orgueil, un exterminateur de la componction, un meurtrier des vertus, et un guide dans le chemin de l'erreur, selon la parole du Prophète : « Mon peuple, dit le Seigneur, ceux qui t'appellent heureux, ne font que te tromper»(Is 3,12).
13. Il ne faut rien moins qu'une vertu parfaite, une grande générosité, et un courage héroïque pour être capable de supporter et de digérer avec patience les injures et les outrages dont on nous accable; mais il faut une sainteté extraordinaire pour ne pas nous laisser prendre aux douceurs empoisonnées des louanges. J'ai vu des personnes qui pleuraient leurs péchés, et qui, se voyant louées par quelques frères s'emportaient contre eux; mais elles tombaient ainsi d'un défaut qu'elles voulaient éviter, dans un autre, auquel elles ne pensaient pas.
14. «Personne, dit l'Esprit saint, ne connaît ce qu'il y a dans l'homme, si ce n'est l'esprit de l'homme» (1 Cor 2,11). Cette sentence devrait couvrir de honte et faire taire tous ceux qui sont assez imprudents et assez hardis pour nous louer en face, et nous dire que nous sommes heureux.
15. Quelqu'un, parmi vos proches et vos amis, a-t-il fait quelque calomnie contre vous, soit en votre présence, ou en votre absence ? ne manquez pas de l'excuser par une affection sincère.
16. Il ne faut sûrement pas un petit courage pour rejeter loin de soi le poison enchanteur des louanges que les hommes prodiguent quelquefois, mais il en faut un bien plus grand encore pour détester et maudire celles que donnent les démons; car elles sont beaucoup plus subtiles.
17. Je croirai difficilement à l'humilité de celui qui s'abaisse et se méprise lui-même devant les autres. En effet est-il bien pénible et bien difficile de se supporter quelque temps dans un état où l'on s'est mis soi-même par sa propre volonté ? mais je penserai qu'il pratique réellement cette vertu, celui qui, accablé d'outrages et d'injures, conserve pour celui qui l'insulte la même affection qu'il lui portait avant ces mauvais traitements. 18. Je remarquai un jour que le démon de la vaine gloire inspira certaines pensées à un frère, lesquelles furent révélées à un autre frère, et que le même démon porta ce dernier à découvrir au premier le secret de son coeur, afin de se glorifier et de se faire regarder comme un homme extraordinaire, pour un prophète, en un mot. Mais ce n'est pas seulement notre coeur que le cruel démon de la vaine gloire attaque directement, il se sert encore des membres mêmes de notre corps pour empoisonner notre âme. C'est pour cela, qu'il leur communique des mouvements faciles et aisés.
19. Chassez-le donc bien loin de vous, et ne vous laissez pas tenter par le désir qu'il vous inspire de devenir évêque, higoumène, docteur, ou quelqu'autre chose de semblable. Rappelez-vous qu'il est bien difficile de chasser un chien affamé de l'étalage d'un boucher.
20. Voit-il un moine entrer dans l'heureuse paix de l'âme par la victoire sur les passions ? il cherche aussitôt à l'arracher de son heureuse solitude pour le lancer dans le monde. Sortez d'ici, lui dit-il intérieurement; qu'y faites -vous ? allez travailler au salut de tant d'âmes qui périssent.
21. Autre est l'aspect d'un Éthiopien, et autre celui d'une statue; c'est ainsi que la vaine gloire qui tente les cénobites, ne ressemble guère à la vaine gloire qui travaille les ermites.
22. Elle porte les premiers, lorsqu'ils voient arriver des étrangers dans leur maison, à courir au devant d'eux pour les recevoir, et à se jeter à leurs pieds pour les honorer et s'humilier eux-mêmes; mais intérieurement ils sont remplis d'orgueil : leur humilité est toute extérieure; leurs démarches sont hypocrites; leurs paroles sont fausses et trompeuses; leur modestie est pleine de ruse et de fourberie. En effet, s'ils les appellent leurs seigneurs, leurs protecteurs et, après Dieu, leurs sauveurs, c'est qu'ils ont porté leurs regards sur eux et sur ce qu'ils apportent, et qu'ils en attendent quelque chose. Après cette première cérémonie, vous les verrez exhorter leurs frères qui sont à table à côté de ces étrangers, à garder la plus exacte tempérance, et traiter leurs inférieurs avec une rigueur impitoyable. Alors, quoique dans un autre temps ils soient lâches et négligents à la prière; vous les verrez fervents et pleins d'ardeur pendant ce saint exercice : ils étaient sans voix pour psalmodier, mais à présent ils font entendre des sons sonores et bien articulés; ils se laissaient facilement aller à l'assoupissement pendant l'office, mais ils sont loin maintenant de se livrer au sommeil. Celui qui préside au choeur ces jours-là prend bien soin, en chantant, de rendre sa voix mélodieuse et agréable; il choisit dans cette intention les morceaux principaux de la psalmodie, et s'étudie à se faire appeler père et supérieur par ses autres frères, jusqu'à ce que ces personnes étrangères se retirent du monastère.
23. C'est encore la vaine gloire qui gonfle si fort le coeur des religieux qui se voient élevés au dessus des autres, et qui ronge d'envie et consume de colère le coeur de ceux qui sont inférieurs et obligés d'obéir.
24. Souvent la vaine gloire, au lieu des honneurs qu'on désire et qu'on recherche, ne donne que des sujets d'ignominie et de confusion; car souvent elle couvre d'une sotte honte ceux qu'elle a portés à la colère et aux querelles.
25. Elle rend quelquefois doux et patients devant les autres, ceux qui sont naturellement emportés et irascibles.
26. Elle transporte de joie des personnes qui jouissent des dons et des faveurs de la nature, et se sert aussi de ces mêmes dons pour les rendre malheureuses.
27. Il m'est arrivé de voir ce cruel démon de la vanité vexer et tourmenter extraordinairement un malheureux qui en était esclave; voici comment : Un pauvre religieux avait une dispute avec d'autres religieux; un étranger survint et voulut charitablement rétablir la paix et l'union fraternelle. Mais ce misérable religieux passa tout d'un coup des chaînes de la colère dans celles de la vaine gloire, ne pouvant pas en même temps servir deux maîtres; je veux dire, la colère et la vanité. 28. Celui donc qui est esclave de ce mauvais démon, et qui vit dans un monastère, mène deux sortes de vie; car il lui faut extérieurement suivre les exercices de la communauté, et son esprit et ses pensées, son coeur et ses affections sont entièrement selon les maximes du siècle.
29. Appliquons-nous uniquement à plaire à Dieu, et nous goûterons les douceurs pures et rassasiantes de la gloire céleste, nous n'aurons que du dégoût pour les fausses délices de la gloire mondaine; car il m'est impossible de croire qu'il puisse même ressentir les douces jouissances que procure la gloire du ciel, celui qui n'a jamais foulé aux pieds la gloire du monde.
30. Il arrive néanmoins quelquefois que, nous étant laissés dépouiller par la vaine gloire de toutes les richesses spirituelles que nous avions acquises, par nos bonnes oeuvres, rentrés au nous-mêmes et sincèrement revenus à Dieu, nous avons, à notre tour, complètement dépouillé et détroussé la vaine gloire. C'est ainsi que j'en ai vu plusieurs qui, n'ayant commencé les exercices de la vie religieuse que par un mouvement de vanité, mais ayant renoncé sincèrement à ce mauvais principe, et changé d'inclination et, de volonté, ont rendu la fin de leur vie aussi bonne et sainte, que les commencements en avaient été mauvais et répréhensibles.
31. Il n'acquerra et ne possédera jamais les biens surnaturels et célestes, celui qui ne se glorifie que dans les biens naturels, tels que la vivacité, la souplesse et la facilité de son esprit, une heureuse et agréable prononciation, un caractère excellent, et autres belles qualités qui sont nées avec lui, sans qu'il se les soit procurées par aucun travail ni par aucune industrie; car «celui qui est infidèle dans les petites choses, est infidèle aussi dans les plus grandes.» (Lc 16,10)
32. Mais ce qui doit surtout nous frapper d'étonnement, c'est qu'on rencontre de ces orgueilleux qui vont jusqu'à croire qu'en mortifiant leur chair par des jeûnes et des austérités extraordinaires, ils viendront à bout de se procurer le calme parfait de l'âme, un trésor de dons célestes, la vertu de faire des miracles, et la faveur singulière de connaître les choses futures; mais, les insensés ! ne savent-ils pas ? peuvent-ils ignorer que tout cela n'est pas précisément dû aux travaux ni aux sueurs, mais que c'est le fruit et la récompense d'une profonde humilité.
33. ll s'appuie donc sur un fondement bien caduc et bien mauvais, celui qui pour obtenir des dons et des faveurs, compte sur les efforts qu'il fait, et sur les travaux qu'il supporte. Celui, au contraire, qui ne se considère par rapport à Dieu que comme un débiteur insolvable se trouvera tout-à-coup, et contre son attente,enrichi des dons du ciel les plus rares et les plus précieux.
34. Prenez donc bien garde d'ajouter foi aux insinuations perfides du démon; car c'est un trompeur rusé, et un insigne enchanteur. Il ne remarquera pas de vous persuader que vous devez faire connaître aux autres les excellentes qualités et les bonnes dispositions de votre coeur pour la vertu, et de les publier, afin de les édifier et de procurer par ce moyen le salut à plusieurs. Dans cette tentation si délicate, ne perdez pas de vue ces paroles de l'Évangile : «Que servira-t-il à un homme d'avoir gagé l'univers entier, s'il vient lui-même à perdre son âme ?» (Mt 16,26) Rien ne porte davantage et plus efficacement à la piété que l'humilité et la simplicité de nos actions; car ces vertus sont elles-mêmes une leçon solide et frappante qui fait assez connaître aux autres combien il est funeste de se laisser emporter par l'orgueil ; et je ne sais pas s'il serait possible de trouver quelqu'autre chose qui fût plus avantageuse et plus salutaire.
35. Un homme des plus éclairés et des plus capables de pénétrer dans l'obscurité de ces mystères, m'a confié ce qu'il avait observé lui-même : «Un jour, me dit-il, que j'étais au milieu de mes frères, deux affreux démons, l'un, de la vaine gloire, et l'autre, de l'orgueil, vinrent se placer à mes côtés. Le premier me toucha de son doigt et m'excita à raconter à ceux qui étaient avec moi, certaines visions extraordinaires que j'avais eues, et certaines actions que j'avais faites dans le désert; mais ayant repoussé vigoureusement ce malin esprit, en lui adressant ces paroles : Que ceux qui veulent m'accabler de maux, soient obligés de retourner en arrière, et soient couverts de confusion. (Ps 39,15). Celui qui s'était placé à ma gauche, me dit de suite à l'oreille : Courage ! courage! quelle belle action vous venez de faire ! Oh! combien vous avez fait preuve de prudence et de courage par la victoire que vous avez remportée sur ma mère, assez osée pour vous attaquer ! Mais je répondis à celui-ci parles paroles qui sont à la suite de celles que j'avais adressées au premier : Que ceux qui disent : courage! courage ! vous avez bien fait ! soient couverts de la confusion qu'ils méritent.» (Ps 39,16) Je me donnai la liberté de demander à ce père, comment il pouvait se faire que l'orgueil tirât son origine de la vaine gloire. Voici la réponse qu'il me fit «Les louanges qu'on nous donne, enflent et élèvent notre âme, et, lorsqu'elle est ainsi élevée, l'orgueil s'empare d'elle, la fait, pour ainsi dire, monter jusqu'au ciel pour la précipiter ensuite dans l'abîme.»
36. Il est une gloire qui vient de Dieu, selon cette parole : «Je glorifierai Moi-même, dit le Seigneur, tous ceux qui me glorifieront» (1 R 2,30); mais il est aussi une autre espèce de gloire qui n'arrive que par les ruses du démon, ainsi que nous l'apprend le saint évangile par cette sentence : «Malheur à vous ! lorsque les hommes vous loueront et parleront avantageusement de et vous» (Lc 6,26); et remarquez que la gloire même qui vient de Dieu, peut se changer en vaine gloire, à cause des mauvaises dispositions du coeur. Or vous pourrez connaître que vraiment c'est Dieu qui vous glorifie, lorsque vous serez bien convaincu que toute gloire peut vous être nuisible, que vous prendrez toutes les précautions raisonnables et prudentes pour ne pas vous l'attirer, et, qu'en quelque lieu que vous soyez, vous aurez soin de cacher vos bonnes oeuvres et vos vertus.
37. Vous comprendrez que la gloire qu'on vous donne, vient du démon de l'orgueil, quand vous ferez, toutes vos actions dans l'intention et le désir d'être vu et remarqué par les hommes; car cette passion trompeuse et impure nous suggère de paraître ornés de vertus que nous sommes bien loin de pratiquer, de sorte que nous nous figurons faussement que c'est à nous que Jésus-Christ a donné cet avis : «Que votre lumière brille devant les hommes, afin qu'ils connaissent les bonnes oeuvres que vous faites.» (Mt 5,16).
38. Dieu permet souvent que ceux qui recherchent avec un ardent désir les honneurs et les louanges, tombent dans quelque ignominie, afin de leur apprendre à renoncer à la vaine gloire.
39. Si nous avons remporté quelques avantages sur cette passion, c'est que nous avons châtié notre langue, et que nous commençons à nous plaire dans les humiliations; mais si nous avons banni de notre esprit toutes les pensées qui pourraient nous exposer aux traits empoisonnés de ce vice, notre victoire sera bien plus complète; enfin, si nous avons assez d'abnégation de nous-mêmes pour faire en présence de tout le monde, et sans éprouver le moindre sentiment de honte et de peine, les choses capables de nous humilier et de nous couvrir de confusion aux yeux des hommes, nous serons parvenus à triompher parfaitement de notre ennemi. Mais ce triomphe parfait est-il possible, vu les combats innombrables et difficiles que nous avons à livrer et à soutenir ?
40. C'est donc pour nous faire marcher vers cette victoire, que nous ne devons rien cacher de ce qui est capable de nous humilier : la crainte même d'offenser la délicatesse de la conscience des autres ne peut pas être un motif suffisant pour nous détourner de cette voie. Au reste nous userons de ce moyen avec sagesse et prudence, et selon la nature et les circonstances des fautes que nous pouvons laisser connaître, ou que nous pouvons tenir cachées; de manière que, lorsque nous les ferons paraître, cette manifestation soit utile et à nous et à nos frères.
41. Lorsque malheureusement, nous est arrivé de courir après la vaine gloire, ou de la recevoir sans l'avoir recherchée, ou que, pour la mériter, nous sommes tentés de faire certaines démarches et certaines choses, rappelons promptement à notre esprit la pensée de la pénitence que nous avons à faire, et dans le secret de notre prière représentons-nous fortement la crainte et la frayeur dont nous serions frappés, si nous étions devant le tribunal redoutable du Seigneur : cette arme nous servira beaucoup pour résister à la tentation. Que la ferveur d'une prière sincère est puissante dans ces circonstances ! Mais si ces grands moyens n'étaient pas suffisants, nous recourrions à la pensée de la mort et de nos autres fins dernières. Enfin si tous ces moyens successivement employés étaient encore impuissants, représentons vivement l'ignominie éternelle et immense qui sera le juste châtiment de la vaine gloire, et traçons sur notre coeur en caractères ineffaçables ces paroles de l'éternelle Vérité : «Il sera humilié, celui qui se sera a élevés» (Lc 14,11 ). Soyons bien convaincus que cette humiliation dont nous sommes menacés, nous punira de notre vanité, non seulement dans la vie future, mais aussi dans la vie présente.
42. Si des personnes se mettent à nous louer, ou plutôt à nous tromper par leurs flatteries, rappelons-nous de suite la multitude de nos péchés, et ce souvenir salutaire nous fera juger indignes de tout ce qu'on dit et de tout ce qu'on fait pour nous glorifier.
43. Il arrive quelquefois, par une bonté toute particulière de Dieu, qu'ayant résolu d'accorder quelques faveurs à des personnes avides de vaine gloire, il les prévient et les leur accorde avant même qu'elles lui en fassent la demande. Or ce tendre et bon Père en agit de la sorte, afin que ne pouvant pas croire qu'elles les ont reçues en vertu de leur prière, elles n'en tirent pas vanité, et n'en deviennent pas plus orgueilleuses.
44. Ceux qui ont plus de simplicité dans l'esprit et dans le coeur, sont bien moins exposés que les autres à ce vice pestilentiel; car la vaine gloire est l'ennemi mortel de la noble simplicité, et la maîtresse de l'hypocrisie.
45. Trop semblable à un ver, elle grossit, prend des ailes et s'élève dans les airs; quand enfin, elle est parvenue à son dernier degré, elle enfante l'orgueil, qui est l'auteur et le consommateur de tous les vices. Il est bien près du salut, celui qui s'est préservé, ou qui est délivré de la vaine gloire, mais il est bien loin de la gloire et de la société des saints, celui qui est encore esclave de cette maudite passion.
Celui donc qui est monté sur ce degré en renonçant à tout sentiment de vaine gloire, ne tombera pas dans l'orgueil, vice abominable aux Yeux du Seigneur.
VINGT-DEUXIÈME DEGRÉ
Du fol Orgueil.
1. L'orgueil est un renoncement à Dieu, la découverte par excellence des démons, un mépris des hommes, la cause et le principe des jugements téméraires et des condamnations injustes, l'enfant impur des louanges, la marque d'une funeste stérilité dans les âmes, l'obstacle à l'effusion des dons célestes, l'avant-coureur de l'endurcissement du cÏur, la cause féconde des plus grandes fautes, le foyer ou la matière de l'épilepsie, spirituelle, la source intarissable des colères, la porte de la dissimulation et de l'hypocrisie, le plus fort retranchement des démons, le fidèle gardien et le conservateur opiniâtre de nos péchés; la cause funeste de l'inhumanité et de l'inflexibilité du cÏur, l'extinction de tout sentiment de piété et de compassion et l'auteur des lois dures et sévères. L'orgueil est un juge impitoyable, un mortel ennemi de Dieu, et la racine infâme de tous les blasphèmes.
2. Le dernier degré où puisse parvenir la vaine gloire, donne l'existence à l'orgueil; le mépris des autres, l'insolente ostentation des travaux qu'on endure, l'amour des louanges et l'aversion pour les réprimandes, sont la nourriture qui lui donne les accroissements auxquels il veut parvenir; enfin le renoncement aux grâces et aux secours de Dieu, une présomptueuse confiance en ses propres forces, des inclinations diaboliques forment l'effrayante perfection de l'orgueil.
3. Voulons-nous éviter de tomber dans l'abîme que nous a creusé le démon de l'orgueil ? faisons d'abord attention que c'est par les actions de grâces que nous rendons à Dieu, qu'il a coutume de se glisser et d'établir sa demeure dans nos coeurs; car il est trop rusé et trop bien avisé pour nous porter tout d'un coup à renoncer à Dieu. J'en ai vu plusieurs qui, tandis que de bouche ils rendaient grâces à Dieu, s'élevaient intérieurement contre lui par des pensées de vanité. Nous avons un exemple bien frappant de ces sortes de personnes dans le pharisien de l'Évangile. N'était-ce pas de bouche, et non du fond de son coeur, qu'il disait à Dieu : «Seigneur, je Te rends grâces.» (Lc 18,11)?
4. Si nous voyons une âme faire quelque chute, nous pouvons hardiment prononcer que l'orgueil était dans son coeur et que ses fautes sont les tristes conséquences de ce vice.
5. Nous comptons douze vices qui couvrent notre âme de honte et d'ignominie. Or un grand personnage m'a dit que l'orgueil, qui est le douzième, pouvait, lui seul, occuper dans une âme la place des onze autres.
6. Un moine orgueilleux est toujours en opposition et en contradiction avec ses frères; mais celui qui pratique l'humilité, est dans des dispositions contraires.
7. Les cyprès poussent toutes leurs branches en haut, et ne les abaissent jamais vers la terre ; or tels sont les personnes dominées par l'orgueil : elles ignorent ce que c'est que de plier sous le joug de l'obéissance.
8. L'homme superbe veut absolument dominer sur ses semblables; et, quoiqu'il sache que cette domination le conduit à une perte certaine, il aime mieux périr que de ne pas dominer.
9. Or puisqu'il est écrit que « Dieu résiste aux superbes.» (Jc 4,6), qui est-ce qui pourrait avoir pitié et compassion de ces misérables ? Puisqu'ils sont abominables aux Yeux du Seigneur, tous ceux que l'orgueil souille et profane, qui oserait espérer de pouvoir les purifier ?
10. Les réprimandes et les corrections qu'on leur fait, ne sont pour eux que des occasions funestes de nouvelles chutes, les tentations du démon les poussent sans cesse dans de nouveaux péchés, et l'abandon de Dieu achève d'endurcir leur coeur. Les hommes ont encore assez souvent obtenu la guérison des deux premiers maux spirituels, c'est-à-dire de la résistance aux corrections, et des tentations des démons; mais peut-on en dire autant de l'endurcissement du coeur, qui est humainement incurable ?
11. Quiconque a de l'aversion pour les réprimandes et ne peut les souffrir, prouve que l'orgueil lui ronge le coeur. Celui, au contraire, qui, par amour les recherche, montre qu'il est heureusement exempt de ce vice.
12. Si l'orgueil, tout seul, a pu faire tomber Lucifer du plus haut êtes cieux dans l'abîme de l'enfer; l'humilité, toute seule, ne serait-elle pas capable de nous élever jusqu'aux splendeurs célestes ?
13. L'orgueil nous plonge dans la plus affreuse des misères; car il nous dépouille honteusement du mérite et du fruit de nos travaux et de notre pénitence. «Ils ont poussé des cris pour demander du secours; mais personne ne s'est présenté pour les sauver.» (Ps 17,42) Et encore : «Ils se sont adressés directement au Seigneur, et le Seigneur ne les a point exaucés.» (ibid.). Or, ce malheur ne leur est, sans doute, arrivé que parce qu'ils ne se sont pas mis en peine de travailler avec humilité à écarter d'eux la cause funeste des maux dont ils demandaient la délivrance.
14. Un vieillard très versé dans la science des choses spirituelles exhortait un jour avec beaucoup de charité un frère rempli d'orgueil, à combattre courageusement ce vice, et à pratiquer la sainte humilité. Or voici la réponse que cet insensé lui fit: «Vous vous trompez, mon père; je ne suis pas ce que vous croyez : non, je vous l'assure, je ne suis pas un orgueilleux.» Mais ce vieillard plein de sagesse lui répliqua aussitôt : «Mon Fils, pourriez-vous nous donner une preuve plus évidente que vous l'êtes, qu'en nous assurant que vous ne l'êtes pas ?»
15. Il est donc pour ceux qui sont sujets à l'orgueil, d'une extrême importance d'avoir un sage et prudent directeur, de choisir le genre de vie le plus commun et le plus méprisable, de lire assidûment et de méditer souvent les beaux exemples des saints, et d'avoir sans cesse sous les yeux les actions qu'ils ont faites, quand même elles sembleraient être au dessus des forces de la nature humaine; c'est du moins, en se servant de ces différents moyens, que les malheureux esclaves de l'orgueil pourront avoir quelque espérance de se voir délivrés de ce vice.
16. C'est une honte pour nous que de nous glorifier des choses qui ne sont pas à nous; mais y a-t-il moins de honte de nous enorgueillir des dons que nous avons reçus de Dieu ? N'est-ce pas là une action qui annonce le dernier degré de la folie? Si vous voulez vous glorifier, faites-le; mais que ce soit des actions que vous avez faites avant de naître; car, pour celles que vous avez faites depuis votre naissance, elles sont des dons de Dieu aussi bien que votre existence. Si vous le voulez, pour être votre ouvrage, les vertus que vous avez pratiquées, avant la réunion de votre âme avec votre corps; mais celles que vous avez pratiquées depuis, sont des faveurs de la Bonté du Seigneur, aussi bien que votre âme; et si vous avez soutenu quelques combats, et fait quelques efforts, sans que votre corps n'ait eu quelque part à ces efforts et à ces combats, je consens encore que, vous vous en attribuiez à vous seul le mérite et la gloire; mais votre propre corps n'a-t-il pas toujours été l'instrument par lequel vous avez pratiqué telle ou telle vertu, et fait telle ou telle bonne oeuvre? Or sûrement votre corps ne vous appartient pas; il est à Dieu, c'est Lui qui vous l'a donné. Vos travaux, vos efforts et les effets qu'ils ont produits, tout dans vous doit donc être rapporté à Dieu, comme des choses qui Lui appartiennent essentiellement.
17. Ne cessez de vous défier de vous-même et de vos propres forces que lorsque le souverain Juge aura prononcé votre sentence; car vous voyez dans l'Évangile que celui-là même qui avait déjà pris place à la table du festin des noces, fut chassé de la salle, et qu'on ordonna que, les pieds et les mains liés, il fût jeté dans les ténèbres extérieures (cf. Mt 22,13).
18. Ne vous élevez pas dans votre coeur, vous qui n'êtes que boue et corruption; rappelez-vous qu'une infinité d'esprits célestes, créés dans la sainteté, ont été impitoyablement chassés du ciel à cause de leur orgueil.
19. Quand une fois le démon a pu établir sa demeure dans le coeur de ceux qu'il a soumis à ses volontés, il leur apparaît pendant leur sommeil, et même pendant leur réveil, tantôt sous la figure d'un ange, tantôt sous la figure d'un martyr, alors il leur révèle quelque secret mystérieux, fait semblant de leur donner quelques grâces précieuses. C'est ainsi qu'en trompant ces misérables, et en leur ôtant un reste de foi et de raison, il achève de les perdre.
20. N'oublions jamais que quand même nous aurions souffert mille morts pour l'amour du Christ, nous serions encore bien loin d'avoir pu acquitter ce que nous Lui devons, car il y a une différence infinie entre le sang d'un Dieu et celui des serviteurs de Dieu : c'est la dignité, et non la substance de ce sang, qu'il faut considérer.
21. Au reste, si nous prenons peine de nous examiner attentivement, et que nous comparions seulement la vie que nous menons avec la vie de nos pères qui ont vécu avant nous, lesquels nous présentent, dans leurs personnes, des modèles si excellents des plus rares vertus, et ont brillé, dans leur siècle, comme des astres radieux, nous serons forcés d'avouer que nous n'avons réellement pas fait un pas pour marcher sur leurs traces; que nous sommes bien peu fidèles aux engagements de notre sainte vocation, et que nous ne continuons que trop à mener une vie mondaine et profane.
Un bon et véritable moine est celui dont l'esprit et le coeur ne s'élèvent jamais par des pensées et des sentiments de vanité, et dont les sens ne sont point émus par la vile et la présence des objets sensibles.
Regardez du même Ïil celui qui, lorsqu'il voit ses ennemis, les provoque au combat, et lorsqu'il les voit fuir devant lui, les poursuit comme des bêtes sauvages.
Celui qui est continuellement ravi en Dieu, et qui, par le désir de s'unir plus intimement à Lui, voit avec peine ses jours prolonger.
Celui à qui la pratique de la vertu est devenue aussi naturelle et familière, qu'aux mondains et à ceux qui leur ressemblent, la jouissance corruptrice des plaisirs des sens. Celui qui ne cesse d'avoir l'oeil de son âme ouvert sur tous les mouvements de son coeur et sur toute sa conduite.
Celui enfin qui est comme descendu dans un abîme de humilité, étouffe et anéantit toutes les mauvaises pensées que le démon lui inspire.
22. L'orgueil fait oublier les péchés qu'on a commis le souvenir des péchés produit en nous l'humilité.
23. L'orgueil précipite une âme dans la dernière misère; car dans les égarements de cette passion insensée, elle s'imagine posséder de grandes richesses, et les ténèbres seules sont son partage : de sorte que cet exécrable vice, non seulement s'oppose aux progrès qu'elle ferait dans la vertu, mais, si elle était montée un peu ou beaucoup dans les degrés de la perfection, il l'en précipite avec une effrayante rapidité.
24. L'orgueil ressemble à une grenade dont tout l'intérieur est gâté et pourri, et dont l'écorce est belle et agréable.
25. Un moine orgueilleux n'a pas besoin d'un autre démon pour le tenter; car il est à lui-même son propre démon, son tentateur et son ennemi.
26. Comme les ténèbres sont directement contraires à la lumière; de même l'orgueil est directement opposé aux vertus. 27. N'est-il pas rare qu'un cÏur orgueilleux aille jusqu'à inventer des paroles de blasphème contre Dieu, tandis qu'un coeur humble est éclairé de la lumière du ciel.
28. Un voleur déteste la lumière; un orgueilleux méprise les doux.
29. La plupart des orgueilleux, je ne sais trop comment, ne se connaissant nullement eux-mêmes pendant leur vie, croient avoir acquis la paix parfaite de l'âme, et n'aperçoivent qu'à leur dernière heure l'affreuse indigence dans laquelle ils se trouvent.
30. Quiconque est esclave de l'orgueil, a tellement besoin du secours de Dieu pour se délivrer de l'esclavage, que les hommes ensemble ne seraient pas capables de briser ses fers et de le rendre à la liberté.
31. Ayant autrefois découvert que ce séducteur était entré dans mon coeur par le moyen de la vaine gloire, qui s'y était nichée, je les liai tous les deux avec les chaînes de l'obéissance, et les frappai avec les verges de l'humilité, afin de leur faire avouer comment et par quelle voie ils étaient entrés dans mon âme. Ce qu'ils firent malgré leur résistance, et dans ces termes : « Nous ne connaissons point de cause qui nous ait donné la naissance, mais nous sommes nous-mêmes la cause de tous les vices; c'est nous qui les produisons tous, et qui sommes à leur tête. Le brisement de coeur, né de l'obéissance, nous contrarie beaucoup, s'oppose fortement à nos projets, et nous n'avons pas coutume d'obéir à rien. C'est pour cette raison que nous nous révoltâmes jadis contre Dieu même; car nous voulions régner dans les cieux.
Pour vous dire tout en un mot, nous sommes les mères de toutes les passions et de tous les vices qui font la guerre à l'humilité, et nous sommes les ennemis irréconciliables de tout ce qui peut favoriser cette vertu; si, comme vous le savez, nous avons eu tant de puissance dans le ciel, comment sur la terre serez-vous capables de vous soustraire à notre domination ? Nous ne nous lassons jamais de tenter les hommes, soit qu'ils aient souffert, avec patience et résignation les affronts et les outrages, soit qu'ils n'aient jamais transgressé les règles et les devoirs de l'obéissance, soit qu'ils aient réprimé les mouvements de la colère et de l'impatience, soit q'ils aient entièrement oublié les injures qu'ils ont reçues, soit enfin que, par une charité ardente, ils aient rempli toutes leurs obligations, et rendu tous les services possibles à leurs frères.
Nos enfants sont la colère, l'envie, la médisance, l'aigreur, l'animosité, les disputes, les injures, l'hypocrisie, la haine, l'amour de sa propre conduite et la résistance aux conseils et aux ordres des supérieurs.
Il n'est qu'une seule chose capable de paralyser nos forces et de rendre nos efforts inutiles, et cette chose nous ne vous la disons que parce que nous ne pouvons pas faire autrement : c'est de vous accuser devant le Seigneur et de vous reconnaître continuellement coupable et criminel à ses Yeux. Ce moyen nous rendra aussi méprisables et aussi faibles qu'une toile d'araignée. Ne voyez-vous pas, ajouta l'orgueil, que la vaine gloire est comme un cheval sur lequel je suis monté ?
Mais la sainte humilité et l'aveu sincère des péchés se moqueront et du cheval et du chevalier, et chanteront délicieusement un cantique d'actions de grâces, en disant avec Moïse : «Chantons un hymne à la louange du Seigneur; car Il a fait voir la magnificence et l'éclat de sa Gloire, en précipitant dans la mer le cheval et celui qui le montait.» (Ex 15,1)
Il est plein de force, l'homme qui est monté sur ce vingt-deuxième degré; mais en trouve-t-on beaucoup qui soient capables d'y monter ?
VINGT-TROISIÈME DEGRÉ
Des inexplicables pensées de blasphème.
1. Nous avons fait remarquer dans le degré précédent que le blasphème est le méchant enfant d'un méchant père, de l'exécrable orgueil; c'est pour cette raison que nous jugeons à propos d'en parler ici; car ce n'est pas un de nos moindres ennemis, mais un des plus dangereux et des plus funestes par la difficulté et par la peine que nous éprouvons, lorsqu'il faut le faire connaître à notre médecin spirituel dans une confession sincère et véritable. Semblable au ver qui ronge le bois, ce vice ronge et détruit l'espérance, et précipite quelquefois une âme dans le désespoir.
2. Ainsi dans le temps même qu'on célèbre les divins mystères, et à cette heure où s'accomplit le plus saint et le plus redoutable de nos mystères sacrés, le monstrueux orgueil, ce démon abominable, vient nous inspirer des pensées de blasphème pour insulter notre Seigneur, et pour nous faire profaner l'auguste sacrifice; et par la circonstance du temps nous devons connaître que ces pensées blasphématoires ne viennent pas de notre âme, mais du démon, cet ennemi irréconciliable de Dieu, lequel mérita d'être chassé du ciel pour y avoir voulu, par ses blasphèmes, profaner la Majesté redoutable du Seigneur : car si ces pensées de blasphème qui nous font frémir d'horreur, venaient de nous, comment pourrions-nous adorer ce don céleste que nous recevons ? pourrions-nous le bénir et le maudire en même temps?
3. Cependant le démon, cet insigne trompeur, ce cruel assassin des âmes, en a porté plusieurs par cette effroyable tentation jusqu'à la folie et à l'extravagance. En effet, et remarquez-le bien, il n'y a pas de pensée qu'on découvre avec plus de peine et de répugnance que ces pensées blasphématoires. C'est ainsi qu'un grand nombre de personnes les laissent vieillir dans leur coeur. Cependant est-il rien qui puisse donner plus d'empire au démon et plus de force à ces mauvaises pensées pour nuire à notre âme, que de les souffrir et de les tenir cachées en nous ?
4. Mais que personne n'aille croire que nous sommes toujours coupables d'avoir ces effrayantes pensées ! Dieu voit le fond des coeurs. Il sait quand elles ne sont point notre ouvrage, mais celui de nos ennemis. Néanmoins nous devons observer que, comme l'ivresse est cause que ceux qui s'y sont livrés, font des chutes; de même l'orgueil est souvent la cause funeste de ces pensées impies; et, qu'en tombant par ivresse, on ne fait pas précisément un péché par là même, mais qu'on l'a commis en s'enivrant; il en faut dire autant de l'orgueil et des pensées de blasphème dont il est ordinairement la cause et le principe.
6. C'est surtout pendant nos prières que ces horribles pensées viennent nous attaquer; mais elles s'en vont et disparaissent après ces saints exercices. Voulons-nous ne pas en être fatigués, ne nous amusons pas à les combattre : le meilleur moyen pour nous en délivrer, c'est de les mépriser.
7. Cet ennemi ne s'en tient pas seulement à produire en nous des pensées de blasphème contre Dieu et les choses saintes, il nous inspire encore les pensées les plus honteuses et les plus obscènes, afin que nous abandonnions la prière et que nous nous livrions au désespoir. C'est ainsi qu'il a plusieurs fois et plusieurs personnes fait interrompre leurs prières, les a détournées de la participation à la divine Eucharistie.
8. Ce cruel tyran en a fait succomber d'autres par des jeûnes excessifs, en ne leur laissant ni trêve ni repos. Et cette conduite désespérante, le démon la tient, non seulement vis-à-vis des gens du monde, mais encore à l'égard des religieux et des solitaires. Il leur fait croire qu'il n'y a plus pour eux aucune espérance de salut, et qu'ils sont plus malheureux que les infidèles et les païens.
9. Celui qui se sent troublé et fatigué par le démon du blasphème et qui désire en être délivré, qu'il commence par se bien convaincre que ce n'est pas de son coeur que naissent et s'élèvent ces pensées ténébreuses, mais du démon même, qui, en montrant autrefois à Jésus Christ tous les royaumes du monde, eut l'insolence de dire au divin Sauveur: «Je vous donnerai toutes ces choses, si en vous prosternant, vous m'adorez.» (Mt 4,9)
Nous devons donc mépriser ses attaques, les fouler aux pieds, n'y faire aucun attention et nous contenter de lui répondre avec notre Seigneur : Retire-toi, Satan; car il est écrit : «Vous adorerez le Seigneur votre Dieu, et vous ne servirez que Lui seul.» (Mt 4,10). Quant à tes paroles et aux efforts que tu fais pour m'ébranler, tout retombera sur toi; oui, infâme, c'est sur ta tête que tomberont, et dans le temps présent et dans l'éternité, les blasphèmes que tu veux m'inspirer.
10. Quiconque voudrait en employer un autre, ressemblerait à peu près à un homme qui prétendrait saisir un éclair dans ses mains. En effet comment pouvoir saisir, combattre et repousser un ennemi qui traverse notre coeur en un clin d'oeil! qui court comme le vent, et qui n'a pas fini de nous parler qu'il a disparu. Nos autres ennemis demeurent fermes devant nous, résistent à nos efforts, se défendent assez longtemps, et nous laissent reconnaître le champ de bataille; mais celui-ci tient une autre conduite et suit une autre démarche; il se retire presque aussitôt qu'il se présente, et disparaît presque au même moment qu'il nous attaque.
11. Il a même souvent coutume de faire cette guerre aux coeurs les plus remplis de simplicité et les plus ornés de vertu et d'innocence, parce qu'il sait qu'ils sont, plus que les autres, capables de se troubler et de se déconcerter par ces détestables pensées. Or je dois dire à ces sortes de personnes que des pensées de blasphème ne leur arrivent pas tant à cause de l'orgueil, qui règne dans leur coeur, qu'à cause de l'envie et de la jalousie du démon, qui voudrait pouvoir leur nuire.
12. Pour nous que l'esprit d'orgueil porte à juger et à condamner nos frères, cessons de nous conclure selon cet esprit, et bientôt nous n'aurons plus à craindre les tentations et les pensées de blasphème; car, n'en doutons pas, leur véritable cause se trouve dans les jugements téméraires que l'orgueil nous fait porter sur les autres.
13. De même qu'une personne renfermée dans sa maison entend les paroles de celles qui passent, mais ne les prononce pas, ainsi une âme renfermée en elle-même entend les blasphème des démons, mais ne les articule pas : elle en est, au contraire, tout épouvantée.
14. Pour s'en délivrer et ne pas en être troublée, elle n'a qu'à les mépriser; car, ainsi que nous l'avons déjà dit, quiconque tiendra une autre conduite, s'étudiera à combattre avec force ce démon, finira par succomber et par devenir son esclave. Vouloir le vaincre et triompher de lui par des raisons et des raisonnements, c'est vouloir arrêter le vent.
15. Un moine vertueux, ayant été tourmenté par ce démon pendant l'espace de vingt ans, n'avait cessé de mortifier son corps par des veilles longues et continuelles, et par des jeûnes très rigoureux ; mais voyant que toutes ses austérités étaient sans effet contre cette cruelle tentation, il l'écrivit sur un papier, ainsi que les troubles qu'elle lui causait, et le confia, à un saint religieux qu'il connaissait. Arrivé auprès de lui, il se prosterna le visage contre terre, sans oser lever les yeux. Dès que ce saint religieux eut lu ce qui était écrit, y il sourit tout doucement, et, relevant, son cher frère, il lui dit : «Mon fils mettez votre main sur mon cou»; ce que celui-ci s'empressa de faire. Puis-il ajouta : «Mon frère, je prends, sur moi votre péché, tant pour le temps passé, que pour le temps à venir; la seule chose que j'exige de vous, c'est de ne plus y penser et de ne plus vous en mettre en peine.»
Or c'est ce bon religieux qui m'a raconté lui-même ce qui lui était arrivé, et il m'assura qu'il n'était pas sorti de la cellule de ce respectable vieillard, que toute sa tentation avait disparu, et que toutes les pensées de blasphème qui l'avaient si longtemps et si cruellement fatigué, s'en allèrent en fumée. Je le répète donc, pour l'instruction de ceux qui se trouveraient dans le même état; c'est celui-là même à qui le fait est arrivé, qui me l'a raconté avec de grands sentiments de reconnaissance pour Dieu.
Quiconque est venu à bout de triompher de cette tentation, a vaincu et chassé l'orgueil bien loin de son coeur.
VINGT-QUATRIÈME DEGRÉ
De la douceur, de la simplicité et de l'innocence,
vertus qui ne viennent pas de la nature,
mais s'acquièrent par les travaux; et de la méchanceté,
qui est l'ennemie irréconciliable des vertus.
1. L'aurore précède le soleil; or il faut en dire autant de la douceur par rapport à l'humilité : Écoutons la lumière nous apprendre par ces paroles : «Apprenez de moi que Je suis doux et humble de cœur» (Mt 11,29). Il convient donc avant de parler de l'humilité, qui est un vrai soleil, que nous disions quelque chose de la douceur, qui est comme l'aurore de cette vertu, afin qu'après avoir été éclairés par cette lumière qui a mains d'éclat, nous puissions peu a peu nous accoutumer à fixer nos regards sur le beau soleil de l'humilité; car il ne pourrait pas se faire que quelqu'un fût capable de fixer ce soleil, s'il n'a pu soutenir les rayons de son aurore. Tel est donc l'ordre qu'il faut établir entre ces deux vertus.
2. La douceur est une constante immobilité de notre âme, laquelle fait que nous ne sommes ni agités par les honneurs ni troublés par les humiliations.
3. Elle consiste à prier sincèrement, et sans nous troubler, pour ceux qui cherchent à le faire par leurs injustes procédés.
4. Elle est semblable à un rocher majestueux au milieu d'une mer orageuse; les flots écumants viennent se briser et expirer contre ses flancs inébranlables.
5. Elle est la gardienne de la patience, la porte de l’amour, ou plutôt, sa mère, le principe de la prudence et du discernement, d'après ces paroles du Prophète : «Sur qui arrêterai-Je mes regards, dit le Seigneur, si ce n'est sur ceux qui sont doux et paisibles, sur ceux qui ont le cœur contrit et affligé» (Is 66,2) ?
6. La douceur forme et perfectionne l'obéissance, conduit et dirige les communautés religieuses, arrête et corrige la colère, chasse et fait mourir l'impatience, nous fait marcher sous les étendards du Christ, nous donne de la ressemblance avec les habitants des cieux, enchaîne les démons, repousse les traits de la haine et des animosités.
7. Le Seigneur établit sa demeure dans une âme qui pratique la douceur, tandis que le démon fixe son séjour dans celle qui est agitée.
8. «Les hommes qui sont doux posséderont la terre» (Mt 5,4), c'est-à-dire en seront les maîtres et les dominateurs; mais les gens colères et furieux en seront exterminés.
9. Une âme remplie de douceur est le lit nuptial de la simplicité; mais un esprit en colère et emporté, enfante toute sorte de méchancetés.
10. Une âme amie de la douceur comprend et goûte les paroles de la sagesse,; car «le Seigneur, qui est plein de douceur, dirigera les cœurs doux et débonnaires dans la science du jugement, et leur enseignera ses voies» (Ps 24,9). Or ces voies sont la science de la prudence et de la discrétion.
11. Une âme droite est la compagne de l'humilité; mais une âme fausse et méchante est la triste esclave de l'orgueil.
12. Une âme qui pratique la douceur, possède la véritable science; mais un cœur impatient languit dans les ténèbres de l'ignorance.
13. Deux hommes un jour se rencontrèrent : l'un était esclave de la colère, et l'autre, de la fourberie. Or ces deux personnages ne purent pas établir une conversation ensemble; car il n'y avait que folie et démence dans celui qui était colère, et il n'y avait que malice dans celui qui était dissimulé.
14. La simplicité est une heureuse habitude qui rend une âme incapable de duplicité et de toute pensée mauvaise et pernicieuse. La malice est la science, ou, plutôt le partage des démons, qui rend ennemi de toute vérité, au point qu'on voudrait pouvoir, non seulement se la cacher à soi-même, mais la cacher aux autres.
15. L'innocence est l'état d'une âme tranquille et éloignée de toute pensée artificieuse et malfaisante.
16. La droiture est une intention sincère et exempte d'inutilités et de curiosité; c'est une inclination, franche et sans mélange; c'est un langage naturel, naïf et ennemi de toute fraude et de toute dissimulation.
17. Il n'est donc pas méchant, celui qui, sincèrement, franchement et sans détour, vit, agit et parle avec tout le monde.
18. La malice est une absence de vérité et de droiture; c'est une inclination à la perversité, aux pensées trompeuses, aux paroles de mensonge, aux actions dissimulées aux serments faux, aux équivoques et aux,ambiguïtés.
19. Un cœur méchant est caché et rempli de cavités profondes et impénétrables; il est dévoué à l'habitude de mentir, de s'élever au dessus des autres, de faire la guerre à l'humilité, de contrefaire la pénitence, de chasser les pleurs du repentir, d'avoir en horreur la confusion de ses fautes, de défendre opiniâtrement son sentiment, de produire la ruine et la perte des âmes, d'empêcher qu'elles ne sortent de l'abîme du malheur par la pénitence, et de se railler de ceux qui, par amour pour Dieu, souffrent avec patience et douceur les injures et les outrages.
20. Un cœur méchant n'a qu'une modestie affectée et extravagante, une piété fausse et trompeuse; et, pour tout dire en un mot, la vie d'un cœur méchant est la vie d'un démon; car le démon et l'homme méchant ne sont pas seulement unis par la conformité de volonté, ils le sont encore par l'identité d'un même nom.
21. N'est-ce pas en effet ce que nous a enseigné le Christ dans l'admirable oraison qu'Il nous a donnée ? ne nous y fait-il pas demander à Dieu qu'il nous délivre du méchant en le priant de nous délivrer du mal ?
22. Fuyons donc avec horreur le précipice de l'hypocrisie et l'abîme de la dissimulation et de la duplicité, et donnons une attention particulière à ces paroles de David : Les méchants seront exterminés, ils sécheront aussi promptement que le foin»; (Ps 36) car ils doivent devenir la pâture des démons.
23. Mais Dieu, qui, dans nos divines Écritures, est appelé amour, est également appelé Équité. C'est ainsi que le sage dans le Cantique des cantiques, dit à l'âme pure : «Le Dieu de l'équité vous a aimée (Can 1,4)» (a); et David, père de Salomon, avait dit : «Le Seigneur est doux et droit»; et pour nous faire comprendre que ceux qui, par la douceur portent le même nom, seront sauvés, il dit ailleurs : «J'attends le secours du Seigneur qui sauve ceux qui ont le cœur droit (Ps 7,11)»; et encore : «Ses Yeux son attentifs à regarder le pauvre dont le cœur est droit, et son visage est tourné vers celui en qui règne l'équité.» (Ps 11,7)
24. La première vertu, ou plutôt la première qualité qu'on remarque dans un enfant, c'est la simplicité. Tant qu'Adam se conserva dans la pratique de cette précieuse vertu, il ne vit point son âme dépouillée des dons que Dieu lui avait accordés, et n'eut point à rougir de la nudité de son corps. Elle est sans doute bonne et avantageuse, la simplicité que quelques personnes ont reçue de la nature; mais elle est bien inférieure à celle qu’on acquiert par des soins et par un travail opiniâtres, en triomphant de sa propre malice : car, si la première nous préserve de tout déguisement, de toute fraude et de toute supercherie, l’autre nous procure une profonde humilité, une douceur parfaite et toutes les vertus. C'est pour cela même que la simplicité qui nous vient de la nature, ne recevra qu'une faible récompense, et que celle qui nous vient de la grâce et de nos efforts, en recevra une qui ne peut ni se concevoir ni s'exprimer.
25. Or donc, qui que nous soyons, si nous voulons nous unir fortement à notre Seigneur, nous devons nous présenter devant Lui comme devant le maître excellent de qui nous avons à recevoir toutes les instructions qui nous sont nécessaires. Approchons-nous donc de Lui avec simplicité et candeur, sans artifice ni déguisement, sans curiosité ni malice; car, comme Il est d'une nature toute sainte, toute pure et parfaitement simple, Il demande que les âmes qui s'approchent de Lui, soient pures, saintes et remplies de simplicité. Verrez-vous jamais la simplicité séparée de l'humilité ?
26. L'homme dans le cœur duquel règne la malice, se mêle fort mal à propos de faire des conjectures sur les autres, et de prétendre pouvoir découvrir dans leurs paroles les pensées de leur esprit, dans la position et les mouvements de leurs corps les secrets de leur cœur.
27. J'ai vu un certain nombre de personnes remplies d'innocence et de simplicité, qui, par des rapports funestes avec des gens pleins de malice, étaient devenues semblables à eux; et je ne pouvais assez m'étonner que ces gens eussent pu faire perdre en si peu de temps à ces personnes vertueuses, cette belle qualité qu'elles avaient reçue de la nature, et qui était une prérogative de leur innocence, je veux dire la bienheureuse simplicité.
28. Autant il est facile aux gens de bien de se pervertir et de se corrompre, autant il est difficile aux méchants de ne convertir et de se corriger; cependant la fuite réelle du monde, une retraite salutaire, l'amour et la pratique du silence et de l'obéissance ont souvent, et même contre toute espérance, pu guérir, et guérir parfaitement, des âmes de certaines maladies qui paraissaient incurables.
29. S'il est vrai que la science enfle le cœur de la plupart des hommes, il est également vrai qu'une heureuse ignorance et l'inexpérience servent sauvent à les rendre doux, timides et humbles. Saint Paul, surnommé le Simple, peut nous servir d'exemple, nous donner une idée exacte et un modèle parfait de la sainte et bienheureuse simplicité ; car vit-on jamais, a-t-on jamais entendu dire qu'on ait vu, et même qu'on ait pu voir un homme devenir en si peu de temps aussi parfait dans la simplicité du cœur ?
30. Nous pouvons comparer un moine qui vit dans la simplicité, à une bête de charge, laquelle aurait la raison, et l'obéissance en partage, et qui tout en obéissant, se déchargerait sur son conducteur. Or, comme cette bête ne résiste point à son maître, lorsqu'il l'attache, de même un religieux qui a le cœur droit, ne résiste point aux ordres de son supérieur : il le suit partout où il lui plaît de le conduire; il ne sait même pas raisonner ni user de répugnance : il obéit jusqu'à la mort.
31. Si, «les riches entrent difficilement dans le royaume des cieux» (Mt 19,23), nous pouvons dire aussi que les hommes sages de cette sagesse mondaine qui n'est rien autre chose qu'une véritable folie, n'entreront pas moins difficilement dans le palais sacré de la simplicité.
32. Souvent une grande chute a corrigé des hommes méchants, leur a fait observer les règles de la modestie; de sorte que, comme malgré eux, elle leur a procuré le salut en leur faisant acquérir l'innocence et la simplicité.
33. Combattez donc courageusement, et donnez tous vos soins pour vous dépouiller de la fausse sagesse du siècle, c'est en vous conduisant de la sorte, que vous trouverez dans Jésus Christ notre Seigneur, le salut et droiture du cœur.
Celui qui a la force de gravir ce degré, qu’il prenne courage; en effet, ayant imité le Christ son Maître, il a obtenu le salut.
A suivre....
VINGT-CINQUIÈME DEGRÉ
IX
VINGT-ET-UNIÈME À VINGT-CINQUIÈME DEGRÉS
VINGT-ET-UNIÈME DEGRÉ
De la vaine gloire, si variée dans ses formes.
1. Certains séparent dans leurs traités, la vaine gloire de l'orgueil; c'est pourquoi, au lieu de sept péchés capitaux, sources ordinaires de tous les autres, ils en comptent huit. Mais saint Grégoire, justement appelé le théologien, et quelques autres docteurs n'en ont marqué que sept; et je partage leur opinion. En effet quel est celui qui, ayant heureusement triomphé de la vaine gloire, demeure sous la captivité de l'orgueil ? Il faut avouer cependant qu'il y a entre ces deux vices la différence qu'on remarque entre un enfant et un homme fait, entre du froment et du pain; car la vaine gloire peut être regardée comme le commencement de l'orgueil, et l'orgueil, comme l'affreuse perfection de la vaine gloire. Or, puisqu'il se présente ici une occasion pour parler de ce vice, nous dirons quelque chose de cette passion impie qui enfle si fort le cÏur de celui qui en est possédé. Nous traiterons donc en peu de mots de ses commencements et de ses derniers degrés; car celui qui voudrait épuiser la matière sur ce point, ressemblerait à un homme qui voudrait connaître exactement le poids des vents.
2. La vaine gloire, considérée dans son espèce et dans sa forme, est une passion de l'âme qui cherche à changer la nature des choses, à corrompre la vertu et à repousser les reproches et les réprimandes; et, considérée dans ses propriétés et dans ses effets, c'est un vice qui ne tend qu'à dissiper le fruit de nos travaux, de nos sueurs et de nos peines, à nous dresser des pièges pour nous ravir le trésor de nos bonnes oeuvres, à nous faire tomber dans l'infidélité et dans l'orgueil, à nous faire éprouver un triste naufrage au port même du salut, à ronger et à consumer notre coeur, et, trop semblable à la fourmi, qui n'est qu'un chétif insecte, à ravager la moisson précieuse de nos vertus. La fourmi attend que la récolte soit ramassée, et la vaine gloire, que les vertus soient acquises; la fourmi en veut aux grains, et la vaine gloire, aux bonnes oeuvres.
3. Le démon ne peut contenir sa joie, lorsqu'il voit que les hommes ont multiplié leurs iniquités; eh ! le croirai-t-on ? le démon de la vaine gloire triomphe, lorsqu'il voit un grand trésor de vertus dans quelques personnes : ah ! c'est qu'il n'ignore pas que, si un grand nombre de blessures spirituelles sont capables de précipiter une âme dans les horreurs du désespoir, un grand nombre de bonnes oeuvres est également capable de livrer une autre âme à la servitude de la vaine gloire.
4. Faites attention, et vous découvrirez que, jusqu'au tombeau et sous la cendre, cette misérable maîtresse veut se repaître de la magnificence des habits, de la bonne odeur des essences et des parfums, et de la pompe des honneurs, des louanges et des autres choses semblables.
5. Si le soleil répand ses rayons bienfaisants sur toutes les créatures, la vaine gloire verse son poison sur toutes les bonnes oeuvres. Jeûné-je? je suis rempli de vanité; romps-je mon jeûne pour le dérober à la connaissance de mes frères ? je me flatte intérieurement de ma rare prudence; parais-je en publie avec des habits propres et beaux ? J'en suis vain et glorieux; les quitté-je pour en prendre de vils et méprisables ? je m'en glorifie en moi-même: mes paroles et mon silence me font également tomber dans les pièges de l'amour-propre. C'est ainsi qu'on peut justement comparer la vaine gloire à une chausse-trape qui, de quelque côté qu'elle tombe, lorsqu'on la jette, présente toujours une pointe pour percer les pieds des ennemis.
6. Le vaniteux est un croyant idolâtre; car, d'un côté, il semble adorer Dieu, et de l'autre, c'est à la créature qu'il adresse ses hommages.
7. Toute ami qui poursuit la vanité, ne cherche qu'à se produire avec avantage au dehors. Si elle observe les jeûnes, et qu'elle se livre aux saints exercices de la prière, c'est pour s'attirer les louanges des hommes; c'est pour cela même que ses jeûnes ne méritent aucune récompense.
8. L'homme esclave de la vanité est donc doublement malheureux; car il afflige son corps par des austérités rigoureuses, et n'en reçoit aucun avantage.
9. Or qui pourrait ne pas se moquer de celui qui recherche la vaine gloire ? Ne le voit-on pas pendant la prière se livrer à la joie, de manière à faire croire que son coeur est inondé de plaisirs célestes; et aux pleurs, pour donner à penser qu'il est vivement touché par les sentiments d'une grande douleur et par les affections d'une ardente componction ?
10. Par une Bonté toute particulière, Dieu a soin de nous cacher la vue de nos bonnes oeuvres; mais un flatteur qui nous trompe, nous ouvre les yeux pour nous les faire observer; et malheureusement elles disparaissent aussitôt que nous les avons vues.
11. Un adulateur est donc un ministre de démons, un maître en orgueil, un exterminateur de la componction, un meurtrier des vertus, et un guide dans le chemin de l'erreur, selon la parole du Prophète : « Mon peuple, dit le Seigneur, ceux qui t'appellent heureux, ne font que te tromper»(Is 3,12).
13. Il ne faut rien moins qu'une vertu parfaite, une grande générosité, et un courage héroïque pour être capable de supporter et de digérer avec patience les injures et les outrages dont on nous accable; mais il faut une sainteté extraordinaire pour ne pas nous laisser prendre aux douceurs empoisonnées des louanges. J'ai vu des personnes qui pleuraient leurs péchés, et qui, se voyant louées par quelques frères s'emportaient contre eux; mais elles tombaient ainsi d'un défaut qu'elles voulaient éviter, dans un autre, auquel elles ne pensaient pas.
14. «Personne, dit l'Esprit saint, ne connaît ce qu'il y a dans l'homme, si ce n'est l'esprit de l'homme» (1 Cor 2,11). Cette sentence devrait couvrir de honte et faire taire tous ceux qui sont assez imprudents et assez hardis pour nous louer en face, et nous dire que nous sommes heureux.
15. Quelqu'un, parmi vos proches et vos amis, a-t-il fait quelque calomnie contre vous, soit en votre présence, ou en votre absence ? ne manquez pas de l'excuser par une affection sincère.
16. Il ne faut sûrement pas un petit courage pour rejeter loin de soi le poison enchanteur des louanges que les hommes prodiguent quelquefois, mais il en faut un bien plus grand encore pour détester et maudire celles que donnent les démons; car elles sont beaucoup plus subtiles.
17. Je croirai difficilement à l'humilité de celui qui s'abaisse et se méprise lui-même devant les autres. En effet est-il bien pénible et bien difficile de se supporter quelque temps dans un état où l'on s'est mis soi-même par sa propre volonté ? mais je penserai qu'il pratique réellement cette vertu, celui qui, accablé d'outrages et d'injures, conserve pour celui qui l'insulte la même affection qu'il lui portait avant ces mauvais traitements. 18. Je remarquai un jour que le démon de la vaine gloire inspira certaines pensées à un frère, lesquelles furent révélées à un autre frère, et que le même démon porta ce dernier à découvrir au premier le secret de son coeur, afin de se glorifier et de se faire regarder comme un homme extraordinaire, pour un prophète, en un mot. Mais ce n'est pas seulement notre coeur que le cruel démon de la vaine gloire attaque directement, il se sert encore des membres mêmes de notre corps pour empoisonner notre âme. C'est pour cela, qu'il leur communique des mouvements faciles et aisés.
19. Chassez-le donc bien loin de vous, et ne vous laissez pas tenter par le désir qu'il vous inspire de devenir évêque, higoumène, docteur, ou quelqu'autre chose de semblable. Rappelez-vous qu'il est bien difficile de chasser un chien affamé de l'étalage d'un boucher.
20. Voit-il un moine entrer dans l'heureuse paix de l'âme par la victoire sur les passions ? il cherche aussitôt à l'arracher de son heureuse solitude pour le lancer dans le monde. Sortez d'ici, lui dit-il intérieurement; qu'y faites -vous ? allez travailler au salut de tant d'âmes qui périssent.
21. Autre est l'aspect d'un Éthiopien, et autre celui d'une statue; c'est ainsi que la vaine gloire qui tente les cénobites, ne ressemble guère à la vaine gloire qui travaille les ermites.
22. Elle porte les premiers, lorsqu'ils voient arriver des étrangers dans leur maison, à courir au devant d'eux pour les recevoir, et à se jeter à leurs pieds pour les honorer et s'humilier eux-mêmes; mais intérieurement ils sont remplis d'orgueil : leur humilité est toute extérieure; leurs démarches sont hypocrites; leurs paroles sont fausses et trompeuses; leur modestie est pleine de ruse et de fourberie. En effet, s'ils les appellent leurs seigneurs, leurs protecteurs et, après Dieu, leurs sauveurs, c'est qu'ils ont porté leurs regards sur eux et sur ce qu'ils apportent, et qu'ils en attendent quelque chose. Après cette première cérémonie, vous les verrez exhorter leurs frères qui sont à table à côté de ces étrangers, à garder la plus exacte tempérance, et traiter leurs inférieurs avec une rigueur impitoyable. Alors, quoique dans un autre temps ils soient lâches et négligents à la prière; vous les verrez fervents et pleins d'ardeur pendant ce saint exercice : ils étaient sans voix pour psalmodier, mais à présent ils font entendre des sons sonores et bien articulés; ils se laissaient facilement aller à l'assoupissement pendant l'office, mais ils sont loin maintenant de se livrer au sommeil. Celui qui préside au choeur ces jours-là prend bien soin, en chantant, de rendre sa voix mélodieuse et agréable; il choisit dans cette intention les morceaux principaux de la psalmodie, et s'étudie à se faire appeler père et supérieur par ses autres frères, jusqu'à ce que ces personnes étrangères se retirent du monastère.
23. C'est encore la vaine gloire qui gonfle si fort le coeur des religieux qui se voient élevés au dessus des autres, et qui ronge d'envie et consume de colère le coeur de ceux qui sont inférieurs et obligés d'obéir.
24. Souvent la vaine gloire, au lieu des honneurs qu'on désire et qu'on recherche, ne donne que des sujets d'ignominie et de confusion; car souvent elle couvre d'une sotte honte ceux qu'elle a portés à la colère et aux querelles.
25. Elle rend quelquefois doux et patients devant les autres, ceux qui sont naturellement emportés et irascibles.
26. Elle transporte de joie des personnes qui jouissent des dons et des faveurs de la nature, et se sert aussi de ces mêmes dons pour les rendre malheureuses.
27. Il m'est arrivé de voir ce cruel démon de la vanité vexer et tourmenter extraordinairement un malheureux qui en était esclave; voici comment : Un pauvre religieux avait une dispute avec d'autres religieux; un étranger survint et voulut charitablement rétablir la paix et l'union fraternelle. Mais ce misérable religieux passa tout d'un coup des chaînes de la colère dans celles de la vaine gloire, ne pouvant pas en même temps servir deux maîtres; je veux dire, la colère et la vanité. 28. Celui donc qui est esclave de ce mauvais démon, et qui vit dans un monastère, mène deux sortes de vie; car il lui faut extérieurement suivre les exercices de la communauté, et son esprit et ses pensées, son coeur et ses affections sont entièrement selon les maximes du siècle.
29. Appliquons-nous uniquement à plaire à Dieu, et nous goûterons les douceurs pures et rassasiantes de la gloire céleste, nous n'aurons que du dégoût pour les fausses délices de la gloire mondaine; car il m'est impossible de croire qu'il puisse même ressentir les douces jouissances que procure la gloire du ciel, celui qui n'a jamais foulé aux pieds la gloire du monde.
30. Il arrive néanmoins quelquefois que, nous étant laissés dépouiller par la vaine gloire de toutes les richesses spirituelles que nous avions acquises, par nos bonnes oeuvres, rentrés au nous-mêmes et sincèrement revenus à Dieu, nous avons, à notre tour, complètement dépouillé et détroussé la vaine gloire. C'est ainsi que j'en ai vu plusieurs qui, n'ayant commencé les exercices de la vie religieuse que par un mouvement de vanité, mais ayant renoncé sincèrement à ce mauvais principe, et changé d'inclination et, de volonté, ont rendu la fin de leur vie aussi bonne et sainte, que les commencements en avaient été mauvais et répréhensibles.
31. Il n'acquerra et ne possédera jamais les biens surnaturels et célestes, celui qui ne se glorifie que dans les biens naturels, tels que la vivacité, la souplesse et la facilité de son esprit, une heureuse et agréable prononciation, un caractère excellent, et autres belles qualités qui sont nées avec lui, sans qu'il se les soit procurées par aucun travail ni par aucune industrie; car «celui qui est infidèle dans les petites choses, est infidèle aussi dans les plus grandes.» (Lc 16,10)
32. Mais ce qui doit surtout nous frapper d'étonnement, c'est qu'on rencontre de ces orgueilleux qui vont jusqu'à croire qu'en mortifiant leur chair par des jeûnes et des austérités extraordinaires, ils viendront à bout de se procurer le calme parfait de l'âme, un trésor de dons célestes, la vertu de faire des miracles, et la faveur singulière de connaître les choses futures; mais, les insensés ! ne savent-ils pas ? peuvent-ils ignorer que tout cela n'est pas précisément dû aux travaux ni aux sueurs, mais que c'est le fruit et la récompense d'une profonde humilité.
33. ll s'appuie donc sur un fondement bien caduc et bien mauvais, celui qui pour obtenir des dons et des faveurs, compte sur les efforts qu'il fait, et sur les travaux qu'il supporte. Celui, au contraire, qui ne se considère par rapport à Dieu que comme un débiteur insolvable se trouvera tout-à-coup, et contre son attente,enrichi des dons du ciel les plus rares et les plus précieux.
34. Prenez donc bien garde d'ajouter foi aux insinuations perfides du démon; car c'est un trompeur rusé, et un insigne enchanteur. Il ne remarquera pas de vous persuader que vous devez faire connaître aux autres les excellentes qualités et les bonnes dispositions de votre coeur pour la vertu, et de les publier, afin de les édifier et de procurer par ce moyen le salut à plusieurs. Dans cette tentation si délicate, ne perdez pas de vue ces paroles de l'Évangile : «Que servira-t-il à un homme d'avoir gagé l'univers entier, s'il vient lui-même à perdre son âme ?» (Mt 16,26) Rien ne porte davantage et plus efficacement à la piété que l'humilité et la simplicité de nos actions; car ces vertus sont elles-mêmes une leçon solide et frappante qui fait assez connaître aux autres combien il est funeste de se laisser emporter par l'orgueil ; et je ne sais pas s'il serait possible de trouver quelqu'autre chose qui fût plus avantageuse et plus salutaire.
35. Un homme des plus éclairés et des plus capables de pénétrer dans l'obscurité de ces mystères, m'a confié ce qu'il avait observé lui-même : «Un jour, me dit-il, que j'étais au milieu de mes frères, deux affreux démons, l'un, de la vaine gloire, et l'autre, de l'orgueil, vinrent se placer à mes côtés. Le premier me toucha de son doigt et m'excita à raconter à ceux qui étaient avec moi, certaines visions extraordinaires que j'avais eues, et certaines actions que j'avais faites dans le désert; mais ayant repoussé vigoureusement ce malin esprit, en lui adressant ces paroles : Que ceux qui veulent m'accabler de maux, soient obligés de retourner en arrière, et soient couverts de confusion. (Ps 39,15). Celui qui s'était placé à ma gauche, me dit de suite à l'oreille : Courage ! courage! quelle belle action vous venez de faire ! Oh! combien vous avez fait preuve de prudence et de courage par la victoire que vous avez remportée sur ma mère, assez osée pour vous attaquer ! Mais je répondis à celui-ci parles paroles qui sont à la suite de celles que j'avais adressées au premier : Que ceux qui disent : courage! courage ! vous avez bien fait ! soient couverts de la confusion qu'ils méritent.» (Ps 39,16) Je me donnai la liberté de demander à ce père, comment il pouvait se faire que l'orgueil tirât son origine de la vaine gloire. Voici la réponse qu'il me fit «Les louanges qu'on nous donne, enflent et élèvent notre âme, et, lorsqu'elle est ainsi élevée, l'orgueil s'empare d'elle, la fait, pour ainsi dire, monter jusqu'au ciel pour la précipiter ensuite dans l'abîme.»
36. Il est une gloire qui vient de Dieu, selon cette parole : «Je glorifierai Moi-même, dit le Seigneur, tous ceux qui me glorifieront» (1 R 2,30); mais il est aussi une autre espèce de gloire qui n'arrive que par les ruses du démon, ainsi que nous l'apprend le saint évangile par cette sentence : «Malheur à vous ! lorsque les hommes vous loueront et parleront avantageusement de et vous» (Lc 6,26); et remarquez que la gloire même qui vient de Dieu, peut se changer en vaine gloire, à cause des mauvaises dispositions du coeur. Or vous pourrez connaître que vraiment c'est Dieu qui vous glorifie, lorsque vous serez bien convaincu que toute gloire peut vous être nuisible, que vous prendrez toutes les précautions raisonnables et prudentes pour ne pas vous l'attirer, et, qu'en quelque lieu que vous soyez, vous aurez soin de cacher vos bonnes oeuvres et vos vertus.
37. Vous comprendrez que la gloire qu'on vous donne, vient du démon de l'orgueil, quand vous ferez, toutes vos actions dans l'intention et le désir d'être vu et remarqué par les hommes; car cette passion trompeuse et impure nous suggère de paraître ornés de vertus que nous sommes bien loin de pratiquer, de sorte que nous nous figurons faussement que c'est à nous que Jésus-Christ a donné cet avis : «Que votre lumière brille devant les hommes, afin qu'ils connaissent les bonnes oeuvres que vous faites.» (Mt 5,16).
38. Dieu permet souvent que ceux qui recherchent avec un ardent désir les honneurs et les louanges, tombent dans quelque ignominie, afin de leur apprendre à renoncer à la vaine gloire.
39. Si nous avons remporté quelques avantages sur cette passion, c'est que nous avons châtié notre langue, et que nous commençons à nous plaire dans les humiliations; mais si nous avons banni de notre esprit toutes les pensées qui pourraient nous exposer aux traits empoisonnés de ce vice, notre victoire sera bien plus complète; enfin, si nous avons assez d'abnégation de nous-mêmes pour faire en présence de tout le monde, et sans éprouver le moindre sentiment de honte et de peine, les choses capables de nous humilier et de nous couvrir de confusion aux yeux des hommes, nous serons parvenus à triompher parfaitement de notre ennemi. Mais ce triomphe parfait est-il possible, vu les combats innombrables et difficiles que nous avons à livrer et à soutenir ?
40. C'est donc pour nous faire marcher vers cette victoire, que nous ne devons rien cacher de ce qui est capable de nous humilier : la crainte même d'offenser la délicatesse de la conscience des autres ne peut pas être un motif suffisant pour nous détourner de cette voie. Au reste nous userons de ce moyen avec sagesse et prudence, et selon la nature et les circonstances des fautes que nous pouvons laisser connaître, ou que nous pouvons tenir cachées; de manière que, lorsque nous les ferons paraître, cette manifestation soit utile et à nous et à nos frères.
41. Lorsque malheureusement, nous est arrivé de courir après la vaine gloire, ou de la recevoir sans l'avoir recherchée, ou que, pour la mériter, nous sommes tentés de faire certaines démarches et certaines choses, rappelons promptement à notre esprit la pensée de la pénitence que nous avons à faire, et dans le secret de notre prière représentons-nous fortement la crainte et la frayeur dont nous serions frappés, si nous étions devant le tribunal redoutable du Seigneur : cette arme nous servira beaucoup pour résister à la tentation. Que la ferveur d'une prière sincère est puissante dans ces circonstances ! Mais si ces grands moyens n'étaient pas suffisants, nous recourrions à la pensée de la mort et de nos autres fins dernières. Enfin si tous ces moyens successivement employés étaient encore impuissants, représentons vivement l'ignominie éternelle et immense qui sera le juste châtiment de la vaine gloire, et traçons sur notre coeur en caractères ineffaçables ces paroles de l'éternelle Vérité : «Il sera humilié, celui qui se sera a élevés» (Lc 14,11 ). Soyons bien convaincus que cette humiliation dont nous sommes menacés, nous punira de notre vanité, non seulement dans la vie future, mais aussi dans la vie présente.
42. Si des personnes se mettent à nous louer, ou plutôt à nous tromper par leurs flatteries, rappelons-nous de suite la multitude de nos péchés, et ce souvenir salutaire nous fera juger indignes de tout ce qu'on dit et de tout ce qu'on fait pour nous glorifier.
43. Il arrive quelquefois, par une bonté toute particulière de Dieu, qu'ayant résolu d'accorder quelques faveurs à des personnes avides de vaine gloire, il les prévient et les leur accorde avant même qu'elles lui en fassent la demande. Or ce tendre et bon Père en agit de la sorte, afin que ne pouvant pas croire qu'elles les ont reçues en vertu de leur prière, elles n'en tirent pas vanité, et n'en deviennent pas plus orgueilleuses.
44. Ceux qui ont plus de simplicité dans l'esprit et dans le coeur, sont bien moins exposés que les autres à ce vice pestilentiel; car la vaine gloire est l'ennemi mortel de la noble simplicité, et la maîtresse de l'hypocrisie.
45. Trop semblable à un ver, elle grossit, prend des ailes et s'élève dans les airs; quand enfin, elle est parvenue à son dernier degré, elle enfante l'orgueil, qui est l'auteur et le consommateur de tous les vices. Il est bien près du salut, celui qui s'est préservé, ou qui est délivré de la vaine gloire, mais il est bien loin de la gloire et de la société des saints, celui qui est encore esclave de cette maudite passion.
Celui donc qui est monté sur ce degré en renonçant à tout sentiment de vaine gloire, ne tombera pas dans l'orgueil, vice abominable aux Yeux du Seigneur.
VINGT-DEUXIÈME DEGRÉ
Du fol Orgueil.
1. L'orgueil est un renoncement à Dieu, la découverte par excellence des démons, un mépris des hommes, la cause et le principe des jugements téméraires et des condamnations injustes, l'enfant impur des louanges, la marque d'une funeste stérilité dans les âmes, l'obstacle à l'effusion des dons célestes, l'avant-coureur de l'endurcissement du cÏur, la cause féconde des plus grandes fautes, le foyer ou la matière de l'épilepsie, spirituelle, la source intarissable des colères, la porte de la dissimulation et de l'hypocrisie, le plus fort retranchement des démons, le fidèle gardien et le conservateur opiniâtre de nos péchés; la cause funeste de l'inhumanité et de l'inflexibilité du cÏur, l'extinction de tout sentiment de piété et de compassion et l'auteur des lois dures et sévères. L'orgueil est un juge impitoyable, un mortel ennemi de Dieu, et la racine infâme de tous les blasphèmes.
2. Le dernier degré où puisse parvenir la vaine gloire, donne l'existence à l'orgueil; le mépris des autres, l'insolente ostentation des travaux qu'on endure, l'amour des louanges et l'aversion pour les réprimandes, sont la nourriture qui lui donne les accroissements auxquels il veut parvenir; enfin le renoncement aux grâces et aux secours de Dieu, une présomptueuse confiance en ses propres forces, des inclinations diaboliques forment l'effrayante perfection de l'orgueil.
3. Voulons-nous éviter de tomber dans l'abîme que nous a creusé le démon de l'orgueil ? faisons d'abord attention que c'est par les actions de grâces que nous rendons à Dieu, qu'il a coutume de se glisser et d'établir sa demeure dans nos coeurs; car il est trop rusé et trop bien avisé pour nous porter tout d'un coup à renoncer à Dieu. J'en ai vu plusieurs qui, tandis que de bouche ils rendaient grâces à Dieu, s'élevaient intérieurement contre lui par des pensées de vanité. Nous avons un exemple bien frappant de ces sortes de personnes dans le pharisien de l'Évangile. N'était-ce pas de bouche, et non du fond de son coeur, qu'il disait à Dieu : «Seigneur, je Te rends grâces.» (Lc 18,11)?
4. Si nous voyons une âme faire quelque chute, nous pouvons hardiment prononcer que l'orgueil était dans son coeur et que ses fautes sont les tristes conséquences de ce vice.
5. Nous comptons douze vices qui couvrent notre âme de honte et d'ignominie. Or un grand personnage m'a dit que l'orgueil, qui est le douzième, pouvait, lui seul, occuper dans une âme la place des onze autres.
6. Un moine orgueilleux est toujours en opposition et en contradiction avec ses frères; mais celui qui pratique l'humilité, est dans des dispositions contraires.
7. Les cyprès poussent toutes leurs branches en haut, et ne les abaissent jamais vers la terre ; or tels sont les personnes dominées par l'orgueil : elles ignorent ce que c'est que de plier sous le joug de l'obéissance.
8. L'homme superbe veut absolument dominer sur ses semblables; et, quoiqu'il sache que cette domination le conduit à une perte certaine, il aime mieux périr que de ne pas dominer.
9. Or puisqu'il est écrit que « Dieu résiste aux superbes.» (Jc 4,6), qui est-ce qui pourrait avoir pitié et compassion de ces misérables ? Puisqu'ils sont abominables aux Yeux du Seigneur, tous ceux que l'orgueil souille et profane, qui oserait espérer de pouvoir les purifier ?
10. Les réprimandes et les corrections qu'on leur fait, ne sont pour eux que des occasions funestes de nouvelles chutes, les tentations du démon les poussent sans cesse dans de nouveaux péchés, et l'abandon de Dieu achève d'endurcir leur coeur. Les hommes ont encore assez souvent obtenu la guérison des deux premiers maux spirituels, c'est-à-dire de la résistance aux corrections, et des tentations des démons; mais peut-on en dire autant de l'endurcissement du coeur, qui est humainement incurable ?
11. Quiconque a de l'aversion pour les réprimandes et ne peut les souffrir, prouve que l'orgueil lui ronge le coeur. Celui, au contraire, qui, par amour les recherche, montre qu'il est heureusement exempt de ce vice.
12. Si l'orgueil, tout seul, a pu faire tomber Lucifer du plus haut êtes cieux dans l'abîme de l'enfer; l'humilité, toute seule, ne serait-elle pas capable de nous élever jusqu'aux splendeurs célestes ?
13. L'orgueil nous plonge dans la plus affreuse des misères; car il nous dépouille honteusement du mérite et du fruit de nos travaux et de notre pénitence. «Ils ont poussé des cris pour demander du secours; mais personne ne s'est présenté pour les sauver.» (Ps 17,42) Et encore : «Ils se sont adressés directement au Seigneur, et le Seigneur ne les a point exaucés.» (ibid.). Or, ce malheur ne leur est, sans doute, arrivé que parce qu'ils ne se sont pas mis en peine de travailler avec humilité à écarter d'eux la cause funeste des maux dont ils demandaient la délivrance.
14. Un vieillard très versé dans la science des choses spirituelles exhortait un jour avec beaucoup de charité un frère rempli d'orgueil, à combattre courageusement ce vice, et à pratiquer la sainte humilité. Or voici la réponse que cet insensé lui fit: «Vous vous trompez, mon père; je ne suis pas ce que vous croyez : non, je vous l'assure, je ne suis pas un orgueilleux.» Mais ce vieillard plein de sagesse lui répliqua aussitôt : «Mon Fils, pourriez-vous nous donner une preuve plus évidente que vous l'êtes, qu'en nous assurant que vous ne l'êtes pas ?»
15. Il est donc pour ceux qui sont sujets à l'orgueil, d'une extrême importance d'avoir un sage et prudent directeur, de choisir le genre de vie le plus commun et le plus méprisable, de lire assidûment et de méditer souvent les beaux exemples des saints, et d'avoir sans cesse sous les yeux les actions qu'ils ont faites, quand même elles sembleraient être au dessus des forces de la nature humaine; c'est du moins, en se servant de ces différents moyens, que les malheureux esclaves de l'orgueil pourront avoir quelque espérance de se voir délivrés de ce vice.
16. C'est une honte pour nous que de nous glorifier des choses qui ne sont pas à nous; mais y a-t-il moins de honte de nous enorgueillir des dons que nous avons reçus de Dieu ? N'est-ce pas là une action qui annonce le dernier degré de la folie? Si vous voulez vous glorifier, faites-le; mais que ce soit des actions que vous avez faites avant de naître; car, pour celles que vous avez faites depuis votre naissance, elles sont des dons de Dieu aussi bien que votre existence. Si vous le voulez, pour être votre ouvrage, les vertus que vous avez pratiquées, avant la réunion de votre âme avec votre corps; mais celles que vous avez pratiquées depuis, sont des faveurs de la Bonté du Seigneur, aussi bien que votre âme; et si vous avez soutenu quelques combats, et fait quelques efforts, sans que votre corps n'ait eu quelque part à ces efforts et à ces combats, je consens encore que, vous vous en attribuiez à vous seul le mérite et la gloire; mais votre propre corps n'a-t-il pas toujours été l'instrument par lequel vous avez pratiqué telle ou telle vertu, et fait telle ou telle bonne oeuvre? Or sûrement votre corps ne vous appartient pas; il est à Dieu, c'est Lui qui vous l'a donné. Vos travaux, vos efforts et les effets qu'ils ont produits, tout dans vous doit donc être rapporté à Dieu, comme des choses qui Lui appartiennent essentiellement.
17. Ne cessez de vous défier de vous-même et de vos propres forces que lorsque le souverain Juge aura prononcé votre sentence; car vous voyez dans l'Évangile que celui-là même qui avait déjà pris place à la table du festin des noces, fut chassé de la salle, et qu'on ordonna que, les pieds et les mains liés, il fût jeté dans les ténèbres extérieures (cf. Mt 22,13).
18. Ne vous élevez pas dans votre coeur, vous qui n'êtes que boue et corruption; rappelez-vous qu'une infinité d'esprits célestes, créés dans la sainteté, ont été impitoyablement chassés du ciel à cause de leur orgueil.
19. Quand une fois le démon a pu établir sa demeure dans le coeur de ceux qu'il a soumis à ses volontés, il leur apparaît pendant leur sommeil, et même pendant leur réveil, tantôt sous la figure d'un ange, tantôt sous la figure d'un martyr, alors il leur révèle quelque secret mystérieux, fait semblant de leur donner quelques grâces précieuses. C'est ainsi qu'en trompant ces misérables, et en leur ôtant un reste de foi et de raison, il achève de les perdre.
20. N'oublions jamais que quand même nous aurions souffert mille morts pour l'amour du Christ, nous serions encore bien loin d'avoir pu acquitter ce que nous Lui devons, car il y a une différence infinie entre le sang d'un Dieu et celui des serviteurs de Dieu : c'est la dignité, et non la substance de ce sang, qu'il faut considérer.
21. Au reste, si nous prenons peine de nous examiner attentivement, et que nous comparions seulement la vie que nous menons avec la vie de nos pères qui ont vécu avant nous, lesquels nous présentent, dans leurs personnes, des modèles si excellents des plus rares vertus, et ont brillé, dans leur siècle, comme des astres radieux, nous serons forcés d'avouer que nous n'avons réellement pas fait un pas pour marcher sur leurs traces; que nous sommes bien peu fidèles aux engagements de notre sainte vocation, et que nous ne continuons que trop à mener une vie mondaine et profane.
Un bon et véritable moine est celui dont l'esprit et le coeur ne s'élèvent jamais par des pensées et des sentiments de vanité, et dont les sens ne sont point émus par la vile et la présence des objets sensibles.
Regardez du même Ïil celui qui, lorsqu'il voit ses ennemis, les provoque au combat, et lorsqu'il les voit fuir devant lui, les poursuit comme des bêtes sauvages.
Celui qui est continuellement ravi en Dieu, et qui, par le désir de s'unir plus intimement à Lui, voit avec peine ses jours prolonger.
Celui à qui la pratique de la vertu est devenue aussi naturelle et familière, qu'aux mondains et à ceux qui leur ressemblent, la jouissance corruptrice des plaisirs des sens. Celui qui ne cesse d'avoir l'oeil de son âme ouvert sur tous les mouvements de son coeur et sur toute sa conduite.
Celui enfin qui est comme descendu dans un abîme de humilité, étouffe et anéantit toutes les mauvaises pensées que le démon lui inspire.
22. L'orgueil fait oublier les péchés qu'on a commis le souvenir des péchés produit en nous l'humilité.
23. L'orgueil précipite une âme dans la dernière misère; car dans les égarements de cette passion insensée, elle s'imagine posséder de grandes richesses, et les ténèbres seules sont son partage : de sorte que cet exécrable vice, non seulement s'oppose aux progrès qu'elle ferait dans la vertu, mais, si elle était montée un peu ou beaucoup dans les degrés de la perfection, il l'en précipite avec une effrayante rapidité.
24. L'orgueil ressemble à une grenade dont tout l'intérieur est gâté et pourri, et dont l'écorce est belle et agréable.
25. Un moine orgueilleux n'a pas besoin d'un autre démon pour le tenter; car il est à lui-même son propre démon, son tentateur et son ennemi.
26. Comme les ténèbres sont directement contraires à la lumière; de même l'orgueil est directement opposé aux vertus. 27. N'est-il pas rare qu'un cÏur orgueilleux aille jusqu'à inventer des paroles de blasphème contre Dieu, tandis qu'un coeur humble est éclairé de la lumière du ciel.
28. Un voleur déteste la lumière; un orgueilleux méprise les doux.
29. La plupart des orgueilleux, je ne sais trop comment, ne se connaissant nullement eux-mêmes pendant leur vie, croient avoir acquis la paix parfaite de l'âme, et n'aperçoivent qu'à leur dernière heure l'affreuse indigence dans laquelle ils se trouvent.
30. Quiconque est esclave de l'orgueil, a tellement besoin du secours de Dieu pour se délivrer de l'esclavage, que les hommes ensemble ne seraient pas capables de briser ses fers et de le rendre à la liberté.
31. Ayant autrefois découvert que ce séducteur était entré dans mon coeur par le moyen de la vaine gloire, qui s'y était nichée, je les liai tous les deux avec les chaînes de l'obéissance, et les frappai avec les verges de l'humilité, afin de leur faire avouer comment et par quelle voie ils étaient entrés dans mon âme. Ce qu'ils firent malgré leur résistance, et dans ces termes : « Nous ne connaissons point de cause qui nous ait donné la naissance, mais nous sommes nous-mêmes la cause de tous les vices; c'est nous qui les produisons tous, et qui sommes à leur tête. Le brisement de coeur, né de l'obéissance, nous contrarie beaucoup, s'oppose fortement à nos projets, et nous n'avons pas coutume d'obéir à rien. C'est pour cette raison que nous nous révoltâmes jadis contre Dieu même; car nous voulions régner dans les cieux.
Pour vous dire tout en un mot, nous sommes les mères de toutes les passions et de tous les vices qui font la guerre à l'humilité, et nous sommes les ennemis irréconciliables de tout ce qui peut favoriser cette vertu; si, comme vous le savez, nous avons eu tant de puissance dans le ciel, comment sur la terre serez-vous capables de vous soustraire à notre domination ? Nous ne nous lassons jamais de tenter les hommes, soit qu'ils aient souffert, avec patience et résignation les affronts et les outrages, soit qu'ils n'aient jamais transgressé les règles et les devoirs de l'obéissance, soit qu'ils aient réprimé les mouvements de la colère et de l'impatience, soit q'ils aient entièrement oublié les injures qu'ils ont reçues, soit enfin que, par une charité ardente, ils aient rempli toutes leurs obligations, et rendu tous les services possibles à leurs frères.
Nos enfants sont la colère, l'envie, la médisance, l'aigreur, l'animosité, les disputes, les injures, l'hypocrisie, la haine, l'amour de sa propre conduite et la résistance aux conseils et aux ordres des supérieurs.
Il n'est qu'une seule chose capable de paralyser nos forces et de rendre nos efforts inutiles, et cette chose nous ne vous la disons que parce que nous ne pouvons pas faire autrement : c'est de vous accuser devant le Seigneur et de vous reconnaître continuellement coupable et criminel à ses Yeux. Ce moyen nous rendra aussi méprisables et aussi faibles qu'une toile d'araignée. Ne voyez-vous pas, ajouta l'orgueil, que la vaine gloire est comme un cheval sur lequel je suis monté ?
Mais la sainte humilité et l'aveu sincère des péchés se moqueront et du cheval et du chevalier, et chanteront délicieusement un cantique d'actions de grâces, en disant avec Moïse : «Chantons un hymne à la louange du Seigneur; car Il a fait voir la magnificence et l'éclat de sa Gloire, en précipitant dans la mer le cheval et celui qui le montait.» (Ex 15,1)
Il est plein de force, l'homme qui est monté sur ce vingt-deuxième degré; mais en trouve-t-on beaucoup qui soient capables d'y monter ?
VINGT-TROISIÈME DEGRÉ
Des inexplicables pensées de blasphème.
1. Nous avons fait remarquer dans le degré précédent que le blasphème est le méchant enfant d'un méchant père, de l'exécrable orgueil; c'est pour cette raison que nous jugeons à propos d'en parler ici; car ce n'est pas un de nos moindres ennemis, mais un des plus dangereux et des plus funestes par la difficulté et par la peine que nous éprouvons, lorsqu'il faut le faire connaître à notre médecin spirituel dans une confession sincère et véritable. Semblable au ver qui ronge le bois, ce vice ronge et détruit l'espérance, et précipite quelquefois une âme dans le désespoir.
2. Ainsi dans le temps même qu'on célèbre les divins mystères, et à cette heure où s'accomplit le plus saint et le plus redoutable de nos mystères sacrés, le monstrueux orgueil, ce démon abominable, vient nous inspirer des pensées de blasphème pour insulter notre Seigneur, et pour nous faire profaner l'auguste sacrifice; et par la circonstance du temps nous devons connaître que ces pensées blasphématoires ne viennent pas de notre âme, mais du démon, cet ennemi irréconciliable de Dieu, lequel mérita d'être chassé du ciel pour y avoir voulu, par ses blasphèmes, profaner la Majesté redoutable du Seigneur : car si ces pensées de blasphème qui nous font frémir d'horreur, venaient de nous, comment pourrions-nous adorer ce don céleste que nous recevons ? pourrions-nous le bénir et le maudire en même temps?
3. Cependant le démon, cet insigne trompeur, ce cruel assassin des âmes, en a porté plusieurs par cette effroyable tentation jusqu'à la folie et à l'extravagance. En effet, et remarquez-le bien, il n'y a pas de pensée qu'on découvre avec plus de peine et de répugnance que ces pensées blasphématoires. C'est ainsi qu'un grand nombre de personnes les laissent vieillir dans leur coeur. Cependant est-il rien qui puisse donner plus d'empire au démon et plus de force à ces mauvaises pensées pour nuire à notre âme, que de les souffrir et de les tenir cachées en nous ?
4. Mais que personne n'aille croire que nous sommes toujours coupables d'avoir ces effrayantes pensées ! Dieu voit le fond des coeurs. Il sait quand elles ne sont point notre ouvrage, mais celui de nos ennemis. Néanmoins nous devons observer que, comme l'ivresse est cause que ceux qui s'y sont livrés, font des chutes; de même l'orgueil est souvent la cause funeste de ces pensées impies; et, qu'en tombant par ivresse, on ne fait pas précisément un péché par là même, mais qu'on l'a commis en s'enivrant; il en faut dire autant de l'orgueil et des pensées de blasphème dont il est ordinairement la cause et le principe.
6. C'est surtout pendant nos prières que ces horribles pensées viennent nous attaquer; mais elles s'en vont et disparaissent après ces saints exercices. Voulons-nous ne pas en être fatigués, ne nous amusons pas à les combattre : le meilleur moyen pour nous en délivrer, c'est de les mépriser.
7. Cet ennemi ne s'en tient pas seulement à produire en nous des pensées de blasphème contre Dieu et les choses saintes, il nous inspire encore les pensées les plus honteuses et les plus obscènes, afin que nous abandonnions la prière et que nous nous livrions au désespoir. C'est ainsi qu'il a plusieurs fois et plusieurs personnes fait interrompre leurs prières, les a détournées de la participation à la divine Eucharistie.
8. Ce cruel tyran en a fait succomber d'autres par des jeûnes excessifs, en ne leur laissant ni trêve ni repos. Et cette conduite désespérante, le démon la tient, non seulement vis-à-vis des gens du monde, mais encore à l'égard des religieux et des solitaires. Il leur fait croire qu'il n'y a plus pour eux aucune espérance de salut, et qu'ils sont plus malheureux que les infidèles et les païens.
9. Celui qui se sent troublé et fatigué par le démon du blasphème et qui désire en être délivré, qu'il commence par se bien convaincre que ce n'est pas de son coeur que naissent et s'élèvent ces pensées ténébreuses, mais du démon même, qui, en montrant autrefois à Jésus Christ tous les royaumes du monde, eut l'insolence de dire au divin Sauveur: «Je vous donnerai toutes ces choses, si en vous prosternant, vous m'adorez.» (Mt 4,9)
Nous devons donc mépriser ses attaques, les fouler aux pieds, n'y faire aucun attention et nous contenter de lui répondre avec notre Seigneur : Retire-toi, Satan; car il est écrit : «Vous adorerez le Seigneur votre Dieu, et vous ne servirez que Lui seul.» (Mt 4,10). Quant à tes paroles et aux efforts que tu fais pour m'ébranler, tout retombera sur toi; oui, infâme, c'est sur ta tête que tomberont, et dans le temps présent et dans l'éternité, les blasphèmes que tu veux m'inspirer.
10. Quiconque voudrait en employer un autre, ressemblerait à peu près à un homme qui prétendrait saisir un éclair dans ses mains. En effet comment pouvoir saisir, combattre et repousser un ennemi qui traverse notre coeur en un clin d'oeil! qui court comme le vent, et qui n'a pas fini de nous parler qu'il a disparu. Nos autres ennemis demeurent fermes devant nous, résistent à nos efforts, se défendent assez longtemps, et nous laissent reconnaître le champ de bataille; mais celui-ci tient une autre conduite et suit une autre démarche; il se retire presque aussitôt qu'il se présente, et disparaît presque au même moment qu'il nous attaque.
11. Il a même souvent coutume de faire cette guerre aux coeurs les plus remplis de simplicité et les plus ornés de vertu et d'innocence, parce qu'il sait qu'ils sont, plus que les autres, capables de se troubler et de se déconcerter par ces détestables pensées. Or je dois dire à ces sortes de personnes que des pensées de blasphème ne leur arrivent pas tant à cause de l'orgueil, qui règne dans leur coeur, qu'à cause de l'envie et de la jalousie du démon, qui voudrait pouvoir leur nuire.
12. Pour nous que l'esprit d'orgueil porte à juger et à condamner nos frères, cessons de nous conclure selon cet esprit, et bientôt nous n'aurons plus à craindre les tentations et les pensées de blasphème; car, n'en doutons pas, leur véritable cause se trouve dans les jugements téméraires que l'orgueil nous fait porter sur les autres.
13. De même qu'une personne renfermée dans sa maison entend les paroles de celles qui passent, mais ne les prononce pas, ainsi une âme renfermée en elle-même entend les blasphème des démons, mais ne les articule pas : elle en est, au contraire, tout épouvantée.
14. Pour s'en délivrer et ne pas en être troublée, elle n'a qu'à les mépriser; car, ainsi que nous l'avons déjà dit, quiconque tiendra une autre conduite, s'étudiera à combattre avec force ce démon, finira par succomber et par devenir son esclave. Vouloir le vaincre et triompher de lui par des raisons et des raisonnements, c'est vouloir arrêter le vent.
15. Un moine vertueux, ayant été tourmenté par ce démon pendant l'espace de vingt ans, n'avait cessé de mortifier son corps par des veilles longues et continuelles, et par des jeûnes très rigoureux ; mais voyant que toutes ses austérités étaient sans effet contre cette cruelle tentation, il l'écrivit sur un papier, ainsi que les troubles qu'elle lui causait, et le confia, à un saint religieux qu'il connaissait. Arrivé auprès de lui, il se prosterna le visage contre terre, sans oser lever les yeux. Dès que ce saint religieux eut lu ce qui était écrit, y il sourit tout doucement, et, relevant, son cher frère, il lui dit : «Mon fils mettez votre main sur mon cou»; ce que celui-ci s'empressa de faire. Puis-il ajouta : «Mon frère, je prends, sur moi votre péché, tant pour le temps passé, que pour le temps à venir; la seule chose que j'exige de vous, c'est de ne plus y penser et de ne plus vous en mettre en peine.»
Or c'est ce bon religieux qui m'a raconté lui-même ce qui lui était arrivé, et il m'assura qu'il n'était pas sorti de la cellule de ce respectable vieillard, que toute sa tentation avait disparu, et que toutes les pensées de blasphème qui l'avaient si longtemps et si cruellement fatigué, s'en allèrent en fumée. Je le répète donc, pour l'instruction de ceux qui se trouveraient dans le même état; c'est celui-là même à qui le fait est arrivé, qui me l'a raconté avec de grands sentiments de reconnaissance pour Dieu.
Quiconque est venu à bout de triompher de cette tentation, a vaincu et chassé l'orgueil bien loin de son coeur.
VINGT-QUATRIÈME DEGRÉ
De la douceur, de la simplicité et de l'innocence,
vertus qui ne viennent pas de la nature,
mais s'acquièrent par les travaux; et de la méchanceté,
qui est l'ennemie irréconciliable des vertus.
1. L'aurore précède le soleil; or il faut en dire autant de la douceur par rapport à l'humilité : Écoutons la lumière nous apprendre par ces paroles : «Apprenez de moi que Je suis doux et humble de cœur» (Mt 11,29). Il convient donc avant de parler de l'humilité, qui est un vrai soleil, que nous disions quelque chose de la douceur, qui est comme l'aurore de cette vertu, afin qu'après avoir été éclairés par cette lumière qui a mains d'éclat, nous puissions peu a peu nous accoutumer à fixer nos regards sur le beau soleil de l'humilité; car il ne pourrait pas se faire que quelqu'un fût capable de fixer ce soleil, s'il n'a pu soutenir les rayons de son aurore. Tel est donc l'ordre qu'il faut établir entre ces deux vertus.
2. La douceur est une constante immobilité de notre âme, laquelle fait que nous ne sommes ni agités par les honneurs ni troublés par les humiliations.
3. Elle consiste à prier sincèrement, et sans nous troubler, pour ceux qui cherchent à le faire par leurs injustes procédés.
4. Elle est semblable à un rocher majestueux au milieu d'une mer orageuse; les flots écumants viennent se briser et expirer contre ses flancs inébranlables.
5. Elle est la gardienne de la patience, la porte de l’amour, ou plutôt, sa mère, le principe de la prudence et du discernement, d'après ces paroles du Prophète : «Sur qui arrêterai-Je mes regards, dit le Seigneur, si ce n'est sur ceux qui sont doux et paisibles, sur ceux qui ont le cœur contrit et affligé» (Is 66,2) ?
6. La douceur forme et perfectionne l'obéissance, conduit et dirige les communautés religieuses, arrête et corrige la colère, chasse et fait mourir l'impatience, nous fait marcher sous les étendards du Christ, nous donne de la ressemblance avec les habitants des cieux, enchaîne les démons, repousse les traits de la haine et des animosités.
7. Le Seigneur établit sa demeure dans une âme qui pratique la douceur, tandis que le démon fixe son séjour dans celle qui est agitée.
8. «Les hommes qui sont doux posséderont la terre» (Mt 5,4), c'est-à-dire en seront les maîtres et les dominateurs; mais les gens colères et furieux en seront exterminés.
9. Une âme remplie de douceur est le lit nuptial de la simplicité; mais un esprit en colère et emporté, enfante toute sorte de méchancetés.
10. Une âme amie de la douceur comprend et goûte les paroles de la sagesse,; car «le Seigneur, qui est plein de douceur, dirigera les cœurs doux et débonnaires dans la science du jugement, et leur enseignera ses voies» (Ps 24,9). Or ces voies sont la science de la prudence et de la discrétion.
11. Une âme droite est la compagne de l'humilité; mais une âme fausse et méchante est la triste esclave de l'orgueil.
12. Une âme qui pratique la douceur, possède la véritable science; mais un cœur impatient languit dans les ténèbres de l'ignorance.
13. Deux hommes un jour se rencontrèrent : l'un était esclave de la colère, et l'autre, de la fourberie. Or ces deux personnages ne purent pas établir une conversation ensemble; car il n'y avait que folie et démence dans celui qui était colère, et il n'y avait que malice dans celui qui était dissimulé.
14. La simplicité est une heureuse habitude qui rend une âme incapable de duplicité et de toute pensée mauvaise et pernicieuse. La malice est la science, ou, plutôt le partage des démons, qui rend ennemi de toute vérité, au point qu'on voudrait pouvoir, non seulement se la cacher à soi-même, mais la cacher aux autres.
15. L'innocence est l'état d'une âme tranquille et éloignée de toute pensée artificieuse et malfaisante.
16. La droiture est une intention sincère et exempte d'inutilités et de curiosité; c'est une inclination, franche et sans mélange; c'est un langage naturel, naïf et ennemi de toute fraude et de toute dissimulation.
17. Il n'est donc pas méchant, celui qui, sincèrement, franchement et sans détour, vit, agit et parle avec tout le monde.
18. La malice est une absence de vérité et de droiture; c'est une inclination à la perversité, aux pensées trompeuses, aux paroles de mensonge, aux actions dissimulées aux serments faux, aux équivoques et aux,ambiguïtés.
19. Un cœur méchant est caché et rempli de cavités profondes et impénétrables; il est dévoué à l'habitude de mentir, de s'élever au dessus des autres, de faire la guerre à l'humilité, de contrefaire la pénitence, de chasser les pleurs du repentir, d'avoir en horreur la confusion de ses fautes, de défendre opiniâtrement son sentiment, de produire la ruine et la perte des âmes, d'empêcher qu'elles ne sortent de l'abîme du malheur par la pénitence, et de se railler de ceux qui, par amour pour Dieu, souffrent avec patience et douceur les injures et les outrages.
20. Un cœur méchant n'a qu'une modestie affectée et extravagante, une piété fausse et trompeuse; et, pour tout dire en un mot, la vie d'un cœur méchant est la vie d'un démon; car le démon et l'homme méchant ne sont pas seulement unis par la conformité de volonté, ils le sont encore par l'identité d'un même nom.
21. N'est-ce pas en effet ce que nous a enseigné le Christ dans l'admirable oraison qu'Il nous a donnée ? ne nous y fait-il pas demander à Dieu qu'il nous délivre du méchant en le priant de nous délivrer du mal ?
22. Fuyons donc avec horreur le précipice de l'hypocrisie et l'abîme de la dissimulation et de la duplicité, et donnons une attention particulière à ces paroles de David : Les méchants seront exterminés, ils sécheront aussi promptement que le foin»; (Ps 36) car ils doivent devenir la pâture des démons.
23. Mais Dieu, qui, dans nos divines Écritures, est appelé amour, est également appelé Équité. C'est ainsi que le sage dans le Cantique des cantiques, dit à l'âme pure : «Le Dieu de l'équité vous a aimée (Can 1,4)» (a); et David, père de Salomon, avait dit : «Le Seigneur est doux et droit»; et pour nous faire comprendre que ceux qui, par la douceur portent le même nom, seront sauvés, il dit ailleurs : «J'attends le secours du Seigneur qui sauve ceux qui ont le cœur droit (Ps 7,11)»; et encore : «Ses Yeux son attentifs à regarder le pauvre dont le cœur est droit, et son visage est tourné vers celui en qui règne l'équité.» (Ps 11,7)
24. La première vertu, ou plutôt la première qualité qu'on remarque dans un enfant, c'est la simplicité. Tant qu'Adam se conserva dans la pratique de cette précieuse vertu, il ne vit point son âme dépouillée des dons que Dieu lui avait accordés, et n'eut point à rougir de la nudité de son corps. Elle est sans doute bonne et avantageuse, la simplicité que quelques personnes ont reçue de la nature; mais elle est bien inférieure à celle qu’on acquiert par des soins et par un travail opiniâtres, en triomphant de sa propre malice : car, si la première nous préserve de tout déguisement, de toute fraude et de toute supercherie, l’autre nous procure une profonde humilité, une douceur parfaite et toutes les vertus. C'est pour cela même que la simplicité qui nous vient de la nature, ne recevra qu'une faible récompense, et que celle qui nous vient de la grâce et de nos efforts, en recevra une qui ne peut ni se concevoir ni s'exprimer.
25. Or donc, qui que nous soyons, si nous voulons nous unir fortement à notre Seigneur, nous devons nous présenter devant Lui comme devant le maître excellent de qui nous avons à recevoir toutes les instructions qui nous sont nécessaires. Approchons-nous donc de Lui avec simplicité et candeur, sans artifice ni déguisement, sans curiosité ni malice; car, comme Il est d'une nature toute sainte, toute pure et parfaitement simple, Il demande que les âmes qui s'approchent de Lui, soient pures, saintes et remplies de simplicité. Verrez-vous jamais la simplicité séparée de l'humilité ?
26. L'homme dans le cœur duquel règne la malice, se mêle fort mal à propos de faire des conjectures sur les autres, et de prétendre pouvoir découvrir dans leurs paroles les pensées de leur esprit, dans la position et les mouvements de leurs corps les secrets de leur cœur.
27. J'ai vu un certain nombre de personnes remplies d'innocence et de simplicité, qui, par des rapports funestes avec des gens pleins de malice, étaient devenues semblables à eux; et je ne pouvais assez m'étonner que ces gens eussent pu faire perdre en si peu de temps à ces personnes vertueuses, cette belle qualité qu'elles avaient reçue de la nature, et qui était une prérogative de leur innocence, je veux dire la bienheureuse simplicité.
28. Autant il est facile aux gens de bien de se pervertir et de se corrompre, autant il est difficile aux méchants de ne convertir et de se corriger; cependant la fuite réelle du monde, une retraite salutaire, l'amour et la pratique du silence et de l'obéissance ont souvent, et même contre toute espérance, pu guérir, et guérir parfaitement, des âmes de certaines maladies qui paraissaient incurables.
29. S'il est vrai que la science enfle le cœur de la plupart des hommes, il est également vrai qu'une heureuse ignorance et l'inexpérience servent sauvent à les rendre doux, timides et humbles. Saint Paul, surnommé le Simple, peut nous servir d'exemple, nous donner une idée exacte et un modèle parfait de la sainte et bienheureuse simplicité ; car vit-on jamais, a-t-on jamais entendu dire qu'on ait vu, et même qu'on ait pu voir un homme devenir en si peu de temps aussi parfait dans la simplicité du cœur ?
30. Nous pouvons comparer un moine qui vit dans la simplicité, à une bête de charge, laquelle aurait la raison, et l'obéissance en partage, et qui tout en obéissant, se déchargerait sur son conducteur. Or, comme cette bête ne résiste point à son maître, lorsqu'il l'attache, de même un religieux qui a le cœur droit, ne résiste point aux ordres de son supérieur : il le suit partout où il lui plaît de le conduire; il ne sait même pas raisonner ni user de répugnance : il obéit jusqu'à la mort.
31. Si, «les riches entrent difficilement dans le royaume des cieux» (Mt 19,23), nous pouvons dire aussi que les hommes sages de cette sagesse mondaine qui n'est rien autre chose qu'une véritable folie, n'entreront pas moins difficilement dans le palais sacré de la simplicité.
32. Souvent une grande chute a corrigé des hommes méchants, leur a fait observer les règles de la modestie; de sorte que, comme malgré eux, elle leur a procuré le salut en leur faisant acquérir l'innocence et la simplicité.
33. Combattez donc courageusement, et donnez tous vos soins pour vous dépouiller de la fausse sagesse du siècle, c'est en vous conduisant de la sorte, que vous trouverez dans Jésus Christ notre Seigneur, le salut et droiture du cœur.
Celui qui a la force de gravir ce degré, qu’il prenne courage; en effet, ayant imité le Christ son Maître, il a obtenu le salut.
A suivre....
VINGT-CINQUIÈME DEGRÉ
M1234- Hiérophante contre le nouvel ordre mondial
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Re: Saints et Bienheureux!! (Ordre Alphabétique)
VINGT-CINQUIÈME DEGRÉ
De l'Humilité, qui donne la mort à toutes les passions.
1. Quiconque prétendrait expliquer les sentiments que donne la charité, et les effets qu'elle produit, selon toute l'intensité de l'ardeur qui lui est propre : ceux de l'humilité, d'après ses abaissements profonds; ceux de la chasteté, d'après son excellence céleste; ceux de l'illumination divine, d'après tout l'éclat de ses rayons et de sa lumière; ceux de la crainte de Dieu, d'après les mouvements qu'elle donne; ceux d'une ferme confiance en Dieu, selon la tendresse et l'immobilité de ses regards, et faire comprendre par des paroles claires et précises, à ceux qui n'ont jamais eu ni le sentiment ni le goût des douceurs inexprimables de ces dons et de ces vertus, en quoi les uns et les autres consistent : celui-là ressemblerait incontestablement à un homme qui, par ses paroles, ou par le moyen des comparaisons, voudrait faire concevoir la douceur du miel à ceux qui n'en ont jamais mangé. Or n'est-il pas évident que l'un et l'autre de ces deux hommes perdraient leur peine et leur travail, et parleraient en vain ? Nous ne disons rien autre chose du dernier; mais nous ajoutons pour le premier que, ou il ignore ce qu'il doit dire, et c'est un insensé, ou, s'il sait sur quoi il doit parler, c'est un téméraire et un orgueilleux.
2. C'est pourquoi je ne veux ici que montrer ce trésor caché et renfermé dans des vases fragiles, ou plutôt dans la fragilité des hommes, afin de reconnaître les autres vertus qu'il contient, car je n'ai pas la téméraire prétention de vous le faire comprendre; aucune parole ne serait capable de vous donner une véritable idée de soi, excellence et de ses qualités. Son titre seul et son inscription sont incompréhensibles à l'esprit humain, car ils sont tout célestes; et ceux qui ont voulu les faire comprendre, se sont engagés dans des peines et des recherches infinies et vaines. Or SAINTE HUMILITÉ sont les deux mots qui font l'inscription de ce trésor étonnant.
3. Que tous ceux qui sont conduits par l'esprit de Dieu, viennent avec nous et entrent dans cette vertu, comme dans un conseil tout spirituel et rempli de sagesse; qu'ils y apportent non point avec les mains du corps, mais avec celles de l'intelligence, les tables des connaissances que Dieu Lui-même a gravées dans leurs coeurs : et, étant ainsi réunis, nous examinerons ensemble quel est le sens et la vertu de cette inscription si vénérable. L'un dira, sans doute, que l'humilité est l'oubli constant et parfait des bonnes oeuvres — l'autre, qu'elle consiste à se regarder comme le dernier des hommes et le plus grand des pécheurs; un autre affirmera qu'elle est la connaissance exacte que nous avons de notre faiblesse et de notre fragilité; un autre qu'elle nous porte à prévenir nos frères, afin de nous réconcilier parfaitement avec eux, et à résister victorieusement à une colère naissante, par la patience et la soumission; celui-ci soutiendra que l'humilité est un aveu sincère et une reconnaissance publique que nous faisons des grâces que nous avons reçues de Dieu, et des miséricordes infinies dont Il a usé à notre égard; et celui-là, qu'elle consiste dans le sentiment d'un coeur contrit et repentant et dans l'abnégation entière de sa propre volonté.
Pour moi, je suis forcé d'avouer qu'après avoir entendu toutes ces définitions de l'humilité, et après les avoir attentivement méditées, il m'est impossible de comprendre toute l'étendue de cette vertu c'est-à-dire, de la bouche de ces hommes sages et éclairées, et de dire que l'humilité est une grâce précieuse que Dieu fait à une âme, laquelle ne peut être exprimée par des paroles, et qui n'est connue que de ceux qui en ont fait une heureuse expérience; que c'est un trésor incompréhensible; qu'elle tire son nom de Dieu même; qu'elle est un don tout divin, car il est dit : Apprenez, non d'un ange, non des hommes, non dans les livres, mais de Moi, c'est-à-dire, de la présence, des lumières, et de l'opération de mon Esprit en vous, que Je suis doux et humble de coeur, d'esprit et de volonté; et vous trouverez le repos de vos âmes» par la cessation des tentations et par la fin de vos combats. (Mt 11,29)
4. L'humilité est une vigne toute sainte et toute spirituelle; mais elle se présente sous des formes différentes, selon les circonstances et les saisons. Ainsi elle ne paraît pas pendant l'hiver, c'est-à-dire dans le temps que les passions agitent et tourmentent le coeur, comme dans le printemps, c'est-à-dire lorsque l'âme est embaumée du parfum des vertus; ni pendant cette dernière saison, comme en été, c'est-à-dire quand les vertus sont parvenues à une heureuse et parfaite maturité. Mais ces différents points de vue sous lesquels nous pouvons considérer que l'humilité, tendent tous à nous faire voir et comprendre que, dans cette admirable vertu, tout est propre à procurer à notre âme la joie et l'abondance des autres vertus, et qu'ils sont tous des signes, des symboles, des marques et des preuves des fruits précieux et salutaires qu'elle produit en nous. En effet, lorsque les raisins de cette vigne spirituelle commencent à fleurir dans notre coeur, nous commençons nous-mêmes, non pas sans quelque peine à détester les louanges et la gloire qui nous viennent des créatures, à chasser et à rejeter loin de nous tout mouvement de colère et d'emportement; mais quand cette reine des vertus a pris de fortes et profondes racines dans notre âme, qu'elle y a grandi, qu'elle s'y est fortifiée, et qu'elle y a fait les progrès convenables, non seulement nous n'avons plus que du mépris pour nos bonnes oeuvres; mais elles nous paraissent encore si viles et si méprisables, que nous en avons horreur : nous sommes persuadés que par la dissipation des dons de Dieu, nous augmentons tous les jours en nous le poids et le nombre de nos prévarications, et que cette surabondance de grâces, dont nous nous sentons si indignes, ne nous servira peut-être, à cause du mauvais usage que nous en faisons, qu'à nous faire condamner à des châtiments plus sévères. C'est pour cela que notre âme demeure invulnérable sous les coups mêmes de nos ennemis, et que, retirée, dans, le retranchement inexpugnable de sa faiblesse, elle est tranquille et en paix, entend, sans se troubler, les cris furieux et menaçants des voleurs, regarde leurs efforts et leurs tentations comme des jeux impuissants, et connaît qu'ils ne peuvent ni la blesser ni l'atteindre; car cet humble sentiment de nous-mêmes est une trésorerie dans laquelle sont renfermées toutes les vertus, et qui est défendue par des citadelles imprenables.
5. Telles sont les choses que j'ai osé dire sur les premières fleurs de l'humilité, et des premiers fruits qu'elle produit promptement au milieu de ses fleurs continuelles. Mais quant à l'abondance et à la qualité de ses fruits, il n'est pas possible de les exprimer par des paroles, surtout leur qualité. Je tâcherai seulement, et autant que je le pourrai, de vous dire quelque chose des propriétés admirables de l'humilité.
6. La pénitence qui est exacte et véritable, les larmes qu'elle fait répandre et qui lavent la conscience de toutes ses souillures, et l'humilité de ceux qui,commencent à servir Dieu, sont trois choses qui diffèrent entre elles, comme la farine, la pâte et le pain. En effet la pénitence brise et réduit en poudre une âme contrite et repentante; l'eau salutaire des pleurs l'unit, et, si j'ose l'exprimer, la pétrit avec Dieu; et embrasée par les ardeurs de la charité, elle forme le pain solide de l'humilité, et jette loin d'elle tout le vain et toute enflure de l'orgueil : ce qui fait que cette chaîne, composée de trois anneaux, donne heureusement à l'âme une force surnaturelle et invincible, ou, pour parler plus clairement, cette iris céleste et à trois couleurs a des manières d'agir et de procéder, et des propriétés qui lui sont essentielles et qui lui appartiennent en propre; de sorte que ce qu'on dira de l'une de ces couleurs ou de l'un de ces anneaux, puisse se dire des autres. C'est pourquoi ce que je n'ai fait que vous indiquer, je vais tâcher de vous l'expliquer plus au long.
7. La première et l'excellente qualité de cet admirable trinité, consiste à supporter de bon coeur, avec joie et empressement les mépris et les humiliations, à les recevoir et à les aimer comme un remède très propre à guérir notre âme de toutes ses maladies spirituelles, et comme un moyen efficace pour effacer et faire entièrement disparaître tous nos péchés. La seconde propriété de l'humilité consiste à triompher parfaitement de la colère, et à ne se servir que de la modération et de la modestie pour terrasser et étouffer cette passion. La troisième propriété, qui est la plus parfaite, consiste à croire intérieurement, à être bien convaincu et persuadé qu'on n'a rien de bon, et à désirer avec ardeur de recevoir les instructions et les réprimandes capables de nous faire acquérir quelque bien.
8. Le Christ, comme on le sait, est la fin de la loi et des prophètes pour la justification de tous ceux qui croient en Lui mais là vaine gloire et l'orgueil sont la fin de toutes les passions impures pour la perte de ceux qui négligent de les combattre et de s'en corriger; comme la biche est l'ennemie mortelle des serpents, de même l'humilité est l'ennemie mortelle des passions et des vices. C'est elle qui préserve ou délivre de leur poison funeste tous ceux qui la prennent pour leur compagne fidèle et constante. En effet, avec elle vit-on jamais le venin de l'hypocrisie et de la médisance ? Le serpent infernal demeura-t-il jamais dans un coeur où règne l'humilité ? N'est-ce pas cette admirable vertu qui l'arrache de notre coeur, le tue et l'anéantit ? Ceux qui la possèdent, ne donnent aucun signe de haine, de contradiction, d'arrogance, ni de tergiversation; et, si on les voit s'animer quelquefois, ce n'est que lorsqu'ils s'aperçoivent que la foi est en danger.
9. On voit donc celui qui s'est uni avec l'humilité par les liens d'un mariage spirituel, doux et paisible, porté à la componction et à la miséricorde, mais surtout calme et tranquille, joyeux et content, plein de condescendance et de bienveillance pour les autres, rempli de ferveur et de vigilance; et, pour tout dire en un mot, il est victorieux de toutes ses passions, selon cette parole de David : Le Seigneur s'est souvenu de nous dans notre humiliation, et nous a délivrés des mains de nos ennemis (Ps 135,23-24), c'est-à-dire, de nos passions et des souillures qu'elles ont faites à notre âme.
10. Un moine humble est bien éloigné de vouloir curieusement pénétrer dans les secrets de Dieu; mais celui dont le coeur est enflé par l'orgueil, désire même sonder la profondeur de ses jugements incompréhensibles.
11. Un jour que les démons observaient d'une manière toute particulière, un des plus sages religieux, et qu'ils lui donnaient intérieurement de grandes louanges sur la bonté de son âme, il leur répondit avec une sagesse admirable : Si vous cessiez de me louer sur l'heureux état de mon âme, je pourrais me croire quelque chose de grand et de bon; mais en le faisant comme vous le faites, les éloges que vous me donnez, ne servent qu'à me faire connaître et sentir les souillures et la corruption de mon coeur; car je sais qu'il est immonde aux yeux du Seigneur, le coeur qui s'enfle et s'élève par des sentiments de vanité. Si donc vous désirez que je devienne un orgueilleux, taisez-vous et retirez-vous, ou si vous voulez que je sois rempli d'humilité, continuez de me donner des louanges. Frappés et consternés par cette apostrophe contradictoire, les démons prirent promptement la fuite et disparurent.
12. Que votre âme, semblable à une citerne, ne soit pas tantôt remplie des eaux vivifiantes de la sainte humilité, et tantôt desséchée par les ardeurs de la vaine gloire et de l'orgueil, mais qu'elle soit une source intarissable où l'humilité produise le calme des passions, et fasse couler un ruisseau de pauvreté volontaire.
13. Sachez donc, mes amis, que c'est dans les saintes vallées de l'humilité qu'on recueille avec abondance le froment et les autres fruits spirituels. Oui, les âmes humbles sont des vallées qui, placées au milieu des montagnes des travaux, des peines et des vertus, demeurent toujours abaissées par les sentiments que nourrit en elles la vue de leur bassesse et de leur néant.
14. Remarquez que le psalmiste ne dit pas : J'ai jeûné, j'ai passé les nuits dans les veilles, j'ai reposé sur la terre nue; mais qu'il dit : je me suis humilié, et le Seigneur m'a délivré et sauvé (Ps 114,6).
15. Si la pénitence, et les larmes qu'elle nous fait répandre, ont le pouvoir de nous élever jusqu'aux cieux, c'est la sainte humilité qui nous ouvre les portes de cet heureux séjour. C'est pourquoi la pénitence, les larmes et l'humilité sont une respectable trinité dans l'unité de l'humilité qui les contient toutes, et une admirable unité dans cette étonnante trinité.
16. Aussi, comme le soleil éclaire toutes les créatures visibles, de même l'humilité affermit et perfectionne tout ce que la piété nous inspire, et, comme tout est plongé dans les ténèbres en l'absence du soleil, de même encore sans l'humilité, nos bonnes oeuvres languissent et, sentent mauvais.
17. Il n'est qu'un seul lieu sur toute la surface de la terre qui n'ait vu le soleil qu'une seule fois, et souvent la lumière d'une seule bonne pensée a suffi pour produire l'humilité dans un coeur. Il n'est encore qu'un seul jour dans la durée des siècles, où tout le genre humain se soit livré à la joie, il n'est que la seule humilité qui soit une vertu inimitable aux démons.
18. S'élever, ne pas s'élever, et s'humilier, sont trois choses bien différentes. En effet celui qui s'élève, s'avise de juger de tout; celui qui ne s'élève pas, ne juge personne et se condamne lui-même, et celui qui s'humilie, quoiqu'il soit innocent, se regarde toujours comme coupable.
19. Il y a encore une différence d'être humble, travailler à devenir humble, et louer ceux qui s'exercent dans la pratique de cette vertu. La première de ces trois choses regarde ceux qui ont atteint la perfection; la seconde convient à ceux qui se sont sincèrement soumis au joug de l'obéissance, et la troisième est le propre de tous les chrétiens.
20. Quand on pratique l'humilité de tout son coeur, on prend bien garde d'en être dépouillé par l'indiscrétion des paroles; car l'humilité n'a ni langue ni porte.
21. Lorsqu'un cheval est tout seul dans un champ, il parait courir bien vite; mais court-il avec d'autres chevaux, il ne semble plus être le même.
22. Raisonnez ainsi d'un âme. Commence-t-elle à ne plus se flatter des dons et à ne plus se glorifier des ornements qu'elle a reçus de la nature, cesse-t-elle de s'y complaire, c'est un heureux symptôme de guérison et d'humilité; mais aime-t-elle à respirer la fumée infecte de l'orgueil, alors il lui est impossible de flairer les doux et suaves parfums de l'humilité.
23. Celui qui m'aime, dit la sainte humilité, ne doit faire de reproches à personne, ne juger personne, ne dominer sur personne; ne faire jamais le bel esprit. Ceux qui se sont unis intimement avec moi, n'ont d'autres lois à observer que celles que je leur donnerai.
24. Il y avait un religieux qui faisait tous ses efforts pour acquérir l'humilité; un jour les démons lui inspirèrent une violente pensée de vaine gloire; mais ce saint et généreux athlète repoussa victorieusement cette tentation, en se servant d'un pieux stratagème que Dieu lui suggéra. Il se leva tout d'un coup et se mit à écrire sur les murs de sa cellule, les noms des principales et des plus éminentes vertus, telles que la parfaite charité, l'humilité angélique, l'oraison pure et fervente, la chasteté intègre et sans tâche, et quelques autres semblables. Or toutes les fois que les pensées d'orgueil revenaient à la charge pour le porter à ce vice, il leur disait : Allons trouver nos juges; et il se présentant devant les noms qu'il avait écrits, il se disait tout haut à lui-même : Tant que tu n'auras pas ces vertus en partage, tu dois reconnaître que tu es encore bien loin de Dieu.
25. Personne n'a jamais pu connaître ni expliquer la nature et les qualités constitutives du soleil, et nous ne le connaissons que par les effets qu'il produit.
26. Ne devons-nous pas en dire autant de l'humilité ? car cette vertu est un secours tout divin; c'est un voile admirable qui nous cache à nous-mêmes la vue et la connaissance de nos bonnes oeuvres; c'est une intelligence profonde et parfaite de notre bassesse, laquelle empêche que les voleurs n'approchent de notre âme; c'est une tour forte et puissante, dont parle David, et qui nous défend des efforts de nos ennemis; enfin c'est un rempart qui fait que les enfants d'iniquité, ne peuvent pas nous nuire, et qui dissipe et met en fuite ceux qui nous haïssent.
27. Mais, outre ces propriétés, elle en a d'autres qui ne sont pas moins admirables, et qu'une âme qui a le bonheur de posséder cette vertu, sait fort bien distinguer. Or toutes ces qualités, si vous en exceptez une seule, sont des indices de sa présence dans un coeur. Vous pourrez donc reconnaître avec une espèce de certitude que vous possédez l'humilité, lorsque vous vous trouverez rempli intérieurement d'une lumière inexprimable, d'un amour inénarrable pour la prière, mais surtout, lorsque cette vertu purifiera votre coeur, et le rendra incapable de juger et de condamner vos frères, même en leur voyant faire des chutes et des fautes. Le précurseur de tout ceci, c'est la haine de toute vaine gloire.
28. La connaissance de nous-mêmes et des affections les plus secrètes de notre coeur sèment et produisent en nous la sainte humilité : de telle sorte que, si ce n'est pas cette connaissance qui la sème dans notre âme, il sera de toute impossibilité qu'elle y pousse jusqu'à donner quelques fleurs.
29. En effet cette connaissance salutaire nous procure la crainte du Seigneur, et cette crainte salutaire nous conduit bien vite à la porte de la charité.
30. C'est pourquoi nous pouvons dire ici que l'humilité est la porte du royaume des cieux, qu'elle nous y introduit et que c'est de ceux qui pratiquent cette vertu, que le Seigneur veut parler lorsqu'il dit : Qu'ils entreront dans le ciel, qu'ils sortiront de la vie présente sans aucune crainte, et qu'ils trouveront de gras pâturages et des lieux pleins de verdure. (cf. Jn 10,8-9) Ils renoncent donc à leur salut, deviennent les meurtriers de leur âme, ceux qui prétendent entrer dans le ciel par une autre porte que par la porte de l'humilité.
31. Mais pour venir à bout de nous connaître, ayons sans cesse les yeux fixés sur nous. Et si, lorsque nous serons parvenus à nous connaître, nous sommes bien convaincus que les autres sont meilleurs que nous, nous aurons quelque sujet de penser et de croire que nous ne sommes pas fort éloignés de la miséricordes.
32. Il est impossible de tirer du feu de la neige; mais serait-il moins difficile de trouver l'humilité dans le coeur d'un hétérodoxe, et d'un enfant opiniâtre de l'erreur ? l'humilité, en effet, n'est-elle pas un bien propre aux personnes pieuses et qui mènent une vie pure et irréprochable ?
33. Nous disons assez facilement que nous sommes de grands pécheurs, peut-être le croyons nous bien sincèrement; mais ce n'est pas précisément cet aveu qui nous fera connaître et éprouver si notre coeur est véritablement humble, ou superbe. Ce sont les humiliations et les mépris qui nous donneront l'idée réelle de nos dispositions.
34. Quiconque désire avec une sainte ardeur d'arriver heureusement au port sûr et tranquille de l'humilité, doit chercher et employer tous les moyens capables de l'y conduire et de l'y faire entrer : tels que les résolutions fermes, les raisonnements salutaires, les pensées raisonnables, les prières ferventes, les méditations profondes, les supplications assidues, en un mot, tout ce qu'il pourra imaginer lui être utile pour la fin qu'il se propose, jusqu'à ce qui enfin, aidé de la grâce de Dieu, il se soit exercé dans les actions les plus viles et les plus humiliantes, qu'il ait retiré le vaisseau qui porte son âme, de la mer orageuse de l'orgueil, et qu'il l'ait introduit dans le port de l'humilité; car faisons attention que celui qui s'est délivré de l'orgueil, a bientôt satisfait à la justice de Dieu pour ses péchés. Le publicain de l'Évangile nous démontre cette consolante vérité.
35. Savons-nous pourquoi certaines personnes ont conservé jusqu'à leur dernière heure le souvenir de leurs fautes, lesquelles cependant leur avaient été pardonnées ? c'était afin de nourrir et d'augmenter en elles l'esprit d'humilité, et de détruire de plus en plus l'orgueil et la vaine gloire. Nous en voyons d'autres méditer continuellement sur la Passion du Christ, afin de se reconnaître toujours pour être les infortunés débiteurs de la Justice de Dieu; d'autres, ne pas perdre de vue les fautes journalières dans lesquelles elles tombent, afin de s'humilier sans cesse, et de se regarder comme les plus méprisables des hommes; d'autres encore, se servir des tentations qui leur arrivent, des chutes et des péchés qu'ils font, afin de se procurer l'humilité, cette admirable mère des vertus; d'autres enfin, considérer et croire que s'ils existent encore, ce ne doit être que pour s'humilier davantage devant Dieu, et cette pensée ne les abandonne jamais : ils se répètent continuellement qu'ayant reçu du Seigneur des dons plus abondants, ils doivent se juger indignes d'une si grande libéralité, et ne voir dans les nouvelles faveurs dont Dieu les favorise, que de nouvelles dettes ajoutées aux premières. Or, c'est dans une conduite pareille que consiste le vrai bonheur, et où se trouve la véritable récompense des efforts et des violences qu'on se fait.
36. Si donc il vous arrive de voir, ou d'entendre dire que des personnes sont parvenues en peu de temps à la paix souveraine de l'âme, sachez bien qu'elles ne sont arrivées à cette perfection qu'en suivant cette conduite, qui est la voie la plus sûre, la plus heureuse et la plus courte.
37. La charité et l'humilité sont deux compagnes fidèles, la première nous élève vers le ciel, et la seconde nous y soutient et nous empêche d'en descendre.
38. Autre qu'être contrit, se connaître et avoir l'humilité. Ce sont trois choses différentes.
La connaissance et la pensée de nos péchés et de nos chutes nous excitent au repentir, et répandent une sainte tristesse dans notre âme. En effet, celui qui a le malheur de tomber, se foule et se brise; mais il apprend à se défier de lui-même à recourir à la prière, à mettre une humble confiance et Dieu, à s'appuyer, pour se soutenir, sur le bâton de l'espérance, et à s'en servir pour chasser le désespoir qui, comme un chien furieux, voudrait le dévorer. La connaissance de nous-mêmes est l'intelligence que nous avons acquise de notre capacité réelle et de nos moyens; c'est encore un sentiment vif et profond de nos faiblesses et de nos péchés, L'humilité est une doctrine sainte que le Christ enseigne à ceux qui s'en rendent dignes par sa grâce, qu'il place dans l'intérieur de leur âme, comme sur un lit nuptial, et dont toute l'éloquence des hommes ne pourrait exprimer ni faire comprendre la puissance et la vertu.
39. Dire qu'on a le bonheur de sentir en soi-même les doux parfums de l'humilité, et néanmoins se laisser encore émouvoir par les louanges des hommes, ne fut-ce que pour un instant, c'est se tromper trop grossièrement, c'est trop méconnaître qu'on s'est trompé.
40. J'entendis un jour un saint homme dire dans la ferveur que lui inspirait sa profonde humilité : Ne nous donnez « point, Seigneur, non, ne nous donnez point la gloire, mais donnez-la tout entière à votre saint Nom. (Ps 113,9) Il connaissait par sa propre expérience que notre nature est si faible, qu'elle est dans l'impossibilité de se préserver, par ses propres forces, des blessures que les ennemis du salut veulent lui faire. Vous serez, ô mon Dieu, le sujet de mes louanges dans une grande assemblée (Ps 21,26), c'est-à-dire, dans les siècles infinis de l'éternité; car pour nous, devons-nous ajouter, nous ne pouvons recevoir de la gloire avant la vie future, sans que nous soyons misérablement exposés à nous perdre par la vanité qu'elle nous inspirerait.
41. Si la fin, l'horrible perfection et le dernier degré de l'orgueil consistent à faire semblant, pour s'attirer des louanges et de la gloire, d'être orné des vertus que l'on n'a réellement pas; le comble et la perfection de l'humilité consistent à laisser croire, afin de paraître plus vil et plus méprisable, qu'on est coupable de certaines fautes dans lesquelles on n'est pas tombé. C'est, sans doute, pour cette fin, qu'un saint religieux prit en présence de ses frères du pain et du fromage, et mangea l'un et l'autre, il prétendait par là donner à penser qu'il n'était pas aussi mortifié qu'on le croyait. C'est encore pour la même fin et pour se faire regarder comme un insensé, qu'un autre quitta ses habits pour entrer dans une ville. Il était bien loin de se conduire de la sorte, à cause de quelques mauvaises pensées; car la modestie et la chasteté étaient son partage. Ceux qui sont humbles n'ont pas à craindre d'offenser les autres; car ils ont reçu de Dieu, par le moyen de la prière, toutes les grâces et tous les doits nécessaires pour donner satisfaction à tout le monde. Au reste, comme toute leur inclination est pour la pratique de l'humilité, ils se mettent fort peu en peine des railleries et du blâme des hommes. Nous sommes tout-puissants dans Dieu, lorsqu'Il exauce les voeux que nous Lui adressons.
42. Soyez donc dans la volonté sincère de déplaire aux hommes plutôt qu'à Dieu; car il prend plaisir de nous voir rechercher avec empressement les mépris et les humiliations, afin de tourmenter, de persécuter et d'exterminer en nous la vraie estime que nous avons de nous-mêmes, et la vaine gloire que nous recevons des applaudissements des hommes.
43. Il est certain que la fuite du monde et la retraite nous font admirablement bien entrer dans les exercices de l'humilité, et qu'il n'appartient qu'aux âmes fortes et généreuses de s'exposer ainsi aux railleries et aux mépris de leurs proches et de leurs amis. Ne soyez pas surpris de toute que je viens de dire, car personne n'a jamais pu d'un seul pas monter sur cette échelle divine.
44. Rappelez-vous que nous saurons enfin que nous sommes les disciples de Dieu, non parce que les démons nous obéissent, mais parce qu'ainsi qu'il nous l'enseigne Lui-même, nos noms sont écrits dans le ciel de l'humilité (cf. Jn 13,35 et Lc 10,20).
45. La nature des citronniers est telle, que, lorsqu'ils poussent leurs branches en haut, c'est la preuve d'une stérilité absolue, et que s'ils les laissent tomber, c'est un signe qu'ils donneront des fruits en abondance. Quiconque saura réfléchir, comprendra ce que nous voulons exprimer ici.
46. L'humilité est une échelle par laquelle on monte jusqu'à Dieu; mais les uns montent jusqu'au trentième échelon; les autres, jusqu'au soixantième, et les autres, jusqu'au centième. Ceux qui ont, par la victoire entière sur les mauvaises inclinations de leur cÏur, obtenu de jouir de la paix parfaite, montent sur le plus élevé, qui est le centième; le second convient à ceux qui marchent courageusement dans les voies du salut; quand au premier, qui est le plus bas, tous peuvent espérer d'y monter.
47. Celui qui se connaît, se gardera bien d'entreprendre des choses qui soient au dessus de ses forces; mais il marchera avec constance dans les voies de l'humilité.
48. Les petits oiseaux tremblent à la vue d'un épervier, et les âmes solidement humbles craignent et redoutent le bruit des contestations.
49. Bien des personnes sont parvenues au salut, sans avoir été ni prophètes ni thaumaturges, et sans avoir reçu des révélations extraordinaires; mais jamais personne n'y est parvenu, et n'y parviendra jamais sans l'humilité. N'est-ce pas cette vertu qui est la gardienne fidèle même des dons extraordinaires ? n'est-il pas misérablement arrivé que ces dons célestes ont été la cause ou l'occasion que des coeurs, qui n'étaient pas sincèrement vertueux, ont honteusement chassé l'humilité loin d'eux ?
50. Or nous devons admirer ici comment Dieu, afin de nous faire pratiquer, comme malgré nous, la sainte vertu d'humilité, a voulu par une providence toute particulière que les autres vissent et connussent mieux nos fautes que nous ne les connaissons nous-mêmes. Il nous a donc mis dans la nécessité de reconnaître et d'avouer que ce n'est point à nous que nous pouvons attribuer le salut et la guérison de notre âme, mais à l'assistance de nos frères et au secours de Dieu.
51. Celui qui est véritablement humble déteste sa propre volonté, et ne la regarde que comme une trompeuse; et, par la confiance qu'il met en Dieu dans ses prières, il apprend ce qu'il doit savoir et faire. Pour remplir les devoirs de l'obéissance, il ne considère ni la vie ni les moeurs des personnes qui le dirigent; mais il s'abandonne entièrement aux soins paternels de Dieu, et se rappelle qu'autrefois le Seigneur se servit de la voix d'un âne pour donner des instructions à Balaam. Et quand même cet humble et fidèle serviteur de Dieu n'agirait, ne penserait et ne parlerait en toute chose que d'une manière très conforme à sa sainte volonté, il se garderait bien encore de se fier à son propre jugement; car, il faut le dire : une âme vraiment humble n'a pas une moindre peine, ne souffre pas un moindre tourment, de se fier à son propre discernement, qu'un coeur superbe, de se soumettre au jugement des autres.
52. Il me semble donc qu'il n'y a que les anges qui soient incapables de tomber dans quelques faiblesses; car j'entends un ange terrestre me dire : Il est vrai que je ne me sens coupable sur rien, mais je ne suis pas justifié pour cela; car ce n'est pas à moi, mais au Seigneur, de me juger. (1 Cor 4,4) C'est pourquoi nous devons nous reprendre et nous condamner nous-mêmes sévèrement, afin que, par ce mépris et cette humiliation volontaires, nous puissions effacer les fautes dans lesquelles nous tombons sans nous en apercevoir. Nous devons en agir ainsi, parce qu'autrement nous aurions un compte terrible à rendre à l'heure de la mort.
53. Celui qui demande au Seigneur des grâces dont il se juge indigne à cause du peu de mérite de ses bonnes oeuvres, recevra en vertu du sentiment de son indignité des dons, et des faveurs qui surpasseront infailliblement la valeur réelle des vertus qu'il a pratiquées. C'est ce que nous fait connaître l'exemple du publicain qui, tout en osant ne demander que la rémission de ses péchés, reçut une pleine et entière justification. C'est encore ce que nous apprend le bon larron : il se contenta, par humilité, de demander au Seigneur de Se ressouvenir de lui dans son royaume; il reçut le paradis tout entier en héritage. (cf. Lc 23,43).
54. Comme dans le monde, par l'ordre que Dieu y a réglé, on ne voit dans aucune créature des feux grands ou petits; de même dans l'ordre de la grâce on ne voit pas que le feu de la concupiscence subsiste dans un coeur solidement et sincèrement humble : or, cette concupiscence est la matière et la cause de tous les vices dans lesquels nous avons le malheur de tomber. En effet tant que nous tombons volontairement dans le péché, nous ne sommes pas véritablement humbles, et nous sentons la présence de la concupiscence.
55. Le Seigneur sachant combien les habitudes corporelles contribuent puissamment à former l'âme à la vie de l'humilité, et voulant nous servir Lui-même d'exemple, se ceignit d'un linge pour laver les pieds à ses apôtres et pour nous apprendre le chemin qui conduit à l'humilité. En effet les affections de notre âme se forment assez ordinairement par les actions du corps, et elle s'accoutume facilement à ce que le corps fait extérieurement.
56. L'autorité que Dieu donna à l'un des anges, non point afin qu'il en abus pour s'enorgueillir. Il fut cependant la cause et l'occasion de son orgueil.
57. Celui qui est assis sur le trône, tient une autre conduite que celui qui est sur un fumier. C'est pour cette raison que Job, cet homme si saint et si juste, en demeurant sur son fumier et hors de sa ville, put acquérir une humilité parfaite, et dire à Dieu du fond de son coeur : Je m'humilie et m'abaisse devant vous, ô mon Dieu, je reconnais ma bassesse, et je fais pénitence dans la poussière et dans la cendre (Job 42,6).
58. Je vois encore Manassès, roi de Juda, qui était un des plus grands pécheurs du monde; car outre une infinité de crimes dont il s'était rendu coupable, il avait profané le temple de Dieu et avait remplacé le culte qu'on devait rendre à sa Majesté souveraine, par le culte, impie et sacrilège qu'il rendait et faisait rendre aux idoles : de sorte que, quand même l'univers entier aurait fait des jeûnes rigoureux pour ce roi criminel, cette pénitence n'aurait pas été capable de lui obtenir le pardon de ses exécrables impiétés. Cependant l'humilité eut la vertu de guérir les plaies désespérées et incurables de cet indigne monarque.
59. Aussi David, en parlant à Dieu, n'hésite pas de lui dire : Si vous avez souhaité, ô mon Dieu, un sacrifice, je n'aurais pas manqué de vous en offrir; mais vous n'auriez pas pour agréables les holocaustes que je vous offrirais, c'est-à-dire les jeûnes qui affligent le corps, le sacrifice que je dois vous offrir, c'est le sacrifice d'un coeur brisé de douleur; car vous ne mépriserez pas un coeur contrit et humilié. (Ps 50,18)
60. Aussi, lorsque le prophète, au nom du Seigneur, lui eut reproché l'homicide et l'adultère qu'il avait commis, l'humilité fit prononcer à ce prince ces paroles : J'ai péché contre le Seigneur (cf. 2 Sam 12,13); et au même moment, Dieu lui fit faire par le même prophète, cette consolante réponse : Le Seigneur vous a pardonné votre péché. (ibid.)
61. Nos pères, ces hommes si recommandables, nous ont enseigné que les travaux et les pénibles exercices du corps sont comme le chemin qui nous conduit à la pratiqué de l'humilité, et qu'ils sont le fondement sur lequel repose cette vertu. Pour moi je ne pense pas tout-à-fait de même; car je crois que c'est l'obéissance qui nous mène à l'humilité, et que ce sont la droiture et la sincérité du coeur qui lui servent de base et de fondement. En effet la droiture du coeur déteste la vaine gloire.
62. Si l'orgueil a pu changer les anges en démons, l'humilité, si elle pouvait devenir leur partage, serait capable de transformer les démons en anges. Que les hommes qui ont eu le malheur de pécher, relèvent donc leur courage abattu !
63. Hâtons-nous de travailler de toutes nos forces pour arriver à la possession de l'humilité. Que si nous ne pouvons pas parvenir jusqu'à la perfection de cette vertu, efforçons-nous de nous appuyer sur ses épaules; et si malheureusement il nous arrivait de faire quelque chute et de succomber à quelque tentation, gardons-nous bien de nous séparer de l'humilité, tenons-la fortement embrassée; car je serais grandement étonné que celui qui se séparerait de l'humilité, fût capable de recevoir quelque grâce qui pût le conduire au salut éternel.
64. Les nerfs qui fortifient l'humilité, et les moyens qui la font acquérir, sont les vertus suivantes : la pauvreté, la fuite du monde, le soin de ne pas paraître sage, un la simplicité dans les paroles,sincère, la demande de l'aumône, le silence sur la noblesse de sa naissance, le renoncement à la liberté de parole et d'allure, l'éloignement du bavardage. Toutes ces choses sont de simples marques qui annoncent qu'on a le bonheur de posséder cette incomparable vertu.
65. Rien ne contribue davantage et, plus efficacement à nous humilier qu'une extrême pauvreté, et un état dans lequel on ne peut vivre que par les aumônes qu'on demande et qu'on reçoit. Lorsque nous pouvons nous élever, et que néanmoins nous faisons tous nos efforts pour nous abaisser et pour chasser loin de nous toute enflure du coeur c'est alors, oui, c'est alors que nous montrons et que nous donnons des preuves que nous possédons la véritable sagesse, et que nous sommes réellement les serviteurs et les amis de Dieu.
66. Quand donc vous vous armez pour combattre quelque vice, ne manquez pas d'appeler l'humilité à votre secours; car avec elle vous marcherez hardiment sur l'aspic et sur le basilic, et vous foulerez aux pieds le lion et le dragon (Ps 90,13) sans qu'ils puissent vous nuire ni les uns ni les autres , c'est-à-dire, le péché, le désespoir, le dragon du corps.
67. L'humilité est un canal céleste qui possède la vertu de retirer notre âme de l'abîme du péché et de l'élever jusqu'au ciel.
68. Quelqu'un ayant un jour aperçu dans le fond de son âme la beauté ravissante de cette vertu, tout hors de lui-même, il se permit de lui demander quel était celui de qui elle avait reçu le jour et l'existence. Elle lui répandit avec un doux sourire : Comment se fait-il que vous désiriez connaître le nom de mon père ? Il est sans nom, aussi bien que moi; je ne vous expliquerai cette merveille que lorsque vous serez entré dans la possession de Dieu, à qui soient toute gloire et tout honneur dans tous les siècles des siècles. Amen.
Je termine ce degré en disant que, comme c'est la mer qui est la cause et la nourrice de toutes les fontaines, de même l'humilité est la source de la discrétion.
De l'Humilité, qui donne la mort à toutes les passions.
1. Quiconque prétendrait expliquer les sentiments que donne la charité, et les effets qu'elle produit, selon toute l'intensité de l'ardeur qui lui est propre : ceux de l'humilité, d'après ses abaissements profonds; ceux de la chasteté, d'après son excellence céleste; ceux de l'illumination divine, d'après tout l'éclat de ses rayons et de sa lumière; ceux de la crainte de Dieu, d'après les mouvements qu'elle donne; ceux d'une ferme confiance en Dieu, selon la tendresse et l'immobilité de ses regards, et faire comprendre par des paroles claires et précises, à ceux qui n'ont jamais eu ni le sentiment ni le goût des douceurs inexprimables de ces dons et de ces vertus, en quoi les uns et les autres consistent : celui-là ressemblerait incontestablement à un homme qui, par ses paroles, ou par le moyen des comparaisons, voudrait faire concevoir la douceur du miel à ceux qui n'en ont jamais mangé. Or n'est-il pas évident que l'un et l'autre de ces deux hommes perdraient leur peine et leur travail, et parleraient en vain ? Nous ne disons rien autre chose du dernier; mais nous ajoutons pour le premier que, ou il ignore ce qu'il doit dire, et c'est un insensé, ou, s'il sait sur quoi il doit parler, c'est un téméraire et un orgueilleux.
2. C'est pourquoi je ne veux ici que montrer ce trésor caché et renfermé dans des vases fragiles, ou plutôt dans la fragilité des hommes, afin de reconnaître les autres vertus qu'il contient, car je n'ai pas la téméraire prétention de vous le faire comprendre; aucune parole ne serait capable de vous donner une véritable idée de soi, excellence et de ses qualités. Son titre seul et son inscription sont incompréhensibles à l'esprit humain, car ils sont tout célestes; et ceux qui ont voulu les faire comprendre, se sont engagés dans des peines et des recherches infinies et vaines. Or SAINTE HUMILITÉ sont les deux mots qui font l'inscription de ce trésor étonnant.
3. Que tous ceux qui sont conduits par l'esprit de Dieu, viennent avec nous et entrent dans cette vertu, comme dans un conseil tout spirituel et rempli de sagesse; qu'ils y apportent non point avec les mains du corps, mais avec celles de l'intelligence, les tables des connaissances que Dieu Lui-même a gravées dans leurs coeurs : et, étant ainsi réunis, nous examinerons ensemble quel est le sens et la vertu de cette inscription si vénérable. L'un dira, sans doute, que l'humilité est l'oubli constant et parfait des bonnes oeuvres — l'autre, qu'elle consiste à se regarder comme le dernier des hommes et le plus grand des pécheurs; un autre affirmera qu'elle est la connaissance exacte que nous avons de notre faiblesse et de notre fragilité; un autre qu'elle nous porte à prévenir nos frères, afin de nous réconcilier parfaitement avec eux, et à résister victorieusement à une colère naissante, par la patience et la soumission; celui-ci soutiendra que l'humilité est un aveu sincère et une reconnaissance publique que nous faisons des grâces que nous avons reçues de Dieu, et des miséricordes infinies dont Il a usé à notre égard; et celui-là, qu'elle consiste dans le sentiment d'un coeur contrit et repentant et dans l'abnégation entière de sa propre volonté.
Pour moi, je suis forcé d'avouer qu'après avoir entendu toutes ces définitions de l'humilité, et après les avoir attentivement méditées, il m'est impossible de comprendre toute l'étendue de cette vertu c'est-à-dire, de la bouche de ces hommes sages et éclairées, et de dire que l'humilité est une grâce précieuse que Dieu fait à une âme, laquelle ne peut être exprimée par des paroles, et qui n'est connue que de ceux qui en ont fait une heureuse expérience; que c'est un trésor incompréhensible; qu'elle tire son nom de Dieu même; qu'elle est un don tout divin, car il est dit : Apprenez, non d'un ange, non des hommes, non dans les livres, mais de Moi, c'est-à-dire, de la présence, des lumières, et de l'opération de mon Esprit en vous, que Je suis doux et humble de coeur, d'esprit et de volonté; et vous trouverez le repos de vos âmes» par la cessation des tentations et par la fin de vos combats. (Mt 11,29)
4. L'humilité est une vigne toute sainte et toute spirituelle; mais elle se présente sous des formes différentes, selon les circonstances et les saisons. Ainsi elle ne paraît pas pendant l'hiver, c'est-à-dire dans le temps que les passions agitent et tourmentent le coeur, comme dans le printemps, c'est-à-dire lorsque l'âme est embaumée du parfum des vertus; ni pendant cette dernière saison, comme en été, c'est-à-dire quand les vertus sont parvenues à une heureuse et parfaite maturité. Mais ces différents points de vue sous lesquels nous pouvons considérer que l'humilité, tendent tous à nous faire voir et comprendre que, dans cette admirable vertu, tout est propre à procurer à notre âme la joie et l'abondance des autres vertus, et qu'ils sont tous des signes, des symboles, des marques et des preuves des fruits précieux et salutaires qu'elle produit en nous. En effet, lorsque les raisins de cette vigne spirituelle commencent à fleurir dans notre coeur, nous commençons nous-mêmes, non pas sans quelque peine à détester les louanges et la gloire qui nous viennent des créatures, à chasser et à rejeter loin de nous tout mouvement de colère et d'emportement; mais quand cette reine des vertus a pris de fortes et profondes racines dans notre âme, qu'elle y a grandi, qu'elle s'y est fortifiée, et qu'elle y a fait les progrès convenables, non seulement nous n'avons plus que du mépris pour nos bonnes oeuvres; mais elles nous paraissent encore si viles et si méprisables, que nous en avons horreur : nous sommes persuadés que par la dissipation des dons de Dieu, nous augmentons tous les jours en nous le poids et le nombre de nos prévarications, et que cette surabondance de grâces, dont nous nous sentons si indignes, ne nous servira peut-être, à cause du mauvais usage que nous en faisons, qu'à nous faire condamner à des châtiments plus sévères. C'est pour cela que notre âme demeure invulnérable sous les coups mêmes de nos ennemis, et que, retirée, dans, le retranchement inexpugnable de sa faiblesse, elle est tranquille et en paix, entend, sans se troubler, les cris furieux et menaçants des voleurs, regarde leurs efforts et leurs tentations comme des jeux impuissants, et connaît qu'ils ne peuvent ni la blesser ni l'atteindre; car cet humble sentiment de nous-mêmes est une trésorerie dans laquelle sont renfermées toutes les vertus, et qui est défendue par des citadelles imprenables.
5. Telles sont les choses que j'ai osé dire sur les premières fleurs de l'humilité, et des premiers fruits qu'elle produit promptement au milieu de ses fleurs continuelles. Mais quant à l'abondance et à la qualité de ses fruits, il n'est pas possible de les exprimer par des paroles, surtout leur qualité. Je tâcherai seulement, et autant que je le pourrai, de vous dire quelque chose des propriétés admirables de l'humilité.
6. La pénitence qui est exacte et véritable, les larmes qu'elle fait répandre et qui lavent la conscience de toutes ses souillures, et l'humilité de ceux qui,commencent à servir Dieu, sont trois choses qui diffèrent entre elles, comme la farine, la pâte et le pain. En effet la pénitence brise et réduit en poudre une âme contrite et repentante; l'eau salutaire des pleurs l'unit, et, si j'ose l'exprimer, la pétrit avec Dieu; et embrasée par les ardeurs de la charité, elle forme le pain solide de l'humilité, et jette loin d'elle tout le vain et toute enflure de l'orgueil : ce qui fait que cette chaîne, composée de trois anneaux, donne heureusement à l'âme une force surnaturelle et invincible, ou, pour parler plus clairement, cette iris céleste et à trois couleurs a des manières d'agir et de procéder, et des propriétés qui lui sont essentielles et qui lui appartiennent en propre; de sorte que ce qu'on dira de l'une de ces couleurs ou de l'un de ces anneaux, puisse se dire des autres. C'est pourquoi ce que je n'ai fait que vous indiquer, je vais tâcher de vous l'expliquer plus au long.
7. La première et l'excellente qualité de cet admirable trinité, consiste à supporter de bon coeur, avec joie et empressement les mépris et les humiliations, à les recevoir et à les aimer comme un remède très propre à guérir notre âme de toutes ses maladies spirituelles, et comme un moyen efficace pour effacer et faire entièrement disparaître tous nos péchés. La seconde propriété de l'humilité consiste à triompher parfaitement de la colère, et à ne se servir que de la modération et de la modestie pour terrasser et étouffer cette passion. La troisième propriété, qui est la plus parfaite, consiste à croire intérieurement, à être bien convaincu et persuadé qu'on n'a rien de bon, et à désirer avec ardeur de recevoir les instructions et les réprimandes capables de nous faire acquérir quelque bien.
8. Le Christ, comme on le sait, est la fin de la loi et des prophètes pour la justification de tous ceux qui croient en Lui mais là vaine gloire et l'orgueil sont la fin de toutes les passions impures pour la perte de ceux qui négligent de les combattre et de s'en corriger; comme la biche est l'ennemie mortelle des serpents, de même l'humilité est l'ennemie mortelle des passions et des vices. C'est elle qui préserve ou délivre de leur poison funeste tous ceux qui la prennent pour leur compagne fidèle et constante. En effet, avec elle vit-on jamais le venin de l'hypocrisie et de la médisance ? Le serpent infernal demeura-t-il jamais dans un coeur où règne l'humilité ? N'est-ce pas cette admirable vertu qui l'arrache de notre coeur, le tue et l'anéantit ? Ceux qui la possèdent, ne donnent aucun signe de haine, de contradiction, d'arrogance, ni de tergiversation; et, si on les voit s'animer quelquefois, ce n'est que lorsqu'ils s'aperçoivent que la foi est en danger.
9. On voit donc celui qui s'est uni avec l'humilité par les liens d'un mariage spirituel, doux et paisible, porté à la componction et à la miséricorde, mais surtout calme et tranquille, joyeux et content, plein de condescendance et de bienveillance pour les autres, rempli de ferveur et de vigilance; et, pour tout dire en un mot, il est victorieux de toutes ses passions, selon cette parole de David : Le Seigneur s'est souvenu de nous dans notre humiliation, et nous a délivrés des mains de nos ennemis (Ps 135,23-24), c'est-à-dire, de nos passions et des souillures qu'elles ont faites à notre âme.
10. Un moine humble est bien éloigné de vouloir curieusement pénétrer dans les secrets de Dieu; mais celui dont le coeur est enflé par l'orgueil, désire même sonder la profondeur de ses jugements incompréhensibles.
11. Un jour que les démons observaient d'une manière toute particulière, un des plus sages religieux, et qu'ils lui donnaient intérieurement de grandes louanges sur la bonté de son âme, il leur répondit avec une sagesse admirable : Si vous cessiez de me louer sur l'heureux état de mon âme, je pourrais me croire quelque chose de grand et de bon; mais en le faisant comme vous le faites, les éloges que vous me donnez, ne servent qu'à me faire connaître et sentir les souillures et la corruption de mon coeur; car je sais qu'il est immonde aux yeux du Seigneur, le coeur qui s'enfle et s'élève par des sentiments de vanité. Si donc vous désirez que je devienne un orgueilleux, taisez-vous et retirez-vous, ou si vous voulez que je sois rempli d'humilité, continuez de me donner des louanges. Frappés et consternés par cette apostrophe contradictoire, les démons prirent promptement la fuite et disparurent.
12. Que votre âme, semblable à une citerne, ne soit pas tantôt remplie des eaux vivifiantes de la sainte humilité, et tantôt desséchée par les ardeurs de la vaine gloire et de l'orgueil, mais qu'elle soit une source intarissable où l'humilité produise le calme des passions, et fasse couler un ruisseau de pauvreté volontaire.
13. Sachez donc, mes amis, que c'est dans les saintes vallées de l'humilité qu'on recueille avec abondance le froment et les autres fruits spirituels. Oui, les âmes humbles sont des vallées qui, placées au milieu des montagnes des travaux, des peines et des vertus, demeurent toujours abaissées par les sentiments que nourrit en elles la vue de leur bassesse et de leur néant.
14. Remarquez que le psalmiste ne dit pas : J'ai jeûné, j'ai passé les nuits dans les veilles, j'ai reposé sur la terre nue; mais qu'il dit : je me suis humilié, et le Seigneur m'a délivré et sauvé (Ps 114,6).
15. Si la pénitence, et les larmes qu'elle nous fait répandre, ont le pouvoir de nous élever jusqu'aux cieux, c'est la sainte humilité qui nous ouvre les portes de cet heureux séjour. C'est pourquoi la pénitence, les larmes et l'humilité sont une respectable trinité dans l'unité de l'humilité qui les contient toutes, et une admirable unité dans cette étonnante trinité.
16. Aussi, comme le soleil éclaire toutes les créatures visibles, de même l'humilité affermit et perfectionne tout ce que la piété nous inspire, et, comme tout est plongé dans les ténèbres en l'absence du soleil, de même encore sans l'humilité, nos bonnes oeuvres languissent et, sentent mauvais.
17. Il n'est qu'un seul lieu sur toute la surface de la terre qui n'ait vu le soleil qu'une seule fois, et souvent la lumière d'une seule bonne pensée a suffi pour produire l'humilité dans un coeur. Il n'est encore qu'un seul jour dans la durée des siècles, où tout le genre humain se soit livré à la joie, il n'est que la seule humilité qui soit une vertu inimitable aux démons.
18. S'élever, ne pas s'élever, et s'humilier, sont trois choses bien différentes. En effet celui qui s'élève, s'avise de juger de tout; celui qui ne s'élève pas, ne juge personne et se condamne lui-même, et celui qui s'humilie, quoiqu'il soit innocent, se regarde toujours comme coupable.
19. Il y a encore une différence d'être humble, travailler à devenir humble, et louer ceux qui s'exercent dans la pratique de cette vertu. La première de ces trois choses regarde ceux qui ont atteint la perfection; la seconde convient à ceux qui se sont sincèrement soumis au joug de l'obéissance, et la troisième est le propre de tous les chrétiens.
20. Quand on pratique l'humilité de tout son coeur, on prend bien garde d'en être dépouillé par l'indiscrétion des paroles; car l'humilité n'a ni langue ni porte.
21. Lorsqu'un cheval est tout seul dans un champ, il parait courir bien vite; mais court-il avec d'autres chevaux, il ne semble plus être le même.
22. Raisonnez ainsi d'un âme. Commence-t-elle à ne plus se flatter des dons et à ne plus se glorifier des ornements qu'elle a reçus de la nature, cesse-t-elle de s'y complaire, c'est un heureux symptôme de guérison et d'humilité; mais aime-t-elle à respirer la fumée infecte de l'orgueil, alors il lui est impossible de flairer les doux et suaves parfums de l'humilité.
23. Celui qui m'aime, dit la sainte humilité, ne doit faire de reproches à personne, ne juger personne, ne dominer sur personne; ne faire jamais le bel esprit. Ceux qui se sont unis intimement avec moi, n'ont d'autres lois à observer que celles que je leur donnerai.
24. Il y avait un religieux qui faisait tous ses efforts pour acquérir l'humilité; un jour les démons lui inspirèrent une violente pensée de vaine gloire; mais ce saint et généreux athlète repoussa victorieusement cette tentation, en se servant d'un pieux stratagème que Dieu lui suggéra. Il se leva tout d'un coup et se mit à écrire sur les murs de sa cellule, les noms des principales et des plus éminentes vertus, telles que la parfaite charité, l'humilité angélique, l'oraison pure et fervente, la chasteté intègre et sans tâche, et quelques autres semblables. Or toutes les fois que les pensées d'orgueil revenaient à la charge pour le porter à ce vice, il leur disait : Allons trouver nos juges; et il se présentant devant les noms qu'il avait écrits, il se disait tout haut à lui-même : Tant que tu n'auras pas ces vertus en partage, tu dois reconnaître que tu es encore bien loin de Dieu.
25. Personne n'a jamais pu connaître ni expliquer la nature et les qualités constitutives du soleil, et nous ne le connaissons que par les effets qu'il produit.
26. Ne devons-nous pas en dire autant de l'humilité ? car cette vertu est un secours tout divin; c'est un voile admirable qui nous cache à nous-mêmes la vue et la connaissance de nos bonnes oeuvres; c'est une intelligence profonde et parfaite de notre bassesse, laquelle empêche que les voleurs n'approchent de notre âme; c'est une tour forte et puissante, dont parle David, et qui nous défend des efforts de nos ennemis; enfin c'est un rempart qui fait que les enfants d'iniquité, ne peuvent pas nous nuire, et qui dissipe et met en fuite ceux qui nous haïssent.
27. Mais, outre ces propriétés, elle en a d'autres qui ne sont pas moins admirables, et qu'une âme qui a le bonheur de posséder cette vertu, sait fort bien distinguer. Or toutes ces qualités, si vous en exceptez une seule, sont des indices de sa présence dans un coeur. Vous pourrez donc reconnaître avec une espèce de certitude que vous possédez l'humilité, lorsque vous vous trouverez rempli intérieurement d'une lumière inexprimable, d'un amour inénarrable pour la prière, mais surtout, lorsque cette vertu purifiera votre coeur, et le rendra incapable de juger et de condamner vos frères, même en leur voyant faire des chutes et des fautes. Le précurseur de tout ceci, c'est la haine de toute vaine gloire.
28. La connaissance de nous-mêmes et des affections les plus secrètes de notre coeur sèment et produisent en nous la sainte humilité : de telle sorte que, si ce n'est pas cette connaissance qui la sème dans notre âme, il sera de toute impossibilité qu'elle y pousse jusqu'à donner quelques fleurs.
29. En effet cette connaissance salutaire nous procure la crainte du Seigneur, et cette crainte salutaire nous conduit bien vite à la porte de la charité.
30. C'est pourquoi nous pouvons dire ici que l'humilité est la porte du royaume des cieux, qu'elle nous y introduit et que c'est de ceux qui pratiquent cette vertu, que le Seigneur veut parler lorsqu'il dit : Qu'ils entreront dans le ciel, qu'ils sortiront de la vie présente sans aucune crainte, et qu'ils trouveront de gras pâturages et des lieux pleins de verdure. (cf. Jn 10,8-9) Ils renoncent donc à leur salut, deviennent les meurtriers de leur âme, ceux qui prétendent entrer dans le ciel par une autre porte que par la porte de l'humilité.
31. Mais pour venir à bout de nous connaître, ayons sans cesse les yeux fixés sur nous. Et si, lorsque nous serons parvenus à nous connaître, nous sommes bien convaincus que les autres sont meilleurs que nous, nous aurons quelque sujet de penser et de croire que nous ne sommes pas fort éloignés de la miséricordes.
32. Il est impossible de tirer du feu de la neige; mais serait-il moins difficile de trouver l'humilité dans le coeur d'un hétérodoxe, et d'un enfant opiniâtre de l'erreur ? l'humilité, en effet, n'est-elle pas un bien propre aux personnes pieuses et qui mènent une vie pure et irréprochable ?
33. Nous disons assez facilement que nous sommes de grands pécheurs, peut-être le croyons nous bien sincèrement; mais ce n'est pas précisément cet aveu qui nous fera connaître et éprouver si notre coeur est véritablement humble, ou superbe. Ce sont les humiliations et les mépris qui nous donneront l'idée réelle de nos dispositions.
34. Quiconque désire avec une sainte ardeur d'arriver heureusement au port sûr et tranquille de l'humilité, doit chercher et employer tous les moyens capables de l'y conduire et de l'y faire entrer : tels que les résolutions fermes, les raisonnements salutaires, les pensées raisonnables, les prières ferventes, les méditations profondes, les supplications assidues, en un mot, tout ce qu'il pourra imaginer lui être utile pour la fin qu'il se propose, jusqu'à ce qui enfin, aidé de la grâce de Dieu, il se soit exercé dans les actions les plus viles et les plus humiliantes, qu'il ait retiré le vaisseau qui porte son âme, de la mer orageuse de l'orgueil, et qu'il l'ait introduit dans le port de l'humilité; car faisons attention que celui qui s'est délivré de l'orgueil, a bientôt satisfait à la justice de Dieu pour ses péchés. Le publicain de l'Évangile nous démontre cette consolante vérité.
35. Savons-nous pourquoi certaines personnes ont conservé jusqu'à leur dernière heure le souvenir de leurs fautes, lesquelles cependant leur avaient été pardonnées ? c'était afin de nourrir et d'augmenter en elles l'esprit d'humilité, et de détruire de plus en plus l'orgueil et la vaine gloire. Nous en voyons d'autres méditer continuellement sur la Passion du Christ, afin de se reconnaître toujours pour être les infortunés débiteurs de la Justice de Dieu; d'autres, ne pas perdre de vue les fautes journalières dans lesquelles elles tombent, afin de s'humilier sans cesse, et de se regarder comme les plus méprisables des hommes; d'autres encore, se servir des tentations qui leur arrivent, des chutes et des péchés qu'ils font, afin de se procurer l'humilité, cette admirable mère des vertus; d'autres enfin, considérer et croire que s'ils existent encore, ce ne doit être que pour s'humilier davantage devant Dieu, et cette pensée ne les abandonne jamais : ils se répètent continuellement qu'ayant reçu du Seigneur des dons plus abondants, ils doivent se juger indignes d'une si grande libéralité, et ne voir dans les nouvelles faveurs dont Dieu les favorise, que de nouvelles dettes ajoutées aux premières. Or, c'est dans une conduite pareille que consiste le vrai bonheur, et où se trouve la véritable récompense des efforts et des violences qu'on se fait.
36. Si donc il vous arrive de voir, ou d'entendre dire que des personnes sont parvenues en peu de temps à la paix souveraine de l'âme, sachez bien qu'elles ne sont arrivées à cette perfection qu'en suivant cette conduite, qui est la voie la plus sûre, la plus heureuse et la plus courte.
37. La charité et l'humilité sont deux compagnes fidèles, la première nous élève vers le ciel, et la seconde nous y soutient et nous empêche d'en descendre.
38. Autre qu'être contrit, se connaître et avoir l'humilité. Ce sont trois choses différentes.
La connaissance et la pensée de nos péchés et de nos chutes nous excitent au repentir, et répandent une sainte tristesse dans notre âme. En effet, celui qui a le malheur de tomber, se foule et se brise; mais il apprend à se défier de lui-même à recourir à la prière, à mettre une humble confiance et Dieu, à s'appuyer, pour se soutenir, sur le bâton de l'espérance, et à s'en servir pour chasser le désespoir qui, comme un chien furieux, voudrait le dévorer. La connaissance de nous-mêmes est l'intelligence que nous avons acquise de notre capacité réelle et de nos moyens; c'est encore un sentiment vif et profond de nos faiblesses et de nos péchés, L'humilité est une doctrine sainte que le Christ enseigne à ceux qui s'en rendent dignes par sa grâce, qu'il place dans l'intérieur de leur âme, comme sur un lit nuptial, et dont toute l'éloquence des hommes ne pourrait exprimer ni faire comprendre la puissance et la vertu.
39. Dire qu'on a le bonheur de sentir en soi-même les doux parfums de l'humilité, et néanmoins se laisser encore émouvoir par les louanges des hommes, ne fut-ce que pour un instant, c'est se tromper trop grossièrement, c'est trop méconnaître qu'on s'est trompé.
40. J'entendis un jour un saint homme dire dans la ferveur que lui inspirait sa profonde humilité : Ne nous donnez « point, Seigneur, non, ne nous donnez point la gloire, mais donnez-la tout entière à votre saint Nom. (Ps 113,9) Il connaissait par sa propre expérience que notre nature est si faible, qu'elle est dans l'impossibilité de se préserver, par ses propres forces, des blessures que les ennemis du salut veulent lui faire. Vous serez, ô mon Dieu, le sujet de mes louanges dans une grande assemblée (Ps 21,26), c'est-à-dire, dans les siècles infinis de l'éternité; car pour nous, devons-nous ajouter, nous ne pouvons recevoir de la gloire avant la vie future, sans que nous soyons misérablement exposés à nous perdre par la vanité qu'elle nous inspirerait.
41. Si la fin, l'horrible perfection et le dernier degré de l'orgueil consistent à faire semblant, pour s'attirer des louanges et de la gloire, d'être orné des vertus que l'on n'a réellement pas; le comble et la perfection de l'humilité consistent à laisser croire, afin de paraître plus vil et plus méprisable, qu'on est coupable de certaines fautes dans lesquelles on n'est pas tombé. C'est, sans doute, pour cette fin, qu'un saint religieux prit en présence de ses frères du pain et du fromage, et mangea l'un et l'autre, il prétendait par là donner à penser qu'il n'était pas aussi mortifié qu'on le croyait. C'est encore pour la même fin et pour se faire regarder comme un insensé, qu'un autre quitta ses habits pour entrer dans une ville. Il était bien loin de se conduire de la sorte, à cause de quelques mauvaises pensées; car la modestie et la chasteté étaient son partage. Ceux qui sont humbles n'ont pas à craindre d'offenser les autres; car ils ont reçu de Dieu, par le moyen de la prière, toutes les grâces et tous les doits nécessaires pour donner satisfaction à tout le monde. Au reste, comme toute leur inclination est pour la pratique de l'humilité, ils se mettent fort peu en peine des railleries et du blâme des hommes. Nous sommes tout-puissants dans Dieu, lorsqu'Il exauce les voeux que nous Lui adressons.
42. Soyez donc dans la volonté sincère de déplaire aux hommes plutôt qu'à Dieu; car il prend plaisir de nous voir rechercher avec empressement les mépris et les humiliations, afin de tourmenter, de persécuter et d'exterminer en nous la vraie estime que nous avons de nous-mêmes, et la vaine gloire que nous recevons des applaudissements des hommes.
43. Il est certain que la fuite du monde et la retraite nous font admirablement bien entrer dans les exercices de l'humilité, et qu'il n'appartient qu'aux âmes fortes et généreuses de s'exposer ainsi aux railleries et aux mépris de leurs proches et de leurs amis. Ne soyez pas surpris de toute que je viens de dire, car personne n'a jamais pu d'un seul pas monter sur cette échelle divine.
44. Rappelez-vous que nous saurons enfin que nous sommes les disciples de Dieu, non parce que les démons nous obéissent, mais parce qu'ainsi qu'il nous l'enseigne Lui-même, nos noms sont écrits dans le ciel de l'humilité (cf. Jn 13,35 et Lc 10,20).
45. La nature des citronniers est telle, que, lorsqu'ils poussent leurs branches en haut, c'est la preuve d'une stérilité absolue, et que s'ils les laissent tomber, c'est un signe qu'ils donneront des fruits en abondance. Quiconque saura réfléchir, comprendra ce que nous voulons exprimer ici.
46. L'humilité est une échelle par laquelle on monte jusqu'à Dieu; mais les uns montent jusqu'au trentième échelon; les autres, jusqu'au soixantième, et les autres, jusqu'au centième. Ceux qui ont, par la victoire entière sur les mauvaises inclinations de leur cÏur, obtenu de jouir de la paix parfaite, montent sur le plus élevé, qui est le centième; le second convient à ceux qui marchent courageusement dans les voies du salut; quand au premier, qui est le plus bas, tous peuvent espérer d'y monter.
47. Celui qui se connaît, se gardera bien d'entreprendre des choses qui soient au dessus de ses forces; mais il marchera avec constance dans les voies de l'humilité.
48. Les petits oiseaux tremblent à la vue d'un épervier, et les âmes solidement humbles craignent et redoutent le bruit des contestations.
49. Bien des personnes sont parvenues au salut, sans avoir été ni prophètes ni thaumaturges, et sans avoir reçu des révélations extraordinaires; mais jamais personne n'y est parvenu, et n'y parviendra jamais sans l'humilité. N'est-ce pas cette vertu qui est la gardienne fidèle même des dons extraordinaires ? n'est-il pas misérablement arrivé que ces dons célestes ont été la cause ou l'occasion que des coeurs, qui n'étaient pas sincèrement vertueux, ont honteusement chassé l'humilité loin d'eux ?
50. Or nous devons admirer ici comment Dieu, afin de nous faire pratiquer, comme malgré nous, la sainte vertu d'humilité, a voulu par une providence toute particulière que les autres vissent et connussent mieux nos fautes que nous ne les connaissons nous-mêmes. Il nous a donc mis dans la nécessité de reconnaître et d'avouer que ce n'est point à nous que nous pouvons attribuer le salut et la guérison de notre âme, mais à l'assistance de nos frères et au secours de Dieu.
51. Celui qui est véritablement humble déteste sa propre volonté, et ne la regarde que comme une trompeuse; et, par la confiance qu'il met en Dieu dans ses prières, il apprend ce qu'il doit savoir et faire. Pour remplir les devoirs de l'obéissance, il ne considère ni la vie ni les moeurs des personnes qui le dirigent; mais il s'abandonne entièrement aux soins paternels de Dieu, et se rappelle qu'autrefois le Seigneur se servit de la voix d'un âne pour donner des instructions à Balaam. Et quand même cet humble et fidèle serviteur de Dieu n'agirait, ne penserait et ne parlerait en toute chose que d'une manière très conforme à sa sainte volonté, il se garderait bien encore de se fier à son propre jugement; car, il faut le dire : une âme vraiment humble n'a pas une moindre peine, ne souffre pas un moindre tourment, de se fier à son propre discernement, qu'un coeur superbe, de se soumettre au jugement des autres.
52. Il me semble donc qu'il n'y a que les anges qui soient incapables de tomber dans quelques faiblesses; car j'entends un ange terrestre me dire : Il est vrai que je ne me sens coupable sur rien, mais je ne suis pas justifié pour cela; car ce n'est pas à moi, mais au Seigneur, de me juger. (1 Cor 4,4) C'est pourquoi nous devons nous reprendre et nous condamner nous-mêmes sévèrement, afin que, par ce mépris et cette humiliation volontaires, nous puissions effacer les fautes dans lesquelles nous tombons sans nous en apercevoir. Nous devons en agir ainsi, parce qu'autrement nous aurions un compte terrible à rendre à l'heure de la mort.
53. Celui qui demande au Seigneur des grâces dont il se juge indigne à cause du peu de mérite de ses bonnes oeuvres, recevra en vertu du sentiment de son indignité des dons, et des faveurs qui surpasseront infailliblement la valeur réelle des vertus qu'il a pratiquées. C'est ce que nous fait connaître l'exemple du publicain qui, tout en osant ne demander que la rémission de ses péchés, reçut une pleine et entière justification. C'est encore ce que nous apprend le bon larron : il se contenta, par humilité, de demander au Seigneur de Se ressouvenir de lui dans son royaume; il reçut le paradis tout entier en héritage. (cf. Lc 23,43).
54. Comme dans le monde, par l'ordre que Dieu y a réglé, on ne voit dans aucune créature des feux grands ou petits; de même dans l'ordre de la grâce on ne voit pas que le feu de la concupiscence subsiste dans un coeur solidement et sincèrement humble : or, cette concupiscence est la matière et la cause de tous les vices dans lesquels nous avons le malheur de tomber. En effet tant que nous tombons volontairement dans le péché, nous ne sommes pas véritablement humbles, et nous sentons la présence de la concupiscence.
55. Le Seigneur sachant combien les habitudes corporelles contribuent puissamment à former l'âme à la vie de l'humilité, et voulant nous servir Lui-même d'exemple, se ceignit d'un linge pour laver les pieds à ses apôtres et pour nous apprendre le chemin qui conduit à l'humilité. En effet les affections de notre âme se forment assez ordinairement par les actions du corps, et elle s'accoutume facilement à ce que le corps fait extérieurement.
56. L'autorité que Dieu donna à l'un des anges, non point afin qu'il en abus pour s'enorgueillir. Il fut cependant la cause et l'occasion de son orgueil.
57. Celui qui est assis sur le trône, tient une autre conduite que celui qui est sur un fumier. C'est pour cette raison que Job, cet homme si saint et si juste, en demeurant sur son fumier et hors de sa ville, put acquérir une humilité parfaite, et dire à Dieu du fond de son coeur : Je m'humilie et m'abaisse devant vous, ô mon Dieu, je reconnais ma bassesse, et je fais pénitence dans la poussière et dans la cendre (Job 42,6).
58. Je vois encore Manassès, roi de Juda, qui était un des plus grands pécheurs du monde; car outre une infinité de crimes dont il s'était rendu coupable, il avait profané le temple de Dieu et avait remplacé le culte qu'on devait rendre à sa Majesté souveraine, par le culte, impie et sacrilège qu'il rendait et faisait rendre aux idoles : de sorte que, quand même l'univers entier aurait fait des jeûnes rigoureux pour ce roi criminel, cette pénitence n'aurait pas été capable de lui obtenir le pardon de ses exécrables impiétés. Cependant l'humilité eut la vertu de guérir les plaies désespérées et incurables de cet indigne monarque.
59. Aussi David, en parlant à Dieu, n'hésite pas de lui dire : Si vous avez souhaité, ô mon Dieu, un sacrifice, je n'aurais pas manqué de vous en offrir; mais vous n'auriez pas pour agréables les holocaustes que je vous offrirais, c'est-à-dire les jeûnes qui affligent le corps, le sacrifice que je dois vous offrir, c'est le sacrifice d'un coeur brisé de douleur; car vous ne mépriserez pas un coeur contrit et humilié. (Ps 50,18)
60. Aussi, lorsque le prophète, au nom du Seigneur, lui eut reproché l'homicide et l'adultère qu'il avait commis, l'humilité fit prononcer à ce prince ces paroles : J'ai péché contre le Seigneur (cf. 2 Sam 12,13); et au même moment, Dieu lui fit faire par le même prophète, cette consolante réponse : Le Seigneur vous a pardonné votre péché. (ibid.)
61. Nos pères, ces hommes si recommandables, nous ont enseigné que les travaux et les pénibles exercices du corps sont comme le chemin qui nous conduit à la pratiqué de l'humilité, et qu'ils sont le fondement sur lequel repose cette vertu. Pour moi je ne pense pas tout-à-fait de même; car je crois que c'est l'obéissance qui nous mène à l'humilité, et que ce sont la droiture et la sincérité du coeur qui lui servent de base et de fondement. En effet la droiture du coeur déteste la vaine gloire.
62. Si l'orgueil a pu changer les anges en démons, l'humilité, si elle pouvait devenir leur partage, serait capable de transformer les démons en anges. Que les hommes qui ont eu le malheur de pécher, relèvent donc leur courage abattu !
63. Hâtons-nous de travailler de toutes nos forces pour arriver à la possession de l'humilité. Que si nous ne pouvons pas parvenir jusqu'à la perfection de cette vertu, efforçons-nous de nous appuyer sur ses épaules; et si malheureusement il nous arrivait de faire quelque chute et de succomber à quelque tentation, gardons-nous bien de nous séparer de l'humilité, tenons-la fortement embrassée; car je serais grandement étonné que celui qui se séparerait de l'humilité, fût capable de recevoir quelque grâce qui pût le conduire au salut éternel.
64. Les nerfs qui fortifient l'humilité, et les moyens qui la font acquérir, sont les vertus suivantes : la pauvreté, la fuite du monde, le soin de ne pas paraître sage, un la simplicité dans les paroles,sincère, la demande de l'aumône, le silence sur la noblesse de sa naissance, le renoncement à la liberté de parole et d'allure, l'éloignement du bavardage. Toutes ces choses sont de simples marques qui annoncent qu'on a le bonheur de posséder cette incomparable vertu.
65. Rien ne contribue davantage et, plus efficacement à nous humilier qu'une extrême pauvreté, et un état dans lequel on ne peut vivre que par les aumônes qu'on demande et qu'on reçoit. Lorsque nous pouvons nous élever, et que néanmoins nous faisons tous nos efforts pour nous abaisser et pour chasser loin de nous toute enflure du coeur c'est alors, oui, c'est alors que nous montrons et que nous donnons des preuves que nous possédons la véritable sagesse, et que nous sommes réellement les serviteurs et les amis de Dieu.
66. Quand donc vous vous armez pour combattre quelque vice, ne manquez pas d'appeler l'humilité à votre secours; car avec elle vous marcherez hardiment sur l'aspic et sur le basilic, et vous foulerez aux pieds le lion et le dragon (Ps 90,13) sans qu'ils puissent vous nuire ni les uns ni les autres , c'est-à-dire, le péché, le désespoir, le dragon du corps.
67. L'humilité est un canal céleste qui possède la vertu de retirer notre âme de l'abîme du péché et de l'élever jusqu'au ciel.
68. Quelqu'un ayant un jour aperçu dans le fond de son âme la beauté ravissante de cette vertu, tout hors de lui-même, il se permit de lui demander quel était celui de qui elle avait reçu le jour et l'existence. Elle lui répandit avec un doux sourire : Comment se fait-il que vous désiriez connaître le nom de mon père ? Il est sans nom, aussi bien que moi; je ne vous expliquerai cette merveille que lorsque vous serez entré dans la possession de Dieu, à qui soient toute gloire et tout honneur dans tous les siècles des siècles. Amen.
Je termine ce degré en disant que, comme c'est la mer qui est la cause et la nourrice de toutes les fontaines, de même l'humilité est la source de la discrétion.
A suivre...
M1234- Hiérophante contre le nouvel ordre mondial
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Re: Saints et Bienheureux!! (Ordre Alphabétique)
L’ÉCHELLE SAINTE
X
VINGT-SIXIÈME DEGRÉ
VINGT-SIXIÈME DEGRÉ
Du Discernement dans les pensées, les vices et les vertus.
1. Le discernement dans les personnes qui commencent à servir Dieu, est une connaissance exacte qu'elles ont de l'état de leur âme; par rapport à celles qui ont déjà fait quelques progrès dans le service du Seigneur, c'est un sentiment intérieur qui leur fait distinguer avec certitude le bien proprement dit de celui qui est seulement naturel et qui souvent fait la guerre au bien surnaturel; et dans celles qui ont heureusement atteint la perfection, c'est une connaissance qu'elles ont reçue des lumières que Dieu a répandues abondamment dans leur âme, par laquelle, non seulement elles sondent les plis et les replis de leur cœur, mais peuvent pénétrer jusque dans l'intérieur de leurs frères.
Mais si nous voulons définir le discernement d'une manière générale et qui puisse tout renfermer et convenir à tout, nous dirons et qu'elle est et qu'elle doit être une lumière intérieure qui nous fait connaître avec certitude, en tout temps, en tout lieu et dans toutes nos actions, qu'elle est la sainte et adorable volonté de Dieu, et que ceux-là seuls la reçoivent qui sont purs dans leurs affections, dans leurs actions et dans leurs paroles.
2. Celui qui par l'esprit de Dieu a vaincu trois ennemis de son salut, vient bien facilement à bout de terrasser les cinq autres; mais celui qui néglige d'attaquer et de vaincre ces trois ennemis, ne peut compter sur aucune autre victoire. Le discernement est donc une conscience sans tâche, elle n'habite que dans ceux dont les sens sont purs et chastes.
3. Personne, soit qu'il voie par lui-même, soit qu'il entende raconter aux autres que dans l'état religieux il arrive des choses extraordinaires et surnaturelles, ne peut, parce qu'il n'en connaît pas la nature, les révoquer en doute; car où habite Dieu, qui est au dessus de la nature, là il peut bien se trouver des choses au dessus de la nature et de ses lois ordinaires.
4. La paresse, l'orgueil, et l'envie des démons, sont les trois principales armes dont ces esprits infernaux se servent pour nous faire la guerre. La première de ces armes doit nous couvrir de confusion, la seconde nous précipite dans la dernière des misères; la troisième, est une véritable félicité et un bonheur parfait.
5. Après Dieu, c'est à notre conscience que nous devons recourir, comme à la règle que nous avons à suivre : c'est elle qui est chargée de nous faire connaître de quel côté s'élèvent les vents impétueux des tentations, de nous avertir quand il est à propos de tendre les voiles, et de nous diriger de manière que nous puissions éviter un triste naufrage.
6. Les démons, dans tous nos exercices de piété, nous tendent des pièges pour nous faire tomber dans trois fosses qu'ils ont eux-mêmes creusées. Ils s'efforcent d'abord de nous détourner de bien faire; ensuite, s'ils se voient vaincus dans ce premier combat, ils cherchent à corrompre notre cœur par des intentions mauvaises qu'ils nous inspirent, et à nous empêcher de ne nous proposer pour fin que la Gloire de Dieu; enfin, si dans cette seconde attaque, leurs efforts ne leur ont servi de rien, ils se cachent dans l'intérieur de notre âme, qui est tranquille, afin de lui inspirer que nous sommes vraiment heureux de ne rien faire que selon la Volonté de Dieu et pour sa plus grande gloire. Or nous résisterons à la première tentation par une grande diligence, une scrupuleuse exactitude à nos devoirs, et par la pensée et le souvenir de la mort; à la seconde, par l'obéissance et le mépris de nous-mêmes; et à la troisième, par la connaissance de notre imperfection et de l'inutilité de nos œuvres. C'est là le grand travail que nous avons continuellement à faire jusqu'à ce que le feu de l'amour de Dieu nous fasse entrer dans son sanctuaire. Car alors nous ne serons plus inquiétés, ni portés aux péchés, à cause de nos vieilles habitudes. Dieu, qui est un feu purifiant (Heb 12,29), consumera toutes les ardeurs funestes de la concupiscence, arrêtera tous ses mouvements déréglés, nous préservera de la présomption, et nous empêchera de tomber, soit dans l’aveuglement intérieur, soit dans l'aveuglement extérieur.
7. Mais les démons font précisément le contraire; car aussitôt qu'ils ont pu rendre notre âme leur triste esclave, ils y éteignent toute sorte de lumières, et nous réduisent à une telle pauvreté, qu'il ne nous reste ni prudence, ni discernement, ni connaissance, ni respect pour rien, et que nous n'avons pour partage que l'indolence, la stupeur, l'endurcissement, l'indiscrétion et l'aveuglement.
8. Ils connaissent par leur propre expérience, tout ce que nous venons de dire, ceux qui ont eu le bonheur de sortir de l'abîme d'impureté par le moyen des jeûnes et des autres austérités de la pénitence de renoncer à une confiance insensée dans leurs propres forces, pour suivre les règles de la modestie, et d'abandonner une honteuse impudence pour observer les lois de la pudeur.
Ils savent qu'aussitôt que leur âme fut délivrée et guérie de ses maladies mortelles, que leur esprit se trouva hors de ces ténèbres épaisses dans lesquelles il était enseveli, et que leur cœur fut purifié de la corruption du péché, ils eurent honte d'eux-mêmes, des actions qu'ils avaient faites et des paroles qu'ils avaient dites pendant leur déplorable captivité.
9. En effet, à moins que la lumière divine ne s'obscurcisse dans une âme, et qu'elle ne tombe dans les ténèbres d'une nuit funeste, les démons sont dans l'impuissance de lui enlever sa sainteté et son innocence, de l'immoler à leur fureur et de la perdre. Oui, je le répète tant qu'une âme en cette vie est éclairée des rayons du soleil de justice, les démons sont privés du pouvoir de lui faire du mal. Or les démons ravissent à une âme le trésor précieux de son innocence, en la soumettant, sans qu'elle s'en aperçoive, sous leur esclavage; ils l'immolent à leur fureur, lorsqu'ils étouffent en elle toutes les lumières de la conscience, de sorte qu'ils la précipitent dans des crimes honteux et détestables; enfin ils achèvent de la perdre, lorsqu'après l'avoir fait tomber dans le péché, ils la livrent aux horreurs du désespoir.
10. Que personne ne s'avise ici d'alléguer sa faiblesse pour excuse, et ne dise que les commandements de Dieu sont impossibles; car il en est qui, sur plisseurs choses, vont même au delà de ce que l'Évangile commande et pour en être assuré, faites attention à celui qui aima son prochain plus que lui-même.
11. Que ceux qui sont humbles, prennent courage, quand même il leur arrive d'être troublés par leurs passions ! car, bien que dans un temps ils aient eu le malheur d'être tombés dans toute sorte de péchés, de s'être laissé prendre à tous les pièges du démon, et d'avoir éprouvé toutes les maladies spirituelles, si Dieu leur accorde enfin la guérison, ils pourront encore servir eux-mêmes aux autres de médecins, de phares, de lampes et pilotes; leur faire connaître les différents symptômes des maladies de l'âme, et, par l'expérience qu'ils en ont faite, les préserver des dangers auxquels ils seraient exposés.
12. S'il se trouve des gens qui, quoique tyrannisés par leurs passions, soient capables de donner à leurs frères des leçons utiles et simples, je suis bien éloigné de le leur défendre — qu'ils le fassent; car il pourra fort bien arriver qu'à cause des exhortations qu'ils feront, ils prennent honte d'eux-mêmes, et commencent à faire mieux et à mener une meilleure vie. Cependant ces personnes ne peuvent pas se mêler de gouverner ni de conduire leurs frères. J'ai vu des hommes qui, étant tombés dans le bourbier du vice, et s'y roulant de plus en plus, ne laissaient pas de raconter à ceux qu'ils voyaient exposés au même péril, comment et pourquoi ils avaient été eux-mêmes victimes de leur témérité. Or ils pourraient de la sorte pour préserver les autres de la chute qu'ils avaient faite, et les empêcher de tomber dans l’abîme où ils se voyaient. Mais qu'est-il arrivé ? Dieu, qui est infini en miséricorde, comme il l'est en puissance, eut égard aux charitables intentions de ces personnes, et les délivra des chaînes odieuses de leurs péchés. Quant à ceux qui, de sang froid, se soumettent volontairement au joug tyrannique des passions, tout ce qu'ils ont à faire, c'est de garder le silence c'est par ce seul moyen qu'ils pourront donner des leçons aux autres. Aussi leur est-il nécessaire de se rappeler ces paroles : Jésus commença d'abord à a faire, et ensuite Il enseigna. (Ac 1,1)
13. La mer que nous avons à traverser, ô humbles religieux, est terrible et furieuse: elle est continuellement agitée par des vents impétueux, et bouleversée par des tempêtes effrayantes; elle est remplie d'écueils menaçants, de gouffres profonds, de pirates impitoyables, de golfes dangereux, de bancs de sable; elle est peuplée de monstres affreux, couverte de flots et de vagues écumantes. Or les écueils de cette mer sont la colère, qui cause tout-à-coup dans une âme un embrasement terrible; les gouffres sont ces vertiges qui s'emparent de nous et nous précipitent dans le désespoir, qui est un abîme sans fond; ces syrtes et ces bancs de sable, sont les ténèbres de notre esprit, lesquelles nous font souvent prendre le mal pour le bien; ces monstres, nous représentent notre propre corps pesant, lourd et dangereux par les passions cruelles qu'il nourrit et fomente; ces pirates dévastateurs, sont les ministres et les auteurs de la vaine gloire, lesquels nous enlèvent impitoyablement tout le bagage et tout le trésor de nos bonnes œuvres, fruit de nos travaux et de nos sueurs; par les flots, entendons les excès et les dérèglements de l'intempérance, qui nous jette brusquement dans la gueule et sous la dent des monstres de l'enfer; et par tourbillons, comprenons l'orgueil qui, chassé du ciel où le démon lui donna naissance, veut maintenant nous élever jusqu'aux cieux pour nous faire tomber jusqu'au plus profond de l’abîme.
14. Ceux qui sont des hommes consommés dans les sciences, connaissent très bien les choses convenables d'abord à ceux qui commencent leurs études; celles qui conviennent à ceux qui ont fait quelques progrès; enfin celles qui sont propres à ceux qui sont devenus capables de donner des leçons aux autres. Prenons bien garde qu'après avoir longtemps étudié, on ne nous trouve toujours qu'aux premiers éléments de la science spirituelle et religieuse. N'est-il pas honteux pour un vieillard de ne se voir qu'aux écoles de l'enfance.
Or voici le véritable alphabet de ceux qui veulent apprendre la science religieuse :
A. l'obéissance;
B. le jeûne;
C. le cilice;
D. la cendre;
E. les larmes;
F. la confession;
G. le silence;
H. l'humilité;
I. les veilles;
K. la générosité;
L. le froid;
M. le travail;
N. les afflictions;
O. les mépris;
P. la contrition;
Q. l'oubli des injures;
R. la charité fraternelle.
S. la douceur;
T. la foi sainte et exempte de curiosité;
V. l'indifférence pour le monde;
X. une sainte aversion pour les parents;
Y. un détachement parfait de toute chose;
Z. une grande simplicité unie à une grande innocence, et une abjection volontaire.
Quant à ceux qui ont déjà fait quelques progrès dans la science religieuse, leur étude et leur application particulières doivent être de s'efforcer de remporter une victoire complète sur la vaine gloire et sur la colère, de nourrir et d'augmenter en eux l'espérance des biens à venir, de rendre plus parfaite la paix de leur âme et plus grande, la circonspection de leur esprit, de graver de plus en plus dans leur mémoire le souvenir et la pensée des jugements de Dieu, de perfectionner leurs sentiments de tendresse et de commisération pour leurs frères, d'exercer envers eux les devoirs de l'hospitalité avec affection et prudence, d'être plus doux et plus modérés dans les corrections, plus fervents et plus recueillis dans la prière, enfin, de mépriser entièrement les richesses.
Pour ce qui regarde les parfaits qui, par une piété fervente, ont consacré à Dieu toutes les pensées de leur esprit, tous les sentiments de leur cœur et toutes les actions de leur corps, voici l'alphabet qui leur convient :
Ils doivent :
A. conserver leur cœur libre de toute passion;
B. nourrir dans eux une charité parfaite;
C. pratiquer une humilité profonde;
D. avoir un éloignement absolu de toutes les vanités du siècle;
E. être dévorés d'un zèle ardent pour conserver la Présence de Jésus Christ;
F. user d'un soin tout particulier pour défendre le trésor de leurs prières et des lumières qu'ils ont reçues, des embûches et des pièges des démons qui veulent le leur enlever;
G. s'enrichir de plus en plus des dons et des illuminations célestes;
H. désirer ardemment la fin de leur vie;
I. n'avoir que de l'aversion pour la vie présente;
K. éviter tout ce qui peut flatter la chair;
L. mériter de devenir auprès de Dieu des avocats et des intercesseurs pour tout le monde;
M. faire en sorte d'engager Dieu à faire miséricorde aux hommes;
N. participer au ministère des anges;
O. devenir des trésors de science;
P. se rendre dignes d'être les interprètes des vérités surnaturelles et des mystères;
Q. mériter d'être les dépositaires des secrets du ciel;
R. sauver les hommes;
S. soumettre les démons;
T. triompher des passions et des vices;
V. vaincre la chair;
X. gouverner la nature entière;
Y. faire une guerre à toute outrance au péché;
Z. être des temples vivants de la paix souveraine du cœur, et par la grâce des imitateurs parfaits de notre Seigneur Jésus Christ.
15. Lorsque nous nous sentons frappés d'une maladie grave, c'est alors que nous devons redoubler de soin et de vigilance. En effet c'est dans ces moments où les démons, nous voyant comme abattus par la maladie, et incapables par la faiblesse de notre corps, de nous servir de nos saints exercices qui étaient les armes avec lesquelles nous les mettions en fuite, ont coutume de faire les derniers efforts pour nous vaincre. Pendant leurs maladies les gens du monde sont exposés aux emportements de la colère, et quelques fois à l'impiété des blasphèmes, mais les moines et ceux qui vivent loin du siècle, s'ils ont en abondance les choses qui leur sont nécessaires, sont exposés aux tentations d'intempérance, et même de luxure. Quant à ceux qui sont privés de secours lorsqu'ils sont malades, comme les solitaires, ils sont terriblement tentés de se livrer à la négligence, à l'ennui et à la tristesse.
16. J'ai même vu quelquefois que le démon de l'incontinence augmentait les douleurs de certains malades, au point de leur donner des mouvements par lesquels leur conscience pouvait être troublée. Or je ne pouvais me rendre raison comment, au milieu d'aussi grandes souffrances, la chair fût encore capable de se révolter contre l'esprit; mais comme je retournai ensuite pour les visiter, je les trouvai sur leur lit de douleur tellement soulagés par les secours spirituels que Dieu leur avait accordés et par les sentiments de componction qu'il leur avait inspirés, que la consolation qu'ils avaient ainsi reçue, leur ôtait le sentiment de leurs souffrances, et leur faisait désirer de ne jamais en être délivrés. Enfin je retournai encore les voir, et je les trouvai toujours malades; mais je remarquai que leurs douleurs et leurs souffrances avaient été des remèdes salutaires et efficaces pour les guérir de leurs maladies spirituelles. J'adorai Dieu et le remerciai de la grâce qu'il faisait aux hommes en se servant de leur corps de boue pour les purifier et les sanctifier.
17. Il y a dans le fond de notre âme un sentiment tout spirituel, lequel nous porte sans cesse à le chercher dans nous, quand même il ne s'y trouve pas et lorsque nous avons le bonheur de le trouver, nous ne tardons pas de voir les ténèbres produites par les passions déréglées se dissiper et disparaître de notre esprit. C'est ce qui a fait dire à un homme sage cette parole remarquable : Vous trouverez en vous un sentiment tout divin.
18. La vie monastique doit remplir tous les sentiments du cœur, régler toutes nos actions, veiller sur nos paroles, former nos pensées et présider à tous nos mouvements : autrement ce ne serait pas une vie monastique, et bien moins, une vie angélique.
19. Concevez la différence qu'il y a entre la providence de Dieu, le secours de sa grâce, la protection qu'Il accorde, la miséricorde dont il use à notre égard et les consolations dont il nous fait jouir. Sa providence brille d'une manière frappante dans tous les ouvrages de l'univers, mais nous ne voyons le secours de sa grâce qu'au milieu des fidèles; sa protection, que parmi ceux qui sont vraiment fidèles; nous observons sa Miséricorde dans ses serviteurs dévoués, et ses Consolations parmi ceux qui l'aiment sincèrement.
20. Parfois, ce qui a coutume d'être un bon remède pour certaines personnes, devient un poison véritable pour d'autres, et que ce même remède donné à la même personne, mais dans des circonstances différentes, lui est salutaire dans un temps, et funeste dans un autre.
21. J'ai vu un médecin spirituel, également ignorant et indiscret, lequel accabla si mal à propos de reproches un pauvre malade qui languissait sous le poids de ses péchés, qu'il le poussa dans les horreurs du désespoir. S'en ai vu un autre, plein de science et de sagesse, qui, par des reproches humiliantes, fit comme une incision dans un cœur gonflé d'orgueil, et en fit heureusement sortir toute la corruption infecte qui le gâtait et le salissait.
22. J'ai vu le même malade spirituel qui tantôt, pour se guérir des passions qui corrompaient son cœur, avalait comme un breuvage salutaire toute l'amertume de l'obéissance, et en devenait vigoureux, ardent, laborieux et vigilant, et tantôt, pour rendre la vue à l'œil de son âme, se tenait dans une immobilité et un silence parfaits, ne regardant personne et ne parlant à personne. Que celui qui a des oreilles pour entendre, comprenne ce que je veux dire ici !
23. Il y en a, et je vous avoue que je ne sais comment car je n’ai point cherché à connaître par moi-même et par mon propre jugement comment arrivaient ces dons et ces faveurs précieuses, mais enfin il y en a qui sont naturellement portés à la continence, au repos de l'âme, à la modestie, à la douceur et à la componction du cœur.
Il y en a d'autres qui ont des inclinations opposées à ces vertus, et qui combattent de tout leur pouvoir ce mauvais naturel. Or, quoique ces derniers ne triomphent pas toujours de leurs penchants, je les crois préférables aux premiers; car ils triomphent de la nature même.
24. Ne venez donc pas vous glorifier devant moi, vous qui, sans travail et sans peine, jouissez de ces dons et de ces faveurs de la nature; mais confessez avec humilité que le souverain Dispensateur des dons ne vous a si bien favorisés, que parce qu'Il connaissait votre extrême faiblesse, qu'Il prévoyait que, sans ces grâces toutes gratuites, vous vous seriez perdus, et parce que dans sa Bonté infinie, Il voulait vous sauver.
Nous devons encore observer qu'une bonne éducation, des instructions salutaires reçues dans notre enfance, les exercices spirituels auxquels nous nous sommes livrés pendant notre adolescence, peuvent dans la suite de notre vie nous porter à pratiquer la vertu et à faire profession dans la vie monastique; mais que toutes ces choses peuvent nous en détourner, si elles n'ont pas été bonnes et chrétiennes.
25. Les anges sont une lumière pour les moines; les moines doivent être la lumière des autres hommes. C'est pourquoi ils sont obligés spécialement à faire tous leurs efforts pour devenir des hommes exemplaires, et pour ne jamais, soit dans leurs paroles, soit dans leurs actions, donner lieu à personne de se scandaliser; car si la lumière se change en ténèbres, que deviendront les ténèbres elles-mêmes, je veux dire ceux qui vivent au milieu du monde ? (cf. Mt 6,23)
26. Si donc vous m'écoutez et que vous désiriez suivre mes avis, vous n'oublierez pas qu'il nous importe beaucoup de ne pas être légers ni inconstants, et de ne pas diviser les forces de notre âme, déjà si pauvre et si faible, si nous voulons combattre avec quelque avantage les milliers d'ennemis qui nous attaquent; car autrement il nous serait impossible de connaître et d'éviter les ruses infinies dont ils se servent pour nous perdre.
27. Munissons-nous donc des secours que nous offre la très sainte Trinité, et employons trois vertus pour faire la guerre à trois vices différents. Si nous ne le faisons pas, nous nous exposons évidemment à des maux et à des inquiétudes innombrables.
28. En effet, si Dieu, qui autrefois changea la met en terre ferme, est avec nous, ne serons-nous pas semblables aux Israélites ? éclairés et protégés par sa Présence, nous passerons sans danger à travers les flots mugissants, et nous verrons nos Égyptiens ensevelis sous les eaux; mais, au contraire, si Dieu ne nous assiste pas qui pourra seulement entendre, sans frémir, le bruit confus des vagues et des flots ? qui sera capable de se soutenir devant les efforts furieux de sa propre chair ?
29. Si Dieu, par les bonnes œuvres que sa grâce nous fera pratiquer, se montre dans notre cœur, aussitôt tous nos ennemis, qui sont les siens, seront dissipés et mis en déroute; et si, par la sainteté et la ferveur de nos prières, nous L'appelons à notre secours, tous ceux qui, selon l'expression de David, haïssent le Seigneur, prendront la fuite en sa présence (cf. Ps 67,2), et nous pouvons ajouter : à la nôtre. 30. N'oublions pas que ce ne sera point avec des paroles vaines et stériles, que nous apprendrons les choses célestes; mais par nos travaux, nos efforts et nos sueurs. Il ne s'agira pas en effet à la fin de notre vie de présenter au souverain Juge des paroles, mais des œuvres.
31. Lorsque quelqu'un apprend qu'un trésor est caché quelque part, il s'empresse de fouiller pour le trouver, et s'il le trouve, il le garde avec un grand soin. Ceux qui sont riches sans avoir travaillé pour le devenir, dissipent ordinairement leur fortune.
32. Les habitudes vicieuses et invétérées ne se corrigent pas sans de grandes difficultés ni sans de grands efforts; les moines qui les ont encore fortifiées par de mauvaises actions continuellement répétées, ou tombent misérablement dans le désespoir, ou par leur aveuglement ne retirent aucun avantage de leur profession religieuse et de leur consécration à l'obéissance. Mais faut-il entièrement désespérer de ces personnes ? Non, parce que je sais que Dieu est tout-puissant et qu'Il peut les retirer de cet abîme.
33. Quelques personnes me proposèrent un jour une question fort difficile à résoudre, qui, à mon avis, surpasse la portée de l'esprit de ceux qui me ressemblent et qu'on ne trouve dans aucun ouvrage connu : Quels sont, me dirent-ils, les vices qu'enfantent les huit péchés capitaux, et quels sont les trois péchés de ces huit qui produisent les cinq autres ? Or, comme je ne pus répondre à cette question si hardie, je fus obligé d'avouer mon incapacité. Mais voici ce que ces pères m'en dirent eux-mêmes.
L'intempérance est la mère de la luxure; la vaine gloire, de la paresse; la tristesse et la colère sont mères de l'orgueil, de l'envie et de l'avarice, et la vaine gloire est encore mère de l'orgueil.
Quand ils m'eurent expliqué cette première chose, je me permis de demander à ces hommes vénérables de vouloir bien contenter mes désirs, en m'apprenant quels étaient les péchés produits par les péchés capitaux, et de quel péché chacun tirait son origine, et voici encore la réponse qu'ils me firent avec une bonté et une affection admirables : Il ne faut pas chercher de l'ordre et de la raison parmi des passions folles et impétueuses, puisqu'on n'y trouve que désordre et confusion. Ce fut ce qu'ils me démontrèrent par des exemples très justes et très convenables et par des raisons nombreuses, fortes convaincantes; et j'en dirai ici quelque chose pour vous donner la facilité de juger du reste.
Ainsi, selon ces pères, les ris dissolus et à contretemps viennent, tantôt de l'incontinence, tantôt de l'intempérance, tantôt de la vaine gloire, principalement lorsqu'on se glorifie sans honte et sans pudeur; l'excès dans le sommeil est produit quelquefois par les excès de la bonne chère, d'autres fois par les jeûnes observés dans un esprit d'orgueil; ici par la paresse, là par les besoins réels de la nature, des paroles inutiles procèdent assez souvent et de l'intempérance et de la vaine gloire; on est esclave de la paresse ou parce qu'on se traite trop délicatement, ou parce qu'on manque de crainte de Dieu; les blasphèmes sont ordinairement les enfants de l'orgueil; ils peuvent encore être occasionnés en nous par notre penchant à croire que nos frères s'en rendent coupables; quelquefois cependant c'est le démon qui en est l'auteur, à cause de l'envie qu'il nous porte.
L'endurcissement du cœur prend naissance, et dans la bonne chère, et dans une certaine indifférence pour les choses saintes, et dans l'affection que nous avons pour les créatures; cette affection mondaine et sensuelle peut elle-même venir de l'esprit d'impureté, l’avarice, d'intempérance, de vaine gloire et de plusieurs autres causes. La colère et la malice tirent communément leur origine de l'enflure du cœur et de l’estime que nous avons pour nous; l'hypocrisie est le fruit de la complaisance que nous avons en nous-mêmes, de la confiance que nous mettons dans notre conduite, laquelle nous excite à penser et à croire que nous sommes capables de nous suffire, d'être maîtres et les arbitres de nos actions.
Les vertus opposées à ces vices prennent naissance dans des causes toutes contraires. Mais comme le temps me manque, je ne peux traiter de chacune d'elles en particulier; c'est pourquoi je me contente de dire que c'est l'humilité qui chasse tous les vices de notre cœur, et leur donne la mort, et que ceux qui ont le bonheur de posséder cette vertu, triomphent de tous les vices et de toutes les passions.
La volupté et la méchanceté sont les mères fécondes de toute sorte de maux; et ceux qui sont esclaves de ces deux, vices redoutables, ne verront jamais le Seigneur. C'est ne rien faire que de terrasser la première, si nous n'abattons pas la seconde de ces deux passions.
34. Apprenons à craindre le Seigneur par la crainte que nous inspirent l'autorité et la puissance des princes et des magistrats, et la présence des animaux féroces; apprenons à l'aimer et à désirer de le posséder, par l'exemple des mondains : voyez comme ils se livrent à l'amour des créatures pour les beautés qu'ils aperçoivent dans elles. Sachons ici que rien ne nous défend de profiter des exemples des passion cherchant à établir les vices dans les cœurs, pour nous former aux vertus qui leur sont contraires.
35. Le siècle où nous vivons, est horriblement corrompu. On ne voit partout qu'orgueil et dissimulation. On pratique peut-être encore quelques vertus extérieures; mais sont-elles réelles et véritables ? voit-on aujourd'hui ces dons et ces faveurs extraordinaires dont autrefois Dieu se plaisait à récompenser la ferveur et la sincérité de la dévotion ? cependant le monde eut-il jamais plus besoin de ces dons et de ces grâces ? Mais ne soyons pas étonnés de cette absence et de cette privation; car ce ne sont pas précisément les travaux extérieurs qui nous font trouver et posséder Dieu, ce sont la simplicité et l'humilité du cœur, selon cette parole de saint Paul: La puissance du Seigneur se fait surtout remarquer dans la faiblesse de l'homme (cf. 2 Cor 12,9), et il est certain que Dieu ne rejettera jamais un cœur humble et docile.
36. Lorsque nous verrons quelques-uns de nos frères qui servent Dieu, tomber dans quelque maladie corporelle, ne soyons pas si méchants que de croire que cet accident fâcheux leur est arrivé par un secret jugement de Dieu qui les punit par là de quelques fautes qu'ils ont commises; mais dans la simplicité de notre cœur, et sans mauvaises pensées, prenons soin d'eux : car ils sont membres du corps auquel nous appartenons tous; ce sont des compagnons d'armes avec lesquels nous faisons la guerre à un ennemi commun.
37. Dieu envoie quelquefois des maladies pour purifier notre âme des souillures que les péchés lui ont faites, et quelquefois pour nous aider à chasser la vanité de notre esprit.
38. Il n'est pas rare encore que Dieu, dont la Bonté et la Miséricorde sont infinies, en nous voyant lâches et paresseux dans les saints exercices de la piété, Se serve de la maladie comme d'une mortification salutaire et plus facile pour humilier et affaiblir nos corps rebelles, pour purifier notre esprit des mauvaises pensées et pour délivrer notre cœur des passions déréglées.
39. Mais observons ici que pour toutes les choses qui nous arrivent, soit visibles, soit invisibles nous les recevons de trois manières différentes; d'abord, avec un esprit de douceur et d'humilité; ensuite, avec des sentiments de colère et de répugnance; enfin, avec une froide indifférence. C'est ce que j'ai vu moi-même dans trois frères qui avaient été corrigés et punis ensemble. Le premier ne souffrit la correction et n'accepta la pénitence qu’avec colère et indignation; le second endura l'une et reçut l'autre sans trouble et sans tristesse; enfin, le troisième supporta l'une et l'autre avec joie et contentement.
40. J'ai vu des cultivateurs semer les mêmes grains et se proposer des fins différentes; car les uns se proposaient dans la récolte qu'ils attendaient, de payer leurs créanciers, et les autres, d'augmenter leurs richesses; ceux-ci avaient l'intention de faire des présents à leurs maîtres, et ceux-là, de mériter de la part des passants des louanges sur leur excellente manière de cultiver leurs champs; d'autres ne désiraient avoir une récolte abondante, qu'afin de pouvoir contenter l'envie qui rongeait leur cœur, et de vexer leurs rivaux; et d'autres ne voulaient une belle récolte qu'afin d'éloigner d'eux la honte d'être regardés pour des négligents et des paresseux. Mais voici quelle est la semence dont se servent ces laboureurs : ce sont les jeûnes, les veilles, les aumônes, les services rendus à leurs frères, l'obéissance et autres choses semblables. Quant aux fins et aux intentions qu'ils se proposent, qu'on les examine et qu'on les cherche avec soin et sérieusement.
41. Que ce soit devant le Seigneur et avec les mêmes précautions que prennent ceux qui vont puiser de l'eau dans une fontaine; car il arrive quelquefois qu’en ne voulant puiser que de l'eau, on prend aussi des grenouilles. C'est ainsi que nous-mêmes, en voulant pratiquer la vertu, nous mêlons avec elle des défauts : par exemple, l'intempérance se mêle facilement avec l'hospitalité, l'amour sensuel avec la charité, la finesse avec la discrétion, la malice avec la prudence; la fourberie, la paresse, la lenteur, la contradiction, la mauvaise volonté de vivre à sa guise et selon ses goûts, et la désobéissance, avec la douceur; l'arrogance, la fierté, avec le silence; la vanité avec la joie spirituelle, la paresse avec l'espérance, le jugement téméraire avec la charité; la tiédeur, l'engourdissement, avec la solitude et la retraite; l'aigreur, avec la chasteté; une trop grande confiance en soi-même avec l'humilité; quant à la vaine gloire, regardons-la comme un fard, un collyre, ou plutôt comme un venin subtil qui cherche à s'insinuer dans toutes les vertus.
42. Ne nous affligeons pas, si Dieu, n'exauce pas nos prières et nos supplications, aussitôt que nous le désirerions; car il désire Lui-même ardemment que tous les hommes soient tout de suite délivrés des passions qui les troublent et les tyrannisent. 43. Tous ceux qui demandent à Dieu quelque grâce, ne sont pas écoutés, c'est, je crois, pour quelqu'une des raisons suivantes : c'est parce, qu'ils ne sollicitent pas cette faveur dans le temps qu'il convient, parce qu'ils ne la demandent pas avec les dispositions requises, parce qu'ils sont possédés de quelque sentiment de vaine gloire et d'orgueil; enfin parce que, s'ils étaient exaucés, ils tomberaient dans la tiédeur et dans la négligence.
44. Personne, je pense, ne doute que les démons et les passions me se retirent de notre âme, tantôt pour un temps, tantôt pour toujours; mais il y a fort peu de gens qui sachent pourquoi les uns et les autres nous abandonnent de la sorte.
45. Il arrive que les passions quittent, non seulement ceux qui ont la foi, mais aussi ceux qui ne l'ont pas; exceptons-en néanmoins une, laquelle demeure en eux, pour tenir, elle seule, la place de toutes les autres : or cette passion si funeste et si terrible, qu'elle a chassé les anges du ciel, c'est l'orgueil.
46. Remarquons que le feu céleste et divin de la charité consume entièrement la matière de nos péchés. Lorsque les démons, de leur plein gré, se retirent de nous et ne nous tentent plus par le moyen des passions.
47. Ils ne le font ordinairement que pour nous tromper par une fausse sécurité que ce calme et cette tranquillité inspirent, et pour s'emparer plus facilement et tout d'un coup, de notre pauvre cœur, l'empoisonner par les vices de telle sorte, qu'il soit dans le cas de se tendre des pièges à lui-même et de se faire une guerre cruelle.
48. Je connais encore une autre ruse des démons quand ils cessent de nous fatiguer et de nous attaquer c'est que nous ayant déjà habitués au vice, ils n'ont pas besoin de nous tenter, et qu'en nous tentant ils craindraient de réveiller notre conscience qu'ils ont endormie. Nous pouvons dire ici que les enfants à la mamelle, sont la figure des pécheurs que les démons ont accoutumés au vice : lorsque leurs mères les retirent de leur sein, ils se mettent à sucer leurs doigts.
49. Sachons donc que ce sont la simplicité, l'innocence et l’intégrité de la vie, qui sont surtout capables de délivrer notre âme des perturbations et de l'agitation des passions, et de lui procurer une paix délicieuse, selon cette parole de David : C'est avec justice que j'attends mon salut du Seigneur, car c'est Lui qui sauve ceux qui ont le cœur droit, (cf. Ps 7,12) et Il nous délivre ainsi de nos maux, de manière qu'à peine nous en apercevons-nous et que nous sommes semblables aux petits enfants qu'on dépouille de leurs vêtements sans qu’ils aient le sentiment de leur nudité.
50. Les vices et la méchanceté ne sont point originairement dans la nature de l'homme, puisque Dieu n'est point l'auteur des passions. Mais il y a dans lui plusieurs bonnes inclinations naturelles que Dieu lui a données : telles sont, par exemple, la tendresse et la compassion pour les malheureux; ne voyons-nous pas les païens touchés de commisération pour ceux qui souffraient ? telles sont encore l'affection et la bienveillance : les animaux mêmes témoignent de la tristesse, en se voyant séparés les uns des autres; la foi, puisque nous sentons en nous une violente inclination à croire ce qu'on nous raconte; l'espérance, car nous n'empruntons et ne prêtons de l'argent, nous ne faisons des voyages sur terre et sur mer que dans l'espoir de quelques avantages et de quelque profit; et si l'amour que nous avons pour nos frères est fondé sur notre nature, et que la charité soit le lien et la perfection de la loi, il s'en suit que cette vertu, ainsi que les autres, n'est point hors de notre nature, et que ceux qui, pour ne pas pratiquer le bien, allèguent leur faiblesse, doivent être couverts de honte et de confusion.
51. Quant à la chasteté, à la douceur, à l’humilité, à la prière, aux veilles, aux jeûnes et à la componction, nous disons que ce ne sont pas des vertus qu'on puisse pratiquer par les seules forces de la nature. Or quelques-unes de ces vertus nous ont été enseignées par les hommes; d'autres, par les anges; d'autres, par le Verbe éternel de Dieu, qui nous en facilite la pratique par sa grâce.
52. Nous trouvons-nous dans l'indispensable nécessité de souffrir quelques maux ? la prudence nous dicte que nous devons toujours, si la chose est possible, choisir le moindre et le plus léger. Ainsi, par exemple, lorsque nous nous appliquons à la prière, s'il nous arrive quelques-uns de nos frères, faut-il alors interrompre notre saint exercice, ou faut-il, sans les saluer ni leur dire un seul mot, les laisser partir tout affligés de n'avoir pu s'entretenir un moment avec nous ? Je réponds ici que la charité est plus excellente que la prière; car celle-ci est une vertu particulière, et celle-là renferme toutes les vertus.
53. Dans ma tendre jeunesse il m'arriva qu’étant allé dans une ville, ou un gros bourg, je ne fus pas plus tôt à table, que je me sentis furieusement tenté sur l'intempérance et la vaine gloire; mais comme je craignais les effets déshonorants de la gourmandise, je préférai de succomber à la tentation de la vanité; car je connaissais que dans les jeunes gens le démon de la vaine gloire cède assez facilement le pas au démon de l'intempérance, et dans cela il n'y a rien qui doive nous étonner. Mais si dans les gens du monde l'avarice est pour eux la source funeste et principale de toute sorte de maux, disons-en autant de l'intempérance par rapport aux moines.
54. Ne manquons pas ici d'observer que Dieu permet quelquefois que des spirituels demeurent sujets à certains petits défauts, mais qui ne sont pas capables de les souiller ni d’offenser le Seigneur, afin que forcées à se faire des reproches continuels, elles puissent acquérir un grand trésor d'une humilité solide qu'il soit impossible à leurs ennemis de leur enlever.
55. Ceux qui n'ont pas vécu sous le joug salutaire de l'obéissance, ne sont pas capables de parvenir à une humilité sincère et véritable. Jugeons-en par ceux qui apprennent quelque art ou quelque métier : s'ils n'ont qu'eux-mêmes pour maîtres, feront-ils autre chose que de suivre les jeux de leur imagination ? connaîtront-ils les règles de cet art ?
56. Ce n'est pas sans raison que nos pères font consister la sainteté de la vie dans la pratique de l'humilité et de la tempérance, vertus qui, aux yeux des hommes, semblent être bien ordinaires et bien communes. En effet, la tempérance nous prive des plaisirs des sens, et l'humilité nous conserve dans cette privation et empêche aux voluptés charnelles de pousser en nous de nouveaux bourgeons. C'est pour la même fin que la pénitence a deux effets salutaires : elle efface en nous nos péchés, et nous fait acquérir l'humilité.
57. En général, les hommes pieux, se sentent portés à donner à ceux qui leur font des demandes et leur exposent leurs besoins; mais les personnes qui possèdent cette précieuse qualité dans un degré plus parfait, ne consultent que les besoins de leurs frères, et, pour faire des largesses, n'attendent pas qu'on les leur demande. Ne pas reprendre et ne pas exiger qu'on nous rende les choses qu'on nous a prises, ce n'est que le propre des hommes qui ont renoncé à toute affection pour les biens périssables.
58. Ne cessons donc jamais de considérer les vices et les vertus, afin que nous puissions savoir où nous en sommes par rapport à la piété. Commençons-nous? avançons-nous ? nous perfectionnons-nous ?
59. Les combats que nous livrent les démons, viennent de trois causes différentes: de notre amour pour les plaisirs, de notre orgueil et de l'envie qu'ils nous portent. Appelons heureux ceux qui sont les objets de l'envie des démons; mais disons qu'ils sont malheureux et bien malheureux, ceux qui se livrent à l'orgueil, et inutiles et vains, ceux qui sont esclaves des sens et attachés aux plaisirs de la chair.
60. Il est un certain sentiment, ou plutôt certaine habitude, qu'on doit appeler force et patience, par laquelle on ne redoute et l'on ne refuse aucun travail ni aucune peine : c'est cet esprit de force, de générosité et de patience qui enflammait tellement le cœur des martyrs, qu'ils allaient jusqu'à mépriser les tourments les plus affreux.
61. Nous devons mettre une grande différence entre veiller sur les pensées de notre esprit, et veiller sur les affections de notre cœur; car autant l'orient est éloigné de l'occident, autant la vigilance sur les affections de notre cœur l'emporte en dignité et en excellence sur la vigilance que nous exerçons sur les pensées de notre esprit, quoique l'une donne plus de travail et de peine que l'autre.
62. Se servir de la prière pour combattre les mauvaises pensées, les repousser avec horreur, les mépriser et e triompher entièrement, ne sont pas des choses qui ne se distinguent pas entre elles. Celui qui a dit à Dieu : Venez à mon aide, ô mon Dieu; Seigneur, hâtez-vous de me secourir (Ps 69,2), et autres paroles semblables, nous donne un exemple de ces trois choses; le même nous fait connaître la seconde, lorsqu'il dit : Je répondrai aux injustes accusations de ceux qui me chargent de reproches (Ps 118,42), et ailleurs : Vous nous avez mis en butte à tous nos voisins, (Ps 79,7); enfin il nous enseigne la troisième, celui qui a proféré ces mots : J'ai mis une garde à ma bouche; dans le temps que le pécheur s'élevait contre moi, je me suis tu et j’ai gardé le silence (Ps 38,2), et encore : Les orgueilleux agissaient avec beaucoup d'injustice à mon égard, mais je ne me suis pas détourné de votre sainte loi (Ps 118,51). Or celui qui possède la seconde de ces dispositions, a souvent besoin de recourir à la prière, parce qu'il n'est pas assez préparé ni assez fort pour résister aux démons; celui qui se sert de la prière, sans vouloir exciter en lui l'horreur des mauvaises pensées, ne pourra jamais les chasser ni les éloigner de son esprit; enfin celui qui possède la troisième, rejette avec dédain et décourage entièrement les démons.
63. On ne peut pas, naturellement parlant, saisir ni limiter ce qui est simple et spirituel. C'est Dieu seul, qui a tout créé, qui en est capable.
64. Comme ceux qui ont l'odorat excellent, sentent facilement les parfums aux approches d'une personne qui en a sur elle, quoiqu'elle les tienne cachés; de même une âme pure sent facilement en elle-même, par un don particulier de Dieu, la bonne odeur de la vertu qu'elle a reçue de lui. Je vais plus loin, et je ne crains pas de dire que quelquefois elle sent même dans les autres, sans qu'ils s'en aperçoivent, la mauvaise odeur du vice dont heureusement elle est délivrée.
65. S'il est vrai que tous ne peuvent prétendre à jouir de l’impassibilité, qui délivre de toutes les passions; il est également vrai que tous peuvent se réconcilier avec Dieu et obtenir le salut éternel.
66. Gardez-vous bien d'estimer et de vouloir imiter certaines personnes qui doivent totalement vous être étrangères, je veux dire ces gens curieux qui veulent témérairement pénétrer les secrets de la divine Providence, approfondir les illuminations que Dieu répand dans quelques âmes privilégiées, et prononcer dans eux-mêmes que Dieu fait acception des personnes. Toutes ces sortes de personnes font bien voir que réellement elles sont les tristes enfants et les malheureuses esclaves de l'orgueil.
67. L'avarice, pour se cacher, se couvre quelquefois du manteau de l'humilité; la vaine gloire, au contraire, et l'incontinence portent à de grandes aumônes. Quant à nous, faisons tous nos efforts pour nous affranchir de ces deux passions détestables, et ne cessons d'avoir des sentiments de bienveillance envers les pauvres, et de leur faire du bien.
68. Quelques-uns ont dit qu'il y avait des démons ennemis d'autres démons, et qu'ils se faisaient la guerre les uns aux autres. Pour moi, tout ce que je sais, c'est qu'ils en veulent tous à la perte de nos âmes.
69. Nos exercices spirituels, soit extérieurs et visibles, soit intérieurs et invisibles, sont ordinairement précédés d'une bonne résolution et d'un bon propos, d'une sainte affection et d'un pieux désir; mais toutes ces heureuses dispositions, nous les devons à la grâce de Dieu, qui agit en nous et avec nous.
70. Sans le bon propos, nous ne ferions point de bonnes œuvres; car si, comme nous l'enseigne l'Ecclésiaste : tout ce qui se passe sous le ciel, doit se faire dans un temps convenable (Ec 3,1), nous sommes essentiellement obligés dans notre saint état, qui est une république céleste, à considérer avec la plus grande attention quelles sont les choses qui conviennent aux circonstances dans lesquelles nous nous trouvons, et de quelle manière elles conviennent; car il est certain que, pour ceux qui combattent dans la carrière de la vie religieuse, il y a un temps où ils jouissent d’une grande tranquillité d'âme et sont délivrés de tout trouble et de toute agitation. Or je ne parle ici qu'à ceux qui ne font que d'entrer dans cette sainte carrière. Il est encore certain qu'il y a un temps de larmes et un temps d'aridité et de dureté de cœur, un temps pour obéir et un temps pour commander, un temps pour jeûner et un temps pour manger, un temps de guerre où notre corps est précisément l'ennemi que nous avons à combattre, et un temps de paix où nous avons heureusement triomphé des ardeurs de la concupiscence, un temps de tempête et un temps de sérénité, un temps de tristesse et un temps de joie, un temps pour enseigner et un temps pour apprendre, un temps où l'enflure du cœur souille la conscience, et un temps où l'humilité la purifie; un temps de combat et un temps de repos, un temps de tranquillité et un temps de travail, un temps pour prier longuement et avec assiduité, et un temps pour exercer les fonctions de son état ou de son emploi. C'est pourquoi, loin de nous laisser entraîner par une ardeur pleine d'orgueil, ne faisons chaque chose qu'au temps qui lui est assigné et qui lui convient. Gardons-nous en hiver de chercher des fruits qu'on ne trouve que pendant l'été, et de vouloir moissonner quand il s'agit de semer; car il est un temps destiné à semer les grains précieux des travaux, des sueurs et des austérités, et un autre temps pour en recueillir les fruits inestimables et incompréhensibles.
71. Il est des personnes, qui, par une disposition secrète et impénétrable de la divine Providence, reçoivent la récompense de leurs travaux avant même de s'y livrer; d'autres, pendant qu'elles s'y appliquent; d'autres, après les avoir terminés; d’autres, enfin, ne la reçoivent qu'après leur mort. Nous devrions ici chercher à connaître quelles ont été les plus humbles de ces différentes personne.
72. Nous remarquerons qu'il est une espèce de désespoir qui vient de la multitude des péchés qu'on a commis, des reproches poignants de la conscience, et de la tristesse cruelle et insupportable que la vue de leur énormité inspire à une âme. Ce désespoir arrive ordinairement à ceux qui sont comme accablés par la multitude effrayante des blessures que leurs passions leur ont faites, et qui succombent sous le poids immense de leurs iniquités. Nous observerons aussi qu'il est une autre espèce de désespoir qui prend naissance dans l'orgueil et dans la folle estime que nous avons de nous-mêmes. Or cette nouvelle espèce de désespoir est le partage ordinaire des personnes qui, après être tombées dans quelques fautes considérables, ne veulent pas reconnaître qu'elles s'en sont rendues coupables. Mais si l'on veut tant soit peu réfléchir, on trouvera que celui qui a le malheur de se livrer au premier désespoir, se trouve exposé à tomber dans toute sorte de crimes, et que celui qui se livre au second, pourra fort bien extérieurement continuer d'être fidèle, aux saints exercices de la vie religieuse, quoique ses sentiments soient contraires à sa conduite. Cependant ces deux espèces de pécheurs désespérés peuvent obtenir leur guérison : le premier, en se corrigeant et en mettant une confiance fidèle; le second, en pratiquant l'humilité, et en cessant de faire des jugements téméraires.
73. Il est une chose fort extraordinaire et très surprenante, et qui néanmoins ne doit étonner personne, c'est d'entendre les gens tenir les discours les plus édifiants et de les voir tomber dans les fautes les plus effrayantes. L'orgueil dans le ciel a dénaturé et perdu les anges.
74. Que dans toutes vos actions et dans tous vos exercices, votre règle soit de bien examiner, si vos démarches et vos opérations corporelles, ainsi que celles qui, tout purement spirituelles, sont conformes à la loi de Dieu; et cette règle regarde aussi bien ceux qui sont soumis au joug de l'obéissance, que ceux qui ne reconnaissent point de supérieur. Ainsi par exemple, si dès le commencement de notre carrière religieuse nous nous livrons a quelque exercice, qu'il soit peu ou qu'il soit beaucoup important, et qu'après nous y être appliqués, nous n'en soyons pas devenus plus humbles, il est bien à craindre que cet exercice n'ait pas été fait de manière à pouvoir être agréable à Dieu et conforme à sa sainte Volonté. En effet, étant si novices dans les voies de la vie religieuse, c'est assurément l'humilité qui peut nous faire connaître si nos actions sont selon Dieu; comme dans ceux qui sont fort avancés dans la perfection, ce sont le repos de l'âme et l'affranchissement des passions, qui leur donnent cette connaissance; et dans ceux qui sont enfin parvenus à cette perfection, c'est une surabondance de lumière céleste.
75. Quelquefois les âmes élevées estiment peu les choses qui en effet sont d'une bien petite importance; mais souvent les esprit légers et superficiels regardent comme d'une grande importance ce qu'est ni bon ni parfait sous tous les rapports.
76. Lorsque l'air est pur, nous voyons briller les rayons du soleil; c'est ainsi qu’une âme que Dieu a purifiée par sa grâce, voit en elle-même briller les rayons de la lumière céleste.
77. Disons ici que faire une faute, mener une vie oisive, se laisser aller à la négligence, sentir des inclinations déréglées et les contenter, sont autant de choses qui doivent se distinguer les unes des autres. Que celui qui a reçu les lumières nécessaires pour pouvoir trouver cette différence, la cherche avec sincérité.
78. Plusieurs élèvent jusqu'au ciel et regardent comme le bonheur de la vie, la grâce et la puissance de faire des miracles et d'être grands devant les hommes par des faveurs et des grâces extraordinaires et surnaturelles; mais ils se trompent, mais ils ignorent que les dons du ciel qui nous exposent le moins à faire des chutes, sont les plus précieuses faveurs que nous puissions recevoir de Dieu.
79. Un homme qui est parfaitement purifié de ses péchés, connaît l'état et les dispositions intérieures du prochain, du moins d'une manière imparfaite. Le progressant, lui, juge de l’état de l’âme d’après le corps.
80. Un petit feu peut incendier tout une forêt, et une petite faute est capable de nous faire perdre tout le fruit de nos travaux spirituels.
81. Il existe un petit soulagement qu'on peut accorder à la chair rebelle et ennemie, lequel donne de la force à l'âme, sans exciter les ardeurs de la concupiscence; mais il est aussi de grandes fatigues qui la font révolter contre l'esprit. Dieu le permet ainsi, afin que, ne mettant point notre confiance en nous-mêmes nous ne la placions qu'en Dieu, qui par des moyens cachés peut mortifier en nous les feux les plus ardents de la concupiscence.
82. Voyons-nous des personnes qui nous aiment selon Dieu et pour Dieu, conservons à leur égard la retenue convenable, et gardons-nous bien d'user vis-à-vis d'elles de certaines familiarités; car il n'y a rien qui soit plus capable de nuire à l'amitié et de changer plus facilement les affections de tendresse en sentiments de haine et d'aversion, qu'une trop grande liberté.
83. Il est subtil et pénétrant l'œil de notre âme; car, si nous exceptons les anges, il surpasse en lumière et en finesse toutes les autres créatures. Aussi voyons-nous que ceux-là mêmes qui sont encore agités de leurs passions, pourvu qu'ils ne soient pas ensevelis dans la boue du péché, en vertu de la grande affection qu'ils ont pour leurs frères, connaissent les pensées et les sentiments qui sont dans leurs âmes.
84. Si rien n'est plus opposé à un être simple et spirituel que la matière et un corps, quiconque lira ces paroles, comprendra. 85. Les observations que les gens du monde avec leur esprit mondain et charnel font sur le cours de la divine Providence, ne peuvent produire en eux, et chez les moines, que des ténèbres épaisses et funestes.
86. Les personnes peu fermes et peu constantes dans la pratique de la vertu, ne doivent pas ignorer que c'est parce que Dieu prend un soin particulier de leur salut, qu'il permet qu'elles se trouvent exposées à des indispositions corporelles, à des dangers et à des accidents fâcheux et les gens parfaits dans le bien doivent voir dans calamités sensibles, une preuve bien consolante de la présence du saint Esprit, et une marque assurée de l'augmentation des dons célestes dans leur âme.
87. Nous devons nous défier d'un démon qui, lorsque nous sommes sur le point de nous endormir, cherche à remplir notre esprit de mauvaises pensées. Il espère que, par notre négligence à les chasser et à nous armer de la prière, nous nous livrerons au sommeil avec ces pensées, et qu'elles nous occasionneront de mauvais songes pendant la nuit.
88. Il est un esprit, que nous pouvons appeler précurseur, lequel se présente a nous à notre réveil, afin de nous tenter et de corrompre la pureté de notre âme par des pensées infâmes qu'il tâche de nous inspirer. C'est pourquoi nous devons employer le plus grand soin pour consacrer fidèlement à Dieu les prémices de chaque journée; car elle appartiendra sûrement à celui qui en aura été mis en possession le premier. Aussi un grand serviteur de Dieu me dit un jour cette parole remarquable : Je prévois et je connais ce que je serai pendant la journée par l'état dans lequel je me trouve, en la commençant.
89. Il y a plusieurs voies qui conduisent les âmes à la piété, mais il y a aussi plusieurs chemins qui peuvent les mener au malheur éternel. Or parmi ces voies qui font arriver au salut, il en est qui, ne convenant pas à quelques personnes, conviennent fort bien à d'autres; et cependant la conduite des unes et des autres est agréable à Dieu.
90. Dans toutes les tentations auxquelles nous sommes exposés, les démons font tous leurs efforts pour nous faire dire ou faire des choses qui ne conviennent pas. S'ils ne peuvent obtenir de nous ce qu'ils souhaitaient, ils cherchent fort adroitement à nous faire rendre à Dieu des actions de grâces de la victoire que nous avons remportée, dans l'esprit et avec les sentiments orgueilleux.
91. Ceux qui ont du goût pour les choses célestes, soit qu'ils aient renoncé volontairement aux choses de la terre, soit que la mort les en ait heureusement délivrés, montent glorieusement au ciel, tandis, au contraire, que ceux qui n'aiment que les choses de la terre, descendent, après leur mort en bas. Il n'y a point de milieu.
92. Mais n'est ce pas une chose surprenante que l'âme, qui a été créée dans notre corps et qui y a reçu sa nature et son existence, et non pas en elle-même, puisse néanmoins exister hors de notre corps, lorsque la mort l'en a séparée.
93. Les mères pieuses donnent naissance à des filles pieuses, et c'est le Seigneur qui a créé leurs mères. Or il n'y a point d'absurdité d’appliquer cette règle dans le sens contraire.
94. Celui qui ne se sent pas le courage nécessaire, ne doit pas aller à la guerre; c'est ce que Moïse, ou plutôt le Seigneur, avait autrefois défendu aux Israélites; car il est à craindre que le dernier égarement d'une âme ne soit pire que sa première chute.
X
VINGT-SIXIÈME DEGRÉ
VINGT-SIXIÈME DEGRÉ
Du Discernement dans les pensées, les vices et les vertus.
1. Le discernement dans les personnes qui commencent à servir Dieu, est une connaissance exacte qu'elles ont de l'état de leur âme; par rapport à celles qui ont déjà fait quelques progrès dans le service du Seigneur, c'est un sentiment intérieur qui leur fait distinguer avec certitude le bien proprement dit de celui qui est seulement naturel et qui souvent fait la guerre au bien surnaturel; et dans celles qui ont heureusement atteint la perfection, c'est une connaissance qu'elles ont reçue des lumières que Dieu a répandues abondamment dans leur âme, par laquelle, non seulement elles sondent les plis et les replis de leur cœur, mais peuvent pénétrer jusque dans l'intérieur de leurs frères.
Mais si nous voulons définir le discernement d'une manière générale et qui puisse tout renfermer et convenir à tout, nous dirons et qu'elle est et qu'elle doit être une lumière intérieure qui nous fait connaître avec certitude, en tout temps, en tout lieu et dans toutes nos actions, qu'elle est la sainte et adorable volonté de Dieu, et que ceux-là seuls la reçoivent qui sont purs dans leurs affections, dans leurs actions et dans leurs paroles.
2. Celui qui par l'esprit de Dieu a vaincu trois ennemis de son salut, vient bien facilement à bout de terrasser les cinq autres; mais celui qui néglige d'attaquer et de vaincre ces trois ennemis, ne peut compter sur aucune autre victoire. Le discernement est donc une conscience sans tâche, elle n'habite que dans ceux dont les sens sont purs et chastes.
3. Personne, soit qu'il voie par lui-même, soit qu'il entende raconter aux autres que dans l'état religieux il arrive des choses extraordinaires et surnaturelles, ne peut, parce qu'il n'en connaît pas la nature, les révoquer en doute; car où habite Dieu, qui est au dessus de la nature, là il peut bien se trouver des choses au dessus de la nature et de ses lois ordinaires.
4. La paresse, l'orgueil, et l'envie des démons, sont les trois principales armes dont ces esprits infernaux se servent pour nous faire la guerre. La première de ces armes doit nous couvrir de confusion, la seconde nous précipite dans la dernière des misères; la troisième, est une véritable félicité et un bonheur parfait.
5. Après Dieu, c'est à notre conscience que nous devons recourir, comme à la règle que nous avons à suivre : c'est elle qui est chargée de nous faire connaître de quel côté s'élèvent les vents impétueux des tentations, de nous avertir quand il est à propos de tendre les voiles, et de nous diriger de manière que nous puissions éviter un triste naufrage.
6. Les démons, dans tous nos exercices de piété, nous tendent des pièges pour nous faire tomber dans trois fosses qu'ils ont eux-mêmes creusées. Ils s'efforcent d'abord de nous détourner de bien faire; ensuite, s'ils se voient vaincus dans ce premier combat, ils cherchent à corrompre notre cœur par des intentions mauvaises qu'ils nous inspirent, et à nous empêcher de ne nous proposer pour fin que la Gloire de Dieu; enfin, si dans cette seconde attaque, leurs efforts ne leur ont servi de rien, ils se cachent dans l'intérieur de notre âme, qui est tranquille, afin de lui inspirer que nous sommes vraiment heureux de ne rien faire que selon la Volonté de Dieu et pour sa plus grande gloire. Or nous résisterons à la première tentation par une grande diligence, une scrupuleuse exactitude à nos devoirs, et par la pensée et le souvenir de la mort; à la seconde, par l'obéissance et le mépris de nous-mêmes; et à la troisième, par la connaissance de notre imperfection et de l'inutilité de nos œuvres. C'est là le grand travail que nous avons continuellement à faire jusqu'à ce que le feu de l'amour de Dieu nous fasse entrer dans son sanctuaire. Car alors nous ne serons plus inquiétés, ni portés aux péchés, à cause de nos vieilles habitudes. Dieu, qui est un feu purifiant (Heb 12,29), consumera toutes les ardeurs funestes de la concupiscence, arrêtera tous ses mouvements déréglés, nous préservera de la présomption, et nous empêchera de tomber, soit dans l’aveuglement intérieur, soit dans l'aveuglement extérieur.
7. Mais les démons font précisément le contraire; car aussitôt qu'ils ont pu rendre notre âme leur triste esclave, ils y éteignent toute sorte de lumières, et nous réduisent à une telle pauvreté, qu'il ne nous reste ni prudence, ni discernement, ni connaissance, ni respect pour rien, et que nous n'avons pour partage que l'indolence, la stupeur, l'endurcissement, l'indiscrétion et l'aveuglement.
8. Ils connaissent par leur propre expérience, tout ce que nous venons de dire, ceux qui ont eu le bonheur de sortir de l'abîme d'impureté par le moyen des jeûnes et des autres austérités de la pénitence de renoncer à une confiance insensée dans leurs propres forces, pour suivre les règles de la modestie, et d'abandonner une honteuse impudence pour observer les lois de la pudeur.
Ils savent qu'aussitôt que leur âme fut délivrée et guérie de ses maladies mortelles, que leur esprit se trouva hors de ces ténèbres épaisses dans lesquelles il était enseveli, et que leur cœur fut purifié de la corruption du péché, ils eurent honte d'eux-mêmes, des actions qu'ils avaient faites et des paroles qu'ils avaient dites pendant leur déplorable captivité.
9. En effet, à moins que la lumière divine ne s'obscurcisse dans une âme, et qu'elle ne tombe dans les ténèbres d'une nuit funeste, les démons sont dans l'impuissance de lui enlever sa sainteté et son innocence, de l'immoler à leur fureur et de la perdre. Oui, je le répète tant qu'une âme en cette vie est éclairée des rayons du soleil de justice, les démons sont privés du pouvoir de lui faire du mal. Or les démons ravissent à une âme le trésor précieux de son innocence, en la soumettant, sans qu'elle s'en aperçoive, sous leur esclavage; ils l'immolent à leur fureur, lorsqu'ils étouffent en elle toutes les lumières de la conscience, de sorte qu'ils la précipitent dans des crimes honteux et détestables; enfin ils achèvent de la perdre, lorsqu'après l'avoir fait tomber dans le péché, ils la livrent aux horreurs du désespoir.
10. Que personne ne s'avise ici d'alléguer sa faiblesse pour excuse, et ne dise que les commandements de Dieu sont impossibles; car il en est qui, sur plisseurs choses, vont même au delà de ce que l'Évangile commande et pour en être assuré, faites attention à celui qui aima son prochain plus que lui-même.
11. Que ceux qui sont humbles, prennent courage, quand même il leur arrive d'être troublés par leurs passions ! car, bien que dans un temps ils aient eu le malheur d'être tombés dans toute sorte de péchés, de s'être laissé prendre à tous les pièges du démon, et d'avoir éprouvé toutes les maladies spirituelles, si Dieu leur accorde enfin la guérison, ils pourront encore servir eux-mêmes aux autres de médecins, de phares, de lampes et pilotes; leur faire connaître les différents symptômes des maladies de l'âme, et, par l'expérience qu'ils en ont faite, les préserver des dangers auxquels ils seraient exposés.
12. S'il se trouve des gens qui, quoique tyrannisés par leurs passions, soient capables de donner à leurs frères des leçons utiles et simples, je suis bien éloigné de le leur défendre — qu'ils le fassent; car il pourra fort bien arriver qu'à cause des exhortations qu'ils feront, ils prennent honte d'eux-mêmes, et commencent à faire mieux et à mener une meilleure vie. Cependant ces personnes ne peuvent pas se mêler de gouverner ni de conduire leurs frères. J'ai vu des hommes qui, étant tombés dans le bourbier du vice, et s'y roulant de plus en plus, ne laissaient pas de raconter à ceux qu'ils voyaient exposés au même péril, comment et pourquoi ils avaient été eux-mêmes victimes de leur témérité. Or ils pourraient de la sorte pour préserver les autres de la chute qu'ils avaient faite, et les empêcher de tomber dans l’abîme où ils se voyaient. Mais qu'est-il arrivé ? Dieu, qui est infini en miséricorde, comme il l'est en puissance, eut égard aux charitables intentions de ces personnes, et les délivra des chaînes odieuses de leurs péchés. Quant à ceux qui, de sang froid, se soumettent volontairement au joug tyrannique des passions, tout ce qu'ils ont à faire, c'est de garder le silence c'est par ce seul moyen qu'ils pourront donner des leçons aux autres. Aussi leur est-il nécessaire de se rappeler ces paroles : Jésus commença d'abord à a faire, et ensuite Il enseigna. (Ac 1,1)
13. La mer que nous avons à traverser, ô humbles religieux, est terrible et furieuse: elle est continuellement agitée par des vents impétueux, et bouleversée par des tempêtes effrayantes; elle est remplie d'écueils menaçants, de gouffres profonds, de pirates impitoyables, de golfes dangereux, de bancs de sable; elle est peuplée de monstres affreux, couverte de flots et de vagues écumantes. Or les écueils de cette mer sont la colère, qui cause tout-à-coup dans une âme un embrasement terrible; les gouffres sont ces vertiges qui s'emparent de nous et nous précipitent dans le désespoir, qui est un abîme sans fond; ces syrtes et ces bancs de sable, sont les ténèbres de notre esprit, lesquelles nous font souvent prendre le mal pour le bien; ces monstres, nous représentent notre propre corps pesant, lourd et dangereux par les passions cruelles qu'il nourrit et fomente; ces pirates dévastateurs, sont les ministres et les auteurs de la vaine gloire, lesquels nous enlèvent impitoyablement tout le bagage et tout le trésor de nos bonnes œuvres, fruit de nos travaux et de nos sueurs; par les flots, entendons les excès et les dérèglements de l'intempérance, qui nous jette brusquement dans la gueule et sous la dent des monstres de l'enfer; et par tourbillons, comprenons l'orgueil qui, chassé du ciel où le démon lui donna naissance, veut maintenant nous élever jusqu'aux cieux pour nous faire tomber jusqu'au plus profond de l’abîme.
14. Ceux qui sont des hommes consommés dans les sciences, connaissent très bien les choses convenables d'abord à ceux qui commencent leurs études; celles qui conviennent à ceux qui ont fait quelques progrès; enfin celles qui sont propres à ceux qui sont devenus capables de donner des leçons aux autres. Prenons bien garde qu'après avoir longtemps étudié, on ne nous trouve toujours qu'aux premiers éléments de la science spirituelle et religieuse. N'est-il pas honteux pour un vieillard de ne se voir qu'aux écoles de l'enfance.
Or voici le véritable alphabet de ceux qui veulent apprendre la science religieuse :
A. l'obéissance;
B. le jeûne;
C. le cilice;
D. la cendre;
E. les larmes;
F. la confession;
G. le silence;
H. l'humilité;
I. les veilles;
K. la générosité;
L. le froid;
M. le travail;
N. les afflictions;
O. les mépris;
P. la contrition;
Q. l'oubli des injures;
R. la charité fraternelle.
S. la douceur;
T. la foi sainte et exempte de curiosité;
V. l'indifférence pour le monde;
X. une sainte aversion pour les parents;
Y. un détachement parfait de toute chose;
Z. une grande simplicité unie à une grande innocence, et une abjection volontaire.
Quant à ceux qui ont déjà fait quelques progrès dans la science religieuse, leur étude et leur application particulières doivent être de s'efforcer de remporter une victoire complète sur la vaine gloire et sur la colère, de nourrir et d'augmenter en eux l'espérance des biens à venir, de rendre plus parfaite la paix de leur âme et plus grande, la circonspection de leur esprit, de graver de plus en plus dans leur mémoire le souvenir et la pensée des jugements de Dieu, de perfectionner leurs sentiments de tendresse et de commisération pour leurs frères, d'exercer envers eux les devoirs de l'hospitalité avec affection et prudence, d'être plus doux et plus modérés dans les corrections, plus fervents et plus recueillis dans la prière, enfin, de mépriser entièrement les richesses.
Pour ce qui regarde les parfaits qui, par une piété fervente, ont consacré à Dieu toutes les pensées de leur esprit, tous les sentiments de leur cœur et toutes les actions de leur corps, voici l'alphabet qui leur convient :
Ils doivent :
A. conserver leur cœur libre de toute passion;
B. nourrir dans eux une charité parfaite;
C. pratiquer une humilité profonde;
D. avoir un éloignement absolu de toutes les vanités du siècle;
E. être dévorés d'un zèle ardent pour conserver la Présence de Jésus Christ;
F. user d'un soin tout particulier pour défendre le trésor de leurs prières et des lumières qu'ils ont reçues, des embûches et des pièges des démons qui veulent le leur enlever;
G. s'enrichir de plus en plus des dons et des illuminations célestes;
H. désirer ardemment la fin de leur vie;
I. n'avoir que de l'aversion pour la vie présente;
K. éviter tout ce qui peut flatter la chair;
L. mériter de devenir auprès de Dieu des avocats et des intercesseurs pour tout le monde;
M. faire en sorte d'engager Dieu à faire miséricorde aux hommes;
N. participer au ministère des anges;
O. devenir des trésors de science;
P. se rendre dignes d'être les interprètes des vérités surnaturelles et des mystères;
Q. mériter d'être les dépositaires des secrets du ciel;
R. sauver les hommes;
S. soumettre les démons;
T. triompher des passions et des vices;
V. vaincre la chair;
X. gouverner la nature entière;
Y. faire une guerre à toute outrance au péché;
Z. être des temples vivants de la paix souveraine du cœur, et par la grâce des imitateurs parfaits de notre Seigneur Jésus Christ.
15. Lorsque nous nous sentons frappés d'une maladie grave, c'est alors que nous devons redoubler de soin et de vigilance. En effet c'est dans ces moments où les démons, nous voyant comme abattus par la maladie, et incapables par la faiblesse de notre corps, de nous servir de nos saints exercices qui étaient les armes avec lesquelles nous les mettions en fuite, ont coutume de faire les derniers efforts pour nous vaincre. Pendant leurs maladies les gens du monde sont exposés aux emportements de la colère, et quelques fois à l'impiété des blasphèmes, mais les moines et ceux qui vivent loin du siècle, s'ils ont en abondance les choses qui leur sont nécessaires, sont exposés aux tentations d'intempérance, et même de luxure. Quant à ceux qui sont privés de secours lorsqu'ils sont malades, comme les solitaires, ils sont terriblement tentés de se livrer à la négligence, à l'ennui et à la tristesse.
16. J'ai même vu quelquefois que le démon de l'incontinence augmentait les douleurs de certains malades, au point de leur donner des mouvements par lesquels leur conscience pouvait être troublée. Or je ne pouvais me rendre raison comment, au milieu d'aussi grandes souffrances, la chair fût encore capable de se révolter contre l'esprit; mais comme je retournai ensuite pour les visiter, je les trouvai sur leur lit de douleur tellement soulagés par les secours spirituels que Dieu leur avait accordés et par les sentiments de componction qu'il leur avait inspirés, que la consolation qu'ils avaient ainsi reçue, leur ôtait le sentiment de leurs souffrances, et leur faisait désirer de ne jamais en être délivrés. Enfin je retournai encore les voir, et je les trouvai toujours malades; mais je remarquai que leurs douleurs et leurs souffrances avaient été des remèdes salutaires et efficaces pour les guérir de leurs maladies spirituelles. J'adorai Dieu et le remerciai de la grâce qu'il faisait aux hommes en se servant de leur corps de boue pour les purifier et les sanctifier.
17. Il y a dans le fond de notre âme un sentiment tout spirituel, lequel nous porte sans cesse à le chercher dans nous, quand même il ne s'y trouve pas et lorsque nous avons le bonheur de le trouver, nous ne tardons pas de voir les ténèbres produites par les passions déréglées se dissiper et disparaître de notre esprit. C'est ce qui a fait dire à un homme sage cette parole remarquable : Vous trouverez en vous un sentiment tout divin.
18. La vie monastique doit remplir tous les sentiments du cœur, régler toutes nos actions, veiller sur nos paroles, former nos pensées et présider à tous nos mouvements : autrement ce ne serait pas une vie monastique, et bien moins, une vie angélique.
19. Concevez la différence qu'il y a entre la providence de Dieu, le secours de sa grâce, la protection qu'Il accorde, la miséricorde dont il use à notre égard et les consolations dont il nous fait jouir. Sa providence brille d'une manière frappante dans tous les ouvrages de l'univers, mais nous ne voyons le secours de sa grâce qu'au milieu des fidèles; sa protection, que parmi ceux qui sont vraiment fidèles; nous observons sa Miséricorde dans ses serviteurs dévoués, et ses Consolations parmi ceux qui l'aiment sincèrement.
20. Parfois, ce qui a coutume d'être un bon remède pour certaines personnes, devient un poison véritable pour d'autres, et que ce même remède donné à la même personne, mais dans des circonstances différentes, lui est salutaire dans un temps, et funeste dans un autre.
21. J'ai vu un médecin spirituel, également ignorant et indiscret, lequel accabla si mal à propos de reproches un pauvre malade qui languissait sous le poids de ses péchés, qu'il le poussa dans les horreurs du désespoir. S'en ai vu un autre, plein de science et de sagesse, qui, par des reproches humiliantes, fit comme une incision dans un cœur gonflé d'orgueil, et en fit heureusement sortir toute la corruption infecte qui le gâtait et le salissait.
22. J'ai vu le même malade spirituel qui tantôt, pour se guérir des passions qui corrompaient son cœur, avalait comme un breuvage salutaire toute l'amertume de l'obéissance, et en devenait vigoureux, ardent, laborieux et vigilant, et tantôt, pour rendre la vue à l'œil de son âme, se tenait dans une immobilité et un silence parfaits, ne regardant personne et ne parlant à personne. Que celui qui a des oreilles pour entendre, comprenne ce que je veux dire ici !
23. Il y en a, et je vous avoue que je ne sais comment car je n’ai point cherché à connaître par moi-même et par mon propre jugement comment arrivaient ces dons et ces faveurs précieuses, mais enfin il y en a qui sont naturellement portés à la continence, au repos de l'âme, à la modestie, à la douceur et à la componction du cœur.
Il y en a d'autres qui ont des inclinations opposées à ces vertus, et qui combattent de tout leur pouvoir ce mauvais naturel. Or, quoique ces derniers ne triomphent pas toujours de leurs penchants, je les crois préférables aux premiers; car ils triomphent de la nature même.
24. Ne venez donc pas vous glorifier devant moi, vous qui, sans travail et sans peine, jouissez de ces dons et de ces faveurs de la nature; mais confessez avec humilité que le souverain Dispensateur des dons ne vous a si bien favorisés, que parce qu'Il connaissait votre extrême faiblesse, qu'Il prévoyait que, sans ces grâces toutes gratuites, vous vous seriez perdus, et parce que dans sa Bonté infinie, Il voulait vous sauver.
Nous devons encore observer qu'une bonne éducation, des instructions salutaires reçues dans notre enfance, les exercices spirituels auxquels nous nous sommes livrés pendant notre adolescence, peuvent dans la suite de notre vie nous porter à pratiquer la vertu et à faire profession dans la vie monastique; mais que toutes ces choses peuvent nous en détourner, si elles n'ont pas été bonnes et chrétiennes.
25. Les anges sont une lumière pour les moines; les moines doivent être la lumière des autres hommes. C'est pourquoi ils sont obligés spécialement à faire tous leurs efforts pour devenir des hommes exemplaires, et pour ne jamais, soit dans leurs paroles, soit dans leurs actions, donner lieu à personne de se scandaliser; car si la lumière se change en ténèbres, que deviendront les ténèbres elles-mêmes, je veux dire ceux qui vivent au milieu du monde ? (cf. Mt 6,23)
26. Si donc vous m'écoutez et que vous désiriez suivre mes avis, vous n'oublierez pas qu'il nous importe beaucoup de ne pas être légers ni inconstants, et de ne pas diviser les forces de notre âme, déjà si pauvre et si faible, si nous voulons combattre avec quelque avantage les milliers d'ennemis qui nous attaquent; car autrement il nous serait impossible de connaître et d'éviter les ruses infinies dont ils se servent pour nous perdre.
27. Munissons-nous donc des secours que nous offre la très sainte Trinité, et employons trois vertus pour faire la guerre à trois vices différents. Si nous ne le faisons pas, nous nous exposons évidemment à des maux et à des inquiétudes innombrables.
28. En effet, si Dieu, qui autrefois changea la met en terre ferme, est avec nous, ne serons-nous pas semblables aux Israélites ? éclairés et protégés par sa Présence, nous passerons sans danger à travers les flots mugissants, et nous verrons nos Égyptiens ensevelis sous les eaux; mais, au contraire, si Dieu ne nous assiste pas qui pourra seulement entendre, sans frémir, le bruit confus des vagues et des flots ? qui sera capable de se soutenir devant les efforts furieux de sa propre chair ?
29. Si Dieu, par les bonnes œuvres que sa grâce nous fera pratiquer, se montre dans notre cœur, aussitôt tous nos ennemis, qui sont les siens, seront dissipés et mis en déroute; et si, par la sainteté et la ferveur de nos prières, nous L'appelons à notre secours, tous ceux qui, selon l'expression de David, haïssent le Seigneur, prendront la fuite en sa présence (cf. Ps 67,2), et nous pouvons ajouter : à la nôtre. 30. N'oublions pas que ce ne sera point avec des paroles vaines et stériles, que nous apprendrons les choses célestes; mais par nos travaux, nos efforts et nos sueurs. Il ne s'agira pas en effet à la fin de notre vie de présenter au souverain Juge des paroles, mais des œuvres.
31. Lorsque quelqu'un apprend qu'un trésor est caché quelque part, il s'empresse de fouiller pour le trouver, et s'il le trouve, il le garde avec un grand soin. Ceux qui sont riches sans avoir travaillé pour le devenir, dissipent ordinairement leur fortune.
32. Les habitudes vicieuses et invétérées ne se corrigent pas sans de grandes difficultés ni sans de grands efforts; les moines qui les ont encore fortifiées par de mauvaises actions continuellement répétées, ou tombent misérablement dans le désespoir, ou par leur aveuglement ne retirent aucun avantage de leur profession religieuse et de leur consécration à l'obéissance. Mais faut-il entièrement désespérer de ces personnes ? Non, parce que je sais que Dieu est tout-puissant et qu'Il peut les retirer de cet abîme.
33. Quelques personnes me proposèrent un jour une question fort difficile à résoudre, qui, à mon avis, surpasse la portée de l'esprit de ceux qui me ressemblent et qu'on ne trouve dans aucun ouvrage connu : Quels sont, me dirent-ils, les vices qu'enfantent les huit péchés capitaux, et quels sont les trois péchés de ces huit qui produisent les cinq autres ? Or, comme je ne pus répondre à cette question si hardie, je fus obligé d'avouer mon incapacité. Mais voici ce que ces pères m'en dirent eux-mêmes.
L'intempérance est la mère de la luxure; la vaine gloire, de la paresse; la tristesse et la colère sont mères de l'orgueil, de l'envie et de l'avarice, et la vaine gloire est encore mère de l'orgueil.
Quand ils m'eurent expliqué cette première chose, je me permis de demander à ces hommes vénérables de vouloir bien contenter mes désirs, en m'apprenant quels étaient les péchés produits par les péchés capitaux, et de quel péché chacun tirait son origine, et voici encore la réponse qu'ils me firent avec une bonté et une affection admirables : Il ne faut pas chercher de l'ordre et de la raison parmi des passions folles et impétueuses, puisqu'on n'y trouve que désordre et confusion. Ce fut ce qu'ils me démontrèrent par des exemples très justes et très convenables et par des raisons nombreuses, fortes convaincantes; et j'en dirai ici quelque chose pour vous donner la facilité de juger du reste.
Ainsi, selon ces pères, les ris dissolus et à contretemps viennent, tantôt de l'incontinence, tantôt de l'intempérance, tantôt de la vaine gloire, principalement lorsqu'on se glorifie sans honte et sans pudeur; l'excès dans le sommeil est produit quelquefois par les excès de la bonne chère, d'autres fois par les jeûnes observés dans un esprit d'orgueil; ici par la paresse, là par les besoins réels de la nature, des paroles inutiles procèdent assez souvent et de l'intempérance et de la vaine gloire; on est esclave de la paresse ou parce qu'on se traite trop délicatement, ou parce qu'on manque de crainte de Dieu; les blasphèmes sont ordinairement les enfants de l'orgueil; ils peuvent encore être occasionnés en nous par notre penchant à croire que nos frères s'en rendent coupables; quelquefois cependant c'est le démon qui en est l'auteur, à cause de l'envie qu'il nous porte.
L'endurcissement du cœur prend naissance, et dans la bonne chère, et dans une certaine indifférence pour les choses saintes, et dans l'affection que nous avons pour les créatures; cette affection mondaine et sensuelle peut elle-même venir de l'esprit d'impureté, l’avarice, d'intempérance, de vaine gloire et de plusieurs autres causes. La colère et la malice tirent communément leur origine de l'enflure du cœur et de l’estime que nous avons pour nous; l'hypocrisie est le fruit de la complaisance que nous avons en nous-mêmes, de la confiance que nous mettons dans notre conduite, laquelle nous excite à penser et à croire que nous sommes capables de nous suffire, d'être maîtres et les arbitres de nos actions.
Les vertus opposées à ces vices prennent naissance dans des causes toutes contraires. Mais comme le temps me manque, je ne peux traiter de chacune d'elles en particulier; c'est pourquoi je me contente de dire que c'est l'humilité qui chasse tous les vices de notre cœur, et leur donne la mort, et que ceux qui ont le bonheur de posséder cette vertu, triomphent de tous les vices et de toutes les passions.
La volupté et la méchanceté sont les mères fécondes de toute sorte de maux; et ceux qui sont esclaves de ces deux, vices redoutables, ne verront jamais le Seigneur. C'est ne rien faire que de terrasser la première, si nous n'abattons pas la seconde de ces deux passions.
34. Apprenons à craindre le Seigneur par la crainte que nous inspirent l'autorité et la puissance des princes et des magistrats, et la présence des animaux féroces; apprenons à l'aimer et à désirer de le posséder, par l'exemple des mondains : voyez comme ils se livrent à l'amour des créatures pour les beautés qu'ils aperçoivent dans elles. Sachons ici que rien ne nous défend de profiter des exemples des passion cherchant à établir les vices dans les cœurs, pour nous former aux vertus qui leur sont contraires.
35. Le siècle où nous vivons, est horriblement corrompu. On ne voit partout qu'orgueil et dissimulation. On pratique peut-être encore quelques vertus extérieures; mais sont-elles réelles et véritables ? voit-on aujourd'hui ces dons et ces faveurs extraordinaires dont autrefois Dieu se plaisait à récompenser la ferveur et la sincérité de la dévotion ? cependant le monde eut-il jamais plus besoin de ces dons et de ces grâces ? Mais ne soyons pas étonnés de cette absence et de cette privation; car ce ne sont pas précisément les travaux extérieurs qui nous font trouver et posséder Dieu, ce sont la simplicité et l'humilité du cœur, selon cette parole de saint Paul: La puissance du Seigneur se fait surtout remarquer dans la faiblesse de l'homme (cf. 2 Cor 12,9), et il est certain que Dieu ne rejettera jamais un cœur humble et docile.
36. Lorsque nous verrons quelques-uns de nos frères qui servent Dieu, tomber dans quelque maladie corporelle, ne soyons pas si méchants que de croire que cet accident fâcheux leur est arrivé par un secret jugement de Dieu qui les punit par là de quelques fautes qu'ils ont commises; mais dans la simplicité de notre cœur, et sans mauvaises pensées, prenons soin d'eux : car ils sont membres du corps auquel nous appartenons tous; ce sont des compagnons d'armes avec lesquels nous faisons la guerre à un ennemi commun.
37. Dieu envoie quelquefois des maladies pour purifier notre âme des souillures que les péchés lui ont faites, et quelquefois pour nous aider à chasser la vanité de notre esprit.
38. Il n'est pas rare encore que Dieu, dont la Bonté et la Miséricorde sont infinies, en nous voyant lâches et paresseux dans les saints exercices de la piété, Se serve de la maladie comme d'une mortification salutaire et plus facile pour humilier et affaiblir nos corps rebelles, pour purifier notre esprit des mauvaises pensées et pour délivrer notre cœur des passions déréglées.
39. Mais observons ici que pour toutes les choses qui nous arrivent, soit visibles, soit invisibles nous les recevons de trois manières différentes; d'abord, avec un esprit de douceur et d'humilité; ensuite, avec des sentiments de colère et de répugnance; enfin, avec une froide indifférence. C'est ce que j'ai vu moi-même dans trois frères qui avaient été corrigés et punis ensemble. Le premier ne souffrit la correction et n'accepta la pénitence qu’avec colère et indignation; le second endura l'une et reçut l'autre sans trouble et sans tristesse; enfin, le troisième supporta l'une et l'autre avec joie et contentement.
40. J'ai vu des cultivateurs semer les mêmes grains et se proposer des fins différentes; car les uns se proposaient dans la récolte qu'ils attendaient, de payer leurs créanciers, et les autres, d'augmenter leurs richesses; ceux-ci avaient l'intention de faire des présents à leurs maîtres, et ceux-là, de mériter de la part des passants des louanges sur leur excellente manière de cultiver leurs champs; d'autres ne désiraient avoir une récolte abondante, qu'afin de pouvoir contenter l'envie qui rongeait leur cœur, et de vexer leurs rivaux; et d'autres ne voulaient une belle récolte qu'afin d'éloigner d'eux la honte d'être regardés pour des négligents et des paresseux. Mais voici quelle est la semence dont se servent ces laboureurs : ce sont les jeûnes, les veilles, les aumônes, les services rendus à leurs frères, l'obéissance et autres choses semblables. Quant aux fins et aux intentions qu'ils se proposent, qu'on les examine et qu'on les cherche avec soin et sérieusement.
41. Que ce soit devant le Seigneur et avec les mêmes précautions que prennent ceux qui vont puiser de l'eau dans une fontaine; car il arrive quelquefois qu’en ne voulant puiser que de l'eau, on prend aussi des grenouilles. C'est ainsi que nous-mêmes, en voulant pratiquer la vertu, nous mêlons avec elle des défauts : par exemple, l'intempérance se mêle facilement avec l'hospitalité, l'amour sensuel avec la charité, la finesse avec la discrétion, la malice avec la prudence; la fourberie, la paresse, la lenteur, la contradiction, la mauvaise volonté de vivre à sa guise et selon ses goûts, et la désobéissance, avec la douceur; l'arrogance, la fierté, avec le silence; la vanité avec la joie spirituelle, la paresse avec l'espérance, le jugement téméraire avec la charité; la tiédeur, l'engourdissement, avec la solitude et la retraite; l'aigreur, avec la chasteté; une trop grande confiance en soi-même avec l'humilité; quant à la vaine gloire, regardons-la comme un fard, un collyre, ou plutôt comme un venin subtil qui cherche à s'insinuer dans toutes les vertus.
42. Ne nous affligeons pas, si Dieu, n'exauce pas nos prières et nos supplications, aussitôt que nous le désirerions; car il désire Lui-même ardemment que tous les hommes soient tout de suite délivrés des passions qui les troublent et les tyrannisent. 43. Tous ceux qui demandent à Dieu quelque grâce, ne sont pas écoutés, c'est, je crois, pour quelqu'une des raisons suivantes : c'est parce, qu'ils ne sollicitent pas cette faveur dans le temps qu'il convient, parce qu'ils ne la demandent pas avec les dispositions requises, parce qu'ils sont possédés de quelque sentiment de vaine gloire et d'orgueil; enfin parce que, s'ils étaient exaucés, ils tomberaient dans la tiédeur et dans la négligence.
44. Personne, je pense, ne doute que les démons et les passions me se retirent de notre âme, tantôt pour un temps, tantôt pour toujours; mais il y a fort peu de gens qui sachent pourquoi les uns et les autres nous abandonnent de la sorte.
45. Il arrive que les passions quittent, non seulement ceux qui ont la foi, mais aussi ceux qui ne l'ont pas; exceptons-en néanmoins une, laquelle demeure en eux, pour tenir, elle seule, la place de toutes les autres : or cette passion si funeste et si terrible, qu'elle a chassé les anges du ciel, c'est l'orgueil.
46. Remarquons que le feu céleste et divin de la charité consume entièrement la matière de nos péchés. Lorsque les démons, de leur plein gré, se retirent de nous et ne nous tentent plus par le moyen des passions.
47. Ils ne le font ordinairement que pour nous tromper par une fausse sécurité que ce calme et cette tranquillité inspirent, et pour s'emparer plus facilement et tout d'un coup, de notre pauvre cœur, l'empoisonner par les vices de telle sorte, qu'il soit dans le cas de se tendre des pièges à lui-même et de se faire une guerre cruelle.
48. Je connais encore une autre ruse des démons quand ils cessent de nous fatiguer et de nous attaquer c'est que nous ayant déjà habitués au vice, ils n'ont pas besoin de nous tenter, et qu'en nous tentant ils craindraient de réveiller notre conscience qu'ils ont endormie. Nous pouvons dire ici que les enfants à la mamelle, sont la figure des pécheurs que les démons ont accoutumés au vice : lorsque leurs mères les retirent de leur sein, ils se mettent à sucer leurs doigts.
49. Sachons donc que ce sont la simplicité, l'innocence et l’intégrité de la vie, qui sont surtout capables de délivrer notre âme des perturbations et de l'agitation des passions, et de lui procurer une paix délicieuse, selon cette parole de David : C'est avec justice que j'attends mon salut du Seigneur, car c'est Lui qui sauve ceux qui ont le cœur droit, (cf. Ps 7,12) et Il nous délivre ainsi de nos maux, de manière qu'à peine nous en apercevons-nous et que nous sommes semblables aux petits enfants qu'on dépouille de leurs vêtements sans qu’ils aient le sentiment de leur nudité.
50. Les vices et la méchanceté ne sont point originairement dans la nature de l'homme, puisque Dieu n'est point l'auteur des passions. Mais il y a dans lui plusieurs bonnes inclinations naturelles que Dieu lui a données : telles sont, par exemple, la tendresse et la compassion pour les malheureux; ne voyons-nous pas les païens touchés de commisération pour ceux qui souffraient ? telles sont encore l'affection et la bienveillance : les animaux mêmes témoignent de la tristesse, en se voyant séparés les uns des autres; la foi, puisque nous sentons en nous une violente inclination à croire ce qu'on nous raconte; l'espérance, car nous n'empruntons et ne prêtons de l'argent, nous ne faisons des voyages sur terre et sur mer que dans l'espoir de quelques avantages et de quelque profit; et si l'amour que nous avons pour nos frères est fondé sur notre nature, et que la charité soit le lien et la perfection de la loi, il s'en suit que cette vertu, ainsi que les autres, n'est point hors de notre nature, et que ceux qui, pour ne pas pratiquer le bien, allèguent leur faiblesse, doivent être couverts de honte et de confusion.
51. Quant à la chasteté, à la douceur, à l’humilité, à la prière, aux veilles, aux jeûnes et à la componction, nous disons que ce ne sont pas des vertus qu'on puisse pratiquer par les seules forces de la nature. Or quelques-unes de ces vertus nous ont été enseignées par les hommes; d'autres, par les anges; d'autres, par le Verbe éternel de Dieu, qui nous en facilite la pratique par sa grâce.
52. Nous trouvons-nous dans l'indispensable nécessité de souffrir quelques maux ? la prudence nous dicte que nous devons toujours, si la chose est possible, choisir le moindre et le plus léger. Ainsi, par exemple, lorsque nous nous appliquons à la prière, s'il nous arrive quelques-uns de nos frères, faut-il alors interrompre notre saint exercice, ou faut-il, sans les saluer ni leur dire un seul mot, les laisser partir tout affligés de n'avoir pu s'entretenir un moment avec nous ? Je réponds ici que la charité est plus excellente que la prière; car celle-ci est une vertu particulière, et celle-là renferme toutes les vertus.
53. Dans ma tendre jeunesse il m'arriva qu’étant allé dans une ville, ou un gros bourg, je ne fus pas plus tôt à table, que je me sentis furieusement tenté sur l'intempérance et la vaine gloire; mais comme je craignais les effets déshonorants de la gourmandise, je préférai de succomber à la tentation de la vanité; car je connaissais que dans les jeunes gens le démon de la vaine gloire cède assez facilement le pas au démon de l'intempérance, et dans cela il n'y a rien qui doive nous étonner. Mais si dans les gens du monde l'avarice est pour eux la source funeste et principale de toute sorte de maux, disons-en autant de l'intempérance par rapport aux moines.
54. Ne manquons pas ici d'observer que Dieu permet quelquefois que des spirituels demeurent sujets à certains petits défauts, mais qui ne sont pas capables de les souiller ni d’offenser le Seigneur, afin que forcées à se faire des reproches continuels, elles puissent acquérir un grand trésor d'une humilité solide qu'il soit impossible à leurs ennemis de leur enlever.
55. Ceux qui n'ont pas vécu sous le joug salutaire de l'obéissance, ne sont pas capables de parvenir à une humilité sincère et véritable. Jugeons-en par ceux qui apprennent quelque art ou quelque métier : s'ils n'ont qu'eux-mêmes pour maîtres, feront-ils autre chose que de suivre les jeux de leur imagination ? connaîtront-ils les règles de cet art ?
56. Ce n'est pas sans raison que nos pères font consister la sainteté de la vie dans la pratique de l'humilité et de la tempérance, vertus qui, aux yeux des hommes, semblent être bien ordinaires et bien communes. En effet, la tempérance nous prive des plaisirs des sens, et l'humilité nous conserve dans cette privation et empêche aux voluptés charnelles de pousser en nous de nouveaux bourgeons. C'est pour la même fin que la pénitence a deux effets salutaires : elle efface en nous nos péchés, et nous fait acquérir l'humilité.
57. En général, les hommes pieux, se sentent portés à donner à ceux qui leur font des demandes et leur exposent leurs besoins; mais les personnes qui possèdent cette précieuse qualité dans un degré plus parfait, ne consultent que les besoins de leurs frères, et, pour faire des largesses, n'attendent pas qu'on les leur demande. Ne pas reprendre et ne pas exiger qu'on nous rende les choses qu'on nous a prises, ce n'est que le propre des hommes qui ont renoncé à toute affection pour les biens périssables.
58. Ne cessons donc jamais de considérer les vices et les vertus, afin que nous puissions savoir où nous en sommes par rapport à la piété. Commençons-nous? avançons-nous ? nous perfectionnons-nous ?
59. Les combats que nous livrent les démons, viennent de trois causes différentes: de notre amour pour les plaisirs, de notre orgueil et de l'envie qu'ils nous portent. Appelons heureux ceux qui sont les objets de l'envie des démons; mais disons qu'ils sont malheureux et bien malheureux, ceux qui se livrent à l'orgueil, et inutiles et vains, ceux qui sont esclaves des sens et attachés aux plaisirs de la chair.
60. Il est un certain sentiment, ou plutôt certaine habitude, qu'on doit appeler force et patience, par laquelle on ne redoute et l'on ne refuse aucun travail ni aucune peine : c'est cet esprit de force, de générosité et de patience qui enflammait tellement le cœur des martyrs, qu'ils allaient jusqu'à mépriser les tourments les plus affreux.
61. Nous devons mettre une grande différence entre veiller sur les pensées de notre esprit, et veiller sur les affections de notre cœur; car autant l'orient est éloigné de l'occident, autant la vigilance sur les affections de notre cœur l'emporte en dignité et en excellence sur la vigilance que nous exerçons sur les pensées de notre esprit, quoique l'une donne plus de travail et de peine que l'autre.
62. Se servir de la prière pour combattre les mauvaises pensées, les repousser avec horreur, les mépriser et e triompher entièrement, ne sont pas des choses qui ne se distinguent pas entre elles. Celui qui a dit à Dieu : Venez à mon aide, ô mon Dieu; Seigneur, hâtez-vous de me secourir (Ps 69,2), et autres paroles semblables, nous donne un exemple de ces trois choses; le même nous fait connaître la seconde, lorsqu'il dit : Je répondrai aux injustes accusations de ceux qui me chargent de reproches (Ps 118,42), et ailleurs : Vous nous avez mis en butte à tous nos voisins, (Ps 79,7); enfin il nous enseigne la troisième, celui qui a proféré ces mots : J'ai mis une garde à ma bouche; dans le temps que le pécheur s'élevait contre moi, je me suis tu et j’ai gardé le silence (Ps 38,2), et encore : Les orgueilleux agissaient avec beaucoup d'injustice à mon égard, mais je ne me suis pas détourné de votre sainte loi (Ps 118,51). Or celui qui possède la seconde de ces dispositions, a souvent besoin de recourir à la prière, parce qu'il n'est pas assez préparé ni assez fort pour résister aux démons; celui qui se sert de la prière, sans vouloir exciter en lui l'horreur des mauvaises pensées, ne pourra jamais les chasser ni les éloigner de son esprit; enfin celui qui possède la troisième, rejette avec dédain et décourage entièrement les démons.
63. On ne peut pas, naturellement parlant, saisir ni limiter ce qui est simple et spirituel. C'est Dieu seul, qui a tout créé, qui en est capable.
64. Comme ceux qui ont l'odorat excellent, sentent facilement les parfums aux approches d'une personne qui en a sur elle, quoiqu'elle les tienne cachés; de même une âme pure sent facilement en elle-même, par un don particulier de Dieu, la bonne odeur de la vertu qu'elle a reçue de lui. Je vais plus loin, et je ne crains pas de dire que quelquefois elle sent même dans les autres, sans qu'ils s'en aperçoivent, la mauvaise odeur du vice dont heureusement elle est délivrée.
65. S'il est vrai que tous ne peuvent prétendre à jouir de l’impassibilité, qui délivre de toutes les passions; il est également vrai que tous peuvent se réconcilier avec Dieu et obtenir le salut éternel.
66. Gardez-vous bien d'estimer et de vouloir imiter certaines personnes qui doivent totalement vous être étrangères, je veux dire ces gens curieux qui veulent témérairement pénétrer les secrets de la divine Providence, approfondir les illuminations que Dieu répand dans quelques âmes privilégiées, et prononcer dans eux-mêmes que Dieu fait acception des personnes. Toutes ces sortes de personnes font bien voir que réellement elles sont les tristes enfants et les malheureuses esclaves de l'orgueil.
67. L'avarice, pour se cacher, se couvre quelquefois du manteau de l'humilité; la vaine gloire, au contraire, et l'incontinence portent à de grandes aumônes. Quant à nous, faisons tous nos efforts pour nous affranchir de ces deux passions détestables, et ne cessons d'avoir des sentiments de bienveillance envers les pauvres, et de leur faire du bien.
68. Quelques-uns ont dit qu'il y avait des démons ennemis d'autres démons, et qu'ils se faisaient la guerre les uns aux autres. Pour moi, tout ce que je sais, c'est qu'ils en veulent tous à la perte de nos âmes.
69. Nos exercices spirituels, soit extérieurs et visibles, soit intérieurs et invisibles, sont ordinairement précédés d'une bonne résolution et d'un bon propos, d'une sainte affection et d'un pieux désir; mais toutes ces heureuses dispositions, nous les devons à la grâce de Dieu, qui agit en nous et avec nous.
70. Sans le bon propos, nous ne ferions point de bonnes œuvres; car si, comme nous l'enseigne l'Ecclésiaste : tout ce qui se passe sous le ciel, doit se faire dans un temps convenable (Ec 3,1), nous sommes essentiellement obligés dans notre saint état, qui est une république céleste, à considérer avec la plus grande attention quelles sont les choses qui conviennent aux circonstances dans lesquelles nous nous trouvons, et de quelle manière elles conviennent; car il est certain que, pour ceux qui combattent dans la carrière de la vie religieuse, il y a un temps où ils jouissent d’une grande tranquillité d'âme et sont délivrés de tout trouble et de toute agitation. Or je ne parle ici qu'à ceux qui ne font que d'entrer dans cette sainte carrière. Il est encore certain qu'il y a un temps de larmes et un temps d'aridité et de dureté de cœur, un temps pour obéir et un temps pour commander, un temps pour jeûner et un temps pour manger, un temps de guerre où notre corps est précisément l'ennemi que nous avons à combattre, et un temps de paix où nous avons heureusement triomphé des ardeurs de la concupiscence, un temps de tempête et un temps de sérénité, un temps de tristesse et un temps de joie, un temps pour enseigner et un temps pour apprendre, un temps où l'enflure du cœur souille la conscience, et un temps où l'humilité la purifie; un temps de combat et un temps de repos, un temps de tranquillité et un temps de travail, un temps pour prier longuement et avec assiduité, et un temps pour exercer les fonctions de son état ou de son emploi. C'est pourquoi, loin de nous laisser entraîner par une ardeur pleine d'orgueil, ne faisons chaque chose qu'au temps qui lui est assigné et qui lui convient. Gardons-nous en hiver de chercher des fruits qu'on ne trouve que pendant l'été, et de vouloir moissonner quand il s'agit de semer; car il est un temps destiné à semer les grains précieux des travaux, des sueurs et des austérités, et un autre temps pour en recueillir les fruits inestimables et incompréhensibles.
71. Il est des personnes, qui, par une disposition secrète et impénétrable de la divine Providence, reçoivent la récompense de leurs travaux avant même de s'y livrer; d'autres, pendant qu'elles s'y appliquent; d'autres, après les avoir terminés; d’autres, enfin, ne la reçoivent qu'après leur mort. Nous devrions ici chercher à connaître quelles ont été les plus humbles de ces différentes personne.
72. Nous remarquerons qu'il est une espèce de désespoir qui vient de la multitude des péchés qu'on a commis, des reproches poignants de la conscience, et de la tristesse cruelle et insupportable que la vue de leur énormité inspire à une âme. Ce désespoir arrive ordinairement à ceux qui sont comme accablés par la multitude effrayante des blessures que leurs passions leur ont faites, et qui succombent sous le poids immense de leurs iniquités. Nous observerons aussi qu'il est une autre espèce de désespoir qui prend naissance dans l'orgueil et dans la folle estime que nous avons de nous-mêmes. Or cette nouvelle espèce de désespoir est le partage ordinaire des personnes qui, après être tombées dans quelques fautes considérables, ne veulent pas reconnaître qu'elles s'en sont rendues coupables. Mais si l'on veut tant soit peu réfléchir, on trouvera que celui qui a le malheur de se livrer au premier désespoir, se trouve exposé à tomber dans toute sorte de crimes, et que celui qui se livre au second, pourra fort bien extérieurement continuer d'être fidèle, aux saints exercices de la vie religieuse, quoique ses sentiments soient contraires à sa conduite. Cependant ces deux espèces de pécheurs désespérés peuvent obtenir leur guérison : le premier, en se corrigeant et en mettant une confiance fidèle; le second, en pratiquant l'humilité, et en cessant de faire des jugements téméraires.
73. Il est une chose fort extraordinaire et très surprenante, et qui néanmoins ne doit étonner personne, c'est d'entendre les gens tenir les discours les plus édifiants et de les voir tomber dans les fautes les plus effrayantes. L'orgueil dans le ciel a dénaturé et perdu les anges.
74. Que dans toutes vos actions et dans tous vos exercices, votre règle soit de bien examiner, si vos démarches et vos opérations corporelles, ainsi que celles qui, tout purement spirituelles, sont conformes à la loi de Dieu; et cette règle regarde aussi bien ceux qui sont soumis au joug de l'obéissance, que ceux qui ne reconnaissent point de supérieur. Ainsi par exemple, si dès le commencement de notre carrière religieuse nous nous livrons a quelque exercice, qu'il soit peu ou qu'il soit beaucoup important, et qu'après nous y être appliqués, nous n'en soyons pas devenus plus humbles, il est bien à craindre que cet exercice n'ait pas été fait de manière à pouvoir être agréable à Dieu et conforme à sa sainte Volonté. En effet, étant si novices dans les voies de la vie religieuse, c'est assurément l'humilité qui peut nous faire connaître si nos actions sont selon Dieu; comme dans ceux qui sont fort avancés dans la perfection, ce sont le repos de l'âme et l'affranchissement des passions, qui leur donnent cette connaissance; et dans ceux qui sont enfin parvenus à cette perfection, c'est une surabondance de lumière céleste.
75. Quelquefois les âmes élevées estiment peu les choses qui en effet sont d'une bien petite importance; mais souvent les esprit légers et superficiels regardent comme d'une grande importance ce qu'est ni bon ni parfait sous tous les rapports.
76. Lorsque l'air est pur, nous voyons briller les rayons du soleil; c'est ainsi qu’une âme que Dieu a purifiée par sa grâce, voit en elle-même briller les rayons de la lumière céleste.
77. Disons ici que faire une faute, mener une vie oisive, se laisser aller à la négligence, sentir des inclinations déréglées et les contenter, sont autant de choses qui doivent se distinguer les unes des autres. Que celui qui a reçu les lumières nécessaires pour pouvoir trouver cette différence, la cherche avec sincérité.
78. Plusieurs élèvent jusqu'au ciel et regardent comme le bonheur de la vie, la grâce et la puissance de faire des miracles et d'être grands devant les hommes par des faveurs et des grâces extraordinaires et surnaturelles; mais ils se trompent, mais ils ignorent que les dons du ciel qui nous exposent le moins à faire des chutes, sont les plus précieuses faveurs que nous puissions recevoir de Dieu.
79. Un homme qui est parfaitement purifié de ses péchés, connaît l'état et les dispositions intérieures du prochain, du moins d'une manière imparfaite. Le progressant, lui, juge de l’état de l’âme d’après le corps.
80. Un petit feu peut incendier tout une forêt, et une petite faute est capable de nous faire perdre tout le fruit de nos travaux spirituels.
81. Il existe un petit soulagement qu'on peut accorder à la chair rebelle et ennemie, lequel donne de la force à l'âme, sans exciter les ardeurs de la concupiscence; mais il est aussi de grandes fatigues qui la font révolter contre l'esprit. Dieu le permet ainsi, afin que, ne mettant point notre confiance en nous-mêmes nous ne la placions qu'en Dieu, qui par des moyens cachés peut mortifier en nous les feux les plus ardents de la concupiscence.
82. Voyons-nous des personnes qui nous aiment selon Dieu et pour Dieu, conservons à leur égard la retenue convenable, et gardons-nous bien d'user vis-à-vis d'elles de certaines familiarités; car il n'y a rien qui soit plus capable de nuire à l'amitié et de changer plus facilement les affections de tendresse en sentiments de haine et d'aversion, qu'une trop grande liberté.
83. Il est subtil et pénétrant l'œil de notre âme; car, si nous exceptons les anges, il surpasse en lumière et en finesse toutes les autres créatures. Aussi voyons-nous que ceux-là mêmes qui sont encore agités de leurs passions, pourvu qu'ils ne soient pas ensevelis dans la boue du péché, en vertu de la grande affection qu'ils ont pour leurs frères, connaissent les pensées et les sentiments qui sont dans leurs âmes.
84. Si rien n'est plus opposé à un être simple et spirituel que la matière et un corps, quiconque lira ces paroles, comprendra. 85. Les observations que les gens du monde avec leur esprit mondain et charnel font sur le cours de la divine Providence, ne peuvent produire en eux, et chez les moines, que des ténèbres épaisses et funestes.
86. Les personnes peu fermes et peu constantes dans la pratique de la vertu, ne doivent pas ignorer que c'est parce que Dieu prend un soin particulier de leur salut, qu'il permet qu'elles se trouvent exposées à des indispositions corporelles, à des dangers et à des accidents fâcheux et les gens parfaits dans le bien doivent voir dans calamités sensibles, une preuve bien consolante de la présence du saint Esprit, et une marque assurée de l'augmentation des dons célestes dans leur âme.
87. Nous devons nous défier d'un démon qui, lorsque nous sommes sur le point de nous endormir, cherche à remplir notre esprit de mauvaises pensées. Il espère que, par notre négligence à les chasser et à nous armer de la prière, nous nous livrerons au sommeil avec ces pensées, et qu'elles nous occasionneront de mauvais songes pendant la nuit.
88. Il est un esprit, que nous pouvons appeler précurseur, lequel se présente a nous à notre réveil, afin de nous tenter et de corrompre la pureté de notre âme par des pensées infâmes qu'il tâche de nous inspirer. C'est pourquoi nous devons employer le plus grand soin pour consacrer fidèlement à Dieu les prémices de chaque journée; car elle appartiendra sûrement à celui qui en aura été mis en possession le premier. Aussi un grand serviteur de Dieu me dit un jour cette parole remarquable : Je prévois et je connais ce que je serai pendant la journée par l'état dans lequel je me trouve, en la commençant.
89. Il y a plusieurs voies qui conduisent les âmes à la piété, mais il y a aussi plusieurs chemins qui peuvent les mener au malheur éternel. Or parmi ces voies qui font arriver au salut, il en est qui, ne convenant pas à quelques personnes, conviennent fort bien à d'autres; et cependant la conduite des unes et des autres est agréable à Dieu.
90. Dans toutes les tentations auxquelles nous sommes exposés, les démons font tous leurs efforts pour nous faire dire ou faire des choses qui ne conviennent pas. S'ils ne peuvent obtenir de nous ce qu'ils souhaitaient, ils cherchent fort adroitement à nous faire rendre à Dieu des actions de grâces de la victoire que nous avons remportée, dans l'esprit et avec les sentiments orgueilleux.
91. Ceux qui ont du goût pour les choses célestes, soit qu'ils aient renoncé volontairement aux choses de la terre, soit que la mort les en ait heureusement délivrés, montent glorieusement au ciel, tandis, au contraire, que ceux qui n'aiment que les choses de la terre, descendent, après leur mort en bas. Il n'y a point de milieu.
92. Mais n'est ce pas une chose surprenante que l'âme, qui a été créée dans notre corps et qui y a reçu sa nature et son existence, et non pas en elle-même, puisse néanmoins exister hors de notre corps, lorsque la mort l'en a séparée.
93. Les mères pieuses donnent naissance à des filles pieuses, et c'est le Seigneur qui a créé leurs mères. Or il n'y a point d'absurdité d’appliquer cette règle dans le sens contraire.
94. Celui qui ne se sent pas le courage nécessaire, ne doit pas aller à la guerre; c'est ce que Moïse, ou plutôt le Seigneur, avait autrefois défendu aux Israélites; car il est à craindre que le dernier égarement d'une âme ne soit pire que sa première chute.
A suivre...
M1234- Hiérophante contre le nouvel ordre mondial
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Re: Saints et Bienheureux!! (Ordre Alphabétique)
VINGT-SEPTIÈME DEGRÉ
Du repos sacré du corps et de l'âme, ou de la vie érémitique et solitaire.
1. C’est sans doute le honteux esclavage de mes passions tyranniques et les maux qu'elles m'ont fait souffrir, qui m'ont appris les ruses méchantes, la conduite malicieuse, la domination cruelle et les tromperies désolantes des démons. Mais heureusement tous les hommes n'éprouvent pas le même malheur; car il en est qui ont une connaissance pleine et entière des artifices de ces esprits de ténèbres, par la Présence intérieure du saint Esprit, qui les éclaire de ses divines lumières, après les avoir préservés de leurs pièges et de leurs embûches; et il y a une bien grande différence entre une personne qui juge de la joie et du contentement que procure la santé après une longue et douloureuse maladie, et une autre personne qui juge des douleurs qu'on doit souffrir dans une maladie, par la joie qu'elle éprouve dans la santé.
Nous trouvant donc parmi les gens à qui la maladie a fait perdre les forces, nous craignons avec raison de vous parler du port tranquille et heureux de la solitude. Au reste nous savons très bien qu'il n'y a pas de communauté, quelque sainte et régulière qu'elle soit, où, semblable à un chien affamé auprès de la table de son maître, le démon ne se trouve et ne soit continuellement aux aguets pour surprendre une âme et l'emporter dans un lieu secret et caché, afin de la dévorer à son loisir. Ainsi, afin de ne pas favoriser le démon et de ne pas donner occasion à des téméraires d'être dévorés par ce chien enragé, je dois déclarer ici que je ne parlerai pas de la paix ni du repos de la solitude aux personnes qui, dans les combats qu'elles soutiennent sous les étendards de notre Roi, montrent tant de force, de courage et de constance; je me contenterai de leur dire que leurs couronnes et leurs récompenses ne seront pas inférieures à celles qui seront accordées à ceux qui, pour l'amour de Dieu, vivent dans la solitude des déserts. Néanmoins pour que personne n'ait à se plaindre et à murmurer de ce que nous n'aurions pas parlé de la vie érémitique et de ses avantages, nous en dirons quelque chose, mais avec réserve.
2. Le repos du corps, dont il s'agit ici, consiste dans la connaissance et l'arrangement de tous ses mouvements et de tous ses sens selon la raison éclairée et dirigée par la foi. Le repos de l'âme est la connaissance de ses opérations spirituelles et une application calme et inviolable au saint exercice de l'oraison.
3. Le véritable ami de la vie érémitique forme des résolutions fortes et inébranlables, veille sans cesse à la porte de son cœur pour en interdire l'entrée à toutes les mauvaises pensées ou pour les y étouffer. Il doit sûrement me comprendre, celui qui est arrivé à ce précieux repos du cœur; mais il est bien loin de savoir en quoi consistent la paix et la tranquillité de l'âme, celui qui ne fait que d'entrer dans les voies de la piété, et qui n'en a pu encore goûter ni savourer les merveilleuses douceurs. Le solitaire prudent et expérimenté n’a pas besoin qu'on lui adresse de longs discours est assez éclairé par les bonnes actions de sa vie.
4. Le premier degré de la vie érémitique consiste à éloigner tout ce qui est capable de causer des distractions à l'âme et de troubler la paix du cœur; et la perfection de cette vie, à ne plus rien craindre et à demeurer immobile et insensible au milieu des plus grands sujets de trouble et de distraction.
5. Celui qui veut avancer dans les voies de cette bienheureuse vie, se plaît singulièrement à garder le silence, à pratiquer la douceur et à faire constamment se son cœur le sanctuaire de la charité.
6. Quiconque n'aime pas à parler, se livre très difficilement à la colère, tandis qu'un grand parleur sera souvent et très facilement esclave de cette passion fougueuse.
7. Le vrai solitaire s'efforce de tenir renfermée et comme en prison dans son propre corps la substance incorporelle de son âme — suprême paradoxe.
8. Le chat, afin de prendre quelques rats, use de mille ruses et d'une grande attention; le solitaire doit employer toutes les ressources de son esprit et la plus grande vigilance pour prendre le démon, qui est un bien mauvais rat. Que cette. comparaison, je vous prie, ne vous paraisse pas méprisable, ou bien, je suis obligé de vous dire que vous ignorez pleinement en quoi consiste la vie érémitique.
9. Le religieux qui vit dans la solitude, est bien différent du religieux qui vit dans une communauté. Le solitaire doit jeûner beaucoup, avoir beaucoup de force d'esprit et un grand courage pour persévérer; car il n'a que son ange gardien pour le secourir et le protéger; tandis que le cénobite peut encore recevoir des secours de ses frères.
10. Les esprits célestes prennent plaisir de rester et d'agir avec un bon anachorète; mais peut-on en dire autant d'un mauvais solitaire ?
11. Elle est immense la profondeur des mystères de la foi; c'est un abîme sans fond. Qui voudrait y pénétrer, ne saurait le faire sans s'exposer évidemment à se perdre.
12. La cellule d'un solitaire renferme son corps, et son corps renferme le principe de ses pensées.
13. Quiconque, se trouvant encore agité par des passions insolentes, ose embrasser la vie érémitique, je le compare à un insensé qui, voyageant sur mer, sauterait au milieu des flots dans l'espérance qu'une simple planche sera capable de le faire arriver heureusement au port.
14. Ceux donc qui ont à combattre une chair rebelle, ne peuvent pas encore se retirer dans la solitude. Il faut qu'ils attendent un temps plus favorable; et quand même ce temps arriverait, ils auraient besoin d'y trouver un conducteur prudent, sage et pieux. En effet pour embrasser une vie si parfaite, il faut avoir la vertu et les forces des anges, et l'on comprend bien qu'en parlant de la sorte, je n'ai en vue que la vie solitaire, qui consiste autant dans le corps que dans l’esprit, et qui sépare absolument de toute société humaine.
15. Le solitaire relâché ne craindra pas d'employer le mensonge pour faire croire aux autres, par des paroles obscures et à double sens, qu'ils doivent l'engager à sortir de la solitude; mais à peine a-t-il abandonné sa cellule, qu'il s'en prend au démon. Le malheureux ! ne devrait-il pas savoir que lui-même a été, son propre démon ?
16. J'ai vu des anachorètes qui, dans le désert, contentaient admirablement bien le désir ardent qu'ils avaient de plaire à Dieu par des moyens extraordinaires, constants et mille fois répétés : aussi ajoutaient-ils sans cesse de nouvelles flammes à leur amour pour Dieu, de nouvelles ardeurs à leur piété et à leur ferveur, et une nouvelle vivacité de désir à la première.
17. Un vrai solitaire est un ange terrestre qui, par sa vigilance et sa ferveur, bannit de ses prières et de ses amoureuses communications avec Dieu toute espèce de négligence et de tiédeur.
18. Il peut heureusement dire toujours à Dieu : Mon cœur est prêt, ô mon Dieu, mon cœur est prêt. ou bien encore : Je dors, mais mon cœur veille. (Can 5,2)
19. Fermez exactement la porte de votre cellule à votre corps, la porte de votre langue aux paroles, et la porte de votre intérieur au démon.
20. La sérénité et les ardeurs du soleil à midi font connaître la patience du matelot; et la privation des choses nécessaires à la vie démontre la constance de l'anachorète à souffrir, car le matelot fatigué par les rayons brûlants du soleil, se jette au milieu de l'eau pour se rafraîchir; et le solitaire battu par l'ennui que lui cause la solitude, se précipite au milieu de la foules, afin d'y trouver la dissipation.
21. Ne crains pas, mais regardez comme des jeux ces orages que les démons suscitent autour de vous. La véritable pénitence ne sait ni craindre ni trembler.
22. Tous ceux qui ont coutume de faire leurs prières dans les dispositions requises, parlent à Dieu de la même manière qu'un favori parle à son souverain; mais les personnes qui ne prient que de bouche, sont semblables à des gens qui, tandis que leur roi tient son conseil, se jetteraient à ses pieds; et celles qui prient étant encore dans le siècle, ressemblent à des hommes qui présentent des requêtes à leur prince au milieu du tumulte de tout un peuple. Or vous comprendrez facilement la portée de ces comparaisons, si vous avez le bonheur de connaître la vraie manière de bien prier.
23. Ayez soin de vous tenir sur la partie la plus élevée de vous-même pour voir comment, quand, et d'où viennent les voleurs qui désirent ravager la vigne spirituelle de votre âme, et pour connaître combien ils sont nombreux.
24. Une âme fatiguée des exercices de piété saura bien se rétablir et vaquer à la prière, et puis après reprendre ses exercices spirituels avec une ardeur toute nouvelle.
25. Un homme qui avait lui-même éprouvé tout ce que je viens de dire, avait pris la résolution d'en parler avec soin et exactitude; mais il craignit qu'en le faisant, il ne diminuât l'ardeur des personnes qui se présentaient au combat remplies de zèle et de courage, et que par le bruit de ses paroles il n'effrayât celles qui marchaient généreusement dans le chemin de la perfection.
26. Quiconque parle de la vie solitaire avec exactitude et connaissance, s’attire par là même la haine des démons; car il fait discerner les moyens artificieux dont ces misérables se servent pour perdre les âmes.
27. L'anachorète plein de ferveur pénètre dans les secrets jugements du Seigneur; mais il ne reçoit cette faveur éminente qu'après avoir combattu et vaincu mille tentations diverses, triomphé des démons dans un très grand nombre de combats, chassé loin de lui tout trouble et toute agitation, et nous pourrions ajouter après avoir été comme mondé et accablé sous le poids de ces terribles épreuves. C'est, si je ne me trompe, ce que le grand apôtre Paul nous montre lui-même par son exemple. En effet aurait-il jamais connu les secrets ineffables qui lui furent révélés, si auparavant il n'avait été transporté dans le ciel, comme dans un lieu d'un repos parfait ? (cf. 2 Cor 12,4).
28. Dieu fera donc entendre de grandes choses à celui qui mènera dans la solitude une vie angélique. C'est pourquoi nous voyons dans le livre de Job cet homme très sage, parlant au nom de ce repos sacré et sage de la solitude, prononce cette sentence : Est-ce que le Seigneur ne fera pas entendre à mes oreilles des choses extraordinaires ? (Job 4,12-18)
29. Il pratique réellement bien les devoirs de la vie érémitique, celui qui, sans haine, évite leur rencontre avec autant de soin que les autres en mettent pour la rechercher. Or il n'agit de la sorte, qu'afin de conserver les douceurs célestes qu'il a le bonheur de goûter.
30. Voulez-vous sortir du monde pour aller dans la solitude, défaites-vous promptement de tout ce qui peut encore vous attacher au siècle; distribuez vos biens aux pauvres, car, pour les vendre, il vous faudrait du temps; donnez-les surtout aux moines qui sont pauvres, afin qu'ils unissent leurs prières aux vôtres, et que vous puissiez obtenir la grâce d'embrasser dignement la vie solitaire. Prenez ensuite votre croix, et portez-la en accomplissant fidèlement tous les devoirs que vous impose la sainte obéissance. Soutenez courageusement le fardeau que vous vous serez vous-même imposé en renonçant d'une manière parfaite à votre propre volonté : Venez et suivez-moi, et je vous conduirai à ce bienheureux repos, à cette sainte familiarité et à cette ineffable union avec Dieu, et je vous enseignerai les exercices et la manière de vivre des puissances célestes. Or, comme les anges ne se lasseront jamais pendant les siècles éternels de chanter les louanges de Dieu; de même une personne qui est entrée dans le paradis de la solitude, ne cessera de célébrer la gloire de son créateur, de son bienfaiteur.
Les pures intelligences ne se mettent pas en peine des besoins corporels, puisqu'elles n'ont point de corps; les hommes qui sont, pour ainsi dire, sans corps, quoique avec un corps, ne conservent aucune inquiétude sur leurs nécessités corporelles. Les anges n'ont que faire de prendre de la nourriture, et les religieux dans la solitude la prennent sans sentiment de plaisir. Les anges méprisent l'or et les richesses, et les solitaires à ce mépris ajoutent encore le mépris des persécutions que leur font les démons. Les esprits célestes ne sont point touchés ni émus par l'amour des choses visibles, et les anachorètes, dont le corps, est sur la terre, mais dont le cœur est dans le ciel, sont également insensibles à toutes ces choses : toute leur estime et toute leur affection sont pour les biens célestes. Les anges feront toujours des progrès dans l'amour de Dieu, et les solitaires ne cesseront pas de marcher sur leurs traces. Les béatitudes célestes n'ignorent pas que leurs progrès dans l'amour de Dieu augmentent leurs richesses et leurs trésors, et les anachorètes savent fort bien qu'ils croissent dans la grâce de Dieu, à mesure qu'ils croissent en amour pour Lui et en ferveur. Enfin ces fervents religieux ne s'arrêteront jamais, mais feront tous leurs efforts pour parvenir le plus qu'ils pourront à la perfection des séraphins, et n'auront de repos que lorsqu'ils seront devenus eux-mêmes de nouveaux anges. Heureux celui qui espère de jouir d'un si grand bonheur ! Mais trois fois heureux celui qui, devenu ange dans le ciel, y possède le bonheur pour lequel il soupirait avec tant d'ardeur sur la terre !
A suivre....
VINGT-HUITIÈME À TRENTIÈME DEGRÉS
Du repos sacré du corps et de l'âme, ou de la vie érémitique et solitaire.
1. C’est sans doute le honteux esclavage de mes passions tyranniques et les maux qu'elles m'ont fait souffrir, qui m'ont appris les ruses méchantes, la conduite malicieuse, la domination cruelle et les tromperies désolantes des démons. Mais heureusement tous les hommes n'éprouvent pas le même malheur; car il en est qui ont une connaissance pleine et entière des artifices de ces esprits de ténèbres, par la Présence intérieure du saint Esprit, qui les éclaire de ses divines lumières, après les avoir préservés de leurs pièges et de leurs embûches; et il y a une bien grande différence entre une personne qui juge de la joie et du contentement que procure la santé après une longue et douloureuse maladie, et une autre personne qui juge des douleurs qu'on doit souffrir dans une maladie, par la joie qu'elle éprouve dans la santé.
Nous trouvant donc parmi les gens à qui la maladie a fait perdre les forces, nous craignons avec raison de vous parler du port tranquille et heureux de la solitude. Au reste nous savons très bien qu'il n'y a pas de communauté, quelque sainte et régulière qu'elle soit, où, semblable à un chien affamé auprès de la table de son maître, le démon ne se trouve et ne soit continuellement aux aguets pour surprendre une âme et l'emporter dans un lieu secret et caché, afin de la dévorer à son loisir. Ainsi, afin de ne pas favoriser le démon et de ne pas donner occasion à des téméraires d'être dévorés par ce chien enragé, je dois déclarer ici que je ne parlerai pas de la paix ni du repos de la solitude aux personnes qui, dans les combats qu'elles soutiennent sous les étendards de notre Roi, montrent tant de force, de courage et de constance; je me contenterai de leur dire que leurs couronnes et leurs récompenses ne seront pas inférieures à celles qui seront accordées à ceux qui, pour l'amour de Dieu, vivent dans la solitude des déserts. Néanmoins pour que personne n'ait à se plaindre et à murmurer de ce que nous n'aurions pas parlé de la vie érémitique et de ses avantages, nous en dirons quelque chose, mais avec réserve.
2. Le repos du corps, dont il s'agit ici, consiste dans la connaissance et l'arrangement de tous ses mouvements et de tous ses sens selon la raison éclairée et dirigée par la foi. Le repos de l'âme est la connaissance de ses opérations spirituelles et une application calme et inviolable au saint exercice de l'oraison.
3. Le véritable ami de la vie érémitique forme des résolutions fortes et inébranlables, veille sans cesse à la porte de son cœur pour en interdire l'entrée à toutes les mauvaises pensées ou pour les y étouffer. Il doit sûrement me comprendre, celui qui est arrivé à ce précieux repos du cœur; mais il est bien loin de savoir en quoi consistent la paix et la tranquillité de l'âme, celui qui ne fait que d'entrer dans les voies de la piété, et qui n'en a pu encore goûter ni savourer les merveilleuses douceurs. Le solitaire prudent et expérimenté n’a pas besoin qu'on lui adresse de longs discours est assez éclairé par les bonnes actions de sa vie.
4. Le premier degré de la vie érémitique consiste à éloigner tout ce qui est capable de causer des distractions à l'âme et de troubler la paix du cœur; et la perfection de cette vie, à ne plus rien craindre et à demeurer immobile et insensible au milieu des plus grands sujets de trouble et de distraction.
5. Celui qui veut avancer dans les voies de cette bienheureuse vie, se plaît singulièrement à garder le silence, à pratiquer la douceur et à faire constamment se son cœur le sanctuaire de la charité.
6. Quiconque n'aime pas à parler, se livre très difficilement à la colère, tandis qu'un grand parleur sera souvent et très facilement esclave de cette passion fougueuse.
7. Le vrai solitaire s'efforce de tenir renfermée et comme en prison dans son propre corps la substance incorporelle de son âme — suprême paradoxe.
8. Le chat, afin de prendre quelques rats, use de mille ruses et d'une grande attention; le solitaire doit employer toutes les ressources de son esprit et la plus grande vigilance pour prendre le démon, qui est un bien mauvais rat. Que cette. comparaison, je vous prie, ne vous paraisse pas méprisable, ou bien, je suis obligé de vous dire que vous ignorez pleinement en quoi consiste la vie érémitique.
9. Le religieux qui vit dans la solitude, est bien différent du religieux qui vit dans une communauté. Le solitaire doit jeûner beaucoup, avoir beaucoup de force d'esprit et un grand courage pour persévérer; car il n'a que son ange gardien pour le secourir et le protéger; tandis que le cénobite peut encore recevoir des secours de ses frères.
10. Les esprits célestes prennent plaisir de rester et d'agir avec un bon anachorète; mais peut-on en dire autant d'un mauvais solitaire ?
11. Elle est immense la profondeur des mystères de la foi; c'est un abîme sans fond. Qui voudrait y pénétrer, ne saurait le faire sans s'exposer évidemment à se perdre.
12. La cellule d'un solitaire renferme son corps, et son corps renferme le principe de ses pensées.
13. Quiconque, se trouvant encore agité par des passions insolentes, ose embrasser la vie érémitique, je le compare à un insensé qui, voyageant sur mer, sauterait au milieu des flots dans l'espérance qu'une simple planche sera capable de le faire arriver heureusement au port.
14. Ceux donc qui ont à combattre une chair rebelle, ne peuvent pas encore se retirer dans la solitude. Il faut qu'ils attendent un temps plus favorable; et quand même ce temps arriverait, ils auraient besoin d'y trouver un conducteur prudent, sage et pieux. En effet pour embrasser une vie si parfaite, il faut avoir la vertu et les forces des anges, et l'on comprend bien qu'en parlant de la sorte, je n'ai en vue que la vie solitaire, qui consiste autant dans le corps que dans l’esprit, et qui sépare absolument de toute société humaine.
15. Le solitaire relâché ne craindra pas d'employer le mensonge pour faire croire aux autres, par des paroles obscures et à double sens, qu'ils doivent l'engager à sortir de la solitude; mais à peine a-t-il abandonné sa cellule, qu'il s'en prend au démon. Le malheureux ! ne devrait-il pas savoir que lui-même a été, son propre démon ?
16. J'ai vu des anachorètes qui, dans le désert, contentaient admirablement bien le désir ardent qu'ils avaient de plaire à Dieu par des moyens extraordinaires, constants et mille fois répétés : aussi ajoutaient-ils sans cesse de nouvelles flammes à leur amour pour Dieu, de nouvelles ardeurs à leur piété et à leur ferveur, et une nouvelle vivacité de désir à la première.
17. Un vrai solitaire est un ange terrestre qui, par sa vigilance et sa ferveur, bannit de ses prières et de ses amoureuses communications avec Dieu toute espèce de négligence et de tiédeur.
18. Il peut heureusement dire toujours à Dieu : Mon cœur est prêt, ô mon Dieu, mon cœur est prêt. ou bien encore : Je dors, mais mon cœur veille. (Can 5,2)
19. Fermez exactement la porte de votre cellule à votre corps, la porte de votre langue aux paroles, et la porte de votre intérieur au démon.
20. La sérénité et les ardeurs du soleil à midi font connaître la patience du matelot; et la privation des choses nécessaires à la vie démontre la constance de l'anachorète à souffrir, car le matelot fatigué par les rayons brûlants du soleil, se jette au milieu de l'eau pour se rafraîchir; et le solitaire battu par l'ennui que lui cause la solitude, se précipite au milieu de la foules, afin d'y trouver la dissipation.
21. Ne crains pas, mais regardez comme des jeux ces orages que les démons suscitent autour de vous. La véritable pénitence ne sait ni craindre ni trembler.
22. Tous ceux qui ont coutume de faire leurs prières dans les dispositions requises, parlent à Dieu de la même manière qu'un favori parle à son souverain; mais les personnes qui ne prient que de bouche, sont semblables à des gens qui, tandis que leur roi tient son conseil, se jetteraient à ses pieds; et celles qui prient étant encore dans le siècle, ressemblent à des hommes qui présentent des requêtes à leur prince au milieu du tumulte de tout un peuple. Or vous comprendrez facilement la portée de ces comparaisons, si vous avez le bonheur de connaître la vraie manière de bien prier.
23. Ayez soin de vous tenir sur la partie la plus élevée de vous-même pour voir comment, quand, et d'où viennent les voleurs qui désirent ravager la vigne spirituelle de votre âme, et pour connaître combien ils sont nombreux.
24. Une âme fatiguée des exercices de piété saura bien se rétablir et vaquer à la prière, et puis après reprendre ses exercices spirituels avec une ardeur toute nouvelle.
25. Un homme qui avait lui-même éprouvé tout ce que je viens de dire, avait pris la résolution d'en parler avec soin et exactitude; mais il craignit qu'en le faisant, il ne diminuât l'ardeur des personnes qui se présentaient au combat remplies de zèle et de courage, et que par le bruit de ses paroles il n'effrayât celles qui marchaient généreusement dans le chemin de la perfection.
26. Quiconque parle de la vie solitaire avec exactitude et connaissance, s’attire par là même la haine des démons; car il fait discerner les moyens artificieux dont ces misérables se servent pour perdre les âmes.
27. L'anachorète plein de ferveur pénètre dans les secrets jugements du Seigneur; mais il ne reçoit cette faveur éminente qu'après avoir combattu et vaincu mille tentations diverses, triomphé des démons dans un très grand nombre de combats, chassé loin de lui tout trouble et toute agitation, et nous pourrions ajouter après avoir été comme mondé et accablé sous le poids de ces terribles épreuves. C'est, si je ne me trompe, ce que le grand apôtre Paul nous montre lui-même par son exemple. En effet aurait-il jamais connu les secrets ineffables qui lui furent révélés, si auparavant il n'avait été transporté dans le ciel, comme dans un lieu d'un repos parfait ? (cf. 2 Cor 12,4).
28. Dieu fera donc entendre de grandes choses à celui qui mènera dans la solitude une vie angélique. C'est pourquoi nous voyons dans le livre de Job cet homme très sage, parlant au nom de ce repos sacré et sage de la solitude, prononce cette sentence : Est-ce que le Seigneur ne fera pas entendre à mes oreilles des choses extraordinaires ? (Job 4,12-18)
29. Il pratique réellement bien les devoirs de la vie érémitique, celui qui, sans haine, évite leur rencontre avec autant de soin que les autres en mettent pour la rechercher. Or il n'agit de la sorte, qu'afin de conserver les douceurs célestes qu'il a le bonheur de goûter.
30. Voulez-vous sortir du monde pour aller dans la solitude, défaites-vous promptement de tout ce qui peut encore vous attacher au siècle; distribuez vos biens aux pauvres, car, pour les vendre, il vous faudrait du temps; donnez-les surtout aux moines qui sont pauvres, afin qu'ils unissent leurs prières aux vôtres, et que vous puissiez obtenir la grâce d'embrasser dignement la vie solitaire. Prenez ensuite votre croix, et portez-la en accomplissant fidèlement tous les devoirs que vous impose la sainte obéissance. Soutenez courageusement le fardeau que vous vous serez vous-même imposé en renonçant d'une manière parfaite à votre propre volonté : Venez et suivez-moi, et je vous conduirai à ce bienheureux repos, à cette sainte familiarité et à cette ineffable union avec Dieu, et je vous enseignerai les exercices et la manière de vivre des puissances célestes. Or, comme les anges ne se lasseront jamais pendant les siècles éternels de chanter les louanges de Dieu; de même une personne qui est entrée dans le paradis de la solitude, ne cessera de célébrer la gloire de son créateur, de son bienfaiteur.
Les pures intelligences ne se mettent pas en peine des besoins corporels, puisqu'elles n'ont point de corps; les hommes qui sont, pour ainsi dire, sans corps, quoique avec un corps, ne conservent aucune inquiétude sur leurs nécessités corporelles. Les anges n'ont que faire de prendre de la nourriture, et les religieux dans la solitude la prennent sans sentiment de plaisir. Les anges méprisent l'or et les richesses, et les solitaires à ce mépris ajoutent encore le mépris des persécutions que leur font les démons. Les esprits célestes ne sont point touchés ni émus par l'amour des choses visibles, et les anachorètes, dont le corps, est sur la terre, mais dont le cœur est dans le ciel, sont également insensibles à toutes ces choses : toute leur estime et toute leur affection sont pour les biens célestes. Les anges feront toujours des progrès dans l'amour de Dieu, et les solitaires ne cesseront pas de marcher sur leurs traces. Les béatitudes célestes n'ignorent pas que leurs progrès dans l'amour de Dieu augmentent leurs richesses et leurs trésors, et les anachorètes savent fort bien qu'ils croissent dans la grâce de Dieu, à mesure qu'ils croissent en amour pour Lui et en ferveur. Enfin ces fervents religieux ne s'arrêteront jamais, mais feront tous leurs efforts pour parvenir le plus qu'ils pourront à la perfection des séraphins, et n'auront de repos que lorsqu'ils seront devenus eux-mêmes de nouveaux anges. Heureux celui qui espère de jouir d'un si grand bonheur ! Mais trois fois heureux celui qui, devenu ange dans le ciel, y possède le bonheur pour lequel il soupirait avec tant d'ardeur sur la terre !
A suivre....
VINGT-HUITIÈME À TRENTIÈME DEGRÉS
M1234- Hiérophante contre le nouvel ordre mondial
- Messages : 26371
Age : 70
Localisation : Vendée (Marie du 85)
Inscription : 12/01/2016
Re: Saints et Bienheureux!! (Ordre Alphabétique)
DES DIFFÉRENTES ASPECTS DE LA VIE ÉRÉMITIQUE.
31. Personne n'ignore que dans tous les arts et dans toutes les sciences, il y a des opinions diverses et des sentiments différents; car les hommes ne sont pas également parfaits dans toute chose, tantôt par défaut de travail et de diligence, tantôt par défaut d'intelligence et de lumières. Aussi voyons-nous des gens s'empresser de courir dans la solitude, dans l'espérance d'y trouver un port assuré de salut; et malheureusement ils n'y rencontrent qu'un abîme sans fond qui les engloutit : ils prétendaient y guérir leur langue de l'intempérance des paroles et des honteuses habitudes de leurs corps, et ils y ont augmenté leur mal. Nous en voyons d'autres voler dans les déserts, parce que, n'ayant pu triompher de leur humeur irascible, en vivant au milieu de leurs frères, ils espèrent en triompher plus efficacement dans la solitude; mais ils sont dans une misérable erreur. Nous en voyons d'autres embrasser la vie érémitique, parce que, remplis d'orgueil, ils aiment mieux vivre selon leur propre volonté, que de se laisser conduire par un supérieur ou un directeur; d'autres vont dans la solitude, parce qu'en vivant au milieu des occasions dangereuses, ils n'ont pas la force d'y résister; d'autres désirent la vie solitaire, afin de se rendre plus exacts dans l'accomplissement de leurs devoirs; d'autres choisissent ce genre de vie, afin de pouvoir se punir plus sévèrement de leurs fautes; d'autres ne cherchent la solitude que pour se faire un nom devant les hommes, d'autres enfin, si toutefois le Fils de l'homme, en venant sur la terre pour juger le monde, en trouve de semblables, uniquement enflammer d'amour pour Dieu, et trouvant dans cet amour des délices ineffables, se donnent à la vie érémitique comme à une épouse uniquement aimée. Ne font-ils encore cette démarche que lorsqu'ils ont fait un divorce absolu avec la négligence et la tiédeur. En effet l'union de la vie érémitique avec un esprit de paresse forme une espèce de fornication spirituelle.
32. Telles sont les différentes dispositions qui portent les hommes à la vie érémitique: je n'ai pu en parler que d'après mon peu de lumières; c'est à chacun devoir quelles sont celles qui lui font désirer de vivre dans la solitude. Serait-ce pour y être plus à son aise, en ne suivant que sa propre volonté, ou pour se procurer l'estime des hommes ? serait-ce pour mortifier l'incontinence de la langue, ou pour triompher de la colère ? serait-ce pour fuir les occasions de pécher, ou pour expier plus efficacement les fautes qu'on a commises ? serait-ce pour devenir plus exact et plus fervent dans les exercices de la piété, ou pour augmenter en soi-même le feu sacré de l'amour de Dieu ? Les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers. Or de ces huit sortes de vie solitaire il y en a sept qui représentent les sept jours de la semaine, et cette semaine est l'image de la vie présente; mais les unes sont agréables, les autres sont odieuses à Dieu, et la huitième, nous pouvons le dire hardiment : Elle est la figure du bonheur éternel.
33. Vous qui vivez dans la solitude, observez attentivement le temps où les bêtes féroces qui font la guerre à votre âme, ont coutume de venir vous attaquer : autrement il vous sera impossible de leur tendre à propos les pièges capables de les prendre et de les enchaîner. Si la paresse, à laquelle vous aurez entièrement renoncé, n'est plus votre partage, vous combattrez et vaincrez sans peine tous vos ennemis; mais si, au contraire, elle règne encore en vous, je ne vois pas pourquoi et comment je pourrai louer le genre de vie que vous avez embrassé.
34. D'où est-il arrivé qu'il n'y a pas eu autant d'hommes extraordinaires en lumières et en sainteté dans le monastère de Tabenne que dans celui de Scété. Comprenne qui pourra. Je ne peux en parler, ou plutôt, je ne désire pas le faire.
35. Parmi ceux qui passent leur vie dans ces profondes solitudes, les uns travaillent spécialement à mortifier leurs passions; les autres se livrent au chant des psaumes et emploient la plus grande partie de leur temps au saint exercice de la prière; les autres enfin, s'appliquent à la méditation et à la contemplation des choses du ciel. Ceux qui voudront connaître quelles sont les personnes les plus avancées dans la vertu et dans la perfection de la vie érémitique, pourront le faire en se servant de la comparaison prise des échelons d'une échelle. Que l'homme qui désirera donner une solution à ce problème, ne s'y applique que selon les lumières qu'il aura reçues du Seigneur.
36. Il faut avouer ici qu'il y a dans les monastères cénobitiques des âmes lâches et paresseuses qui, trouvant le sujet et l'occasion de nourrir leur honteuse et criminelle indolence ne marchent pas, mais courent à leur perte éternelle comme aussi il y en a d'autres qui profitent de l'ardeur et du zèle des personnes avec lesquelles elles vivent, pour se corriger de leur tiédeur et de leur négligence. Mais, hélas ! ce ne sont pas seulement les moines travaillés et dominés par la paresse , qui se perdent dans les monastères, il arrive encore que les plus fervents se relâchent par le mauvais exemple des négligents et des paresseux.
37. Or ce que nous disons de la vie cénobitique, nous sommes obligé de le dire de la vie érémitique : car plusieurs personnes qui l'ont embrassée, avant de le faire paraissaient être ferventes et propres à la pratique des vertus les plus belles et les plus rares; mais cette vie les a gâtées et corrompues, parce qu'elles n'y sont entrées que pour y vivre et s'y conduire avec plus de liberté et selon leurs goûts. C'est pourquoi elles auraient dû s'apercevoir et se reprocher de n'être que des gens amis des plaisirs et des commodités de la vie. D'autres, au contraire, qui dès le principe n'avaient choisi la solitude que par un esprit de paresse et de lâcheté, frappées et épouvantées de la pensée qu'au tribunal de Dieu elles auront, elles seules , à répondre de toutes les actions de leur vie, se sont converties, ont fait des prodiges dans le chemin de la vertu, et ont acquis une grande ferveur dans les exercices de la piété.
38. Que celui qui est esclave de la colère, de l'orgueil, de la dissimulation, de l'hypocrisie et du souvenir des injures, se garde bien de faire un seul pas pour entrer dans la solitude; car il est grandement à craindre pour cet homme que le seul fruit qu'il retirerait de sa témérité, ne fût de tomber dans un funeste endurcissement. Quant à ceux qui se sont heureusement délivrés de ces vices, ils pourront peut-être comprendre le parti qu'ils ont à prendre; mais néanmoins je ne crois pas qu'ils le puissent tout seuls et par eux-mêmes.
39. Les qualités, les occupations et les raisonnements des personnes qui, pour des raisons suffisantes, ont embrassé la vie solitaire, consistent dans le calme parfait de l'âme qui s'est mise à l'abri de toutes les tempêtes excitées par les vents des passions, dans des pensées saintes et pures, dans une intime union avec Dieu, dans un souvenir constant des supplices éternels, dans la pensée de la mort qui menace de près, dans un amour insatiable de la prière, dans la vigilance constante sur les sens, dans la ruine entière des affections déshonnêtes, dans l'affranchissement des appétits charnels, dans la mort à l'esprit et aux maximes du monde, dans l'indifférence pour le manger, dans la méditation des vérités surnaturelles dans les lumières d'un discernement sage et prudent dans le don des larmes d'une pénitence sincère, dans le retranchement absolu des discours vains et inutiles, et dans tout ce qui n'est pas agréable aux personnes qui ont coutume de vivre sans ordre et sans règle.
40. Et voici, d'un autre côté, les marques auxquelles on peut reconnaître que l'on n'a pas embrassé la vie érémitique par de bons et de louables motifs : la privation des dons, des grâces et des richesses du ciel, l'augmentation de la mauvaise humeur, les accès de colère, le souvenir des injures, le refroidissement de la charité, un surcroît d'orgueil, et plusieurs autres défauts que je passe sous silence.
41. Mais, puisque nous en sommes venus là, il me semble qu'il convient de dire quelque chose des personnes qui vivent sous l'obéissance et la direction d'un supérieur, d'autant plus que c'est à elles que nous adressons ce petit ouvrage. Nous dirons donc quelles sont les marques qui distinguent ceux qui réellement, sincèrement et avec une grande pureté d'intention, ont embrassé cette sainte et honorée vertu d'obéissance. Or ce sont nos pères, ces hommes si vertueux et si remplis de l'esprit de Dieu, qui nous les ont enseignées; et quoique les qualités des heureux enfants de l'obéissance ne doivent recevoir leur perfection qu'au temps que le Seigneur a fixé, ils ne laisseront pas chaque jour de les augmenter et de les faire croître en eux. Elles consistent donc, ces marques et ces qualités de la véritable obéissance, dans une augmentation continuelle d'humilité, dans une diminution progressive de la colère, dans l'extinction du fiel et de la bile, dans la dissipation sensible des ténèbres de l'esprit, dans l'accroissement de la charité, dans l'affranchissement des passions et des penchants vicieux, dans un renoncement généreux à toute haine et à toute aversion, dans la mortification de la chair conformément aux avis que l'on reçoit, dans la fuite de toute paresse et de toute négligence, dans une exacte diligence à remplir ses devoirs, dans une tendre, et efficace compassion pour ses frères, et dans la destruction parfaite de l'orgueil. Mais cette dernière qualité de l'obéissance, nous devons tous chercher avec les plus grands soins à nous la procurer; et cependant bien peu la possèdent: à une fontaine sans eau peut-on donner le nom de fontaine ? Il me comprendra facilement celui, qui sera doux d'intelligence.
42. Une jeune épouse qui viole la foi jurée à son époux profane son corps et se déshonore; une âme qui viole la foi qu'elle avait donnée à Dieu, souille et flétrit sa conscience. La haine publique, la bonté, les châtiments, et par dessus tout, un déplorable divorce sont les maux que s’attire une épouse infidèle. L'infidélité sacrilège d'une âme est suivie de mille souillures, de l'oubli de la mort, d'une insatiable intempérance, de l’insolence et de l'impudeur des yeux, de l'amour de la vaine gloire, de l'envie continuelle de dormir, de l'endurcissement du cœur, de l'aveuglement de l'esprit, d'une horrible confusion dans les pensées, d'une volonté de plus en plus portée au péché, de l'esclavage des passions les plus viles, d'un tumulte et d'un désordre effrayants, de l'esprit d'opiniâtreté et de contradiction, d'une abominable affection pour les créatures, de l'infidélité dans la foi, d’une indigne défiance envers Dieu, d'une insupportable loquacité, d'une licence effroyable, d'une vaine confiance en soi-même, laquelle peut justement être regardée comme le plus grand de tous les maux, et, ce qui est le comble de la misère, de la sécheresse du cœur, qui le rend incapable du moindre mouvement de pénitence et de componction, et qui, lorsqu'on la néglige, se change en une stupide insensibilité, laquelle ouvre la porte à tous les vices et à tous les crimes.
43. Nous pouvons affirmer ici que parmi les huit péchés capitaux, il y en a cinq qui font la guerre aux anachorètes, et trois aux cénobites.
44. Un solitaire qui s'amuse à combattre la paresse d'une manière directe, perd un temps qu'il emploierait bien mieux à la prière et à la méditation.
45. Or voici ce qui m'est arrivé à moi-même dans le temps que je vivais dans la solitude : un jour je fus assailli dans ma cellule d'un si grand découragement, que j'étais sur le point de l'abandonner; mais au même instant arrivèrent quelques étrangers qui me donnèrent tant de louanges sur la vie que je menais, que les pensées de vaine gloire eurent bientôt chassé mon ennui et mes pensées d'abattement. Sur cela je ne pouvais assez admirer la manière dont se sert le démon de la vaine gloire pour enferrer les autres démons; c'est pour eux une véritable chausse-trappe.
46. Ne manquez pas, à toute heure, d'observer les mouvements, les tours et les détours, ainsi que la force des inclinations que vous vous sentiriez pour la tiédeur qui s'unit si intimement à l'âme, et connaissez bien d'où viennent toutes ces choses funestes, et où elles peuvent vous conduire; mais n'oubliez pas qu'il n’y a guère que les personnes qui, par le secours du saint Esprit, sont parvenues à la tranquillité du cœur, qui soient capables de faire cet heureux discernement.
47. La première et, principale chose à laquelle un solitaire doit s'appliquer, c'est de chasser de son esprit tous les soins et toutes les inquiétudes que donnent les différentes affaires bonnes ou mauvaises. En effet, celui qui s'occupera avec passion des affaires qui sont bonnes, ne manquera pas peu à peu de s'occuper aussi de celles qui sont mauvaises. C'est ainsi qu'il fera une chute funeste. La seconde chose qui lui est nécessaire, c'est une prière continuelle et fervente; la troisième, c'est une vigilance exacte sur son cœur, capable de le rendre invulnérable. Est-il possible pour une personne qui ne connaît même pas les lettres, de lire dans un livre ? Mais sera-t-il plus facile au solitaire qui n'aura pas la première des trois choses que, nous venons de nommer, de pouvoir acquérir les deux autres ?
48. Ayant eu le bonheur d'obtenir la seconde, je me trouvai parmi les êtres qui tiennent le milieu, et l'un d'eux m'apprit les choses que je désirais savoir. M'étant encore trouvé au milieu d'eux, je me permis de leur demander quel était l'état dans lequel ils contemplaient le Fils de Dieu avant son incarnation; et le même ange me répondit, et me dit qu'il ne pouvait pas satisfaire à ma question, parce que le Fils de Dieu, prince et roi des anges, ne le lui permettait pas. Dites-moi au moins, repartis-je, dans quel état il est à présent. Voici la réponse qu'il me fit : Il est dans l'état qui lui est propre, et non dans un autre. — Mais, repris-je, quelle est donc la manière dont il est assis à la Droite de Dieu son Père ? — C'est un mystère, me répondit-il encore, incompréhensible à l'esprit humain. Enfin je le priai de faire en sorte que j'obtinsse ce que je désirais avec tant d'ardeur. L'heure, me dit-il, n'en est pas encore venue; vous ne possédez pas la flamme du feu céleste. Or je ne sais pas et je ne dois pas dire si cette vision se passa hors de mon corps ou dans mon corps.
49. Il est rare qu'à midi, surtout pendant les chaleurs de l'été, on ne sente pas quelque envie de dormir. Alors, et peut-être seulement alors, il conviendrait de s'occuper d'un travail manuel.
50. Ma propre expérience m'a fait connaître que c'est le démon de l’acédie qui se présente à nous le premier, afin de préparer les voies au démon de la luxure. C'est pour cela qu'il saisit fortement les muscles et les nerfs de nos corps pour les engourdir et nous plonger dans le sommeil, afin que dans cet état il puisse nous faire tomber dans quelques fautes. Si donc vous résistez fortement et avec courage à ces deux démons, ils vous feront une guerre à toute outrance, et, afin de vous décourager et de vous faire abandonner lâchement le champ de bataille, ils feront tous leurs efforts et useront de toute sorte de moyens pour vous faire croire que vous ne recevez aucun avantage spirituel de la vie solitaire que vous avez embrassée; mais rien ne nous démontre plus sûrement que nous les avons vaincus, que lorsqu'ils nous attaquent avec plus de fureur.
51. Êtes-vous obligé de sortir de votre cellule et de paraître en public ? prenez bien garde de perdre le peu de vertu que vous avez acquis. En effet, si vous laissez la porte d'une volière ouverte, les oiseaux ne tardent pas, d’en sortir. Disons-en autant des bonnes œuvres d'un solitaire, s'il ouvre la porte de son cœur à la dissipation.
52. Le plus petit objet dans les yeux fatigue et trouble la vue, et le moindre soin inquiétant trouble la paix et le repos de la solitude; car la vie érémitique consiste essentiellement à mettre de côté toutes les pensées et toutes les inquiétudes de la vie présente, même celles qui paraissent justes et permises, afin de ne s'occuper que de la grande affaire de l'éternité.
53. Les personnes qui ont embrassé cette vie de tout leur cœur, ne se mettent même pas en peine des besoins et des nécessités de leur corps : elles ne peuvent ignorer qu'il est incapable de manquer à sa parole, Celui qui S'est engagé à prendre soin de ses enfants.
54. Celui qui prétend offrir à Dieu une âme pure et digne de lui être agréable et qui néanmoins ne laisse pas d'être agité de mille soins divers, ressemble parfaitement à un homme qui, pour courir plus vite et marcher plus facilement, se chargerait les pieds de chaînes pesantes.
55. Ils sont bien peu nombreux les hommes qui se sont fait un grand nom dans les sciences et dans la sagesse de la philosophie; mais ils sont encore plus rares ceux qui ont excellé dans la science et dans la philosophie essentielles à la vie érémitique.
56. Il est bien loin d'être propre à cette vie, l'homme qui ne connaît pas encore Dieu dans les communications d'une sainte familiarité, et, s'il l'embrasse, il s'expose à une infinité de dangers; car la solitude suffoque ceux qui n'ont aucune expérience dans les voies du Seigneur, et, n'ayant jamais goûté les douceurs de Dieu, ils passent leur temps dans le sein des ténèbres fatigantes, des distractions continuelles, des ennuis déchirants, d'une tiédeur délirante et des lassitudes insupportables.
57. Quiconque possède heureusement le don de la prière, évite avec soin la société bruyante des hommes : il la fuit avec autant d'horreur, que les onagres; car n'est-ce pas la prière qui le rend, en quelque sorte, sauvage lui-même, en le retirant absolument de la compagnie de ses semblables ?
58. Quiconque est encore en butte aux penchants déréglés de son cœur, doit employer tout son temps dans la solitude, pour réprimer leurs mouvements, et leur résister. C'est ce que m'a fait connaître le saint vieillard George Arsilaïte, dont le nom et les vertus, mon révérend Père, ne vous sont pas inconnus. Or voici ce qu'il me disait, lorsque, sans succès, il cherchait et s'occupait à me former aux exercices de la vie érémitique : J'ai remarqué, me disait-il, que les démons de la vaine gloire et de la luxure nous attaquent surtout le matin, que c'est à midi que nous tentent les démons de la paresse, de la colère et de la tristesse, et que c'est le soir que le démon de l'intempérance nous fait la guerre.
59. Un cénobite pauvre vaut infiniment plus qu'un anachorète continuellement agité par des distractions.
60. Celui qui est entré dans la solitude par des motifs justes et raisonnables, et qui ne remarque pas chaque jour quelque progrès dans la vertu, ou quelque avantage spirituel, doit se dire à lui-même qu'il ne s'y conduit pas selon l'esprit de Dieu; ou bien, qu'il se laisse tromper par le démon de l'orgueil.
61. La vie solitaire est une union continuelle avec Dieu par un amour ardent et une adoration perpétuelle.
62. Que le souvenir de Jésus règne toujours dans votre esprit et dans votre cœur ! et vous commencerez à connaître quel est le fruit de votre solitude.
63. Remarquez que, comme l’attachement à sa propre volonté fait tomber le religieux qui vit sous la direction et l'autorité d'un supérieur; de même l'omission ou l'intermission de la prière occasionne des chutes au religieux solitaire.
64. Sachez que ce n'est pas plaire à Dieu, mais contenter votre paresse et votre lâcheté, que d'éprouver de la joie et du plaisir, lorsqu'un grand nombre de visiteurs viennent troubler le repos de votre cellule.
65. La prière de cette pauvre veuve qui était vexée par le créancier impitoyable, doit être le modèle de la vôtre. Le grand Arsène, ce digne émule des anges, est l'exemple que tous les cénobites doivent suivre; cherchez donc à imiter dans votre solitude le genre de vie qu'il menait dans la sienne, et ne perdez jamais de vue que cet ange de la terre, afin de ne pas manquer aux ordres de la Providence, et de ne pas se priver des saintes communications qu'il avait avec Dieu, ne craignait pas de congédier souvent les personnes qui venaient le visiter pour le consulter.
66. J'ai observé plus d'une fois que les démons ont coutume de porter les solitaires légers et inconstants, et qui ne sont entres dans la solitude que par un esprit de vertige, à visiter souvent les anachorètes pleins de ferveur et de recueillement; mais c'est afin que ces solitaires vagabonds empêchent les véritables serviteurs de Jésus Christ de s'appliquer à leurs exercices de piété. Faites attention, mon cher frère; je vous en supplie, faites attention à ces coureurs, et n'hésitez pas de leur faire avec charité des reproches et des réprimandes capables de les faire rougir de leur funeste dissipation peut-être que l'humiliation que vous leur ferez, les engagera à mettre un terme à leur vie errante et vagabonde et à se fixer dans leurs cellules. Néanmoins, si vous mettez en pratique cet avis, vous devez prendre garde d'attrister inconsidérément quelque âme qui, dévorée d'une soif ardente de la grâce, viendrait auprès de vous pour y puiser l'eau qu'elle désire et dont elle a besoin, et pour obtenir les secours pour lesquels elle soupire. Au reste dans ces circonstances diverses il faut être doué d'une grande sagesse el d'un discernement exquis.
67. La vie des anachorètes, ou pour mieux dire, des religieux, doit être dirigée par les lumières d'une conscience droite et pure, et par les sentiments et les affections d'un cœur sincèrement et solidement pieux et dévot. Or celui qui marche ainsi dans cette illustre carrière, ne se propose que l'accomplissement de la Volonté du Seigneur dans tous ses exercices, dans toutes ses pensées, dans toutes ses démarches et dans tous ses mouvements. Il n'est rien dans lui qu'il ne fasse avec un grand sentiment de zèle et de ferveur pour la gloire de Dieu, dans le dessein de Lui plaire et en sa sainte Présence; et celui qui n'est pas dans ces heureuses dispositions, ou qui les abandonne, n'a pas encore acquis la vertu qui lui est nécessaire.
68. Quelqu’un disait autrefois : Je découvrirai, en jouant sur ma harpe, ce que j'ai à vous proposer, c'est-à-dire, je ferai connaître ainsi mon sentiment à cause de la faiblesse de mon jugement; et moi, j'offrirai à Dieu ma volonté tout entière dans une prière fervente et je suis assuré qu'Il m'exaucera et me fera comprendre quels sont ses desseins adorables sur moi.
69. La foi est une des ailes sur laquelle reposent nos prières pour monter jusqu'au trône de Dieu; mais si celles que je lui adresserai, ne sont pas dignes d'arriver jusqu'à lui, la tête courbée sur ma poitrine, je les répéterai avec une nouvelle foi et une nouvelle instance (cf. Ps 34,13).
70. La foi procure à l'âme une assurance si ferme, qu'elle est inébranlable au milieu des plus grandes adversités.
71. L'homme qui a la foi, n'est pas précisément celui qui croit que Dieu peut tout, mais celui qui est persuadé qu'il obtiendra du Seigneur toutes les demandes qu'il lui adressera.
72. La foi met à notre portée ce que nous n'aurions même pas osé espérer. Le bon larron lui-même donne la preuve.
73. Ce qui ouvre la porte de notre âme à la foi ce sont l'adversité et la droiture du cœur; l'adversité en nous rendant fermes et constants; et la droiture, en nous perfectionnant dans la constance et la fermeté.
74. La foi est mère de la vie érémitique; peut-on concevoir comment les solitaires pourraient aimer la solitude, s'ils ne croyaient pas ?
75. Un criminel en prison tremble sans cesse à la seule pensée des magistrats qui doivent le juger et le condamner; or un cénobite dans sa cellule, pourrait-il ne pas craindre le Seigneur ? Le criminel n'a pas autant de raisons de redouter le lieu où il doit être jugé, que le solitaire, le tribunal de Dieu où il faudra comparaître. Mon cher Frère, dans votre solitude cette crainte salutaire vous est absolument nécessaire, afin que vous puissiez chasser et rejeter loin, de vous la tiédeur et la négligence; et c'est le moyen le plus sûr et le plus efficace pour y réussir.
76. Quand un criminel a été condamné, il a sans cesse dans l'esprit qu'on vient le chercher pour le conduire au supplice, mais un véritable serviteur de Dieu ne perd pas de vue le moment où il plaira au Seigneur de le tirer de la prison de soit corps. Un criminel est en proie tous les jours à la douleur la plus poignante, et un solitaire pleure continuellement ses égarements et ses fautes.
77. Si tu prends le bâton de la patience, elle vous servira pour éloigner loin de vous les chiens et pour les empêcher d'aboyer autour de vous.
78. La patience met une âme dans un heureux état, elle peut, sans se laisser abattre travailler à son salut et à sa perfection au milieu des rigueurs et des difficultés fatigantes et opiniâtres de ses travaux.
79. La patience est une limite posée à la tribulation, du fait qu’elle l’accueille jour après jour.
80. Un homme patient est donc incapable de tomber, ou s'il lui arrive quelques chutes, ces chutes mêmes lui fournissent les moyens de se relever avec avantage et de terrasser l'ennemi qui l'a fait tomber.
81. Or la patience est une forte et généreuse détermination à souffrir tous les sujets d'affliction qui, chaque jour, peuvent arriver; elle est un retranchement sévère de toutes les occasions capables de nous détourner de l'accomplissement de nos devoirs; elle est une vigilance exacte surtout ce qui regarde le salut.
82. Le religieux a moins besoin de pain pour conserver la vie du corps, que de patience pour conserver la vie de l'âme : c'est, en effet, par la patience qu'il mérite la vie éternelle; et il n'arrive que trop que la nourriture du corps contribue à lui faire perdre cette vie éternelle.
83. L’homme qui pratique la patience, est mort avant de mourir; sa, cellule est son tombeau.
84. L'espérance et la douleur des péchés produisent la patience dans les cœurs; car celui qui ne possède pas ces deux vertus, est ordinairement le vil esclave de la paresse.
85. L’athlète du Christ doit connaître quels sont ceux de ses ennemis qu'il ne doit combattre que de loin, et quels sont ceux qu’il lui est utile d'attaquer de près. Quelquefois le combat nous fait mériter des couronnes, et d'autres fois la fuite du combat fait de nous des gens mauvais et corrompus , mais ici nous ne pouvons pas entrer dans tous les détails pour bien faire comprendre ces choses. En effet, nous n'avons pas tous les mêmes inclinations, nous ne sommes pas tous affectés de la même manière, et nous n'avons pas les mêmes habitudes ni les mêmes dispositions.
86. Tout ce que nous pouvons dire, c'est qu'il est pour nous de la dernière importance d'observer et de connaître quel est le chef des ennemis qui nous font la guerre; car il ne nous laisse ni trêve ni repos : il nous poursuit sans cesse; nous le rencontrons partout, soit que nous nous arrêtions, soit que nous marchions, soit que nous nous reposions, soit que nous nous donnions du mouvement, soit que nous soyons à table, soit que nous n'y soyons pas, soit que nous prions, soit que nous dormions.
87. Quelques-uns de ceux qui ont embrassé la vie solitaire, ne cessent de méditer ces paroles du psalmiste : Je regardais continuellement le Seigneur, et je l'avais toujours devant les yeux. Mais, comme les pains faits avec le froment du ciel pour nourrir les âmes, ne sont pas tous faits de la même manière, d'autres trouvaient leur nourriture spirituelle dans la méditation de ce précepte de Jésus-Christ : Vous posséderez vos âmes dans la patience (Lc 21,19) d'autres, dans cet autre précepte : Veillez et priez sans cesse (Mt 26,41); d'autres : Disposez au dehors vos affaires, et préparez votre champ avec grand soin, afin que vous puissiez bâtir votre maison (Pro 24,27); d'autres avaient continuellement dans l'esprit ces paroles : Parce que j'ai été humble, le Seigneur a pris soin de moi et m'a délivré (Ps 114,6); quelques autres repassaient sans cesse dans leur mémoire cette belle sentence : Les souffrances de la vie présente n'ont aucune proportion avec la gloire future que nous en attendons (Rom 8,18); d'autres pensaient à cette sentence : Vous qui tombez dans l'oubli de Dieu, comprenez ces choses, et craignez qu'il ne vous enlève tout d'un coup, et que personne ne puisse vous délivrer de ses mains (Ps 49,22). Tous courent a dans la même carrière; mais il n'y en a qu'un seul qui remporte le prix.
88. Quiconque a fait des progrès dans les voies de la vie érémitique, pratique la vertu avec une grande facilité, non seulement pendant son réveil, mais encore pendant son sommeil. C'est ainsi qu'il arrive à certaines personnes de chasser ignominieusement, dans leurs songes, les démons qui cherchent à les porter au péché, et d'exhorter à la pratique de la chasteté des personnes qu'en rêvant elles se figurent porter à violer cette vertu céleste.
89. Cependant ne vous attendez pas à ces sortes de tentations, comme si elles devaient vous arriver, et ne vous préparez pas à faire des discours aux personnes que vous supposeriez devoir tendre des pièges à votre innocence; car la vie d'un solitaire doit être simple, libre et exempte de tout embarras.
90. Celui qui veut bâtir la tour céleste de cette vie, ne doit se mettre à l'œuvre qu'après avoir longtemps examiné et pesé devant Dieu s'il a les matériaux nécessaires et les autres choses indispensables pour achever son ouvrage, et qu'après avoir recommandé au Seigneur, par des prières ferventes, le succès, de son entreprise, il doit craindre qu'ayant jeté les fondements de cet édifice spirituel, il ne soit pas capable de le terminer, et qu’ainsi il ne devienne la risée et le triste jouet de ses ennemis, et une pierre d'achoppement et de scandale pour les personnes qui seraient dans le dessein d'entreprendre le même ouvrage.
91. Donnez une attention spéciale à la suavité et aux délices intérieures que vous éprouvez; car il est à craindre pour vous que ce ne soient des médecins cruels, ou plutôt, des ennemis dangereux qui fassent sentir ces douceurs à votre âme, et qu'ils ne vous trompent par cette suavité imaginaire.
92. Vous devez pendant la nuit consacrer à la prière et à la méditation tout le temps dont vous pourrez disposer. Quant à la psalmodie, vous n'y emploierez que quelques moments. Préparez-vous ensuite à bien remplir tous vos exercices de la journée.
93. Rien ne contribue plus à éclairer et à recueillir l'esprit que les saintes lectures : ce sont les paroles mêmes du saint Esprit; elles donnent l'intelligence et la sagesse aux personnes qui les lisent et les méditent.
94. Dans l'état que vous avez embrassé, il faut que vos lectures soient propres à vous encourager à en remplir exactement les obligations; car la résolution ferme et généreuse de les accomplir fait qu'on n'a plus besoin que des secours nécessaires pour être fidèle à cette résolution.
95. Vous trouverez plus sûrement le salut dans la pratique des bonnes œuvres que dans la lecture des livres.
96. Vous devez éviter de lire les livres étrangers et surtout opposés au genre de vie que vous menez, mais ne perdez jamais de vue qu'avant toute chose vous avez besoin d'être instruit de la science et d'être fortifié par la vertu de l'Esprit saint. Les paroles toujours obscures des hommes ne sont propres qu'à obscurcir de plus en plus les faibles lumières de notre intelligence.
97. Pour connaître la qualité du vin, il suffit de goûter un peu; ainsi un seul entretien peut souvent faire comprendre à ceux qui ont du discernement, quel est l'état et quelles sont les dispositions d'un anachorète.
98. Gardez-vous bien de jamais cesser de vous défier du démon de l’orgueil, et de vous précautionner contre ses ruses; car c'est le plus adroit et le plus subtil ennemi de votre vertu. 99. Sortez-vous de votre cellule, veillez attentivement sur votre langue; car elle est capable de vous faire perdre en un instant tout le fruit des bonnes œuvres que vous avez pratiquées avec tant de peines et de travaux.
100. Abstenez-vous scrupuleusement de toute occupation qu'une vaine curiosité vous proposerait : elle vous serait au moins inutile; car la curiosité pour tant de choses est ce qu'il y a de plus capable de troubler et de souiller le saint repos d'un solitaire.
101. Soit pour l'âme, soit pour le corps, donnez aux personnes qui viennent vous visiter toutes les choses qui sont en votre pouvoir. Si c'étaient des religieux puissants en vertus et en sagesse, nous nous contenterions de leur faire connaître ce que nous sommes, et nous les écouterions en silence; si, au contraire, ce n'étaient que de simples religieux, nous nous entretiendrions avec eux dans un esprit de modestie et de modération, et nous n'oublierions pas qu'il nous est très utile de penser et de croire que les autres valent mieux que nous.
102. J'avais dessein de conseiller ici aux personnes nouvellement entrées dans un monastère, de s'appliquer à des travaux incapables de les détourner de la prière; mais l'exemple de ce religieux qui pendant la nuit portait du sable dans son manteau, m'en a empêché.
103. Comme ce que la foi nous enseigne de la très sainte, éternelle et adorable Trinité, est différent de ce qu'elle nous propose à croire sur l'Incarnation du Fils de Dieu, qui est une des trois personnes de la glorieuse Trinité, puisque ce qui est au nombre pluriel dans la sainte Trinité, est au nombre singulier dans le Fils de Dieu fait homme, et que ce qui est au nombre singulier dans la sainte Trinité, est au nombre pluriel dans le Christ; de même il y a des exercices qui conviennent à la vie érémitique, et il y en a d'autres qui conviennent à la vie cénobitique.
104. Le divin Apôtre a dit : Quel est l'homme qui connaît les pensées et les conseils du Seigneur ? (Rom 11,34) Pour moi, je dis : Quel est celui qui peut comprendre les pensées d'un homme qui, d'esprit et de corps, passe sa vie dans la solitude ?
105. La puissance d'un roi consiste dans l'abondance et la richesse de ses trésors et dans le nombre de ses sujets; mais la puissance d'un solitaire consiste dans l'abondance de ses prières.
Suite et Fin...
31. Personne n'ignore que dans tous les arts et dans toutes les sciences, il y a des opinions diverses et des sentiments différents; car les hommes ne sont pas également parfaits dans toute chose, tantôt par défaut de travail et de diligence, tantôt par défaut d'intelligence et de lumières. Aussi voyons-nous des gens s'empresser de courir dans la solitude, dans l'espérance d'y trouver un port assuré de salut; et malheureusement ils n'y rencontrent qu'un abîme sans fond qui les engloutit : ils prétendaient y guérir leur langue de l'intempérance des paroles et des honteuses habitudes de leurs corps, et ils y ont augmenté leur mal. Nous en voyons d'autres voler dans les déserts, parce que, n'ayant pu triompher de leur humeur irascible, en vivant au milieu de leurs frères, ils espèrent en triompher plus efficacement dans la solitude; mais ils sont dans une misérable erreur. Nous en voyons d'autres embrasser la vie érémitique, parce que, remplis d'orgueil, ils aiment mieux vivre selon leur propre volonté, que de se laisser conduire par un supérieur ou un directeur; d'autres vont dans la solitude, parce qu'en vivant au milieu des occasions dangereuses, ils n'ont pas la force d'y résister; d'autres désirent la vie solitaire, afin de se rendre plus exacts dans l'accomplissement de leurs devoirs; d'autres choisissent ce genre de vie, afin de pouvoir se punir plus sévèrement de leurs fautes; d'autres ne cherchent la solitude que pour se faire un nom devant les hommes, d'autres enfin, si toutefois le Fils de l'homme, en venant sur la terre pour juger le monde, en trouve de semblables, uniquement enflammer d'amour pour Dieu, et trouvant dans cet amour des délices ineffables, se donnent à la vie érémitique comme à une épouse uniquement aimée. Ne font-ils encore cette démarche que lorsqu'ils ont fait un divorce absolu avec la négligence et la tiédeur. En effet l'union de la vie érémitique avec un esprit de paresse forme une espèce de fornication spirituelle.
32. Telles sont les différentes dispositions qui portent les hommes à la vie érémitique: je n'ai pu en parler que d'après mon peu de lumières; c'est à chacun devoir quelles sont celles qui lui font désirer de vivre dans la solitude. Serait-ce pour y être plus à son aise, en ne suivant que sa propre volonté, ou pour se procurer l'estime des hommes ? serait-ce pour mortifier l'incontinence de la langue, ou pour triompher de la colère ? serait-ce pour fuir les occasions de pécher, ou pour expier plus efficacement les fautes qu'on a commises ? serait-ce pour devenir plus exact et plus fervent dans les exercices de la piété, ou pour augmenter en soi-même le feu sacré de l'amour de Dieu ? Les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers. Or de ces huit sortes de vie solitaire il y en a sept qui représentent les sept jours de la semaine, et cette semaine est l'image de la vie présente; mais les unes sont agréables, les autres sont odieuses à Dieu, et la huitième, nous pouvons le dire hardiment : Elle est la figure du bonheur éternel.
33. Vous qui vivez dans la solitude, observez attentivement le temps où les bêtes féroces qui font la guerre à votre âme, ont coutume de venir vous attaquer : autrement il vous sera impossible de leur tendre à propos les pièges capables de les prendre et de les enchaîner. Si la paresse, à laquelle vous aurez entièrement renoncé, n'est plus votre partage, vous combattrez et vaincrez sans peine tous vos ennemis; mais si, au contraire, elle règne encore en vous, je ne vois pas pourquoi et comment je pourrai louer le genre de vie que vous avez embrassé.
34. D'où est-il arrivé qu'il n'y a pas eu autant d'hommes extraordinaires en lumières et en sainteté dans le monastère de Tabenne que dans celui de Scété. Comprenne qui pourra. Je ne peux en parler, ou plutôt, je ne désire pas le faire.
35. Parmi ceux qui passent leur vie dans ces profondes solitudes, les uns travaillent spécialement à mortifier leurs passions; les autres se livrent au chant des psaumes et emploient la plus grande partie de leur temps au saint exercice de la prière; les autres enfin, s'appliquent à la méditation et à la contemplation des choses du ciel. Ceux qui voudront connaître quelles sont les personnes les plus avancées dans la vertu et dans la perfection de la vie érémitique, pourront le faire en se servant de la comparaison prise des échelons d'une échelle. Que l'homme qui désirera donner une solution à ce problème, ne s'y applique que selon les lumières qu'il aura reçues du Seigneur.
36. Il faut avouer ici qu'il y a dans les monastères cénobitiques des âmes lâches et paresseuses qui, trouvant le sujet et l'occasion de nourrir leur honteuse et criminelle indolence ne marchent pas, mais courent à leur perte éternelle comme aussi il y en a d'autres qui profitent de l'ardeur et du zèle des personnes avec lesquelles elles vivent, pour se corriger de leur tiédeur et de leur négligence. Mais, hélas ! ce ne sont pas seulement les moines travaillés et dominés par la paresse , qui se perdent dans les monastères, il arrive encore que les plus fervents se relâchent par le mauvais exemple des négligents et des paresseux.
37. Or ce que nous disons de la vie cénobitique, nous sommes obligé de le dire de la vie érémitique : car plusieurs personnes qui l'ont embrassée, avant de le faire paraissaient être ferventes et propres à la pratique des vertus les plus belles et les plus rares; mais cette vie les a gâtées et corrompues, parce qu'elles n'y sont entrées que pour y vivre et s'y conduire avec plus de liberté et selon leurs goûts. C'est pourquoi elles auraient dû s'apercevoir et se reprocher de n'être que des gens amis des plaisirs et des commodités de la vie. D'autres, au contraire, qui dès le principe n'avaient choisi la solitude que par un esprit de paresse et de lâcheté, frappées et épouvantées de la pensée qu'au tribunal de Dieu elles auront, elles seules , à répondre de toutes les actions de leur vie, se sont converties, ont fait des prodiges dans le chemin de la vertu, et ont acquis une grande ferveur dans les exercices de la piété.
38. Que celui qui est esclave de la colère, de l'orgueil, de la dissimulation, de l'hypocrisie et du souvenir des injures, se garde bien de faire un seul pas pour entrer dans la solitude; car il est grandement à craindre pour cet homme que le seul fruit qu'il retirerait de sa témérité, ne fût de tomber dans un funeste endurcissement. Quant à ceux qui se sont heureusement délivrés de ces vices, ils pourront peut-être comprendre le parti qu'ils ont à prendre; mais néanmoins je ne crois pas qu'ils le puissent tout seuls et par eux-mêmes.
39. Les qualités, les occupations et les raisonnements des personnes qui, pour des raisons suffisantes, ont embrassé la vie solitaire, consistent dans le calme parfait de l'âme qui s'est mise à l'abri de toutes les tempêtes excitées par les vents des passions, dans des pensées saintes et pures, dans une intime union avec Dieu, dans un souvenir constant des supplices éternels, dans la pensée de la mort qui menace de près, dans un amour insatiable de la prière, dans la vigilance constante sur les sens, dans la ruine entière des affections déshonnêtes, dans l'affranchissement des appétits charnels, dans la mort à l'esprit et aux maximes du monde, dans l'indifférence pour le manger, dans la méditation des vérités surnaturelles dans les lumières d'un discernement sage et prudent dans le don des larmes d'une pénitence sincère, dans le retranchement absolu des discours vains et inutiles, et dans tout ce qui n'est pas agréable aux personnes qui ont coutume de vivre sans ordre et sans règle.
40. Et voici, d'un autre côté, les marques auxquelles on peut reconnaître que l'on n'a pas embrassé la vie érémitique par de bons et de louables motifs : la privation des dons, des grâces et des richesses du ciel, l'augmentation de la mauvaise humeur, les accès de colère, le souvenir des injures, le refroidissement de la charité, un surcroît d'orgueil, et plusieurs autres défauts que je passe sous silence.
41. Mais, puisque nous en sommes venus là, il me semble qu'il convient de dire quelque chose des personnes qui vivent sous l'obéissance et la direction d'un supérieur, d'autant plus que c'est à elles que nous adressons ce petit ouvrage. Nous dirons donc quelles sont les marques qui distinguent ceux qui réellement, sincèrement et avec une grande pureté d'intention, ont embrassé cette sainte et honorée vertu d'obéissance. Or ce sont nos pères, ces hommes si vertueux et si remplis de l'esprit de Dieu, qui nous les ont enseignées; et quoique les qualités des heureux enfants de l'obéissance ne doivent recevoir leur perfection qu'au temps que le Seigneur a fixé, ils ne laisseront pas chaque jour de les augmenter et de les faire croître en eux. Elles consistent donc, ces marques et ces qualités de la véritable obéissance, dans une augmentation continuelle d'humilité, dans une diminution progressive de la colère, dans l'extinction du fiel et de la bile, dans la dissipation sensible des ténèbres de l'esprit, dans l'accroissement de la charité, dans l'affranchissement des passions et des penchants vicieux, dans un renoncement généreux à toute haine et à toute aversion, dans la mortification de la chair conformément aux avis que l'on reçoit, dans la fuite de toute paresse et de toute négligence, dans une exacte diligence à remplir ses devoirs, dans une tendre, et efficace compassion pour ses frères, et dans la destruction parfaite de l'orgueil. Mais cette dernière qualité de l'obéissance, nous devons tous chercher avec les plus grands soins à nous la procurer; et cependant bien peu la possèdent: à une fontaine sans eau peut-on donner le nom de fontaine ? Il me comprendra facilement celui, qui sera doux d'intelligence.
42. Une jeune épouse qui viole la foi jurée à son époux profane son corps et se déshonore; une âme qui viole la foi qu'elle avait donnée à Dieu, souille et flétrit sa conscience. La haine publique, la bonté, les châtiments, et par dessus tout, un déplorable divorce sont les maux que s’attire une épouse infidèle. L'infidélité sacrilège d'une âme est suivie de mille souillures, de l'oubli de la mort, d'une insatiable intempérance, de l’insolence et de l'impudeur des yeux, de l'amour de la vaine gloire, de l'envie continuelle de dormir, de l'endurcissement du cœur, de l'aveuglement de l'esprit, d'une horrible confusion dans les pensées, d'une volonté de plus en plus portée au péché, de l'esclavage des passions les plus viles, d'un tumulte et d'un désordre effrayants, de l'esprit d'opiniâtreté et de contradiction, d'une abominable affection pour les créatures, de l'infidélité dans la foi, d’une indigne défiance envers Dieu, d'une insupportable loquacité, d'une licence effroyable, d'une vaine confiance en soi-même, laquelle peut justement être regardée comme le plus grand de tous les maux, et, ce qui est le comble de la misère, de la sécheresse du cœur, qui le rend incapable du moindre mouvement de pénitence et de componction, et qui, lorsqu'on la néglige, se change en une stupide insensibilité, laquelle ouvre la porte à tous les vices et à tous les crimes.
43. Nous pouvons affirmer ici que parmi les huit péchés capitaux, il y en a cinq qui font la guerre aux anachorètes, et trois aux cénobites.
44. Un solitaire qui s'amuse à combattre la paresse d'une manière directe, perd un temps qu'il emploierait bien mieux à la prière et à la méditation.
45. Or voici ce qui m'est arrivé à moi-même dans le temps que je vivais dans la solitude : un jour je fus assailli dans ma cellule d'un si grand découragement, que j'étais sur le point de l'abandonner; mais au même instant arrivèrent quelques étrangers qui me donnèrent tant de louanges sur la vie que je menais, que les pensées de vaine gloire eurent bientôt chassé mon ennui et mes pensées d'abattement. Sur cela je ne pouvais assez admirer la manière dont se sert le démon de la vaine gloire pour enferrer les autres démons; c'est pour eux une véritable chausse-trappe.
46. Ne manquez pas, à toute heure, d'observer les mouvements, les tours et les détours, ainsi que la force des inclinations que vous vous sentiriez pour la tiédeur qui s'unit si intimement à l'âme, et connaissez bien d'où viennent toutes ces choses funestes, et où elles peuvent vous conduire; mais n'oubliez pas qu'il n’y a guère que les personnes qui, par le secours du saint Esprit, sont parvenues à la tranquillité du cœur, qui soient capables de faire cet heureux discernement.
47. La première et, principale chose à laquelle un solitaire doit s'appliquer, c'est de chasser de son esprit tous les soins et toutes les inquiétudes que donnent les différentes affaires bonnes ou mauvaises. En effet, celui qui s'occupera avec passion des affaires qui sont bonnes, ne manquera pas peu à peu de s'occuper aussi de celles qui sont mauvaises. C'est ainsi qu'il fera une chute funeste. La seconde chose qui lui est nécessaire, c'est une prière continuelle et fervente; la troisième, c'est une vigilance exacte sur son cœur, capable de le rendre invulnérable. Est-il possible pour une personne qui ne connaît même pas les lettres, de lire dans un livre ? Mais sera-t-il plus facile au solitaire qui n'aura pas la première des trois choses que, nous venons de nommer, de pouvoir acquérir les deux autres ?
48. Ayant eu le bonheur d'obtenir la seconde, je me trouvai parmi les êtres qui tiennent le milieu, et l'un d'eux m'apprit les choses que je désirais savoir. M'étant encore trouvé au milieu d'eux, je me permis de leur demander quel était l'état dans lequel ils contemplaient le Fils de Dieu avant son incarnation; et le même ange me répondit, et me dit qu'il ne pouvait pas satisfaire à ma question, parce que le Fils de Dieu, prince et roi des anges, ne le lui permettait pas. Dites-moi au moins, repartis-je, dans quel état il est à présent. Voici la réponse qu'il me fit : Il est dans l'état qui lui est propre, et non dans un autre. — Mais, repris-je, quelle est donc la manière dont il est assis à la Droite de Dieu son Père ? — C'est un mystère, me répondit-il encore, incompréhensible à l'esprit humain. Enfin je le priai de faire en sorte que j'obtinsse ce que je désirais avec tant d'ardeur. L'heure, me dit-il, n'en est pas encore venue; vous ne possédez pas la flamme du feu céleste. Or je ne sais pas et je ne dois pas dire si cette vision se passa hors de mon corps ou dans mon corps.
49. Il est rare qu'à midi, surtout pendant les chaleurs de l'été, on ne sente pas quelque envie de dormir. Alors, et peut-être seulement alors, il conviendrait de s'occuper d'un travail manuel.
50. Ma propre expérience m'a fait connaître que c'est le démon de l’acédie qui se présente à nous le premier, afin de préparer les voies au démon de la luxure. C'est pour cela qu'il saisit fortement les muscles et les nerfs de nos corps pour les engourdir et nous plonger dans le sommeil, afin que dans cet état il puisse nous faire tomber dans quelques fautes. Si donc vous résistez fortement et avec courage à ces deux démons, ils vous feront une guerre à toute outrance, et, afin de vous décourager et de vous faire abandonner lâchement le champ de bataille, ils feront tous leurs efforts et useront de toute sorte de moyens pour vous faire croire que vous ne recevez aucun avantage spirituel de la vie solitaire que vous avez embrassée; mais rien ne nous démontre plus sûrement que nous les avons vaincus, que lorsqu'ils nous attaquent avec plus de fureur.
51. Êtes-vous obligé de sortir de votre cellule et de paraître en public ? prenez bien garde de perdre le peu de vertu que vous avez acquis. En effet, si vous laissez la porte d'une volière ouverte, les oiseaux ne tardent pas, d’en sortir. Disons-en autant des bonnes œuvres d'un solitaire, s'il ouvre la porte de son cœur à la dissipation.
52. Le plus petit objet dans les yeux fatigue et trouble la vue, et le moindre soin inquiétant trouble la paix et le repos de la solitude; car la vie érémitique consiste essentiellement à mettre de côté toutes les pensées et toutes les inquiétudes de la vie présente, même celles qui paraissent justes et permises, afin de ne s'occuper que de la grande affaire de l'éternité.
53. Les personnes qui ont embrassé cette vie de tout leur cœur, ne se mettent même pas en peine des besoins et des nécessités de leur corps : elles ne peuvent ignorer qu'il est incapable de manquer à sa parole, Celui qui S'est engagé à prendre soin de ses enfants.
54. Celui qui prétend offrir à Dieu une âme pure et digne de lui être agréable et qui néanmoins ne laisse pas d'être agité de mille soins divers, ressemble parfaitement à un homme qui, pour courir plus vite et marcher plus facilement, se chargerait les pieds de chaînes pesantes.
55. Ils sont bien peu nombreux les hommes qui se sont fait un grand nom dans les sciences et dans la sagesse de la philosophie; mais ils sont encore plus rares ceux qui ont excellé dans la science et dans la philosophie essentielles à la vie érémitique.
56. Il est bien loin d'être propre à cette vie, l'homme qui ne connaît pas encore Dieu dans les communications d'une sainte familiarité, et, s'il l'embrasse, il s'expose à une infinité de dangers; car la solitude suffoque ceux qui n'ont aucune expérience dans les voies du Seigneur, et, n'ayant jamais goûté les douceurs de Dieu, ils passent leur temps dans le sein des ténèbres fatigantes, des distractions continuelles, des ennuis déchirants, d'une tiédeur délirante et des lassitudes insupportables.
57. Quiconque possède heureusement le don de la prière, évite avec soin la société bruyante des hommes : il la fuit avec autant d'horreur, que les onagres; car n'est-ce pas la prière qui le rend, en quelque sorte, sauvage lui-même, en le retirant absolument de la compagnie de ses semblables ?
58. Quiconque est encore en butte aux penchants déréglés de son cœur, doit employer tout son temps dans la solitude, pour réprimer leurs mouvements, et leur résister. C'est ce que m'a fait connaître le saint vieillard George Arsilaïte, dont le nom et les vertus, mon révérend Père, ne vous sont pas inconnus. Or voici ce qu'il me disait, lorsque, sans succès, il cherchait et s'occupait à me former aux exercices de la vie érémitique : J'ai remarqué, me disait-il, que les démons de la vaine gloire et de la luxure nous attaquent surtout le matin, que c'est à midi que nous tentent les démons de la paresse, de la colère et de la tristesse, et que c'est le soir que le démon de l'intempérance nous fait la guerre.
59. Un cénobite pauvre vaut infiniment plus qu'un anachorète continuellement agité par des distractions.
60. Celui qui est entré dans la solitude par des motifs justes et raisonnables, et qui ne remarque pas chaque jour quelque progrès dans la vertu, ou quelque avantage spirituel, doit se dire à lui-même qu'il ne s'y conduit pas selon l'esprit de Dieu; ou bien, qu'il se laisse tromper par le démon de l'orgueil.
61. La vie solitaire est une union continuelle avec Dieu par un amour ardent et une adoration perpétuelle.
62. Que le souvenir de Jésus règne toujours dans votre esprit et dans votre cœur ! et vous commencerez à connaître quel est le fruit de votre solitude.
63. Remarquez que, comme l’attachement à sa propre volonté fait tomber le religieux qui vit sous la direction et l'autorité d'un supérieur; de même l'omission ou l'intermission de la prière occasionne des chutes au religieux solitaire.
64. Sachez que ce n'est pas plaire à Dieu, mais contenter votre paresse et votre lâcheté, que d'éprouver de la joie et du plaisir, lorsqu'un grand nombre de visiteurs viennent troubler le repos de votre cellule.
65. La prière de cette pauvre veuve qui était vexée par le créancier impitoyable, doit être le modèle de la vôtre. Le grand Arsène, ce digne émule des anges, est l'exemple que tous les cénobites doivent suivre; cherchez donc à imiter dans votre solitude le genre de vie qu'il menait dans la sienne, et ne perdez jamais de vue que cet ange de la terre, afin de ne pas manquer aux ordres de la Providence, et de ne pas se priver des saintes communications qu'il avait avec Dieu, ne craignait pas de congédier souvent les personnes qui venaient le visiter pour le consulter.
66. J'ai observé plus d'une fois que les démons ont coutume de porter les solitaires légers et inconstants, et qui ne sont entres dans la solitude que par un esprit de vertige, à visiter souvent les anachorètes pleins de ferveur et de recueillement; mais c'est afin que ces solitaires vagabonds empêchent les véritables serviteurs de Jésus Christ de s'appliquer à leurs exercices de piété. Faites attention, mon cher frère; je vous en supplie, faites attention à ces coureurs, et n'hésitez pas de leur faire avec charité des reproches et des réprimandes capables de les faire rougir de leur funeste dissipation peut-être que l'humiliation que vous leur ferez, les engagera à mettre un terme à leur vie errante et vagabonde et à se fixer dans leurs cellules. Néanmoins, si vous mettez en pratique cet avis, vous devez prendre garde d'attrister inconsidérément quelque âme qui, dévorée d'une soif ardente de la grâce, viendrait auprès de vous pour y puiser l'eau qu'elle désire et dont elle a besoin, et pour obtenir les secours pour lesquels elle soupire. Au reste dans ces circonstances diverses il faut être doué d'une grande sagesse el d'un discernement exquis.
67. La vie des anachorètes, ou pour mieux dire, des religieux, doit être dirigée par les lumières d'une conscience droite et pure, et par les sentiments et les affections d'un cœur sincèrement et solidement pieux et dévot. Or celui qui marche ainsi dans cette illustre carrière, ne se propose que l'accomplissement de la Volonté du Seigneur dans tous ses exercices, dans toutes ses pensées, dans toutes ses démarches et dans tous ses mouvements. Il n'est rien dans lui qu'il ne fasse avec un grand sentiment de zèle et de ferveur pour la gloire de Dieu, dans le dessein de Lui plaire et en sa sainte Présence; et celui qui n'est pas dans ces heureuses dispositions, ou qui les abandonne, n'a pas encore acquis la vertu qui lui est nécessaire.
68. Quelqu’un disait autrefois : Je découvrirai, en jouant sur ma harpe, ce que j'ai à vous proposer, c'est-à-dire, je ferai connaître ainsi mon sentiment à cause de la faiblesse de mon jugement; et moi, j'offrirai à Dieu ma volonté tout entière dans une prière fervente et je suis assuré qu'Il m'exaucera et me fera comprendre quels sont ses desseins adorables sur moi.
69. La foi est une des ailes sur laquelle reposent nos prières pour monter jusqu'au trône de Dieu; mais si celles que je lui adresserai, ne sont pas dignes d'arriver jusqu'à lui, la tête courbée sur ma poitrine, je les répéterai avec une nouvelle foi et une nouvelle instance (cf. Ps 34,13).
70. La foi procure à l'âme une assurance si ferme, qu'elle est inébranlable au milieu des plus grandes adversités.
71. L'homme qui a la foi, n'est pas précisément celui qui croit que Dieu peut tout, mais celui qui est persuadé qu'il obtiendra du Seigneur toutes les demandes qu'il lui adressera.
72. La foi met à notre portée ce que nous n'aurions même pas osé espérer. Le bon larron lui-même donne la preuve.
73. Ce qui ouvre la porte de notre âme à la foi ce sont l'adversité et la droiture du cœur; l'adversité en nous rendant fermes et constants; et la droiture, en nous perfectionnant dans la constance et la fermeté.
74. La foi est mère de la vie érémitique; peut-on concevoir comment les solitaires pourraient aimer la solitude, s'ils ne croyaient pas ?
75. Un criminel en prison tremble sans cesse à la seule pensée des magistrats qui doivent le juger et le condamner; or un cénobite dans sa cellule, pourrait-il ne pas craindre le Seigneur ? Le criminel n'a pas autant de raisons de redouter le lieu où il doit être jugé, que le solitaire, le tribunal de Dieu où il faudra comparaître. Mon cher Frère, dans votre solitude cette crainte salutaire vous est absolument nécessaire, afin que vous puissiez chasser et rejeter loin, de vous la tiédeur et la négligence; et c'est le moyen le plus sûr et le plus efficace pour y réussir.
76. Quand un criminel a été condamné, il a sans cesse dans l'esprit qu'on vient le chercher pour le conduire au supplice, mais un véritable serviteur de Dieu ne perd pas de vue le moment où il plaira au Seigneur de le tirer de la prison de soit corps. Un criminel est en proie tous les jours à la douleur la plus poignante, et un solitaire pleure continuellement ses égarements et ses fautes.
77. Si tu prends le bâton de la patience, elle vous servira pour éloigner loin de vous les chiens et pour les empêcher d'aboyer autour de vous.
78. La patience met une âme dans un heureux état, elle peut, sans se laisser abattre travailler à son salut et à sa perfection au milieu des rigueurs et des difficultés fatigantes et opiniâtres de ses travaux.
79. La patience est une limite posée à la tribulation, du fait qu’elle l’accueille jour après jour.
80. Un homme patient est donc incapable de tomber, ou s'il lui arrive quelques chutes, ces chutes mêmes lui fournissent les moyens de se relever avec avantage et de terrasser l'ennemi qui l'a fait tomber.
81. Or la patience est une forte et généreuse détermination à souffrir tous les sujets d'affliction qui, chaque jour, peuvent arriver; elle est un retranchement sévère de toutes les occasions capables de nous détourner de l'accomplissement de nos devoirs; elle est une vigilance exacte surtout ce qui regarde le salut.
82. Le religieux a moins besoin de pain pour conserver la vie du corps, que de patience pour conserver la vie de l'âme : c'est, en effet, par la patience qu'il mérite la vie éternelle; et il n'arrive que trop que la nourriture du corps contribue à lui faire perdre cette vie éternelle.
83. L’homme qui pratique la patience, est mort avant de mourir; sa, cellule est son tombeau.
84. L'espérance et la douleur des péchés produisent la patience dans les cœurs; car celui qui ne possède pas ces deux vertus, est ordinairement le vil esclave de la paresse.
85. L’athlète du Christ doit connaître quels sont ceux de ses ennemis qu'il ne doit combattre que de loin, et quels sont ceux qu’il lui est utile d'attaquer de près. Quelquefois le combat nous fait mériter des couronnes, et d'autres fois la fuite du combat fait de nous des gens mauvais et corrompus , mais ici nous ne pouvons pas entrer dans tous les détails pour bien faire comprendre ces choses. En effet, nous n'avons pas tous les mêmes inclinations, nous ne sommes pas tous affectés de la même manière, et nous n'avons pas les mêmes habitudes ni les mêmes dispositions.
86. Tout ce que nous pouvons dire, c'est qu'il est pour nous de la dernière importance d'observer et de connaître quel est le chef des ennemis qui nous font la guerre; car il ne nous laisse ni trêve ni repos : il nous poursuit sans cesse; nous le rencontrons partout, soit que nous nous arrêtions, soit que nous marchions, soit que nous nous reposions, soit que nous nous donnions du mouvement, soit que nous soyons à table, soit que nous n'y soyons pas, soit que nous prions, soit que nous dormions.
87. Quelques-uns de ceux qui ont embrassé la vie solitaire, ne cessent de méditer ces paroles du psalmiste : Je regardais continuellement le Seigneur, et je l'avais toujours devant les yeux. Mais, comme les pains faits avec le froment du ciel pour nourrir les âmes, ne sont pas tous faits de la même manière, d'autres trouvaient leur nourriture spirituelle dans la méditation de ce précepte de Jésus-Christ : Vous posséderez vos âmes dans la patience (Lc 21,19) d'autres, dans cet autre précepte : Veillez et priez sans cesse (Mt 26,41); d'autres : Disposez au dehors vos affaires, et préparez votre champ avec grand soin, afin que vous puissiez bâtir votre maison (Pro 24,27); d'autres avaient continuellement dans l'esprit ces paroles : Parce que j'ai été humble, le Seigneur a pris soin de moi et m'a délivré (Ps 114,6); quelques autres repassaient sans cesse dans leur mémoire cette belle sentence : Les souffrances de la vie présente n'ont aucune proportion avec la gloire future que nous en attendons (Rom 8,18); d'autres pensaient à cette sentence : Vous qui tombez dans l'oubli de Dieu, comprenez ces choses, et craignez qu'il ne vous enlève tout d'un coup, et que personne ne puisse vous délivrer de ses mains (Ps 49,22). Tous courent a dans la même carrière; mais il n'y en a qu'un seul qui remporte le prix.
88. Quiconque a fait des progrès dans les voies de la vie érémitique, pratique la vertu avec une grande facilité, non seulement pendant son réveil, mais encore pendant son sommeil. C'est ainsi qu'il arrive à certaines personnes de chasser ignominieusement, dans leurs songes, les démons qui cherchent à les porter au péché, et d'exhorter à la pratique de la chasteté des personnes qu'en rêvant elles se figurent porter à violer cette vertu céleste.
89. Cependant ne vous attendez pas à ces sortes de tentations, comme si elles devaient vous arriver, et ne vous préparez pas à faire des discours aux personnes que vous supposeriez devoir tendre des pièges à votre innocence; car la vie d'un solitaire doit être simple, libre et exempte de tout embarras.
90. Celui qui veut bâtir la tour céleste de cette vie, ne doit se mettre à l'œuvre qu'après avoir longtemps examiné et pesé devant Dieu s'il a les matériaux nécessaires et les autres choses indispensables pour achever son ouvrage, et qu'après avoir recommandé au Seigneur, par des prières ferventes, le succès, de son entreprise, il doit craindre qu'ayant jeté les fondements de cet édifice spirituel, il ne soit pas capable de le terminer, et qu’ainsi il ne devienne la risée et le triste jouet de ses ennemis, et une pierre d'achoppement et de scandale pour les personnes qui seraient dans le dessein d'entreprendre le même ouvrage.
91. Donnez une attention spéciale à la suavité et aux délices intérieures que vous éprouvez; car il est à craindre pour vous que ce ne soient des médecins cruels, ou plutôt, des ennemis dangereux qui fassent sentir ces douceurs à votre âme, et qu'ils ne vous trompent par cette suavité imaginaire.
92. Vous devez pendant la nuit consacrer à la prière et à la méditation tout le temps dont vous pourrez disposer. Quant à la psalmodie, vous n'y emploierez que quelques moments. Préparez-vous ensuite à bien remplir tous vos exercices de la journée.
93. Rien ne contribue plus à éclairer et à recueillir l'esprit que les saintes lectures : ce sont les paroles mêmes du saint Esprit; elles donnent l'intelligence et la sagesse aux personnes qui les lisent et les méditent.
94. Dans l'état que vous avez embrassé, il faut que vos lectures soient propres à vous encourager à en remplir exactement les obligations; car la résolution ferme et généreuse de les accomplir fait qu'on n'a plus besoin que des secours nécessaires pour être fidèle à cette résolution.
95. Vous trouverez plus sûrement le salut dans la pratique des bonnes œuvres que dans la lecture des livres.
96. Vous devez éviter de lire les livres étrangers et surtout opposés au genre de vie que vous menez, mais ne perdez jamais de vue qu'avant toute chose vous avez besoin d'être instruit de la science et d'être fortifié par la vertu de l'Esprit saint. Les paroles toujours obscures des hommes ne sont propres qu'à obscurcir de plus en plus les faibles lumières de notre intelligence.
97. Pour connaître la qualité du vin, il suffit de goûter un peu; ainsi un seul entretien peut souvent faire comprendre à ceux qui ont du discernement, quel est l'état et quelles sont les dispositions d'un anachorète.
98. Gardez-vous bien de jamais cesser de vous défier du démon de l’orgueil, et de vous précautionner contre ses ruses; car c'est le plus adroit et le plus subtil ennemi de votre vertu. 99. Sortez-vous de votre cellule, veillez attentivement sur votre langue; car elle est capable de vous faire perdre en un instant tout le fruit des bonnes œuvres que vous avez pratiquées avec tant de peines et de travaux.
100. Abstenez-vous scrupuleusement de toute occupation qu'une vaine curiosité vous proposerait : elle vous serait au moins inutile; car la curiosité pour tant de choses est ce qu'il y a de plus capable de troubler et de souiller le saint repos d'un solitaire.
101. Soit pour l'âme, soit pour le corps, donnez aux personnes qui viennent vous visiter toutes les choses qui sont en votre pouvoir. Si c'étaient des religieux puissants en vertus et en sagesse, nous nous contenterions de leur faire connaître ce que nous sommes, et nous les écouterions en silence; si, au contraire, ce n'étaient que de simples religieux, nous nous entretiendrions avec eux dans un esprit de modestie et de modération, et nous n'oublierions pas qu'il nous est très utile de penser et de croire que les autres valent mieux que nous.
102. J'avais dessein de conseiller ici aux personnes nouvellement entrées dans un monastère, de s'appliquer à des travaux incapables de les détourner de la prière; mais l'exemple de ce religieux qui pendant la nuit portait du sable dans son manteau, m'en a empêché.
103. Comme ce que la foi nous enseigne de la très sainte, éternelle et adorable Trinité, est différent de ce qu'elle nous propose à croire sur l'Incarnation du Fils de Dieu, qui est une des trois personnes de la glorieuse Trinité, puisque ce qui est au nombre pluriel dans la sainte Trinité, est au nombre singulier dans le Fils de Dieu fait homme, et que ce qui est au nombre singulier dans la sainte Trinité, est au nombre pluriel dans le Christ; de même il y a des exercices qui conviennent à la vie érémitique, et il y en a d'autres qui conviennent à la vie cénobitique.
104. Le divin Apôtre a dit : Quel est l'homme qui connaît les pensées et les conseils du Seigneur ? (Rom 11,34) Pour moi, je dis : Quel est celui qui peut comprendre les pensées d'un homme qui, d'esprit et de corps, passe sa vie dans la solitude ?
105. La puissance d'un roi consiste dans l'abondance et la richesse de ses trésors et dans le nombre de ses sujets; mais la puissance d'un solitaire consiste dans l'abondance de ses prières.
Suite et Fin...
M1234- Hiérophante contre le nouvel ordre mondial
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Re: Saints et Bienheureux!! (Ordre Alphabétique)
VINGT-HUITIÈME DEGRÉ
De la prière, sainte et féconde source de vertus;
du recueillement de l'esprit et du repos du corps qui lui sont nécessaires.
1. Si vous envisagez la prière en elle-même, dites que c'est une sainte conversation, une douce union avec Dieu; mais si vous considérez sa vertu et sa puissance, il faut dire que c'est elle qui conserve le monde, réconcilie la terre avec le ciel, produit les larmes sincères du repentir et en naît quelquefois, efface les péchés, triomphe des tentations, nous console et nous protège pendant le temps fâcheux des afflictions, met une fin et un terme aux guerres cruelles que nous font nos ennemis, exerce dans nous les fonctions des anges, devient la nourriture des esprits, procure les joies futures, entretient le coeur dans une action continuelle, fait acquérir les vertus, obtenir les dons célestes, et avancer à grands pas dans les voies de la perfection; il faut ajouter qu'elle est le vrai froment de l'âme, la lumière de l'esprit, la ruine du désespoir, la maîtresse de l'espérance, le fléau de la tristesse, la fortune des religieux, le trésor des solitaires, l'extinction de la colère, le miroir des progrès dans la vertu, la démonstration certaine des règles qu'on doit suivre, la manifestation de l'état de notre âme, la notion claire des biens futurs et l'indice de la gloire éternelle; il faut enfin avouer qu'elle est, dans la personne qui prie, une espèce de palais et de tribunal où le souverain Juge, sans attendre le dernier jour, rend à tout moment ses arrêts de justice et de miséricorde.
2. Levons-nous et écoutons avec attention cette reine des vertus qui nous appelle et qui nous adresse ces paroles à haute voix : Venez à Moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et Moi je vous soulagerai. Prenez sur vous mon joug, et vous trouverez le repos pour vos âmes et la guérison de vos blessures. Car mon joug est doux, (Mt 11,28-30) et J'ai le pouvoir d'effacer les plus grandes fautes.
3. Lorsque nous nous présentons devant notre Roi et notre Dieu, pour Lui adresser nos voeux et nos supplications, ayons soin de nous être préparés à cette importante action, et craignons que, nous voyant venir de loin sans les armes spirituelles et sans les autres ornements qu'Il exige de nous, Il ne commande aux exécuteurs de sa justice de nous chasser honteusement de sa Présence, de nous charger de chaînes et de nous conduire en exil, après avoir déchiré sous nos yeux et jeté au visage nos requêtes et nos prières.
4. Allez-vous faire à Dieu quelques prières, revêtez avec soin votre âme des habits qui lui conviennent, dépouillez votre esprit et votre cÏur de tout souvenir et de tout sentiment des injures que vous auriez reçues de vos frères; car ce souvenir et ce sentiment paralyseraient absolument l'effet de votre supplication.
5. Faites en sorte qu'elle soit simple, sincère et sans affectation — une seule parole eut jadis le pouvoir de réconcilier avec Dieu le publicain et l'enfant prodigue.
6. Les personnes qui se présentent devant Dieu pour prier, y paraissent presque toutes dans la même posture; mais elles ne prient pas toutes de la même manière, car les formes et les variétés de la prière sont innombrables. En effet les unes parlent et agissent avec Dieu, comme elles le feraient avec un ami ou un maître plein de bienveillance; et, en Lui offrant l'encens de leurs voeux et de leurs louanges, elles ne pensent pas seulement à elles, mais s'occupent des besoins et des nécessités de leurs frères; d'autres conjurent avec ardeur le Seigneur de leur accorder les grâces, les faveurs spirituelles, la gloire céleste, et d'augmenter en elles la confiance qu'elles ont en sa Bonté; d'autres lui demandent tous les secours dont elles ont besoin pour triompher, et se délivrer entièrement des efforts de leurs ennemis; d'autres sollicitent avec instance quelque avantage spirituel qu'elles désirent avec beaucoup d'ardeur; d'autres expriment à Dieu combien elles désirent pouvoir êtres déchargées des inquiétudes cruelles que leur fait éprouver le souvenir des dettes qu'elles ont eu le malheur de contracter vis-à-vis de sa justice; d'autres énoncent combien elles souhaitent de sortir de la prison de leur corps; d'autres se contentent de postuler le pardon des fautes qu'elles ont commises.
7. Témoigner à Dieu une vive et sincère reconnaissance des bienfaits que nous avons reçus de Lui, est la première chose que nous avons à faire et à laquelle nous ne devons jamais manquer au commencement de nos prières; une humble et humiliante confession de nos péchés, est la seconde; exprimer à Dieu de tout notre coeur l'horreur et la douleur que nous avons de ms péchés, est la troisième. Or, après que nous aurons rempli ces trois premières qualités de la prière, nous continuerons ce saint exercice, en demandant au Roi de l'univers toutes les grâces que nous désirons et dont nous sentons que nous avons besoin. C'est sûrement là la meilleure manière de faire nos prières; aussi un ange l'a-t-il révélée à un fervent moine.
8. Avez-vous jamais comparu devant un juge de la terre ? rappelez-vous de quelle manière vous en avez agi pour gagner votre procès, et conduisez-vous de même en vous présentant devant Dieu. Si au contraire vous n'avez point paru en présence d'un juge mortel ou que vous n'ayez pas eu occasion de voir les autres à son tribunal, que les malades à qui l'on va faire une opération par le fer et par le feu, vous apprennent à prier Dieu. Voyez avec quelle ardeur, et quelles paroles ils conjurent leur médecin de prendre soin d'eux et de ne pas trop les faire souffrir.
9. Gardez-vous bien de rechercher dans vos prières des mots élégants et bien arrangés; car très souvent les paroles simples et entrecoupées des enfants leur ont attiré l'amitié et les bonnes grâces de leur Père qui est dans les cieux.
10. N'employez pas non plus de longs discours, lorsque vous priez; car le soin et la peine que vous prendriez pour trouver les mots capables d'exprimer vos pensées et vos sentiments, dissiperaient votre esprit et vous feraient perdre le recueillement qui vous est nécessaire. Une seule parole ne mérita-t-elle pas au publicain la plénitude des Miséricordes du Seigneur ? une seule parole ne procurât-elle pas le salut au bon larron sur la croix et au moment d'expirer ? Les grands mots et les belles phrases ne sont propres qu'à remplir l'esprit d'illusion et de dissipation; tandis que quelques paroles dictées par un coeur plein de foi, ont forcé l'esprit à rentrer dans le recueillement et dans l'attention.
11. Vous Sentez-vous ému et touché par quelque pensée ou quelque sentiment que vous exprimez à Dieu, ne passez pas outre : demeurez-y, arrêtez-vous-y; car c'est une preuve que votre ange gardien prie avec vous.
12. Avez-vous de solides raisons de croire que votre coeur est pur et innocent, ne parlez pas pour cela à Dieu avec trop de familiarité, mais avec une humilité profonde, et cette humilité fortifiera votre confiance en sa Miséricorde.
13. Quand même vous auriez acquis toutes les vertus, ne cessez de demander pardon à Dieu de vos péchés. Saint Paul ne dit-il pas lui-même qu'il est le premier des pécheurs (cf. 1 Tim 1,15) ?
14. On assaisonne les viandes avec du sel et de l'huile; mais c'est avec la tempérance et les larmes de la pénitence, qu'on assaisonne la prière.
15. Lorsque vous aurez acquis une douceur parfaite, et que vous aurez complètement triomphé de l'aigreur et de la colère, vous n'aurez que peu de violence à vous faire pour être délivré de tout trouble et de toute agitation dans vos prières.
16. Tant que nous n'avons pas acquis la véritable prière, nous sommes semblables aux petits enfants à qui l'on apprend à marcher.
17. Travaillez donc à élever votre esprit jusqu'au ciel, ou plutôt, à le fixer dans la méditation de certaines paroles qui se trouvent dans vos prières; et, bien qu'à cause de la faiblesse de votre enfance spirituelle, il vous arrive de faire des chutes, relevez-vous promptement et reprenez courageusement votre chemin. Hélas ! malheureusement l'inconstance n'est que trop le funeste apanage de l'esprit humain ! mais le Tout-Puissant peut changer cette inconstance en une constance et une fermeté inébranlables. Or, si vous ne cessez pas de lutter contre l'instabilité de votre esprit, Dieu, qui a fixé des bornes aux flots agités de la mer, en donnera Lui-même aux agitations de votre esprit, et leur dira : Vous viendrez jusque là, mais vous n'irez pas plus loin. (Job 38,11) Il est impossible à l'homme d'enchaîner la légèreté de l'esprit; mais tout est possible à Dieu, car c'est Lui qui a créé l'esprit.
18. Si vous avez jamais considéré Dieu, qui est le soleil de justice, vous pourrez vous entretenir avec Lui selon le respect qui Lui est dû; mais si vous n'avez pas encore eu le bonheur de Le voir et de Le connaître, comment vous sera-t-il donné de pouvoir traiter avec Lui ?
19. Pour mériter ce grand bien, ayez soin de ne jamais commencer vos prières qu'après avoir désavoué et rejeté d'un grand courage toutes les distractions qui vous arriveraient; continuez-les ensuite en appliquant fortement votre esprit à la méditation des paroles dont elles sont composées; enfin tâchez de les terminer par un saint ravissement en Dieu.
20. Les douceurs et la joie qu'éprouvent dans le saint exercice de la prière les religieux qui vivent avec leurs frères, sont toutes différentes des douceurs et de la joie que goûtent les religieux qui vivent dans la solitude. Les premiers, se trouvent exposés aux illusions de la vanité; tandis que les solitaires n'y sont point exposés, puisqu'ils n'ont que Dieu pour témoin de leur prière, la sainte humilité, devient l'âme de leurs communications avec le Seigneur.
21. Vous serez recueilli partout, même à table, si, par des efforts constants et par une attention soutenue, vous vous entretenez dans le recueillement, et que vous veniez à bout de ramener promptement votre esprit, quand il s'égare. Si, au contraire, vous laissez à votre imagination la liberté de folâtrer et de se dissiper, vous serez incapable de la maîtriser, quand même il s'agira de remplir un devoir avec une sérieuse attention.
22. Voilà pourquoi saint Paul, cet homme d'une prière si sainte et si parfaite, n'hésite pas de nous assurer qu'il préfère dans la prière ne dire que cinq paroles du fond du coeur, que d'en dire dix mille de la bouche. (1 Cor 14,19). Mais cette perfection ne peut pas être de suite le partage des jeunes religieux, ni de ceux qui ne font que de commencer à servir Dieu. Ainsi il nous convient, tant que nous serons obligés de nous compter parmi les imparfaits, de nous servir dans nos prières d'un certain nombre de paroles : cette manière de prier nous conduira peu à peu à une autre plus parfaite. En effet, Dieu voyant nos efforts pour rendre nos prières dignes de Lui, bien que réellement elles soient imparfaites, nous accordera le secours dont nous avons besoin pour prier comme il faut.
23. Mais ici faisons attention qu'il y a une grande différence entre ce qui souille nos prières, ce qui les anéantit, ce qui nous les dérobe, et ce qui les dissipe. En effet, nous souillons nos prières en nous laissant aller à des pensées vaines et ridicules; nous les anéantissons, en devenant les esclaves et les jouets des soins inutiles et superflus; nous nous laissons dérober nos prières, en livrant notre esprit, sans vouloir nous en apercevoir, à des pensées vagues et indifférentes; enfin nous nous faisons illusion dans nos prières, lorsqu'en priant, nous nous laissons emporter par quelques mouvements impétueux.
24. Faisons-nous nos prières en présence de plusieurs personnes, efforçons-nous intérieurement d'humilier notre âme de la même manière que ceux qui adressent et présentent des requêtes aux princes, humilient extérieurement leur corps. Sommes-nous seuls, lorsque nous prions et sans directeur, ne nous dispensons pas des dispositions corporelles et extérieures qui conviennent à la prière; car l'esprit se conforme assez au corps dans les personnes qui ne sont pas encore fort avancées dans les voies de Dieu.
25. Tous ceux qui se présentent devant le Roi éternel, mais surtout les personnes qui veulent obtenir le pardon de leurs péchés, doivent, dans leurs intérêts spirituels, Lui offrir les sentiments sincères d'un coeur contrit et humilié. Tant que nous serons dans notre corps, nous sommes obligés d'observer l'ordre et le conseil que l'ange donna autrefois à saint Pierre.
26. Ceignez-vous donc de la ceinture de l'obéissance; dépouillez-vous entièrement de votre propre volonté, et, mort à vous-même, présentez-vous devant Dieu pour Lui offrir l'encens de vos prières. Car si nous ne nous étudions qu'à connaître et à suivre la Volonté du Seigneur, nous sentirons qu'Il viendra visiter notre âme et la conduire sans danger jusqu'à la vie éternelle.
27. Si vous vous élevez au dessus de l'amour du siècle et des plaisirs de la terre, vous rejetterez loin de vous toutes les inquiétudes de la vie présente, vous débarrasserez votre esprit de toutes les pensées vaines et inutiles, et vous renoncerez à votre propre corps. La prière, en effet, n'est autre chose qu'un renoncement parfait à tout ce qui tient à ce mondé présent; c'est un oubli de toutes les choses que nous y voyons ou que nous n'y voyons pas, de celles qui sont corporelles, ainsi que de celles qui sont incorporelles. Disons donc à Dieu : Qu'y a-t-il dans le ciel pour moi, ô mon Dieu ? rien; eh ! qu'ai-je à désirer sur la terre, si ce n'est vous, ô le Dieu de mon coeur et mon unique partage pour l'éternité ? Ce que je désire uniquement, c'est d'être si fortement uni à vous par la prière, que je ne puisse jamais en être séparé. Que les uns souhaitent et cherchent les richesses et les grandes possessions; les autres, la gloire et les honneurs : pour moi je n'ai d'autre bien ni d'autre avantage à désirer que d'être uni et attaché à mon Dieu et de placer en Lui seul toutes mes espérances et toute l'impassibilité de mon âme. (cf. Ps 72,25-28).
28. C'est la foi qui donne des ailes à la prière; car sans elle, elle ne pourrait pas pénétrer jusqu'au ciel.
29. Qui que nous soyons, éprouvons-nous les troubles et les agitations que donnent les passions et les mauvais penchants, ne nous décourageons pas, mais demandons à Dieu avec une foi ferme et avec instance d'en être délivrés, et ne perdons pas de vue que toutes les personnes qui sont enfin parvenues à la tranquillité du coeur, n'y sont arrivées qu'en passant par cette mer de troubles et d'agitations.
30. Quoiqu'un juge puisse ne pas craindre le Seigneur, il rend néanmoins justice à cause des instantes importunités dont il se voit fatigué; ainsi en agit le Seigneur à notre égard : en voyant notre âme, que nous Lui exposerons, dépouillée de sa grâce par le péché, Il lui accordera de triompher de son corps, qui est son redoutable adversaire, et de se venger des démons, ses cruels ennemis.
31. Ce bon et charitable dispensateur de dons et de faveurs exauce, sans différer, les âmes ferventes et reconnaissantes, et les fait entrer de suite dans le palais sacré de son Amour; mais Il laisse les âmes froides et sans reconnaissance souffrir longtemps la faim et la soif, afin que ces douleurs les forcent, pour ainsi dire, à persévérer dans la prière. Ces âmes malheureuses ne ressemblent que trop à des chiens qui n'ont pas plus tôt reçu un morceau de pain, qu'ils s'éloignent de la personne qui le leur a donné.
32. Ne dites pas que, quoique vous ayez fait de longues prières, vous n'avez cependant fait aucun progrès, ne devez-vous pas voir que cette constance, fut-elle toute seule, serait déjà pour vous un très grand avantage ? En effet peut-il y avoir pour vous rien de plus précieux que cette union que vous avez avec Dieu et que cette persévérance dans le saint exercice de la prière ?
33. Un criminel et un condamné au supplice tremblent moins au souvenir de la sentence qui a été ou qui sera prononcée par leurs juges, qu'un chrétien qui est possédé du désir de faire de bonnes prières, ne tremble de les faire d'une manière qui soit indigne du Seigneur. Aussi la seule pensée de la prière dans une personne sage et fervente pour son salut, suffit pour étouffer en elle tout ressentiment et tout souvenir des injures qu'elle a reçues, réprimer les mouvements de la colère, bannir les soins superflus, négliger les affaires purement temporelles, ne donner aucune attention aux afflictions et aux peines de la vie, garder une exacte tempérance, triompher des tentations, et se préserver des mauvaises pensées.
34. C'est par une prière continuelle du coeur que vous devez vous préparer à la prière intérieure et extérieure par laquelle vous voulez, en vous présentant devant Dieu, Lui offrir vos voeux et vos supplications. En vous conduisant de la sorte, n'en doutez pas, vous ferez de grands progrès en peu de temps. J'ai vu des personnes éminentes dans la vertu d'obéissance, qui, selon les forces et l'attention dont elles pouvaient jouir, se conservaient fidèlement en la présence de Dieu, lesquelles en se présentant avec leurs frères pour prier, avaient en un instant recueilli et leur esprit et leur coeur, et répandaient des torrents de larmes. C'était l'obéissance qu'elles pratiquaient avec tant de perfection, qui les avait si bien préparées à la prière.
35. La psalmodie qui a lieu dans la communauté, peut, il est vrai, exposer à des distractions et à des pensées de trouble, tandis que la psalmodie des solitaires n'est pas sujette aux mêmes inconvénients; mais la présence de nos frères recueillis et fervents peut nous procurer de la ferveur et nous tirer de la négligence, tandis que la paresse et la lâcheté des solitaires n'ont pas les mêmes remèdes.
36. La guerre que soutient un roi contre ses ennemis, lui fait connaître l'amour et l'attachement que les soldats lui portent; la prière manifeste l'amour et la tendresse que nous avons pour Dieu.
37. Elle montre à nous-mêmes le véritable état de notre âme. Ce n'est donc pas sans raison que les théologiens l'appellent le miroir de l'âme du moine.
38. Quiconque, ayant commencé un ouvrage, le continue, lorsque l'obéissance l'appelle à la prière, se trompe grossièrement : il ne suit que l'inspiration des démons; car ces infâmes voleurs nous dérobent, une à une, les heures de notre vie.
39. Quoique -vous n'ayez pas le don de prière, si quelqu'un se recommande à vous lorsque vous prierez Dieu, ne refusez pas cette recommandation; car souvent la foi vive de la personne qui nous demande le secours de nos prières, obtient pour celui à qui cette recommandation a été faite, la grâce d'une sincère contrition qui justifie et qui sauve.
40. Dieu, lorsque vous priez pour vos frères, exauce-t-Il vos prières, prenez bien garde de vous livrer à la vaine gloire : pensez que c'est leur foi qui a donné cette vertu et cette efficacité.
41. Chaque jour les précepteurs obligent leurs élèves à rendre un compte exact des leçons qu'ils leur donnent; de même Dieu nous demandera compte de la force et de la vertu qu'Il aura données à toutes nos prières. C'est pourquoi, lorsque nous prions avec le plus de ferveur, nous devons veiller sur nous avec une attention toute particulière; car c'est alors que les démons nous attaquent avec le plus de violence par des mouvements d'impatience, afin de nous faire perdre le fruit de nos prières.
42. Nous devons, sans aucun doute, pratiquer toutes les bonnes oeuvres avec une grande affection de coeur; mais c'est surtout à la prière que nous devons cette disposition de notre âme; et nous pouvons dire qu'une âme prie avec cette sainte affection du coeur, lorsqu'elle a parfaitement triomphé de là colère.
43. Ah ! qu'ils sont solides et durables les biens spirituels que nous avons acquis par beaucoup de prières et par de longues années d'épreuves, de travaux et de peines !
44. Quand on a le bonheur d'être uni à Dieu, on ne s'inquiète guère de quelles paroles on se servira pour Lui parler dans l'oraison; car l'Esprit saint prie Lui-même, par des gémissements ineffables dans une, personne qui se trouve dans cet heureux état. (cf. Rom 8,26).
45. Lorsque vous priez, chassez exactement de votre esprit toutes les représentations et les images qui s'y présentent, afin de ne pas tomber dans l'aveuglement et dans l'insensibilité.
46. C'est la prière, même qui vous fera connaître, et qui vous donnera l'assurance, que vos prières auront été exaucées. Or cette assurance est une grâce que nous fait le saint Esprit, par laquelle Il nous ôte tout doute et toute hésitation.
47. Avez-vous un véritable désir que vos prières soient exaucées ? soyez bon et rempli de commisération pour vos frères; car ce sera la miséricorde que nous aurons exercée envers le prochain, qui nous fera obtenir le centuple en ce monde, et la vie éternelle en l'autre. (cf. Mt 19,29).
48. Le feu céleste enflamme de ses bienfaisantes ardeurs les prières que nous sommes résolus de faire avec amour et révérence; et, une fois qu'elles sont ainsi réchauffées, elles montent jusqu'au ciel, et en font descendre dans une âme qui prie dans ces heureuses dispositions, des flammes nouvelles, qui,la purifient et la sanctifient de plus en plus.
49. Il est des personnes qui pensent que la prière est plus utile que la méditation de la mort et de ce qui la suivra; pour moi, je loue ces deux pratiques de piété, et les regarde comme également salutaires. Je crois même qu'elles ont toutes deux la même nature.
50. Observons, que plus un cheval fort et ardent s'avance vers le but où on le dirige, plus il s'anime, s'élance et, par la rapidité de sa course, s'efforce d'arriver. Telle doit être la conduite d'une âme dans l'exercice sacré de la prière. Or par la course que fait, cette âme qui prie, j'entends les louanges qu'elle rend à Dieu. Ainsi, lorsque cette âme généreuse et ardente voit arriver l'heure du combat, elle s'anime, s'encourage, saisit ses armes, vole sur le champ de bataille et se montre invincible.
51. Il est bien pénible pour une personne dévorée par les ardeurs d'une soif brûlante, de se voir enlever l'eau dont elle allait se désaltérer; mais il est bien plus cruel pour une âme qui prie avec de grands sentiments de componction, être obligée d'interrompre son union et sa conversation avec Dieu, lesquelles lui faisaient goûter tant de douceurs et de consolations et qu'elle avait désirées avec une si grande ardeur.
52. Ne mettez pas fin à votre prière, pendant que vous éprouverez en vous-même les ardeurs du feu que Dieu y a mis, et qu'il ne fera pas tarir Lui-même la source des larmes que sa grâce vous fait répandre; car peut-être dans toute votre vie vous ne rencontrerez pas une occasion aussi favorable pour vous faire mériter et pour obtenir le pardon de vos fautes.
53. Il n'arrive que trop souvent que des personnes, après avoir reçu de Dieu le don d'une oraison parfaite, après avoir même goûté quelque temps les délices et les consolations célestes, souillent misérablement leur conscience par des paroles inconsidérées et téméraires, et cherchent ensuite sans succès ce qu'elles avaient coutume de trouver dans leurs prières.
54. Il y a une grande différence entre méditer intérieurement en s'entretenant avec son propre coeur, et conduire ce même coeur en suivant les lumières de la partie supérieure de l'âme qui, étant éclairée par la foi, devient reine et capable d'offrir au Christ des hosties qui lui soient agréables. C'est donc avec raison qu'un de nos pères qui, par leur science, ont mérité le titre de théologiens, a dit, qu'un feu saint et céleste descend dans les personnes qui se livrent à la méditation pour les enflammer, et les purifier des impuretés et des souillures qui leur restent encore, et que ce même feu descend aussi dans les âmes de celles qui ont réglé leur coeur selon les lumières de la foi, pour les éclairer de plus en plus et les faire avancer dans les voies de la perfection. C'est pourquoi ce feu salutaire est justement appelé une lumière qui consume et qui éclaire. Aussi voyons-nous quelquefois des personnes sortir du saint exercice de la prière comme d'une fournaise ardente, et sentir elles-mêmes qu'elles ont été purifiées de leurs souillures et de leurs imperfections, et délivrées de la concupiscence, ce terrible et funeste foyer des péchés; et que d'autres en sortent toutes remplies de lumières, revêtues des riches habits de l'humilité et inondées d'une joie céleste. Ils ont donc prié de corps plutôt que de coeur, ceux qui dans l'oraison n'ont pas éprouvé plus ou moins l'un ou l'autre de ces deux effets; leur prière a donc été une prière judaïque.
55. Si les corps sont capables de changer en touchant d'autres corps, comment pourrait-il demeurer dans le même état, l'homme qui aurait avec une âme et des mains pures touché Dieu dans la prière ?
56. Nous trouvons dans la conduite des rois de la terre une image de la conduite de notre Roi suprême et éternel. En effet Il distribue souvent Lui-même les récompenses qu'Il accorde à ses serviteurs; d'autres fois, il les leur fait distribuer par le ministère de quelques favoris; d'autres fois il n'emploie, pour faire, cette distribution, que le ministère de quelques officiers inférieurs; enfin quelquefois Il ne les donne que d'une manière secrète et cachée. Mais remarquons que toutes ces distributions de récompenses se font selon l'humilité qui règne dans les coeurs.
57. Un roi de la terre ne manquerait pas d'avoir en horreur un sujet qui, tandis qu'il serait devant lui, détournerait le visage pour parler à son ennemi; or quelle horreur le Roi du ciel ne doit-Il pas avoir d'une personne qui dans la prière se détourne de Lui pour s'entretenir avec de mauvaises pensées et les approuver ?
58. Si le démon vient vous distraire pendant vos prières, chassez-le loin de vous, comme vous chasseriez un chien, et ne cédez jamais à ses importunités.
59. Demandez à Dieu ses dons et ses grâces par les larmes du repentir et de la pénitence; mais rappelez-vous que ce sera par l'obéissance que vous les recueillerez, et que c'est par une patience pleine de persévérance que vous devez frapper à la porte de ses Miséricordes : or cette porte est bientôt ouverte à celui qui frappe de cette manière; et tôt ou tard il obtient l'objet de ses désirs et de ses voeux, celui qui prie Dieu dans ces dispositions.
60. Je vous conseille fortement de ne pas vous charger imprudemment de prier pour une femme; car il est à craindre, que le démon ne se serve de cette occasion pour pénétrer dans votre coeur et vous enlever le trésor précieux des grâces dont Dieu vous a orné et vous a doté.
61. Une autre précaution que vous avez à prendre, c'est de ne pas considérer en particulier et de ne pas examiner scrupuleusement les fautes corporelles que vous avez faites; car vous devez craindre que votre ennemi ne vous tende encore des pièges, et ne se serve de vous-même pour vous faire tomber dans ses embuscades.
62. Le temps que vous devez employer aux exercices et aux affaires spirituelles et nécessaires, ne le prenez pas pour le consacrer à la prière; ce serait encore là une ruse par laquelle le démon voudrait vous empêcher d'obtenir ce qu'il y a de plus avantageux et de plus salutaire dans la vie religieuse.
63. Quiconque a soin de marcher en s'appuyant toujours sur le bâton fort et puissant de la prière, ne fera pas de chutes ou, s'il a le malheur de faire quelques faux pas, sa chute ne sera pas entière. Au reste, la prière est une douce et sainte violence que nous faisons à Dieu.
64. Or les victoires et les triomphes que nous remporterons sur eux, nous feront connaître et sentir quelles sont la puissance et la vertu de la prière. Voilà, pourquoi David s'écrie : J'ai connu, ô mon Dieu, quel a été votre Amour pour moi, parce que vous m'avez donné l'assurance que, dans la guerre que je soutiens, mes ennemis n'auront aucun sujet de s'applaudir des avantages qu'ils auront remportés sur moi ( Ps 40,12). C'est encore pour cette raison que le psalmiste dit : J'ai crié de tout mon coeur, c'est-à-dire de toutes mes forces : Exaucez-moi, Seigneur, et je rechercherai la justice de vos ordonnances (Ps 118,145). C'est enfin pour nous faire comprendre cette importante vérité que le Christ nous fait entendre cette sentence : Lorsque deux ou trois personnes se trouvent réunies ensemble en mon Nom, Je me trouve au milieu d'elles (Mt 18,20).
65. Toutes les personnes, et par rapport au corps et par rapport à l'âme, ne sont pas dans les mêmes dispositions pour chanter les louanges de Dieu; car les unes aiment à chanter les psaumes avec une certaine célérité, et les autres avec une certaine lenteur : les premières en agissent de la sorte, afin, disent-elles, d'éviter les distractions et de s'en délivrer, et les dernières, parce qu'elles ont de la difficulté à bien prononcer et à comprendre les paroles qu'elles chantent.
66. Si vous implorez assidûment le secours du Roi du ciel contre vos ennemis, soyez bien assuré qu'ils ne vous fatigueront pas; car ils se retireront bien vite et d'eux-mêmes ils ne craignent rien tant que de vous fournir des occasions de vous procurer de nouveaux triomphes et de nouvelles couronnes dans les combats où vous les vaincriez en vous servant contre eux de l'arme puissante de la prière. La prière, semblable à un feu brûlant, les éloignera et les fera fuir loin de vous.
67. Ayez donc toujours une ferme confiance en Dieu, et Il sera Lui-même le maître qui vous apprendra l'art salutaire de bien prier. Nous ne pouvons absolument pas nous donner la faculté de voir; c'est Dieu qui nous l'a donnée en nous créant, mais tous les hommes ensemble seront-ils capables de nous faire discerner et connaître quelle est l'excellence de l'oraison ? Ah ! c'est Dieu seul qui peut, dans l'exercice même de la prière, nous faire comprendre et son excellence et les avantages qu'elle nous procure; oui, c'est Dieu qui donne à l'homme toute la science dont il est doué, qui accorde à celui qui prie la grâce de bien prier, et qui répand les bénédictions de sa Tendresse sur les âmes justes et saintes.
De la prière, sainte et féconde source de vertus;
du recueillement de l'esprit et du repos du corps qui lui sont nécessaires.
1. Si vous envisagez la prière en elle-même, dites que c'est une sainte conversation, une douce union avec Dieu; mais si vous considérez sa vertu et sa puissance, il faut dire que c'est elle qui conserve le monde, réconcilie la terre avec le ciel, produit les larmes sincères du repentir et en naît quelquefois, efface les péchés, triomphe des tentations, nous console et nous protège pendant le temps fâcheux des afflictions, met une fin et un terme aux guerres cruelles que nous font nos ennemis, exerce dans nous les fonctions des anges, devient la nourriture des esprits, procure les joies futures, entretient le coeur dans une action continuelle, fait acquérir les vertus, obtenir les dons célestes, et avancer à grands pas dans les voies de la perfection; il faut ajouter qu'elle est le vrai froment de l'âme, la lumière de l'esprit, la ruine du désespoir, la maîtresse de l'espérance, le fléau de la tristesse, la fortune des religieux, le trésor des solitaires, l'extinction de la colère, le miroir des progrès dans la vertu, la démonstration certaine des règles qu'on doit suivre, la manifestation de l'état de notre âme, la notion claire des biens futurs et l'indice de la gloire éternelle; il faut enfin avouer qu'elle est, dans la personne qui prie, une espèce de palais et de tribunal où le souverain Juge, sans attendre le dernier jour, rend à tout moment ses arrêts de justice et de miséricorde.
2. Levons-nous et écoutons avec attention cette reine des vertus qui nous appelle et qui nous adresse ces paroles à haute voix : Venez à Moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et Moi je vous soulagerai. Prenez sur vous mon joug, et vous trouverez le repos pour vos âmes et la guérison de vos blessures. Car mon joug est doux, (Mt 11,28-30) et J'ai le pouvoir d'effacer les plus grandes fautes.
3. Lorsque nous nous présentons devant notre Roi et notre Dieu, pour Lui adresser nos voeux et nos supplications, ayons soin de nous être préparés à cette importante action, et craignons que, nous voyant venir de loin sans les armes spirituelles et sans les autres ornements qu'Il exige de nous, Il ne commande aux exécuteurs de sa justice de nous chasser honteusement de sa Présence, de nous charger de chaînes et de nous conduire en exil, après avoir déchiré sous nos yeux et jeté au visage nos requêtes et nos prières.
4. Allez-vous faire à Dieu quelques prières, revêtez avec soin votre âme des habits qui lui conviennent, dépouillez votre esprit et votre cÏur de tout souvenir et de tout sentiment des injures que vous auriez reçues de vos frères; car ce souvenir et ce sentiment paralyseraient absolument l'effet de votre supplication.
5. Faites en sorte qu'elle soit simple, sincère et sans affectation — une seule parole eut jadis le pouvoir de réconcilier avec Dieu le publicain et l'enfant prodigue.
6. Les personnes qui se présentent devant Dieu pour prier, y paraissent presque toutes dans la même posture; mais elles ne prient pas toutes de la même manière, car les formes et les variétés de la prière sont innombrables. En effet les unes parlent et agissent avec Dieu, comme elles le feraient avec un ami ou un maître plein de bienveillance; et, en Lui offrant l'encens de leurs voeux et de leurs louanges, elles ne pensent pas seulement à elles, mais s'occupent des besoins et des nécessités de leurs frères; d'autres conjurent avec ardeur le Seigneur de leur accorder les grâces, les faveurs spirituelles, la gloire céleste, et d'augmenter en elles la confiance qu'elles ont en sa Bonté; d'autres lui demandent tous les secours dont elles ont besoin pour triompher, et se délivrer entièrement des efforts de leurs ennemis; d'autres sollicitent avec instance quelque avantage spirituel qu'elles désirent avec beaucoup d'ardeur; d'autres expriment à Dieu combien elles désirent pouvoir êtres déchargées des inquiétudes cruelles que leur fait éprouver le souvenir des dettes qu'elles ont eu le malheur de contracter vis-à-vis de sa justice; d'autres énoncent combien elles souhaitent de sortir de la prison de leur corps; d'autres se contentent de postuler le pardon des fautes qu'elles ont commises.
7. Témoigner à Dieu une vive et sincère reconnaissance des bienfaits que nous avons reçus de Lui, est la première chose que nous avons à faire et à laquelle nous ne devons jamais manquer au commencement de nos prières; une humble et humiliante confession de nos péchés, est la seconde; exprimer à Dieu de tout notre coeur l'horreur et la douleur que nous avons de ms péchés, est la troisième. Or, après que nous aurons rempli ces trois premières qualités de la prière, nous continuerons ce saint exercice, en demandant au Roi de l'univers toutes les grâces que nous désirons et dont nous sentons que nous avons besoin. C'est sûrement là la meilleure manière de faire nos prières; aussi un ange l'a-t-il révélée à un fervent moine.
8. Avez-vous jamais comparu devant un juge de la terre ? rappelez-vous de quelle manière vous en avez agi pour gagner votre procès, et conduisez-vous de même en vous présentant devant Dieu. Si au contraire vous n'avez point paru en présence d'un juge mortel ou que vous n'ayez pas eu occasion de voir les autres à son tribunal, que les malades à qui l'on va faire une opération par le fer et par le feu, vous apprennent à prier Dieu. Voyez avec quelle ardeur, et quelles paroles ils conjurent leur médecin de prendre soin d'eux et de ne pas trop les faire souffrir.
9. Gardez-vous bien de rechercher dans vos prières des mots élégants et bien arrangés; car très souvent les paroles simples et entrecoupées des enfants leur ont attiré l'amitié et les bonnes grâces de leur Père qui est dans les cieux.
10. N'employez pas non plus de longs discours, lorsque vous priez; car le soin et la peine que vous prendriez pour trouver les mots capables d'exprimer vos pensées et vos sentiments, dissiperaient votre esprit et vous feraient perdre le recueillement qui vous est nécessaire. Une seule parole ne mérita-t-elle pas au publicain la plénitude des Miséricordes du Seigneur ? une seule parole ne procurât-elle pas le salut au bon larron sur la croix et au moment d'expirer ? Les grands mots et les belles phrases ne sont propres qu'à remplir l'esprit d'illusion et de dissipation; tandis que quelques paroles dictées par un coeur plein de foi, ont forcé l'esprit à rentrer dans le recueillement et dans l'attention.
11. Vous Sentez-vous ému et touché par quelque pensée ou quelque sentiment que vous exprimez à Dieu, ne passez pas outre : demeurez-y, arrêtez-vous-y; car c'est une preuve que votre ange gardien prie avec vous.
12. Avez-vous de solides raisons de croire que votre coeur est pur et innocent, ne parlez pas pour cela à Dieu avec trop de familiarité, mais avec une humilité profonde, et cette humilité fortifiera votre confiance en sa Miséricorde.
13. Quand même vous auriez acquis toutes les vertus, ne cessez de demander pardon à Dieu de vos péchés. Saint Paul ne dit-il pas lui-même qu'il est le premier des pécheurs (cf. 1 Tim 1,15) ?
14. On assaisonne les viandes avec du sel et de l'huile; mais c'est avec la tempérance et les larmes de la pénitence, qu'on assaisonne la prière.
15. Lorsque vous aurez acquis une douceur parfaite, et que vous aurez complètement triomphé de l'aigreur et de la colère, vous n'aurez que peu de violence à vous faire pour être délivré de tout trouble et de toute agitation dans vos prières.
16. Tant que nous n'avons pas acquis la véritable prière, nous sommes semblables aux petits enfants à qui l'on apprend à marcher.
17. Travaillez donc à élever votre esprit jusqu'au ciel, ou plutôt, à le fixer dans la méditation de certaines paroles qui se trouvent dans vos prières; et, bien qu'à cause de la faiblesse de votre enfance spirituelle, il vous arrive de faire des chutes, relevez-vous promptement et reprenez courageusement votre chemin. Hélas ! malheureusement l'inconstance n'est que trop le funeste apanage de l'esprit humain ! mais le Tout-Puissant peut changer cette inconstance en une constance et une fermeté inébranlables. Or, si vous ne cessez pas de lutter contre l'instabilité de votre esprit, Dieu, qui a fixé des bornes aux flots agités de la mer, en donnera Lui-même aux agitations de votre esprit, et leur dira : Vous viendrez jusque là, mais vous n'irez pas plus loin. (Job 38,11) Il est impossible à l'homme d'enchaîner la légèreté de l'esprit; mais tout est possible à Dieu, car c'est Lui qui a créé l'esprit.
18. Si vous avez jamais considéré Dieu, qui est le soleil de justice, vous pourrez vous entretenir avec Lui selon le respect qui Lui est dû; mais si vous n'avez pas encore eu le bonheur de Le voir et de Le connaître, comment vous sera-t-il donné de pouvoir traiter avec Lui ?
19. Pour mériter ce grand bien, ayez soin de ne jamais commencer vos prières qu'après avoir désavoué et rejeté d'un grand courage toutes les distractions qui vous arriveraient; continuez-les ensuite en appliquant fortement votre esprit à la méditation des paroles dont elles sont composées; enfin tâchez de les terminer par un saint ravissement en Dieu.
20. Les douceurs et la joie qu'éprouvent dans le saint exercice de la prière les religieux qui vivent avec leurs frères, sont toutes différentes des douceurs et de la joie que goûtent les religieux qui vivent dans la solitude. Les premiers, se trouvent exposés aux illusions de la vanité; tandis que les solitaires n'y sont point exposés, puisqu'ils n'ont que Dieu pour témoin de leur prière, la sainte humilité, devient l'âme de leurs communications avec le Seigneur.
21. Vous serez recueilli partout, même à table, si, par des efforts constants et par une attention soutenue, vous vous entretenez dans le recueillement, et que vous veniez à bout de ramener promptement votre esprit, quand il s'égare. Si, au contraire, vous laissez à votre imagination la liberté de folâtrer et de se dissiper, vous serez incapable de la maîtriser, quand même il s'agira de remplir un devoir avec une sérieuse attention.
22. Voilà pourquoi saint Paul, cet homme d'une prière si sainte et si parfaite, n'hésite pas de nous assurer qu'il préfère dans la prière ne dire que cinq paroles du fond du coeur, que d'en dire dix mille de la bouche. (1 Cor 14,19). Mais cette perfection ne peut pas être de suite le partage des jeunes religieux, ni de ceux qui ne font que de commencer à servir Dieu. Ainsi il nous convient, tant que nous serons obligés de nous compter parmi les imparfaits, de nous servir dans nos prières d'un certain nombre de paroles : cette manière de prier nous conduira peu à peu à une autre plus parfaite. En effet, Dieu voyant nos efforts pour rendre nos prières dignes de Lui, bien que réellement elles soient imparfaites, nous accordera le secours dont nous avons besoin pour prier comme il faut.
23. Mais ici faisons attention qu'il y a une grande différence entre ce qui souille nos prières, ce qui les anéantit, ce qui nous les dérobe, et ce qui les dissipe. En effet, nous souillons nos prières en nous laissant aller à des pensées vaines et ridicules; nous les anéantissons, en devenant les esclaves et les jouets des soins inutiles et superflus; nous nous laissons dérober nos prières, en livrant notre esprit, sans vouloir nous en apercevoir, à des pensées vagues et indifférentes; enfin nous nous faisons illusion dans nos prières, lorsqu'en priant, nous nous laissons emporter par quelques mouvements impétueux.
24. Faisons-nous nos prières en présence de plusieurs personnes, efforçons-nous intérieurement d'humilier notre âme de la même manière que ceux qui adressent et présentent des requêtes aux princes, humilient extérieurement leur corps. Sommes-nous seuls, lorsque nous prions et sans directeur, ne nous dispensons pas des dispositions corporelles et extérieures qui conviennent à la prière; car l'esprit se conforme assez au corps dans les personnes qui ne sont pas encore fort avancées dans les voies de Dieu.
25. Tous ceux qui se présentent devant le Roi éternel, mais surtout les personnes qui veulent obtenir le pardon de leurs péchés, doivent, dans leurs intérêts spirituels, Lui offrir les sentiments sincères d'un coeur contrit et humilié. Tant que nous serons dans notre corps, nous sommes obligés d'observer l'ordre et le conseil que l'ange donna autrefois à saint Pierre.
26. Ceignez-vous donc de la ceinture de l'obéissance; dépouillez-vous entièrement de votre propre volonté, et, mort à vous-même, présentez-vous devant Dieu pour Lui offrir l'encens de vos prières. Car si nous ne nous étudions qu'à connaître et à suivre la Volonté du Seigneur, nous sentirons qu'Il viendra visiter notre âme et la conduire sans danger jusqu'à la vie éternelle.
27. Si vous vous élevez au dessus de l'amour du siècle et des plaisirs de la terre, vous rejetterez loin de vous toutes les inquiétudes de la vie présente, vous débarrasserez votre esprit de toutes les pensées vaines et inutiles, et vous renoncerez à votre propre corps. La prière, en effet, n'est autre chose qu'un renoncement parfait à tout ce qui tient à ce mondé présent; c'est un oubli de toutes les choses que nous y voyons ou que nous n'y voyons pas, de celles qui sont corporelles, ainsi que de celles qui sont incorporelles. Disons donc à Dieu : Qu'y a-t-il dans le ciel pour moi, ô mon Dieu ? rien; eh ! qu'ai-je à désirer sur la terre, si ce n'est vous, ô le Dieu de mon coeur et mon unique partage pour l'éternité ? Ce que je désire uniquement, c'est d'être si fortement uni à vous par la prière, que je ne puisse jamais en être séparé. Que les uns souhaitent et cherchent les richesses et les grandes possessions; les autres, la gloire et les honneurs : pour moi je n'ai d'autre bien ni d'autre avantage à désirer que d'être uni et attaché à mon Dieu et de placer en Lui seul toutes mes espérances et toute l'impassibilité de mon âme. (cf. Ps 72,25-28).
28. C'est la foi qui donne des ailes à la prière; car sans elle, elle ne pourrait pas pénétrer jusqu'au ciel.
29. Qui que nous soyons, éprouvons-nous les troubles et les agitations que donnent les passions et les mauvais penchants, ne nous décourageons pas, mais demandons à Dieu avec une foi ferme et avec instance d'en être délivrés, et ne perdons pas de vue que toutes les personnes qui sont enfin parvenues à la tranquillité du coeur, n'y sont arrivées qu'en passant par cette mer de troubles et d'agitations.
30. Quoiqu'un juge puisse ne pas craindre le Seigneur, il rend néanmoins justice à cause des instantes importunités dont il se voit fatigué; ainsi en agit le Seigneur à notre égard : en voyant notre âme, que nous Lui exposerons, dépouillée de sa grâce par le péché, Il lui accordera de triompher de son corps, qui est son redoutable adversaire, et de se venger des démons, ses cruels ennemis.
31. Ce bon et charitable dispensateur de dons et de faveurs exauce, sans différer, les âmes ferventes et reconnaissantes, et les fait entrer de suite dans le palais sacré de son Amour; mais Il laisse les âmes froides et sans reconnaissance souffrir longtemps la faim et la soif, afin que ces douleurs les forcent, pour ainsi dire, à persévérer dans la prière. Ces âmes malheureuses ne ressemblent que trop à des chiens qui n'ont pas plus tôt reçu un morceau de pain, qu'ils s'éloignent de la personne qui le leur a donné.
32. Ne dites pas que, quoique vous ayez fait de longues prières, vous n'avez cependant fait aucun progrès, ne devez-vous pas voir que cette constance, fut-elle toute seule, serait déjà pour vous un très grand avantage ? En effet peut-il y avoir pour vous rien de plus précieux que cette union que vous avez avec Dieu et que cette persévérance dans le saint exercice de la prière ?
33. Un criminel et un condamné au supplice tremblent moins au souvenir de la sentence qui a été ou qui sera prononcée par leurs juges, qu'un chrétien qui est possédé du désir de faire de bonnes prières, ne tremble de les faire d'une manière qui soit indigne du Seigneur. Aussi la seule pensée de la prière dans une personne sage et fervente pour son salut, suffit pour étouffer en elle tout ressentiment et tout souvenir des injures qu'elle a reçues, réprimer les mouvements de la colère, bannir les soins superflus, négliger les affaires purement temporelles, ne donner aucune attention aux afflictions et aux peines de la vie, garder une exacte tempérance, triompher des tentations, et se préserver des mauvaises pensées.
34. C'est par une prière continuelle du coeur que vous devez vous préparer à la prière intérieure et extérieure par laquelle vous voulez, en vous présentant devant Dieu, Lui offrir vos voeux et vos supplications. En vous conduisant de la sorte, n'en doutez pas, vous ferez de grands progrès en peu de temps. J'ai vu des personnes éminentes dans la vertu d'obéissance, qui, selon les forces et l'attention dont elles pouvaient jouir, se conservaient fidèlement en la présence de Dieu, lesquelles en se présentant avec leurs frères pour prier, avaient en un instant recueilli et leur esprit et leur coeur, et répandaient des torrents de larmes. C'était l'obéissance qu'elles pratiquaient avec tant de perfection, qui les avait si bien préparées à la prière.
35. La psalmodie qui a lieu dans la communauté, peut, il est vrai, exposer à des distractions et à des pensées de trouble, tandis que la psalmodie des solitaires n'est pas sujette aux mêmes inconvénients; mais la présence de nos frères recueillis et fervents peut nous procurer de la ferveur et nous tirer de la négligence, tandis que la paresse et la lâcheté des solitaires n'ont pas les mêmes remèdes.
36. La guerre que soutient un roi contre ses ennemis, lui fait connaître l'amour et l'attachement que les soldats lui portent; la prière manifeste l'amour et la tendresse que nous avons pour Dieu.
37. Elle montre à nous-mêmes le véritable état de notre âme. Ce n'est donc pas sans raison que les théologiens l'appellent le miroir de l'âme du moine.
38. Quiconque, ayant commencé un ouvrage, le continue, lorsque l'obéissance l'appelle à la prière, se trompe grossièrement : il ne suit que l'inspiration des démons; car ces infâmes voleurs nous dérobent, une à une, les heures de notre vie.
39. Quoique -vous n'ayez pas le don de prière, si quelqu'un se recommande à vous lorsque vous prierez Dieu, ne refusez pas cette recommandation; car souvent la foi vive de la personne qui nous demande le secours de nos prières, obtient pour celui à qui cette recommandation a été faite, la grâce d'une sincère contrition qui justifie et qui sauve.
40. Dieu, lorsque vous priez pour vos frères, exauce-t-Il vos prières, prenez bien garde de vous livrer à la vaine gloire : pensez que c'est leur foi qui a donné cette vertu et cette efficacité.
41. Chaque jour les précepteurs obligent leurs élèves à rendre un compte exact des leçons qu'ils leur donnent; de même Dieu nous demandera compte de la force et de la vertu qu'Il aura données à toutes nos prières. C'est pourquoi, lorsque nous prions avec le plus de ferveur, nous devons veiller sur nous avec une attention toute particulière; car c'est alors que les démons nous attaquent avec le plus de violence par des mouvements d'impatience, afin de nous faire perdre le fruit de nos prières.
42. Nous devons, sans aucun doute, pratiquer toutes les bonnes oeuvres avec une grande affection de coeur; mais c'est surtout à la prière que nous devons cette disposition de notre âme; et nous pouvons dire qu'une âme prie avec cette sainte affection du coeur, lorsqu'elle a parfaitement triomphé de là colère.
43. Ah ! qu'ils sont solides et durables les biens spirituels que nous avons acquis par beaucoup de prières et par de longues années d'épreuves, de travaux et de peines !
44. Quand on a le bonheur d'être uni à Dieu, on ne s'inquiète guère de quelles paroles on se servira pour Lui parler dans l'oraison; car l'Esprit saint prie Lui-même, par des gémissements ineffables dans une, personne qui se trouve dans cet heureux état. (cf. Rom 8,26).
45. Lorsque vous priez, chassez exactement de votre esprit toutes les représentations et les images qui s'y présentent, afin de ne pas tomber dans l'aveuglement et dans l'insensibilité.
46. C'est la prière, même qui vous fera connaître, et qui vous donnera l'assurance, que vos prières auront été exaucées. Or cette assurance est une grâce que nous fait le saint Esprit, par laquelle Il nous ôte tout doute et toute hésitation.
47. Avez-vous un véritable désir que vos prières soient exaucées ? soyez bon et rempli de commisération pour vos frères; car ce sera la miséricorde que nous aurons exercée envers le prochain, qui nous fera obtenir le centuple en ce monde, et la vie éternelle en l'autre. (cf. Mt 19,29).
48. Le feu céleste enflamme de ses bienfaisantes ardeurs les prières que nous sommes résolus de faire avec amour et révérence; et, une fois qu'elles sont ainsi réchauffées, elles montent jusqu'au ciel, et en font descendre dans une âme qui prie dans ces heureuses dispositions, des flammes nouvelles, qui,la purifient et la sanctifient de plus en plus.
49. Il est des personnes qui pensent que la prière est plus utile que la méditation de la mort et de ce qui la suivra; pour moi, je loue ces deux pratiques de piété, et les regarde comme également salutaires. Je crois même qu'elles ont toutes deux la même nature.
50. Observons, que plus un cheval fort et ardent s'avance vers le but où on le dirige, plus il s'anime, s'élance et, par la rapidité de sa course, s'efforce d'arriver. Telle doit être la conduite d'une âme dans l'exercice sacré de la prière. Or par la course que fait, cette âme qui prie, j'entends les louanges qu'elle rend à Dieu. Ainsi, lorsque cette âme généreuse et ardente voit arriver l'heure du combat, elle s'anime, s'encourage, saisit ses armes, vole sur le champ de bataille et se montre invincible.
51. Il est bien pénible pour une personne dévorée par les ardeurs d'une soif brûlante, de se voir enlever l'eau dont elle allait se désaltérer; mais il est bien plus cruel pour une âme qui prie avec de grands sentiments de componction, être obligée d'interrompre son union et sa conversation avec Dieu, lesquelles lui faisaient goûter tant de douceurs et de consolations et qu'elle avait désirées avec une si grande ardeur.
52. Ne mettez pas fin à votre prière, pendant que vous éprouverez en vous-même les ardeurs du feu que Dieu y a mis, et qu'il ne fera pas tarir Lui-même la source des larmes que sa grâce vous fait répandre; car peut-être dans toute votre vie vous ne rencontrerez pas une occasion aussi favorable pour vous faire mériter et pour obtenir le pardon de vos fautes.
53. Il n'arrive que trop souvent que des personnes, après avoir reçu de Dieu le don d'une oraison parfaite, après avoir même goûté quelque temps les délices et les consolations célestes, souillent misérablement leur conscience par des paroles inconsidérées et téméraires, et cherchent ensuite sans succès ce qu'elles avaient coutume de trouver dans leurs prières.
54. Il y a une grande différence entre méditer intérieurement en s'entretenant avec son propre coeur, et conduire ce même coeur en suivant les lumières de la partie supérieure de l'âme qui, étant éclairée par la foi, devient reine et capable d'offrir au Christ des hosties qui lui soient agréables. C'est donc avec raison qu'un de nos pères qui, par leur science, ont mérité le titre de théologiens, a dit, qu'un feu saint et céleste descend dans les personnes qui se livrent à la méditation pour les enflammer, et les purifier des impuretés et des souillures qui leur restent encore, et que ce même feu descend aussi dans les âmes de celles qui ont réglé leur coeur selon les lumières de la foi, pour les éclairer de plus en plus et les faire avancer dans les voies de la perfection. C'est pourquoi ce feu salutaire est justement appelé une lumière qui consume et qui éclaire. Aussi voyons-nous quelquefois des personnes sortir du saint exercice de la prière comme d'une fournaise ardente, et sentir elles-mêmes qu'elles ont été purifiées de leurs souillures et de leurs imperfections, et délivrées de la concupiscence, ce terrible et funeste foyer des péchés; et que d'autres en sortent toutes remplies de lumières, revêtues des riches habits de l'humilité et inondées d'une joie céleste. Ils ont donc prié de corps plutôt que de coeur, ceux qui dans l'oraison n'ont pas éprouvé plus ou moins l'un ou l'autre de ces deux effets; leur prière a donc été une prière judaïque.
55. Si les corps sont capables de changer en touchant d'autres corps, comment pourrait-il demeurer dans le même état, l'homme qui aurait avec une âme et des mains pures touché Dieu dans la prière ?
56. Nous trouvons dans la conduite des rois de la terre une image de la conduite de notre Roi suprême et éternel. En effet Il distribue souvent Lui-même les récompenses qu'Il accorde à ses serviteurs; d'autres fois, il les leur fait distribuer par le ministère de quelques favoris; d'autres fois il n'emploie, pour faire, cette distribution, que le ministère de quelques officiers inférieurs; enfin quelquefois Il ne les donne que d'une manière secrète et cachée. Mais remarquons que toutes ces distributions de récompenses se font selon l'humilité qui règne dans les coeurs.
57. Un roi de la terre ne manquerait pas d'avoir en horreur un sujet qui, tandis qu'il serait devant lui, détournerait le visage pour parler à son ennemi; or quelle horreur le Roi du ciel ne doit-Il pas avoir d'une personne qui dans la prière se détourne de Lui pour s'entretenir avec de mauvaises pensées et les approuver ?
58. Si le démon vient vous distraire pendant vos prières, chassez-le loin de vous, comme vous chasseriez un chien, et ne cédez jamais à ses importunités.
59. Demandez à Dieu ses dons et ses grâces par les larmes du repentir et de la pénitence; mais rappelez-vous que ce sera par l'obéissance que vous les recueillerez, et que c'est par une patience pleine de persévérance que vous devez frapper à la porte de ses Miséricordes : or cette porte est bientôt ouverte à celui qui frappe de cette manière; et tôt ou tard il obtient l'objet de ses désirs et de ses voeux, celui qui prie Dieu dans ces dispositions.
60. Je vous conseille fortement de ne pas vous charger imprudemment de prier pour une femme; car il est à craindre, que le démon ne se serve de cette occasion pour pénétrer dans votre coeur et vous enlever le trésor précieux des grâces dont Dieu vous a orné et vous a doté.
61. Une autre précaution que vous avez à prendre, c'est de ne pas considérer en particulier et de ne pas examiner scrupuleusement les fautes corporelles que vous avez faites; car vous devez craindre que votre ennemi ne vous tende encore des pièges, et ne se serve de vous-même pour vous faire tomber dans ses embuscades.
62. Le temps que vous devez employer aux exercices et aux affaires spirituelles et nécessaires, ne le prenez pas pour le consacrer à la prière; ce serait encore là une ruse par laquelle le démon voudrait vous empêcher d'obtenir ce qu'il y a de plus avantageux et de plus salutaire dans la vie religieuse.
63. Quiconque a soin de marcher en s'appuyant toujours sur le bâton fort et puissant de la prière, ne fera pas de chutes ou, s'il a le malheur de faire quelques faux pas, sa chute ne sera pas entière. Au reste, la prière est une douce et sainte violence que nous faisons à Dieu.
64. Or les victoires et les triomphes que nous remporterons sur eux, nous feront connaître et sentir quelles sont la puissance et la vertu de la prière. Voilà, pourquoi David s'écrie : J'ai connu, ô mon Dieu, quel a été votre Amour pour moi, parce que vous m'avez donné l'assurance que, dans la guerre que je soutiens, mes ennemis n'auront aucun sujet de s'applaudir des avantages qu'ils auront remportés sur moi ( Ps 40,12). C'est encore pour cette raison que le psalmiste dit : J'ai crié de tout mon coeur, c'est-à-dire de toutes mes forces : Exaucez-moi, Seigneur, et je rechercherai la justice de vos ordonnances (Ps 118,145). C'est enfin pour nous faire comprendre cette importante vérité que le Christ nous fait entendre cette sentence : Lorsque deux ou trois personnes se trouvent réunies ensemble en mon Nom, Je me trouve au milieu d'elles (Mt 18,20).
65. Toutes les personnes, et par rapport au corps et par rapport à l'âme, ne sont pas dans les mêmes dispositions pour chanter les louanges de Dieu; car les unes aiment à chanter les psaumes avec une certaine célérité, et les autres avec une certaine lenteur : les premières en agissent de la sorte, afin, disent-elles, d'éviter les distractions et de s'en délivrer, et les dernières, parce qu'elles ont de la difficulté à bien prononcer et à comprendre les paroles qu'elles chantent.
66. Si vous implorez assidûment le secours du Roi du ciel contre vos ennemis, soyez bien assuré qu'ils ne vous fatigueront pas; car ils se retireront bien vite et d'eux-mêmes ils ne craignent rien tant que de vous fournir des occasions de vous procurer de nouveaux triomphes et de nouvelles couronnes dans les combats où vous les vaincriez en vous servant contre eux de l'arme puissante de la prière. La prière, semblable à un feu brûlant, les éloignera et les fera fuir loin de vous.
67. Ayez donc toujours une ferme confiance en Dieu, et Il sera Lui-même le maître qui vous apprendra l'art salutaire de bien prier. Nous ne pouvons absolument pas nous donner la faculté de voir; c'est Dieu qui nous l'a donnée en nous créant, mais tous les hommes ensemble seront-ils capables de nous faire discerner et connaître quelle est l'excellence de l'oraison ? Ah ! c'est Dieu seul qui peut, dans l'exercice même de la prière, nous faire comprendre et son excellence et les avantages qu'elle nous procure; oui, c'est Dieu qui donne à l'homme toute la science dont il est doué, qui accorde à celui qui prie la grâce de bien prier, et qui répand les bénédictions de sa Tendresse sur les âmes justes et saintes.
M1234- Hiérophante contre le nouvel ordre mondial
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Re: Saints et Bienheureux!! (Ordre Alphabétique)
VINGT-NEUVIÈME DEGRÉ
Du ciel terrestre, c'est-à-dire de la paix de l'âme,
qui la rend semblable à Dieu en la perfectionnant
et en lui procurant la résurrection avant la résurrection générale.
1. Voici que, malgré mon ignorance profonde, malgré les ténèbres épaisses que mes passions répandent sur mon esprit, malgré enfin les ombres de la mort de mon corps, j'ai la témérité et la hardiesse de parler du ciel terrestre. Or si les étoiles sont le superbe ornement du firmament, les vertus sont celui de la tranquillité du cÏur. C'est pour cette raison que je pense et dis que la paix ou la tranquillité de l'âme n'est rien d'autre sur la terre qu'un véritable ciel dans lequel une âme qui le possède, ne considère plus les ruses et la méchanceté des démons que comme des jeux et de vains amusements.
2. Il est donc vraiment délivré et maître en même temps de tous les troubles et de toutes les agitations de son âme, l'homme qui a purifié sa chair de toute sorte de taches et de souillures, et qui, par ce moyen, l'a rendue, en quelque façon, incorruptible; qui a su élever ses affections et ses sentiments au dessus des choses créées, et soumettre tous ses sens à l'empire de la raison et de la foi; qui enfin, par une force surnaturelle, a pu placer son âme face à face devant Dieu et la lui consacrer avec une délicieuse confiance.
3. Certains soutiennent que cet heureux état de l'âme est une résurrection, c'est-à-dire un retour de l'âme à son véritable état, avant la résurrection du corps qu'elle anime. Il en est d'autres qui vont jusqu'à dire que la paix et la tranquillité de l'âme donnent de Dieu une connaissance semblable à celle que les anges en ont.
4. Cet heureux état de l'âme, quoiqu'il soit la perfection des coeurs parfaits, est néanmoins susceptible de s'augmenter sans cesse et presque jusqu'à l'infini. C'est cette tranquillité, ainsi que m'en a assuré un grand serviteur de Dieu qui en avait fait lui-même la délicieuse expérience, laquelle sanctifie et purifie tellement une âme, la détache et la délivre si victorieusement de toutes les affections pour les choses de la terre, que, par un ravissement tout divin, elle l'élève jusque dans les cieux, et qu'après l'avoir conduite au port du salut, elle lui fait contempler Dieu même. Eh ! n'est-ce point de ce ravissement céleste qu'il avait peut-être éprouvé, que David veut parler, lorsqu'il dit : que les dieux puissants de la terre ont été extraordinairement élevés (Ps 46,10). C'est encore ce qu'avait éprouvé ce saint religieux d'Égypte, qui, au milieu de ses frères, priait presque toujours les bras étendus vers le ciel.
5. Cependant cette admirable paix de l'âme n'est pas la même dans tous ceux qui la possèdent; car elle est plus ou moins éminente et parfaite dans les uns que dans les autres. Il y en a, par exemple, qui ont une horreur extrême pour le péché; d'autres, qui sont dévorés par le désir de s'enrichir de vertus.
6. On appelle avec raison la chasteté paix de l'âme; car cette vertu angélique est le principe de la résurrection générale, de l'incorruptibilité et de l'immortalité des créatures devenues par le péché corruptibles et mortelles.
7. Eh ! n'était-ce pas de la tranquillité de l'âme que voulait parler saint Paul, en disant : Quel est l'homme qui a connu l'Esprit du Seigneur (1 Co 2,16) ? N'était-ce pas encore cette vertu que voulait signaler un solitaire d'Égypte, en disant qu'il n'avait plus de crainte du Seigneur ? Voulait-il marquer une autre chose que la paix de l'âme, ce religieux qui priait Dieu de lui permettre d'être encore éprouvé par le feu des tentations ? Quelle est donc encore la personne qui, avant la gloire future, puisse être jugée plus digne de cette tranquillité du coeur, que ce Syrien qui, tandis que David, si illustre parmi les prophètes, disait à Dieu : Accorde-moi , Seigneur, dans le cours de mon pèlerinage, quelque relâche et quelque repos, afin de recevoir quelque rafraîchissement avant que je parte de ce monde (Ps 38), disait lui même : Modère, Seigneur, les effusions surabondantes de grâces et de consolations dont Tu inondes mon âme ?
8. Une âme possède réellement cette précieuse paix, lorsqu'elle est portée au bien et identifiée avec la vertu, comme les méchants sont portés au mal et absorbés dans les plaisirs des sens.
9. Si le dernier comble de l'intempérance consiste à se faire violence pour manger et boire, quand on est parfaitement rassasié, la perfection de la tempérance et de la sobriété consiste à se priver de manger et de boire, lorsqu'on en a un très grand besoin; or une âme ne parvient à ce degré de vertu que par la puissance et l'autorité qu'elle a prises sur les appétits et les inclinations du corps.
Si le plus exécrable des excès auquel la luxure puisse porter l'homme qu'elle tient dans son honteux esclavage, est de chercher à contenter sa passion avec des bêtes et des objets inanimés, le plus haut degré de la chasteté est de n'être pas plus touché ni ému par les créatures animées que par celles qui ne le sont pas.
Si le dernier terme de l'avarice consiste à ne jamais cesser de travailler pour augmenter les richesses que l'on possède déjà et à ne jamais savoir se contenter, assurément la preuve la plus frappante qu'on aime et qu'on pratique la pauvreté, doit être de ne pas même épargner son propre corps. Se croire dans un état doux et tranquille au milieu des afflictions les plus cruelles, sera la preuve de la plus héroïque patience.
Le comble de la fureur et de la colère est bien certainement de se livrer aux emportements, lorsqu'on est seul; le comble de la douceur et de la modération doit donc être de demeurer dans le calme, soit en l'absence, soit en la présence des calomniateurs.
Si le dernier degré du délire auquel puisse faire arriver la vaine gloire, consiste à penser et à croire qu'on mérite d'être loué, et qu'on reçoit des louanges que personne ne donne ni ne peut donner; la marque la plus sûre qu'on a foulé aux pieds tout sentiment de vanité, c'est de ne pas en éprouver le plus léger mouvement au milieu même des éloges qu'on nous donne pour les bonnes oeuvres que nous avons eu le bonheur de pratiquer.
Si le vrai caractère de l'orgueil, cette maudite peste des âmes, est de nous faire élever au-dessus des autres, quelque vils et méprisables que nous soyons, ne faut-il pas convenir que le caractère essentiel de l'humilité, cette mère féconde des vertus, consiste à conserver des sentiments d'abjection et de mépris pour soi-même au milieu des plus grandes entreprises et des actions les plus honorables et les plus éclatantes ?
Si c'est un témoignage irréfragable qu'on est esclave de toutes les passions, quand, sans aucune résistance, on succombe à toutes les tentations du démon, c'est, à mon avis, une marque certaine qu'il est parvenu à la bienheureuse paix de l'âme, l'homme qui peut dire ouvertement avec David : Je ne connaissais pas le méchant qui s'éloignait de moi, cf. Ps 100,4), et ajouter : Je ne sais ni comment ni pourquoi il est venu, ni comment il s'est retiré ; car étant uni à mon Dieu par des liens si forts qu'ils ne me permettront pas de me séparer de Lui, je suis insensible à toutes ces choses et à d'autres semblables.
10. Or les personnes auxquelles Dieu a daigné accorder cette grâce si sublime, quoique revêtues d'une chair fragile, deviennent et sont des temples vivants de la Divinité, qui les dirige et les conduit dans leurs paroles, leurs actions et leurs pensées, et qui, par les lumières abondantes dont elle éclaire leur esprit, leur fait exactement connaître quelle est son adorable Volonté; et, supérieures à toutes les instructions des hommes, ces âmes fortunées s'écrient dans les sentiments d'un ravissement céleste : Mon âme est toute brûlante de soif pour mon Dieu, qui est le Dieu fort et vivant; quand viendrai-je et quand paraîtrai-je devant la Face de mon Dieu ? (Ps 41,3); et elles ajoutent : Je ne peux plus supporter la violence du désir qui me presse; ô mon Dieu, je désire, je cherche et je demande cette beauté immortelle que Tu m'avais donnée avant cette chair de boue.
11. Mais que pouvons-nous dire de plus ? quiconque possède cette suréminente tranquillité de l'âme, n'est-il pas autorisé à dire avec saint Paul : Je vis, mais ce n'est pas moi qui vis, c'est Jésus Christ qui vit en moi (Ga 2,20), et à dire encore avec le même apôtre : J'ai combattu le bon combat, j'ai achevé la course, j'ai gardé la foi. (2 Tm 4,7)
12. Il y a plus d'une pierre précieuse pour orner le diadème des rois, et la paix de l'âme n'est pas formée par une seule vertu, mais par la réunion de toutes les vertus — elle ne pourrait exister par l'absence d'une seule.
13. Soyez bien persuadé que cette paix est, en quelque sorte, la cour et le palais du Roi des cieux : or dans ce palais comparable à une grande cité, il y a différentes habitations pour les âmes justes : le mur qui entoure cette nouvelle Jérusalem, c'est la rémission de nos péchés. Courons donc, ô mes frères, arrivons jusqu'au lit qui nous est préparé dans ce palais céleste : nous devons y trouver un repos parfait. Eh ! si par un malheur à jamais déplorable nous nous trouvons encore chargés du poids de nos mauvaises habitudes, ou que nous soyons embarrassés par les affaires de la vie qui est si courte, appliquons-nous au moins à nous procurer une place autour du lit nuptial de l'Époux céleste. Si notre tiédeur et notre négligence nous privent encore de cet honneur et de cet avantage, faisons du moins en sorte d'entrer dans l'enceinte de ce palais; car, hélas ! il sera condamné à vivre éternellement dans une désespérante solitude avec les démons, l'homme qui, avant sa mort ne sera pas entré dans cette enceinte, ou plutôt qui n'aura pas escaladé les remparts de cette cité céleste pour pénétrer dans son enceinte. Il faut donc de toute nécessité qu'avec une détermination forte et sincère, nous disions avec David : C'est avec le secours de mon Dieu que je veux traverser le mur, (Ps 17,30); et ce mur, le Prophète nous enseigne que ce sont nos péchés : Vos iniquités, dit-il, ont établi un mur de séparation entre vous et votre Dieu. (Is 59,2) Travaillons avec courage, ô mes amis, pour renverser ce mur de séparation que nous avons si malheureusement élevé par nos désobéissances. Procurons-nous à tout prix la rémission de nos péchés; car personne dans l'enfer ne pourra nous donner les moyens de payer les dettes que nous avons contractées en les commettant. Soyons donc pleins de zèle, ô mes chers frères, pour les intérêts de notre salut; car c'est pour cette fin que Dieu nous fait la grâce de nous enrôler dans sa milice sainte. Soyons bien convaincus que nous ne pouvons nous excuser de n'être pas animés de cette ardeur, ni sur les chutes que nous avons faites, ni sur les circonstances pénibles du temps, ni sur la difficulté de porter le joug du Seigneur; car tous ceux qui, comme nous, ont été revêtus de Jésus Christ dans le sacrement de la régénération, Dieu leur a donné le pouvoir de de devenir et d'être ses enfants (cf. Jn 1,12), et c'est à eux qu'Il adresse ces paroles : Quittez vos téméraires entreprises, considérez et reconnaissez que Je suis votre Dieu (cf. Ps 45,11), et que : Je suis la paix solide et véritable des coeurs. Or c'est à ce Dieu de paix que nous devons gloire et honneur dans les siècles des siècles. Amen.
14. Cette sainte tranquillité transporte de la terre au ciel une âme qui connaît et qui sent sa misère, et réveille le courage d'un pécheur rempli d'humilité, pour le faire sortir de l'ordre de ses passions. Mais l'amour, qui est au-dessus de toute louange, accorde aux personnes qui en sont ornées le pouvoir d'être placées parmi les anges qui sont les princes du peuple de Dieu.
TRENTIÈME DEGRÉ
De la réunion des trois vertus théologales, la foi, l'espérance et la charité.
1. Après avoir parlé de toutes les choses qui nous ont occupés jusqu'à présent, nous pouvons dire avec l'Apôtre qu'il nous reste à considérer la foi, l'espérance et la charité, vertus qui sont le fondement et le lien de toutes les vertus chrétiennes et religieuses. Or la plus grande et la plus belle de ces trois vertus, c'est la charité; car Dieu même est appelé Amour.
2. Nous envisagerons la foi comme un rayon du soleil qui nous éclaire; l'espérance, comme la lumière de ce rayon qui nous dirige et nous encourage; et la charité, comme ce soleil tout entier qui nous enflamme et féconde en nous tout le bien que nous faisons. Cependant nous devons dire que ces trois vertus concourent à former la même lumière et la même splendeur.
3. La foi nous rend capables d'exécuter tout ce qu'elle nous fait entreprendre. La miséricorde de Dieu affermit et fortifie l’espérance, et ne souffre pas que cette vertu soit troublée ni confondue. La charité ne fait point de chute, ne s'arrête pas dans sa course et ne permet pas à celui qu'elle a blessé de ses divines flèches, de se donner du repos ni de cesser de se livrer à des actions que l'esprit du monde regarde comme déraisonnables et insensées; mais c'est ici une sage et heureuse folie.
4. Toutes les fois qu'on veut parler de la charité, c'est de Dieu même. Qu'on juge par là combien est grande, difficile et périlleuse la chose que désirent entreprendre les personnes qui ne feraient pas attention à la grandeur de ce qu'elles vont commencer, en voulant parler de Dieu.
5. Les anges connaissent l'excellence de la charité selon le degré de lumière que le Seigneur leur a communiqué.
6. Dieu est amour (1 Jn 4), et celui qui prétendrait expliquer dans ses paroles ce que c'est que Dieu, serait plus insensé et plus aveugle qu'une personne qui voudrait compter tous les grains de sable qui sont sur les bords et dans les abîmes de la mer.
7. La charité est donc quelque chose de semblable à Dieu, et par sa puissance elle rend les hommes qui la possèdent semblables à lui, autant que leur nature peut en être susceptible. Les effets qu'elle produit dans une âme qui en est ornée, c'est de la livrer à une sainte et délicieuse ivresse, d'être pour elle une fontaine intarissable de foi, un abîme de justice et de patience, et un océan d'humilité.
8. La charité chasse de l'esprit toute pensée désavantageuse au prochain; elle ne pense jamais mal de personne (1 Cor 13,5).
9. La charité, la paix du cœur, et l’adoption que Dieu fait de nous au baptême pour être ses enfants chéris, sont trois choses qui ne diffèrent entre elles que de nom, à peu près de la même manière que le feu, la lumière et la flamme. Elles ont toutes les trois la même nature, la même action et les mêmes effets : telle est l'idée que vous devez en avoir
10. On a plus ou moins de crainte, selon que la charité est plus ou moins parfaite. Il est rempli de charité, ou bien cette vertu est entièrement éteinte dans lui, le chrétien qui ne craint plus rien.
11. Je crois ne pas faire une chose inutile, que de me servir ici de comparaisons tirées des actions humaines afin de donner à comprendre quelle est la crainte, l'ardeur, le zèle, les soins, l'empressement, le respect, l'obéissance et l'amour que nous devons avoir pour Dieu. Heureux donc l'homme qui aime Dieu avec une affection aussi ardente qu'un amant insensé chérit la beauté qui a si misérablement ravi son cœur ! Heureux encore celui qui n'a pas pour Dieu moins de crainte, qu'un criminel n’en a pour les juges qui doivent le juger et le condamner ! Heureux encore le chrétien dont le zèle et l'ardeur dans les voies de Dieu enflamment le cœur autant que l'ardeur et le zèle enflamment celui des serviteurs fidèles et dévoués à leurs maîtres temporels ! Heureux encore celui qui n'a pas pour la pratique des vertus une affection moins prononcée ni moins ardente que les maris jaloux n'en ont pour leurs épouses qu'ils adorent ! Heureuses encore les personnes qui, dans leurs prières, se présentent à Dieu avec le même respect que les officiers se présentent devant leur souverain ! Heureuses enfin les âmes qui s'appliquent à plaire à Dieu avec la même attention, que les hommes eux-mêmes s'étudient à plaire à d'autres hommes !
12. Une mère dont le cœur est tout de tendresse, n'aime pas tant à serrer dans ses bras et à presser sur son sein maternel l'enfant à qui elle a donné le jour et qu'elle nourrit, qu'un enfant véritable de la charité ne se complaît à s'unir à son Dieu.
13. Une personne qui en aime ardemment une autre, s'imagine voir toujours l'objet de son ardent amour, le couvre dans elle-même des baisers les plus tendres et les plus affectueux, et le sommeil même n'est pas capable de détourner son esprit ni son cœur de cet objet chéri : l'amour qu'elle a pour cette personne, la lui représente dans des songes. Or ce qui arrive ordinairement dans l'ordre naturel, arrive aussi dans les choses d'un ordre surnaturel. C'est ce qu'a merveilleusement bien exprimé une âme qui avait été blessée de la flèche de l'amour de Dieu : Je dors, disait-elle, parce que je suis obligée de céder aux besoins de mon corps; mais mon cœur veille toujours à cause de la grandeur de mon amour (Cant 5,2).
14. Mais remarquez, ô vous à qui l'on peut se fier, que l'âme, semblable à un cerf, après avoir donné la mort à toutes les bêtes féroces qui voulaient la dévorer, est brûlée d'une soif ardente pour le Seigneur; et, percée du trait de son amour, elle soupire sans cesse après lui comme après une source d'eau rafraîchissante, tombe en défaillance et semble vouloir se perdre et s'anéantir dans Dieu.
15. Il n'est pas toujours facile de reconnaître quelle est la cause et quel est le principe de la faim qu'on éprouve; mais on ne peut pas en dire autant de la soif : elle paraît ouvertement, et fait assez voir au dehors les ardeurs dont elle tourmente intérieurement la personne qui la souffre. C'est pourquoi un grand serviteur de Dieu a dit : Mon âme est toute brûlante de soif pour Dieu, qui est le Dieu fort et vivant (Ps 118) .
16. Si la présence d'un ami que nous chérissons bien tendrement, produit en nous un changement remarquable, si elle nous rend joyeux et contents, et qu'elle soit capable d'éloigner de nos cœurs toute peine et tout chagrin; quel changement, je vous le demande, ne doit pas opérer la Présence de Dieu dans une âme pure, sainte et enflammée d'amour pour Lui, lorsqu'Il se présente à elle d'une manière invisible, il est vrai, mais qui n'en est pas moins sensible ni délicieuse ?
17. La crainte de Dieu qui vient d'un sentiment profond du cœur, a coutume de laver et de purifier une âme de toutes ses souillures. C'est pourquoi le psalmiste adresse au Seigneur cette prière admirable : Transperce, ô mon Dieu, mes chairs de ta crainte comme avec des clous (Ps 118). Mais il en est que le saint amour de Dieu dévore et consume, selon cette parole de Salomon : Tu m'as percé le cœur, oui, tu m'as percé le cœur. (Cant 4,9). On en rencontre d'autres que l'amour de Dieu éclaire tellement de ses lumières qu'ils sont tout transportés de joie et d'allégresse, et s'écrient : Mon cœur a mis dans le Seigneur, toute son espérance, et j'ai été secouru, et ma chair a comme refleuri (Ps 27). Eh ! n'en soyons pas étonnés : la joie du cœur ne répand-elle pas sur le visage une fraîcheur semblable à celle d'une fleur ? Lorsqu'une personne a le bonheur d'être enflammée par les ardeurs de la charité, et, en quelque sorte identifiée avec cette vertu céleste, on voit dans elle, comme dans un miroir, la beauté de son âme. N'est-ce pas ce qui arriva au conducteur du peuple de Dieu ? Moïse, cet homme extraordinaire avait souvent contemplé la Face de Dieu, mais ne fut-il pas publiquement environné de sa Gloire ?
18. Ceux qui sont parvenues au degré de charité, qui est propre aux anges, oublient jusqu'à la nourriture que réclament les besoins de leur corps, et n'y pensent même pas. Eh ! ne voyons-nous pas souvent que dans le cours des choses purement naturelles, une passion violente est capable de faire perdre la pensée de manger ? Ce que nous avons dit de la charité n’a donc rien d'étonnant.
19. Je pense même que les corps de ceux que la charité rend, en quelque façon incorruptibles, sont moins exposés aux maladies; car la flamme toute pure de la charité les ayant purifiés, après avoir éteint dans eux les feux de la concupiscence, fait qu'ils ne sont pas exposés à la corruptibilité.
20. C'est pourquoi j'ose assurer, parce que j'en suis intimement convaincu, que ces personnes prennent leur nourriture sans goût et sans plaisir; car, si l'humidité de la terre nourrit et conserve les plantes, le feu sacré de l'amour de Dieu nourrit et conserve les âmes.
21. L'accroissement de la crainte de Dieu est le commencement de la charité; mais la perfection de la chasteté est le commencement des véritables connaissances théologiques.
22. Dieu, par une parole mystérieuse et secrète, instruit Lui-même les personnes qui Lui sont parfaitement unies dans toutes les puissances de leur âme et de leur corps; mais pour celles qui ne sont pas unies à Dieu de cette manière, il leur est très difficile de pouvoir parler de Lui.
23. Le Verbe de Dieu donne une chasteté parfaite, et, par sa Présence dans un cœur, il donne la mort à la mort même. Or la destruction de la mort donne à ceux qui aspirent à la connaissance des mystères, les lumières nécessaires pour y parvenir.
24. Ainsi lorsque c'est par l'Esprit de Dieu que nous parlons à Dieu, nos paroles sont, en quelque sorte, les paroles de Dieu même lesquelles sont toutes saintes et doivent subsister éternellement.
25. La chasteté élève donc véritablement un homme à la connaissance des mystères célestes; de manière qu'il conçoit la doctrine qui nous enseigne le mystère d'un seul Dieu en trois personnes.
26. Quiconque aime Dieu sincèrement, ne manque pas d'aimer son prochain, car c'est l'amour que nous avons pour nos frères qui manifeste et démontre celui que nous avons pour Dieu.
27. Cet amour de notre prochain ne nous permet pas de souffrir que devant nous on parle mal des autres, de nous livrer nous-mêmes à la médisance : ce vice nous fait horreur et nous craignons plus de nous en rendre coupables, que de tomber dans le feu.
28. Nous pouvons comparer une personne qui nous assure qu'elle aime Dieu, et qui néanmoins nourrit dans son cœur des sentiments de colère et d'animosité, à un homme qui pendant son sommeil s'imagine voyager et courir.
29. La charité se fortifie par l'espérance; car c'est cette dernière vertu qui nous fait attendre le prix et la récompense de notre charité.
30. Or l'espérance est un don du ciel qui nous enrichit de biens spirituels et invisibles.
31. C'est un trésor assuré que nous possédons en ce monde, et qui doit nous mettre en possession du trésor immense et éternel que nous attendons dans l'autre.
32. Cette divine vertu nous console et nous soutient dans nos peines et nos travaux, nous ouvre la porte de la charité, chasse de nos cœurs tout sentiment de désespoir; et, quoique les biens éternels ne soient pas encore en notre disposition, elle nous les fait, en quelque façon, posséder et goûter sur la terre.
33. La charité périt dès que l'espérance se retire et manque. C'est l'espérance qui nous encourage à supporter avec une héroïque patience les peines et les chagrins de la vie présente; c'est elle qui nous fait aimer nos sueurs et nos travaux; c'est elle qui nous environne des Miséricordes du Seigneur.
34. C'est par sa puissante protection que le religieux étouffe la tiédeur, et triomphe parfaitement de la paresse et de l'ennui.
35. Le goût que nous avons pour les faveurs et les dons célestes fait naître en nous les sentiments de l'espérance. La personne qui ne les goûte pas, dans le fond de son âme, ces dons célestes court de grands dangers de ne pas persévérer.
36. L'espérance et la colère sont deux ennemis irréconciliables. En effet l'espérance ne couvre jamais de confusion, et la colère nous couvre de honte.
37. La charité obtient le don de prophétie et de miracles elle est une source intarissable de lumières divines, un foyer de flammes célestes qui plus elles se répandent en abondance dans notre cœur, plus elles l'enflamment et le consument; elle fait maintenant le bonheur des anges, et nous fait avancer nous-mêmes en gloire pour l'éternité.
38. Ô belle vertu ! ô la plus belle des vertus ! dis-nous, nous t’en supplions, dis-nous : Où tu mènes paître tes chères brebis, où tu prends ton repos pendant les ardeurs du midi. (cf. Cant 1,7). Éclaire-nous ! répands sur nous ta divine rosée, dirige-nous, conduis-nous et tire-nous enfin à toi; car nous désirons ardemment de monter jusqu'au palais que tu habites. Tu commandes à toute chose, tu règne sur tout; mais tu as blessé mon cœur (cf. Cant 4,9); je ne peux plus contenir les ardeurs dont tu l'as embrasé, et je brûle du désir de vous louer; je vous dirai donc: Tu domines sur la puissance de la mer, et, quand il te plaît, tu adoucis et calmes le mouvement et la violence de ses flots; tu humilies et tu brises les superbes dans leur orgueil, comme des hommes percés de traits; et par la force de ton bras, tu as dispersé tes ennemis (Ps 88,9-10), et tu as rendu invincibles ceux qui t’aiment. Que ne m'est-il donné de te contempler, comme le saint patriarche Jacob put le faire, lorsque tu étais appuyée sur cette échelle mystérieuse qu'il vit !
Ah ! aimable charité, daigne te rendre favorable à ma prière — apprends-moi, s'il te plaît, dans quel état je dois être pour pouvoir monter sur cette échelle et arriver jusqu'à toi ? quel est le moyen qu'il me faut employer pour cela, quel est le prix et quelle est la récompense que mérite la personne qui t’aime, et qui, pour monter cette échelle dont les échelons sont autant de vertus, les arrange et les dispose dans son cœur avec une grande activité ? Je désirerais encore savoir quel est le nombre de ces échelons, et combien de temps il faut pour parvenir au dernier. Jacob, qui lutta autrefois avec un ange et qui mérita de voir cette échelle, nous a bien dit quels sont ceux qui doivent nous conduire pour y monter; mais il n'a pas voulu, ou plutôt pour parler plus correctement, n'a pas pu nous apprendre quelque chose de plus sur ce mystère.
Après donc que j'eus parlé de la sorte, il me sembla que la charité se montra à moi du haut des cieux et fit entendre ces paroles à mon âme : Tant que tu ne seras pas délivré de la prison de ton corps, il ne te sera pas possible, malgré ton amour pour Dieu, de voir et de contempler les traits de ma beauté : contente-toi donc de savoir que cette échelle, au haut de laquelle tu me vois appuyée, te marque par ses échelons l'ordre et l'enchaînement des vertus, ainsi que vous l'a dit ce grand homme qui, dès son vivant même, fut initié dans les mystères de Dieu; car c'est lui qui t’apprend qu'à présent ces trois vertus, la foi, l'espérance et la charité demeurent et sont nécessaires; mais que la charité est la plus excellente des trois. (1 Co 13,13).
Du ciel terrestre, c'est-à-dire de la paix de l'âme,
qui la rend semblable à Dieu en la perfectionnant
et en lui procurant la résurrection avant la résurrection générale.
1. Voici que, malgré mon ignorance profonde, malgré les ténèbres épaisses que mes passions répandent sur mon esprit, malgré enfin les ombres de la mort de mon corps, j'ai la témérité et la hardiesse de parler du ciel terrestre. Or si les étoiles sont le superbe ornement du firmament, les vertus sont celui de la tranquillité du cÏur. C'est pour cette raison que je pense et dis que la paix ou la tranquillité de l'âme n'est rien d'autre sur la terre qu'un véritable ciel dans lequel une âme qui le possède, ne considère plus les ruses et la méchanceté des démons que comme des jeux et de vains amusements.
2. Il est donc vraiment délivré et maître en même temps de tous les troubles et de toutes les agitations de son âme, l'homme qui a purifié sa chair de toute sorte de taches et de souillures, et qui, par ce moyen, l'a rendue, en quelque façon, incorruptible; qui a su élever ses affections et ses sentiments au dessus des choses créées, et soumettre tous ses sens à l'empire de la raison et de la foi; qui enfin, par une force surnaturelle, a pu placer son âme face à face devant Dieu et la lui consacrer avec une délicieuse confiance.
3. Certains soutiennent que cet heureux état de l'âme est une résurrection, c'est-à-dire un retour de l'âme à son véritable état, avant la résurrection du corps qu'elle anime. Il en est d'autres qui vont jusqu'à dire que la paix et la tranquillité de l'âme donnent de Dieu une connaissance semblable à celle que les anges en ont.
4. Cet heureux état de l'âme, quoiqu'il soit la perfection des coeurs parfaits, est néanmoins susceptible de s'augmenter sans cesse et presque jusqu'à l'infini. C'est cette tranquillité, ainsi que m'en a assuré un grand serviteur de Dieu qui en avait fait lui-même la délicieuse expérience, laquelle sanctifie et purifie tellement une âme, la détache et la délivre si victorieusement de toutes les affections pour les choses de la terre, que, par un ravissement tout divin, elle l'élève jusque dans les cieux, et qu'après l'avoir conduite au port du salut, elle lui fait contempler Dieu même. Eh ! n'est-ce point de ce ravissement céleste qu'il avait peut-être éprouvé, que David veut parler, lorsqu'il dit : que les dieux puissants de la terre ont été extraordinairement élevés (Ps 46,10). C'est encore ce qu'avait éprouvé ce saint religieux d'Égypte, qui, au milieu de ses frères, priait presque toujours les bras étendus vers le ciel.
5. Cependant cette admirable paix de l'âme n'est pas la même dans tous ceux qui la possèdent; car elle est plus ou moins éminente et parfaite dans les uns que dans les autres. Il y en a, par exemple, qui ont une horreur extrême pour le péché; d'autres, qui sont dévorés par le désir de s'enrichir de vertus.
6. On appelle avec raison la chasteté paix de l'âme; car cette vertu angélique est le principe de la résurrection générale, de l'incorruptibilité et de l'immortalité des créatures devenues par le péché corruptibles et mortelles.
7. Eh ! n'était-ce pas de la tranquillité de l'âme que voulait parler saint Paul, en disant : Quel est l'homme qui a connu l'Esprit du Seigneur (1 Co 2,16) ? N'était-ce pas encore cette vertu que voulait signaler un solitaire d'Égypte, en disant qu'il n'avait plus de crainte du Seigneur ? Voulait-il marquer une autre chose que la paix de l'âme, ce religieux qui priait Dieu de lui permettre d'être encore éprouvé par le feu des tentations ? Quelle est donc encore la personne qui, avant la gloire future, puisse être jugée plus digne de cette tranquillité du coeur, que ce Syrien qui, tandis que David, si illustre parmi les prophètes, disait à Dieu : Accorde-moi , Seigneur, dans le cours de mon pèlerinage, quelque relâche et quelque repos, afin de recevoir quelque rafraîchissement avant que je parte de ce monde (Ps 38), disait lui même : Modère, Seigneur, les effusions surabondantes de grâces et de consolations dont Tu inondes mon âme ?
8. Une âme possède réellement cette précieuse paix, lorsqu'elle est portée au bien et identifiée avec la vertu, comme les méchants sont portés au mal et absorbés dans les plaisirs des sens.
9. Si le dernier comble de l'intempérance consiste à se faire violence pour manger et boire, quand on est parfaitement rassasié, la perfection de la tempérance et de la sobriété consiste à se priver de manger et de boire, lorsqu'on en a un très grand besoin; or une âme ne parvient à ce degré de vertu que par la puissance et l'autorité qu'elle a prises sur les appétits et les inclinations du corps.
Si le plus exécrable des excès auquel la luxure puisse porter l'homme qu'elle tient dans son honteux esclavage, est de chercher à contenter sa passion avec des bêtes et des objets inanimés, le plus haut degré de la chasteté est de n'être pas plus touché ni ému par les créatures animées que par celles qui ne le sont pas.
Si le dernier terme de l'avarice consiste à ne jamais cesser de travailler pour augmenter les richesses que l'on possède déjà et à ne jamais savoir se contenter, assurément la preuve la plus frappante qu'on aime et qu'on pratique la pauvreté, doit être de ne pas même épargner son propre corps. Se croire dans un état doux et tranquille au milieu des afflictions les plus cruelles, sera la preuve de la plus héroïque patience.
Le comble de la fureur et de la colère est bien certainement de se livrer aux emportements, lorsqu'on est seul; le comble de la douceur et de la modération doit donc être de demeurer dans le calme, soit en l'absence, soit en la présence des calomniateurs.
Si le dernier degré du délire auquel puisse faire arriver la vaine gloire, consiste à penser et à croire qu'on mérite d'être loué, et qu'on reçoit des louanges que personne ne donne ni ne peut donner; la marque la plus sûre qu'on a foulé aux pieds tout sentiment de vanité, c'est de ne pas en éprouver le plus léger mouvement au milieu même des éloges qu'on nous donne pour les bonnes oeuvres que nous avons eu le bonheur de pratiquer.
Si le vrai caractère de l'orgueil, cette maudite peste des âmes, est de nous faire élever au-dessus des autres, quelque vils et méprisables que nous soyons, ne faut-il pas convenir que le caractère essentiel de l'humilité, cette mère féconde des vertus, consiste à conserver des sentiments d'abjection et de mépris pour soi-même au milieu des plus grandes entreprises et des actions les plus honorables et les plus éclatantes ?
Si c'est un témoignage irréfragable qu'on est esclave de toutes les passions, quand, sans aucune résistance, on succombe à toutes les tentations du démon, c'est, à mon avis, une marque certaine qu'il est parvenu à la bienheureuse paix de l'âme, l'homme qui peut dire ouvertement avec David : Je ne connaissais pas le méchant qui s'éloignait de moi, cf. Ps 100,4), et ajouter : Je ne sais ni comment ni pourquoi il est venu, ni comment il s'est retiré ; car étant uni à mon Dieu par des liens si forts qu'ils ne me permettront pas de me séparer de Lui, je suis insensible à toutes ces choses et à d'autres semblables.
10. Or les personnes auxquelles Dieu a daigné accorder cette grâce si sublime, quoique revêtues d'une chair fragile, deviennent et sont des temples vivants de la Divinité, qui les dirige et les conduit dans leurs paroles, leurs actions et leurs pensées, et qui, par les lumières abondantes dont elle éclaire leur esprit, leur fait exactement connaître quelle est son adorable Volonté; et, supérieures à toutes les instructions des hommes, ces âmes fortunées s'écrient dans les sentiments d'un ravissement céleste : Mon âme est toute brûlante de soif pour mon Dieu, qui est le Dieu fort et vivant; quand viendrai-je et quand paraîtrai-je devant la Face de mon Dieu ? (Ps 41,3); et elles ajoutent : Je ne peux plus supporter la violence du désir qui me presse; ô mon Dieu, je désire, je cherche et je demande cette beauté immortelle que Tu m'avais donnée avant cette chair de boue.
11. Mais que pouvons-nous dire de plus ? quiconque possède cette suréminente tranquillité de l'âme, n'est-il pas autorisé à dire avec saint Paul : Je vis, mais ce n'est pas moi qui vis, c'est Jésus Christ qui vit en moi (Ga 2,20), et à dire encore avec le même apôtre : J'ai combattu le bon combat, j'ai achevé la course, j'ai gardé la foi. (2 Tm 4,7)
12. Il y a plus d'une pierre précieuse pour orner le diadème des rois, et la paix de l'âme n'est pas formée par une seule vertu, mais par la réunion de toutes les vertus — elle ne pourrait exister par l'absence d'une seule.
13. Soyez bien persuadé que cette paix est, en quelque sorte, la cour et le palais du Roi des cieux : or dans ce palais comparable à une grande cité, il y a différentes habitations pour les âmes justes : le mur qui entoure cette nouvelle Jérusalem, c'est la rémission de nos péchés. Courons donc, ô mes frères, arrivons jusqu'au lit qui nous est préparé dans ce palais céleste : nous devons y trouver un repos parfait. Eh ! si par un malheur à jamais déplorable nous nous trouvons encore chargés du poids de nos mauvaises habitudes, ou que nous soyons embarrassés par les affaires de la vie qui est si courte, appliquons-nous au moins à nous procurer une place autour du lit nuptial de l'Époux céleste. Si notre tiédeur et notre négligence nous privent encore de cet honneur et de cet avantage, faisons du moins en sorte d'entrer dans l'enceinte de ce palais; car, hélas ! il sera condamné à vivre éternellement dans une désespérante solitude avec les démons, l'homme qui, avant sa mort ne sera pas entré dans cette enceinte, ou plutôt qui n'aura pas escaladé les remparts de cette cité céleste pour pénétrer dans son enceinte. Il faut donc de toute nécessité qu'avec une détermination forte et sincère, nous disions avec David : C'est avec le secours de mon Dieu que je veux traverser le mur, (Ps 17,30); et ce mur, le Prophète nous enseigne que ce sont nos péchés : Vos iniquités, dit-il, ont établi un mur de séparation entre vous et votre Dieu. (Is 59,2) Travaillons avec courage, ô mes amis, pour renverser ce mur de séparation que nous avons si malheureusement élevé par nos désobéissances. Procurons-nous à tout prix la rémission de nos péchés; car personne dans l'enfer ne pourra nous donner les moyens de payer les dettes que nous avons contractées en les commettant. Soyons donc pleins de zèle, ô mes chers frères, pour les intérêts de notre salut; car c'est pour cette fin que Dieu nous fait la grâce de nous enrôler dans sa milice sainte. Soyons bien convaincus que nous ne pouvons nous excuser de n'être pas animés de cette ardeur, ni sur les chutes que nous avons faites, ni sur les circonstances pénibles du temps, ni sur la difficulté de porter le joug du Seigneur; car tous ceux qui, comme nous, ont été revêtus de Jésus Christ dans le sacrement de la régénération, Dieu leur a donné le pouvoir de de devenir et d'être ses enfants (cf. Jn 1,12), et c'est à eux qu'Il adresse ces paroles : Quittez vos téméraires entreprises, considérez et reconnaissez que Je suis votre Dieu (cf. Ps 45,11), et que : Je suis la paix solide et véritable des coeurs. Or c'est à ce Dieu de paix que nous devons gloire et honneur dans les siècles des siècles. Amen.
14. Cette sainte tranquillité transporte de la terre au ciel une âme qui connaît et qui sent sa misère, et réveille le courage d'un pécheur rempli d'humilité, pour le faire sortir de l'ordre de ses passions. Mais l'amour, qui est au-dessus de toute louange, accorde aux personnes qui en sont ornées le pouvoir d'être placées parmi les anges qui sont les princes du peuple de Dieu.
TRENTIÈME DEGRÉ
De la réunion des trois vertus théologales, la foi, l'espérance et la charité.
1. Après avoir parlé de toutes les choses qui nous ont occupés jusqu'à présent, nous pouvons dire avec l'Apôtre qu'il nous reste à considérer la foi, l'espérance et la charité, vertus qui sont le fondement et le lien de toutes les vertus chrétiennes et religieuses. Or la plus grande et la plus belle de ces trois vertus, c'est la charité; car Dieu même est appelé Amour.
2. Nous envisagerons la foi comme un rayon du soleil qui nous éclaire; l'espérance, comme la lumière de ce rayon qui nous dirige et nous encourage; et la charité, comme ce soleil tout entier qui nous enflamme et féconde en nous tout le bien que nous faisons. Cependant nous devons dire que ces trois vertus concourent à former la même lumière et la même splendeur.
3. La foi nous rend capables d'exécuter tout ce qu'elle nous fait entreprendre. La miséricorde de Dieu affermit et fortifie l’espérance, et ne souffre pas que cette vertu soit troublée ni confondue. La charité ne fait point de chute, ne s'arrête pas dans sa course et ne permet pas à celui qu'elle a blessé de ses divines flèches, de se donner du repos ni de cesser de se livrer à des actions que l'esprit du monde regarde comme déraisonnables et insensées; mais c'est ici une sage et heureuse folie.
4. Toutes les fois qu'on veut parler de la charité, c'est de Dieu même. Qu'on juge par là combien est grande, difficile et périlleuse la chose que désirent entreprendre les personnes qui ne feraient pas attention à la grandeur de ce qu'elles vont commencer, en voulant parler de Dieu.
5. Les anges connaissent l'excellence de la charité selon le degré de lumière que le Seigneur leur a communiqué.
6. Dieu est amour (1 Jn 4), et celui qui prétendrait expliquer dans ses paroles ce que c'est que Dieu, serait plus insensé et plus aveugle qu'une personne qui voudrait compter tous les grains de sable qui sont sur les bords et dans les abîmes de la mer.
7. La charité est donc quelque chose de semblable à Dieu, et par sa puissance elle rend les hommes qui la possèdent semblables à lui, autant que leur nature peut en être susceptible. Les effets qu'elle produit dans une âme qui en est ornée, c'est de la livrer à une sainte et délicieuse ivresse, d'être pour elle une fontaine intarissable de foi, un abîme de justice et de patience, et un océan d'humilité.
8. La charité chasse de l'esprit toute pensée désavantageuse au prochain; elle ne pense jamais mal de personne (1 Cor 13,5).
9. La charité, la paix du cœur, et l’adoption que Dieu fait de nous au baptême pour être ses enfants chéris, sont trois choses qui ne diffèrent entre elles que de nom, à peu près de la même manière que le feu, la lumière et la flamme. Elles ont toutes les trois la même nature, la même action et les mêmes effets : telle est l'idée que vous devez en avoir
10. On a plus ou moins de crainte, selon que la charité est plus ou moins parfaite. Il est rempli de charité, ou bien cette vertu est entièrement éteinte dans lui, le chrétien qui ne craint plus rien.
11. Je crois ne pas faire une chose inutile, que de me servir ici de comparaisons tirées des actions humaines afin de donner à comprendre quelle est la crainte, l'ardeur, le zèle, les soins, l'empressement, le respect, l'obéissance et l'amour que nous devons avoir pour Dieu. Heureux donc l'homme qui aime Dieu avec une affection aussi ardente qu'un amant insensé chérit la beauté qui a si misérablement ravi son cœur ! Heureux encore celui qui n'a pas pour Dieu moins de crainte, qu'un criminel n’en a pour les juges qui doivent le juger et le condamner ! Heureux encore le chrétien dont le zèle et l'ardeur dans les voies de Dieu enflamment le cœur autant que l'ardeur et le zèle enflamment celui des serviteurs fidèles et dévoués à leurs maîtres temporels ! Heureux encore celui qui n'a pas pour la pratique des vertus une affection moins prononcée ni moins ardente que les maris jaloux n'en ont pour leurs épouses qu'ils adorent ! Heureuses encore les personnes qui, dans leurs prières, se présentent à Dieu avec le même respect que les officiers se présentent devant leur souverain ! Heureuses enfin les âmes qui s'appliquent à plaire à Dieu avec la même attention, que les hommes eux-mêmes s'étudient à plaire à d'autres hommes !
12. Une mère dont le cœur est tout de tendresse, n'aime pas tant à serrer dans ses bras et à presser sur son sein maternel l'enfant à qui elle a donné le jour et qu'elle nourrit, qu'un enfant véritable de la charité ne se complaît à s'unir à son Dieu.
13. Une personne qui en aime ardemment une autre, s'imagine voir toujours l'objet de son ardent amour, le couvre dans elle-même des baisers les plus tendres et les plus affectueux, et le sommeil même n'est pas capable de détourner son esprit ni son cœur de cet objet chéri : l'amour qu'elle a pour cette personne, la lui représente dans des songes. Or ce qui arrive ordinairement dans l'ordre naturel, arrive aussi dans les choses d'un ordre surnaturel. C'est ce qu'a merveilleusement bien exprimé une âme qui avait été blessée de la flèche de l'amour de Dieu : Je dors, disait-elle, parce que je suis obligée de céder aux besoins de mon corps; mais mon cœur veille toujours à cause de la grandeur de mon amour (Cant 5,2).
14. Mais remarquez, ô vous à qui l'on peut se fier, que l'âme, semblable à un cerf, après avoir donné la mort à toutes les bêtes féroces qui voulaient la dévorer, est brûlée d'une soif ardente pour le Seigneur; et, percée du trait de son amour, elle soupire sans cesse après lui comme après une source d'eau rafraîchissante, tombe en défaillance et semble vouloir se perdre et s'anéantir dans Dieu.
15. Il n'est pas toujours facile de reconnaître quelle est la cause et quel est le principe de la faim qu'on éprouve; mais on ne peut pas en dire autant de la soif : elle paraît ouvertement, et fait assez voir au dehors les ardeurs dont elle tourmente intérieurement la personne qui la souffre. C'est pourquoi un grand serviteur de Dieu a dit : Mon âme est toute brûlante de soif pour Dieu, qui est le Dieu fort et vivant (Ps 118) .
16. Si la présence d'un ami que nous chérissons bien tendrement, produit en nous un changement remarquable, si elle nous rend joyeux et contents, et qu'elle soit capable d'éloigner de nos cœurs toute peine et tout chagrin; quel changement, je vous le demande, ne doit pas opérer la Présence de Dieu dans une âme pure, sainte et enflammée d'amour pour Lui, lorsqu'Il se présente à elle d'une manière invisible, il est vrai, mais qui n'en est pas moins sensible ni délicieuse ?
17. La crainte de Dieu qui vient d'un sentiment profond du cœur, a coutume de laver et de purifier une âme de toutes ses souillures. C'est pourquoi le psalmiste adresse au Seigneur cette prière admirable : Transperce, ô mon Dieu, mes chairs de ta crainte comme avec des clous (Ps 118). Mais il en est que le saint amour de Dieu dévore et consume, selon cette parole de Salomon : Tu m'as percé le cœur, oui, tu m'as percé le cœur. (Cant 4,9). On en rencontre d'autres que l'amour de Dieu éclaire tellement de ses lumières qu'ils sont tout transportés de joie et d'allégresse, et s'écrient : Mon cœur a mis dans le Seigneur, toute son espérance, et j'ai été secouru, et ma chair a comme refleuri (Ps 27). Eh ! n'en soyons pas étonnés : la joie du cœur ne répand-elle pas sur le visage une fraîcheur semblable à celle d'une fleur ? Lorsqu'une personne a le bonheur d'être enflammée par les ardeurs de la charité, et, en quelque sorte identifiée avec cette vertu céleste, on voit dans elle, comme dans un miroir, la beauté de son âme. N'est-ce pas ce qui arriva au conducteur du peuple de Dieu ? Moïse, cet homme extraordinaire avait souvent contemplé la Face de Dieu, mais ne fut-il pas publiquement environné de sa Gloire ?
18. Ceux qui sont parvenues au degré de charité, qui est propre aux anges, oublient jusqu'à la nourriture que réclament les besoins de leur corps, et n'y pensent même pas. Eh ! ne voyons-nous pas souvent que dans le cours des choses purement naturelles, une passion violente est capable de faire perdre la pensée de manger ? Ce que nous avons dit de la charité n’a donc rien d'étonnant.
19. Je pense même que les corps de ceux que la charité rend, en quelque façon incorruptibles, sont moins exposés aux maladies; car la flamme toute pure de la charité les ayant purifiés, après avoir éteint dans eux les feux de la concupiscence, fait qu'ils ne sont pas exposés à la corruptibilité.
20. C'est pourquoi j'ose assurer, parce que j'en suis intimement convaincu, que ces personnes prennent leur nourriture sans goût et sans plaisir; car, si l'humidité de la terre nourrit et conserve les plantes, le feu sacré de l'amour de Dieu nourrit et conserve les âmes.
21. L'accroissement de la crainte de Dieu est le commencement de la charité; mais la perfection de la chasteté est le commencement des véritables connaissances théologiques.
22. Dieu, par une parole mystérieuse et secrète, instruit Lui-même les personnes qui Lui sont parfaitement unies dans toutes les puissances de leur âme et de leur corps; mais pour celles qui ne sont pas unies à Dieu de cette manière, il leur est très difficile de pouvoir parler de Lui.
23. Le Verbe de Dieu donne une chasteté parfaite, et, par sa Présence dans un cœur, il donne la mort à la mort même. Or la destruction de la mort donne à ceux qui aspirent à la connaissance des mystères, les lumières nécessaires pour y parvenir.
24. Ainsi lorsque c'est par l'Esprit de Dieu que nous parlons à Dieu, nos paroles sont, en quelque sorte, les paroles de Dieu même lesquelles sont toutes saintes et doivent subsister éternellement.
25. La chasteté élève donc véritablement un homme à la connaissance des mystères célestes; de manière qu'il conçoit la doctrine qui nous enseigne le mystère d'un seul Dieu en trois personnes.
26. Quiconque aime Dieu sincèrement, ne manque pas d'aimer son prochain, car c'est l'amour que nous avons pour nos frères qui manifeste et démontre celui que nous avons pour Dieu.
27. Cet amour de notre prochain ne nous permet pas de souffrir que devant nous on parle mal des autres, de nous livrer nous-mêmes à la médisance : ce vice nous fait horreur et nous craignons plus de nous en rendre coupables, que de tomber dans le feu.
28. Nous pouvons comparer une personne qui nous assure qu'elle aime Dieu, et qui néanmoins nourrit dans son cœur des sentiments de colère et d'animosité, à un homme qui pendant son sommeil s'imagine voyager et courir.
29. La charité se fortifie par l'espérance; car c'est cette dernière vertu qui nous fait attendre le prix et la récompense de notre charité.
30. Or l'espérance est un don du ciel qui nous enrichit de biens spirituels et invisibles.
31. C'est un trésor assuré que nous possédons en ce monde, et qui doit nous mettre en possession du trésor immense et éternel que nous attendons dans l'autre.
32. Cette divine vertu nous console et nous soutient dans nos peines et nos travaux, nous ouvre la porte de la charité, chasse de nos cœurs tout sentiment de désespoir; et, quoique les biens éternels ne soient pas encore en notre disposition, elle nous les fait, en quelque façon, posséder et goûter sur la terre.
33. La charité périt dès que l'espérance se retire et manque. C'est l'espérance qui nous encourage à supporter avec une héroïque patience les peines et les chagrins de la vie présente; c'est elle qui nous fait aimer nos sueurs et nos travaux; c'est elle qui nous environne des Miséricordes du Seigneur.
34. C'est par sa puissante protection que le religieux étouffe la tiédeur, et triomphe parfaitement de la paresse et de l'ennui.
35. Le goût que nous avons pour les faveurs et les dons célestes fait naître en nous les sentiments de l'espérance. La personne qui ne les goûte pas, dans le fond de son âme, ces dons célestes court de grands dangers de ne pas persévérer.
36. L'espérance et la colère sont deux ennemis irréconciliables. En effet l'espérance ne couvre jamais de confusion, et la colère nous couvre de honte.
37. La charité obtient le don de prophétie et de miracles elle est une source intarissable de lumières divines, un foyer de flammes célestes qui plus elles se répandent en abondance dans notre cœur, plus elles l'enflamment et le consument; elle fait maintenant le bonheur des anges, et nous fait avancer nous-mêmes en gloire pour l'éternité.
38. Ô belle vertu ! ô la plus belle des vertus ! dis-nous, nous t’en supplions, dis-nous : Où tu mènes paître tes chères brebis, où tu prends ton repos pendant les ardeurs du midi. (cf. Cant 1,7). Éclaire-nous ! répands sur nous ta divine rosée, dirige-nous, conduis-nous et tire-nous enfin à toi; car nous désirons ardemment de monter jusqu'au palais que tu habites. Tu commandes à toute chose, tu règne sur tout; mais tu as blessé mon cœur (cf. Cant 4,9); je ne peux plus contenir les ardeurs dont tu l'as embrasé, et je brûle du désir de vous louer; je vous dirai donc: Tu domines sur la puissance de la mer, et, quand il te plaît, tu adoucis et calmes le mouvement et la violence de ses flots; tu humilies et tu brises les superbes dans leur orgueil, comme des hommes percés de traits; et par la force de ton bras, tu as dispersé tes ennemis (Ps 88,9-10), et tu as rendu invincibles ceux qui t’aiment. Que ne m'est-il donné de te contempler, comme le saint patriarche Jacob put le faire, lorsque tu étais appuyée sur cette échelle mystérieuse qu'il vit !
Ah ! aimable charité, daigne te rendre favorable à ma prière — apprends-moi, s'il te plaît, dans quel état je dois être pour pouvoir monter sur cette échelle et arriver jusqu'à toi ? quel est le moyen qu'il me faut employer pour cela, quel est le prix et quelle est la récompense que mérite la personne qui t’aime, et qui, pour monter cette échelle dont les échelons sont autant de vertus, les arrange et les dispose dans son cœur avec une grande activité ? Je désirerais encore savoir quel est le nombre de ces échelons, et combien de temps il faut pour parvenir au dernier. Jacob, qui lutta autrefois avec un ange et qui mérita de voir cette échelle, nous a bien dit quels sont ceux qui doivent nous conduire pour y monter; mais il n'a pas voulu, ou plutôt pour parler plus correctement, n'a pas pu nous apprendre quelque chose de plus sur ce mystère.
Après donc que j'eus parlé de la sorte, il me sembla que la charité se montra à moi du haut des cieux et fit entendre ces paroles à mon âme : Tant que tu ne seras pas délivré de la prison de ton corps, il ne te sera pas possible, malgré ton amour pour Dieu, de voir et de contempler les traits de ma beauté : contente-toi donc de savoir que cette échelle, au haut de laquelle tu me vois appuyée, te marque par ses échelons l'ordre et l'enchaînement des vertus, ainsi que vous l'a dit ce grand homme qui, dès son vivant même, fut initié dans les mystères de Dieu; car c'est lui qui t’apprend qu'à présent ces trois vertus, la foi, l'espérance et la charité demeurent et sont nécessaires; mais que la charité est la plus excellente des trois. (1 Co 13,13).
A demain avec un autre Saint....
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Re: Saints et Bienheureux!! (Ordre Alphabétique)
SAINT
JEAN DE BRITO
saint, jésuite, martyr
1647-1693
EXTRAIT BIOGRAPHIQUE
Saint Jean de Brito naquit à Lisbonne — comme saint Antoine (dit aussi de Padoue), le 1er mars 1647 — sept ans après la restauration du royaume —, de parents très croyants : Salvador de Brito Pereira et Dona Brites Pereira.
Un an auparavant, à Vila Viçosa, ville natale du père de Jean, le roi Jean IV avait couronné la Vierge Marie, l’instituant Reine du Portugal.
Tout jeune encore, il fut appelé à la cour du roi Jean IV, pour y être page et le compagnon du prince Dom Pedro ; il portait déjà sur lui les stigmates de la sainteté.
Très docile et dévoué, toujours prêt à se sacrifier pour les autres, on l’appelait, de façon prémonitoire, le « martyr ».
Atteint d’une grave maladie à l’âge de onze ans, sa mère implora l’intercession de saint François Xavier, promettant que son fils porterait pendant un an l’habit des jésuites si son enfant était guéri. Le grand saint jésuite, obtînt de Dieu la guérison du petit Jean et, la mère de celui-ci tînt sa promesse : pendant un an le jeune page porta la soutane caractéristique des jésuites de l’époque ; on le surnommait alors le « petit apôtre », ou encore le « saint page » : sa sainteté était déjà évidente.
En 1662 Alphonse VI monta sur le trône du Portugal.
En cette même année, Jean de Brito, alors âgé de quinze ans entra au Noviciat de la Compagnie de Jésus à Lisbonne, et y démontra, non seulement des aptitudes intellectuelles indéniables, mais aussi une extraordinaire progression spirituelle et un désir ardent de devenir missionnaire.
Il étudia aussi à Évora et à Coimbra, et devînt ensuite professeur au Collège de Santo Antão de Lisbonne.
Ordonné prêtre en 1673, à l’âge de 26 ans, il réussit à convaincre ses supérieurs de lui accorder la grâce de missionner en Inde, comme son modèle, saint François Xavier.
Ce projet contrariait les plans, non seulement de sa mère, mais aussi du roi et de la reine qui souhaitaient l’avoir comme directeur spirituel et précepteur de leurs enfants.
Puis, ce fut le départ — le 25 mars 1673, en compagnie de quelques autres missionnaires — et les longues semaines en mer ; le Cap de Bonne Espérance et ses tempêtes légendaires, et Goa, en Inde enfin, en 1674.
Il visita et se recueillit sur le tombeau de saint François Xavier, son modèle ; tombeau que l’on ouvrit devant lui, afin de lui permettre de mieux encore vénérer ce corps saint tout embaumé encore de l’Évangile du Christ.
En avril 1674, il missionna à Maduré, prenant soin de se vêtir comme les religieux locaux, afin de mieux se faire accepter par les indous. Puis, en 1685, il fut nommé supérieur de cette mission, ce qui fut pour lui occasion de grands sacrifices et de multiples tribulations.
Sur le territoire de Maravá il subit le supplice de l’eau, et la flagellation ; le gouverneur de l’endroit lui interdit même de prêcher là, la « bonne nouvelle ».
En 1686 fut déclenchée une violente persécution. Jean accourut pour protéger les chrétiens, mais il fut lui-même fait prisonnier et condamner à être empaillé. Mais, pour que cette sentence soit mise à exécution, il fallait l’aval du souverain. Le jeune prêtre fut conduit en sa présence et s’expliqua calmement sur la doctrine dont il était porteur. Il fut libéré, mais sommé de ne plus prêcher dans la région.
Il partit alors à Malabar pour y rencontrer son provincial. Celui-ci le chargea d’une mission d’information et le renvoya en Europe : il était porteur de messages pour Lisbonne et Rome, mais il n’ira pas dans la ville Éternelle, car le roi du Portugal, Pierre II, le lui interdit.
Ce fut, lors de ce voyage en 1687, que Jean de Brito rencontra, lors d’une escale à São Salvador de Baia, un autre jésuite fort célèbre — le plus grand écrivain portugais : Père Antonio Vieira, grand évangélisateur au Brésil et auteur de nombreux Sermons, chefs-d’œuvre de la littérature portugaise.
Loin de profiter de ce voyage pour rester auprès des siens et de ses amis, il repartit en Inde le 8 avril 1690, accompagné de 25 autres missionnaires, dont 14 portugais. Il y arriva le 2 novembre de cette même année.
Dans cet immense pays — où le nombre de chrétiens était alors d’environ huit mil —, sa sainteté était de plus en plus évidente : il est tout à tous, particulièrement envers les plus déshérités : il fit même des miracles ; sa renommée s’étendit au loin, surtout depuis le baptême – le 6 janvier 1693 — d’un prince indu.
Malgré les difficultés, toujours nombreuses, et les jalousies suscitées par ses succès, Jean poursuivit son apostolat, mais, au four et à mesure que le temps passait, le désir du ciel grandissait en son âme. C’est ce qui ressort des lettres qu’il écrivit à sa mère, à son frère et à ses supérieurs : comme il aimerait donner sa vie pour le Christ, qui a donné la sienne pour lui !
Espionné et traqué par les sbires du souverain de Maravá, il fut enfin fait prisonnier, accusé de désobéissance et condamné à mort. Le martyre eut lieu sur une colline, face à la ville d’Urgur, le 4 février 1693.
Décapité en février 1693, le cadavre fut imputé des pieds et des mains. Le reste du corps fut jeté aux bêtes sauvages et aux vautours.
Les chrétiens, malgré la peur que leur inspirait le souverain de Maravá, purent récupérer le crâne et quelques ossements, et, moyennant une belle somme d’argent, le couteau qui avait servi à l’exécution. Ce dernier fut ramené au Portugal et confié par le roi à la Compagnie de Jésus.
Ayant François Xavier pour modèle de sainteté, il le dépasse par le martyr.
La renommée de sainteté dont il jouissait déjà de son vivant, s’affirma encore d’avantage après son sacrifice, et le lieu du supplice devint un lieu de pèlerinage où afflouaient des peuples de toutes religions : il y avaient quelquefois plus de 2000 personnes.
Sa mère, Dona Brites Pereira, appelée à la cour, après la nouvelle du sacrifice de son fils, s’y présenta en habits de gala et y reçut, de la part du souverain les honneurs dus à une reine mais accordés à la mère d’un saint.
Il fut canonisé par Pie XII, le 22 juin 1946
JEAN DE BRITO
saint, jésuite, martyr
1647-1693
EXTRAIT BIOGRAPHIQUE
Saint Jean de Brito naquit à Lisbonne — comme saint Antoine (dit aussi de Padoue), le 1er mars 1647 — sept ans après la restauration du royaume —, de parents très croyants : Salvador de Brito Pereira et Dona Brites Pereira.
Un an auparavant, à Vila Viçosa, ville natale du père de Jean, le roi Jean IV avait couronné la Vierge Marie, l’instituant Reine du Portugal.
Tout jeune encore, il fut appelé à la cour du roi Jean IV, pour y être page et le compagnon du prince Dom Pedro ; il portait déjà sur lui les stigmates de la sainteté.
Très docile et dévoué, toujours prêt à se sacrifier pour les autres, on l’appelait, de façon prémonitoire, le « martyr ».
Atteint d’une grave maladie à l’âge de onze ans, sa mère implora l’intercession de saint François Xavier, promettant que son fils porterait pendant un an l’habit des jésuites si son enfant était guéri. Le grand saint jésuite, obtînt de Dieu la guérison du petit Jean et, la mère de celui-ci tînt sa promesse : pendant un an le jeune page porta la soutane caractéristique des jésuites de l’époque ; on le surnommait alors le « petit apôtre », ou encore le « saint page » : sa sainteté était déjà évidente.
En 1662 Alphonse VI monta sur le trône du Portugal.
En cette même année, Jean de Brito, alors âgé de quinze ans entra au Noviciat de la Compagnie de Jésus à Lisbonne, et y démontra, non seulement des aptitudes intellectuelles indéniables, mais aussi une extraordinaire progression spirituelle et un désir ardent de devenir missionnaire.
Il étudia aussi à Évora et à Coimbra, et devînt ensuite professeur au Collège de Santo Antão de Lisbonne.
Ordonné prêtre en 1673, à l’âge de 26 ans, il réussit à convaincre ses supérieurs de lui accorder la grâce de missionner en Inde, comme son modèle, saint François Xavier.
Ce projet contrariait les plans, non seulement de sa mère, mais aussi du roi et de la reine qui souhaitaient l’avoir comme directeur spirituel et précepteur de leurs enfants.
Puis, ce fut le départ — le 25 mars 1673, en compagnie de quelques autres missionnaires — et les longues semaines en mer ; le Cap de Bonne Espérance et ses tempêtes légendaires, et Goa, en Inde enfin, en 1674.
Il visita et se recueillit sur le tombeau de saint François Xavier, son modèle ; tombeau que l’on ouvrit devant lui, afin de lui permettre de mieux encore vénérer ce corps saint tout embaumé encore de l’Évangile du Christ.
En avril 1674, il missionna à Maduré, prenant soin de se vêtir comme les religieux locaux, afin de mieux se faire accepter par les indous. Puis, en 1685, il fut nommé supérieur de cette mission, ce qui fut pour lui occasion de grands sacrifices et de multiples tribulations.
Sur le territoire de Maravá il subit le supplice de l’eau, et la flagellation ; le gouverneur de l’endroit lui interdit même de prêcher là, la « bonne nouvelle ».
En 1686 fut déclenchée une violente persécution. Jean accourut pour protéger les chrétiens, mais il fut lui-même fait prisonnier et condamner à être empaillé. Mais, pour que cette sentence soit mise à exécution, il fallait l’aval du souverain. Le jeune prêtre fut conduit en sa présence et s’expliqua calmement sur la doctrine dont il était porteur. Il fut libéré, mais sommé de ne plus prêcher dans la région.
Il partit alors à Malabar pour y rencontrer son provincial. Celui-ci le chargea d’une mission d’information et le renvoya en Europe : il était porteur de messages pour Lisbonne et Rome, mais il n’ira pas dans la ville Éternelle, car le roi du Portugal, Pierre II, le lui interdit.
Ce fut, lors de ce voyage en 1687, que Jean de Brito rencontra, lors d’une escale à São Salvador de Baia, un autre jésuite fort célèbre — le plus grand écrivain portugais : Père Antonio Vieira, grand évangélisateur au Brésil et auteur de nombreux Sermons, chefs-d’œuvre de la littérature portugaise.
Loin de profiter de ce voyage pour rester auprès des siens et de ses amis, il repartit en Inde le 8 avril 1690, accompagné de 25 autres missionnaires, dont 14 portugais. Il y arriva le 2 novembre de cette même année.
Dans cet immense pays — où le nombre de chrétiens était alors d’environ huit mil —, sa sainteté était de plus en plus évidente : il est tout à tous, particulièrement envers les plus déshérités : il fit même des miracles ; sa renommée s’étendit au loin, surtout depuis le baptême – le 6 janvier 1693 — d’un prince indu.
Malgré les difficultés, toujours nombreuses, et les jalousies suscitées par ses succès, Jean poursuivit son apostolat, mais, au four et à mesure que le temps passait, le désir du ciel grandissait en son âme. C’est ce qui ressort des lettres qu’il écrivit à sa mère, à son frère et à ses supérieurs : comme il aimerait donner sa vie pour le Christ, qui a donné la sienne pour lui !
Espionné et traqué par les sbires du souverain de Maravá, il fut enfin fait prisonnier, accusé de désobéissance et condamné à mort. Le martyre eut lieu sur une colline, face à la ville d’Urgur, le 4 février 1693.
Décapité en février 1693, le cadavre fut imputé des pieds et des mains. Le reste du corps fut jeté aux bêtes sauvages et aux vautours.
Les chrétiens, malgré la peur que leur inspirait le souverain de Maravá, purent récupérer le crâne et quelques ossements, et, moyennant une belle somme d’argent, le couteau qui avait servi à l’exécution. Ce dernier fut ramené au Portugal et confié par le roi à la Compagnie de Jésus.
Ayant François Xavier pour modèle de sainteté, il le dépasse par le martyr.
La renommée de sainteté dont il jouissait déjà de son vivant, s’affirma encore d’avantage après son sacrifice, et le lieu du supplice devint un lieu de pèlerinage où afflouaient des peuples de toutes religions : il y avaient quelquefois plus de 2000 personnes.
Sa mère, Dona Brites Pereira, appelée à la cour, après la nouvelle du sacrifice de son fils, s’y présenta en habits de gala et y reçut, de la part du souverain les honneurs dus à une reine mais accordés à la mère d’un saint.
Il fut canonisé par Pie XII, le 22 juin 1946
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Re: Saints et Bienheureux!! (Ordre Alphabétique)
SAINT
JEAN DE DIEU
Fondateur des Frères de la Charité
"fou de Dieu et guérisseur de fous"
1495-1550
EXTRAIT BIOGRAPHIQUE
Saint Jean de Dieu naquit en Portugal, de parents pauvres, mais chrétiens.
Sa jeunesse, à la différence de celle de la plupart des Saints, fut très orageuse.
Âgé de huit ans, il suivit, à l'insu de ses parents, les traces d'un voyageur qui se rendait à Madrid; mais il se perdit et fut réduit à se faire le valet d'un berger. Plus tard, il s'enrôla dans l'armée de Charles-Quint et subit l'entraînement et le mauvais exemple.
Il ne fallut pas moins qu'un coup de la Providence pour l'arracher au péril.
Après quelques nouvelles aventures, il apprit la nouvelle de la mort de sa mère et résolut de se convertir.
Il tint parole, et dès lors il passa la plus grande partie de ses jours et de ses nuits dans la prière et la pénitence, exerçant à toute occasion, malheureux, lui-même, la charité envers les malheureux.
Ce ne fut point là toutefois le terme de ses pérégrinations incertaines; il ne trouva sa voie que plus tard, à l'âge de quarante-cinq ans.
Il s'établit à Grenade, s'y livra à quelque commerce et employa ses économies et les dons de la charité à la fondation d'un hôpital qui prit bientôt de prodigieux accroissements.
On vit bien alors que cet homme, traité partout d'abord comme un fou, était un saint.
Pour procurer des aliments à ses nombreux malades, Jean, une hotte sur le dos et une marmite à chaque bras, parcourait les rues de Grenade en criant:
"Mes frères, pour l'amour de Dieu, faites-vous du bien à vous-mêmes."
Sa sollicitude s'étendait à tous les malheureux qu'il rencontrait; il se dépouillait de tout pour les couvrir et leur abandonnait tout ce qu'il avait, confiant en la Providence, qui ne lui manqua jamais.
Mais Jean, appelé par la voix populaire Jean de Dieu, ne suffisait pas à son oeuvre; les disciples affluèrent; un nouvel Ordre se fondait, qui prit le nom de Frères Hospitaliers de Saint-Jean-de-Dieu, et s'est répandu en l'Europe entière.
Peu de Saints ont atteint un pareil esprit de mortification, d'humilité et de mépris de soi-même.
Un jour, la Mère de Dieu lui apparut, tenant en mains une couronne d'épines, et lui dit :
« Jean, c'est par les épines que tu dois mériter la couronne du Ciel.
Je ne veux, répondit-il, cueillir d'autres fleurs que les épines de la Croix ; ces épines sont mes roses ».
Une autre fois, un pauvre qu'il soignait disparut en lui disant :
« Tout ce que tu fais aux pauvres, c'est à Moi que tu le fais ».
Quand on lit l'histoire émouvante de telles vies, on ne peut s'empêcher de s'écrier: Dieu est admirable dans Ses Saints !
JEAN DE DIEU
Fondateur des Frères de la Charité
"fou de Dieu et guérisseur de fous"
1495-1550
EXTRAIT BIOGRAPHIQUE
Saint Jean de Dieu naquit en Portugal, de parents pauvres, mais chrétiens.
Sa jeunesse, à la différence de celle de la plupart des Saints, fut très orageuse.
Âgé de huit ans, il suivit, à l'insu de ses parents, les traces d'un voyageur qui se rendait à Madrid; mais il se perdit et fut réduit à se faire le valet d'un berger. Plus tard, il s'enrôla dans l'armée de Charles-Quint et subit l'entraînement et le mauvais exemple.
Il ne fallut pas moins qu'un coup de la Providence pour l'arracher au péril.
Après quelques nouvelles aventures, il apprit la nouvelle de la mort de sa mère et résolut de se convertir.
Il tint parole, et dès lors il passa la plus grande partie de ses jours et de ses nuits dans la prière et la pénitence, exerçant à toute occasion, malheureux, lui-même, la charité envers les malheureux.
Ce ne fut point là toutefois le terme de ses pérégrinations incertaines; il ne trouva sa voie que plus tard, à l'âge de quarante-cinq ans.
Il s'établit à Grenade, s'y livra à quelque commerce et employa ses économies et les dons de la charité à la fondation d'un hôpital qui prit bientôt de prodigieux accroissements.
On vit bien alors que cet homme, traité partout d'abord comme un fou, était un saint.
Pour procurer des aliments à ses nombreux malades, Jean, une hotte sur le dos et une marmite à chaque bras, parcourait les rues de Grenade en criant:
"Mes frères, pour l'amour de Dieu, faites-vous du bien à vous-mêmes."
Sa sollicitude s'étendait à tous les malheureux qu'il rencontrait; il se dépouillait de tout pour les couvrir et leur abandonnait tout ce qu'il avait, confiant en la Providence, qui ne lui manqua jamais.
Mais Jean, appelé par la voix populaire Jean de Dieu, ne suffisait pas à son oeuvre; les disciples affluèrent; un nouvel Ordre se fondait, qui prit le nom de Frères Hospitaliers de Saint-Jean-de-Dieu, et s'est répandu en l'Europe entière.
Peu de Saints ont atteint un pareil esprit de mortification, d'humilité et de mépris de soi-même.
Un jour, la Mère de Dieu lui apparut, tenant en mains une couronne d'épines, et lui dit :
« Jean, c'est par les épines que tu dois mériter la couronne du Ciel.
Je ne veux, répondit-il, cueillir d'autres fleurs que les épines de la Croix ; ces épines sont mes roses ».
Une autre fois, un pauvre qu'il soignait disparut en lui disant :
« Tout ce que tu fais aux pauvres, c'est à Moi que tu le fais ».
Quand on lit l'histoire émouvante de telles vies, on ne peut s'empêcher de s'écrier: Dieu est admirable dans Ses Saints !
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Re: Saints et Bienheureux!! (Ordre Alphabétique)
JEAN DE LA CROIX
carme réformateur écrivain mystique,
saint et docteur de l'église
(1542-1591)
carme réformateur écrivain mystique,
saint et docteur de l'église
(1542-1591)
EXTRAIT BIOGRAPHIQUE
Saint Jean de la Croix naquit près d'Avila, en Espagne. Jouant un jour au bord d'un étang, il glissa au fond de l'eau; une grande et belle dame vint lui offrir la main pour le sauver:
"Non, dit l'enfant, vous êtes trop belle, ma main salirait la vôtre." Alors un vieillard se présenta, marchant aussi dans l'eau, tendit son bâton à l'enfant et le ramena sur le bord.
Une autre fois il tomba dans un puits; on croyait l'y retrouver mort; il était assis paisiblement:
"Une belle dame, dit-il, m'a reçu dans son manteau et m'a gardé." Ainsi Jean croissait sous le regard de Marie.
Un jour qu'il priait Notre Seigneur de lui faire connaître sa vocation, une voix intérieure lui dit:
"Tu entreras dans un Ordre religieux, dont tu relèveras la ferveur primitive."
Il avait vingt et un ans quand il entra au Carmel, et dépassa de beaucoup tous ses frères, tout en cachant ses oeuvres extraordinaires.
Il habitait un réduit obscur, mais dont la fenêtre donnait dans la chapelle, en face du Très Saint-Sacrement.
Il portait autour du corps une chaîne de fer hérissée de pointes, et par-dessus cette chaîne un vêtement étroit et serré, composé de joncs enlacés par de gros nœuds.
Ses disciplines étaient si cruelles, que le sang jaillissait en abondance.
Le sacerdoce ne fit que redoubler son désir de la perfection.
Il songeait à s'ensevelir à la Chartreuse, quand sainte Thérèse, éclairée de Dieu sur son mérite, lui confia ses projets de réforme du Carmel et l'engagea à se faire son auxiliaire.
Jean se retira dans une maison étroite, pauvre, insuffisante, et commença seul un nouveau genre de vie, conforme aux Règle primitives de l'Ordre du Carmel.
Peu de jours après, il avait deux compagnons: la réforme était fondée.
Ce ne fut pas sans tempêtes qu'elle se développa, car l'enfer sembla s'acharner contre elle, et tandis que le peuple vénérait Jean comme un Saint, il eut à souffrir, de la part de ceux qui auraient dû le seconder, d'incroyables persécutions, les injures, les calomnies, jusqu'à la prison.
Pour le consoler, Marie lui apparut et lui annonça sa délivrance prochaine; en effet, quelques jours après, il se trouva, sans savoir comment, au milieu de la ville de Tolède.
Dieu le récompensa de ses épreuves par des extases fréquentes; sainte Thérèse l'appelait un homme tout divin.
Il écrivit des ouvrages spirituels d'une élévation sublime. Une colombe le suivait partout, et une odeur suave s'exhalait de son corps. Au moment de sa mort, un globe de feu brillant comme un soleil entoura son corps.
Le Pape Pie XI l'a proclamé Docteur de l'Église, le 24 août 1926.
A suivre...
"Non, dit l'enfant, vous êtes trop belle, ma main salirait la vôtre." Alors un vieillard se présenta, marchant aussi dans l'eau, tendit son bâton à l'enfant et le ramena sur le bord.
Une autre fois il tomba dans un puits; on croyait l'y retrouver mort; il était assis paisiblement:
"Une belle dame, dit-il, m'a reçu dans son manteau et m'a gardé." Ainsi Jean croissait sous le regard de Marie.
Un jour qu'il priait Notre Seigneur de lui faire connaître sa vocation, une voix intérieure lui dit:
"Tu entreras dans un Ordre religieux, dont tu relèveras la ferveur primitive."
Il avait vingt et un ans quand il entra au Carmel, et dépassa de beaucoup tous ses frères, tout en cachant ses oeuvres extraordinaires.
Il habitait un réduit obscur, mais dont la fenêtre donnait dans la chapelle, en face du Très Saint-Sacrement.
Il portait autour du corps une chaîne de fer hérissée de pointes, et par-dessus cette chaîne un vêtement étroit et serré, composé de joncs enlacés par de gros nœuds.
Ses disciplines étaient si cruelles, que le sang jaillissait en abondance.
Le sacerdoce ne fit que redoubler son désir de la perfection.
Il songeait à s'ensevelir à la Chartreuse, quand sainte Thérèse, éclairée de Dieu sur son mérite, lui confia ses projets de réforme du Carmel et l'engagea à se faire son auxiliaire.
Jean se retira dans une maison étroite, pauvre, insuffisante, et commença seul un nouveau genre de vie, conforme aux Règle primitives de l'Ordre du Carmel.
Peu de jours après, il avait deux compagnons: la réforme était fondée.
Ce ne fut pas sans tempêtes qu'elle se développa, car l'enfer sembla s'acharner contre elle, et tandis que le peuple vénérait Jean comme un Saint, il eut à souffrir, de la part de ceux qui auraient dû le seconder, d'incroyables persécutions, les injures, les calomnies, jusqu'à la prison.
Pour le consoler, Marie lui apparut et lui annonça sa délivrance prochaine; en effet, quelques jours après, il se trouva, sans savoir comment, au milieu de la ville de Tolède.
Dieu le récompensa de ses épreuves par des extases fréquentes; sainte Thérèse l'appelait un homme tout divin.
Il écrivit des ouvrages spirituels d'une élévation sublime. Une colombe le suivait partout, et une odeur suave s'exhalait de son corps. Au moment de sa mort, un globe de feu brillant comme un soleil entoura son corps.
Le Pape Pie XI l'a proclamé Docteur de l'Église, le 24 août 1926.
A suivre...
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Re: Saints et Bienheureux!! (Ordre Alphabétique)
LA MONTÉE DU CARMEL
PLAN DÉTAILLÉ
LIVRE PREMIER
NOTA :
Les pages (web) correspondent en général à deux chapitres, sauf quelques exceptions.
Introduction et prologue
Où il est expliqué ce qu'il faut entendre par « Nuit obscure » et combien il est nécessaire de la traverser pour parvenir à l'union divine.
Il est en particulier traité de la « Nuit obscure des sens » et des appétits, et des dommages qu'ils causent à l'âme.N Y TRAITE DE LA MANIÈRE DONT L'ÂME POURRA SE DISPOSER POUR ARRIVER PROMPTEMENT À SON UNION AVEC DIEU. ON Y DONNE DES AVIS ET DES ENSEIGNEMENTS TRÈS UTILES À CEUX UI COMMENCENT AUSSI BIEN QU'À CEUX QUI ONT DÉJÀ RÉALISÉ BEAUCOUP DE PROGRÈS, AFIN QU'ILS SACHENT SE DÉBARRASSER DE TOUT CE QUI N'EST PAS SPIRITUEL, NE POINT S'EMBARRASSER DE CE QUI EST SPIRITUEL ET DEMEURER DANS CETTE PROFONDE NUDITÉ ET IBERTÉ D'ESPRIT QUE REQUIERT L'UNION DIVINE.
SOMMAIRE
Toute la doctrine qui sera exposée dans cette Montée du Carmel se trouve contenue dans les strophes suivantes. Celles-ci montrent comment on arrive jusqu'au sommet de la montagne, c'est-à-dire à l'état élevé de perfection que nous appelons ici l'union de l'âme avec Dieu. Comme elles doivent servir de fondement à ce que je vais dire, j'ai voulu les réunir ici afin que l'on comprenne et que l'on voie bien la substance du sujet que je vais traiter ainsi que l'exposé que j'en donnerai. Néanmoins, lorsque je les expliquerai, il conviendra de mettre encore la strophe elle-même dont il sera question, et chacun des vers dont elle se compose, selon que l'exigera le sujet ou l'exposé.
STROPHES
OÙ L'ÂME CHANTE L'HEUREUX SORT QU'ELLE A EU DE PASSER PAR LA NUIT OBSCURE DE LA FOI PURE ET SA PURIFICATION POUR ARRIVER À L'UNION DE L'AMOUR.
I
Par une nuit profonde,
Étant pleine d'angoisse et enflammée d'amour,
Oh! l'heureux sort!
Je sortis sans être vue,
Tandis que ma demeure était déjà en paix.
II
J'étais dans les ténèbres et en sûreté
Quand je sortis déguisée par l'escalier secret,
Oh! l'heureux sort!
J'étais dans les ténèbres et en cachette,
Tandis que ma demeure était déjà en paix.
III
Dans cette heureuse nuit,
Je me tenais dans le secret, personne ne me voyait,
Et je n'apercevais rien
Pour me guider que la lumière
Qui brûlait dans mon coeur.
IV
Elle me guidait
Plus sûrement que la lumière du midi
Au but où m'attendait
Celui que j'aimais,
Là où nul autre ne se voyait.
V
O nuit qui m'avez guidée!
O nuit plus aimable que l'aurore!
O nuit qui avez uni
L'aimé avec sa bien-aimée
Qui a été transformée en lui!
VI
Sur mon sein orné de fleurs,
Que je gardais tout entier pour lui seul,
Il resta endormi,
Et moi je le caressais
Et avec un éventail de cèdre je le rafraîchissais.
VII
Quand le souffle provenant du fort
Soulevait déjà sa chevelure,
De sa douce main
Posée sur mon cou il me blessait,
Et tous mes sens furent suspendus.
VIII
Je restai là et m'oubliai,
Le visage penché sur le Bien-Aimé.
Tout cessa pour moi, et je m'abandonnai à lui,
Je lui confiai tous mes soucis
Et m'oubliai au milieu des lis.
PROLOGUE
Si je devais expliquer et faire comprendre cette nuit obscure par laquelle passent les âmes pour arriver à la divine lumière, à l'union parfaite d'amour de Dieu, autant qu'elles le peuvent en cette vie, il faudrait une science plus éclairée que la mienne et une expérience plus grande. Elles sont si nombreuses et si profondes les ténèbres et les épreuves tant spirituelles que temporelles par lesquelles ont coutume de passer ces bienheureuses âmes pour pouvoir arriver à cet état de perfection, que ni la science humaine ne suffit pour le comprendre, ni l'expérience pour l'exposer. Je dis expérience pour l'exposer, car celui-là seul qui passe par cette voie pourra les connaître mais il sera impuissant à les exprimer. Aussi, pour dire quelque chose de cette nuit obscure, je ne me fierai ni à la science, ni à l'expérience, car l'une et l'autre peuvent faillir et induire en erreur. Mais, tout en n'omettant pas de m'en servir autant que possible, je m'aiderai en tout de la faveur divine, de la saint Écriture, au moins pour ce qu'il y a de plus important et de difficile à comprendre. En suivant sa lumière, nous ne pouvons nous tromper, puisque celui qui y parle est l'Esprit-Saint lui-même. Et s'il m'arrive de me tromper parce que je n'aurai pas bien compris ce qu'il dit là ou ailleurs, mon intention n'est pas de m'écarter du véritable enseignement et de la doctrine de notre sainte Mère l'Église catholique; d'avance je me conforme et me soumets sans réserve non seulement à sa manière de voir, mais encore à quiconque aura dans ces questions des lumières plus sûres que les miennes.
Ce n'est point parce que je découvre en moi des aptitudes pour une entreprise si haute et si ardue que je me suis déterminé à traiter ce sujet, mais parce que j'ai confiance que Notre-Seigneur m'aidera à subvenir à l'extrême nécessité où se trouvent un grand nombre d'âmes. Elles ont commencé à marcher dans le chemin de la vertu; Notre-Seigneur voudrait les placer dans la nuit obscure, afin de les amener par là à la divine union; et elles ne vont pas plus loin, soit parce qu'elles ne s'y laissent pas introduire, soit parce qu'elles ne comprennent pas leur état, et qu'elles manquent de guides expérimentés et capables de les conduire au sommet de la perfection.
Aussi est-il vraiment déplorable de voir beaucoup d'âmes à qui Dieu confère des qualités et des faveurs spéciales pour monter plus haut et qui parviendraient au sublime état dont nous parlons, si elles voulaient s'en donner la peine, mais qui restent dans leurs manières vulgaires de traiter avec Dieu; elles manquent de volonté ou de lumière, ou bien il n'y a personne pour les guider et leur enseigner à quitter le sentier des commençants.
Si cependant Notre-Seigneur leur accorde tant de grâces que sans ces moyens et ces secours il les fasse monter, elles arriveront beaucoup plus tard; elles éprouveront plus de difficulté; enfin elles auront moins de mérite, parce qu'elles ne se sont pas remises entre les mains de Dieu et ne l'ont pas laissé les introduire librement dans le chemin pur et véritable qui conduit à l'union.
Sans doute, Dieu, qui les élève, n'a pas besoin de pareils secours. Toutefois, si elles ne se laissent pas porter par lui, elles font moins de chemin parce qu'elles résistent à celui qui les élève; elles méritent moins parce qu'elles ne lui abandonnent pas leur volonté; et par le fait même elles souffrent davantage.
Il y a en effet des âmes qui, au lieu de s'abandonner à Dieu tout en s'aidant elles-mêmes, troublent son action par leur agitation indiscrète ou leur résistance. Elles ressemblent à de petits enfants que leurs mères voudraient porter dans les bras et qui se mettent à trépigner et à pleurer afin de marcher par eux-même, quand ils en sont incapables, ou du moins quand ils ne peuvent faire que des pas d'enfants.
Il faut donc savoir se laisser conduire par Dieu quand Sa majesté veut nous élever. Voilà pourquoi nous donnerons, avec son secours, aux commençants et à ceux qui sont déjà en voie de progrès, des enseignements et des conseils pour qu'ils sachent se comprendre ou du moins se laissent conduire par lui. Il y a, en effet, des confesseurs et des Pères spirituels qui n'ont point la lumière nécessaire ni l'expérience de ces voies; au lieu de venir en aide à ces âmes, ils ont coutume plutôt de les empêcher d'avancer et de leur être nuisibles; ils ressemblent aux bâtisseurs de Babel qui, au lieu de fournir des matériaux convenables, en apportaient d'autres tout différents, parce qu'ils ne comprenaient plus le langage qu'on leur parlait; aussi l'édifice ne s'élevait pas. Voilà pourquoi c'est une épreuve très rude et très pénible pour l'âme qui, dans des circonstances analogues, ne comprend pas son état et ne trouve personne qui la comprenne. Il lui arrivera peut-être que Dieu l'élève à la voie très haute d'une contemplation pleine d'obscurité et de sécheresse, et elle se croira perdue. Au milieu de ces ténèbres, de ces épreuves, angoisses et tentations, elle rencontrera quelqu'un qui lui tiendra le langage des consolateurs de Job. On lui dira que c'est de la mélancolie, du chagrin, ou affaire de nature, ou peut-être le châtiment de quelque faute secrète pour laquelle Dieu l'a délaissée. Généralement, on juge tout de suite que cette âme doit être bien coupable ou qu'elle l'a été, dès lors qu'elle éprouve de pareils tourments. D'autres lui diront qu'elle recule, puisqu'elle ne trouve plus ni goûts ni consolations comme précédemment dans les choses de Dieu. Aussi la pauvre âme voit redoubler ses souffrances; ou il lui arrivera que sa plus grande peine viendra de la vue de sa propre misère. Il lui semblera voir plus clair que la lumière du jour qu'elle est remplie de maux et de péchés; c'est là, en effet, la lumière et la connaissance que Dieu lui donne dans cette nuit de contemplation, comme nous le dirons plus loin. Comme elle trouve quelqu'un qui partage sa manière de voir et lui dit qu'elle souffre par sa faute, sa peine et ses angoisses grandissent démesurément et arrivent d'ordinaire à un état pire que la mort. Ce n'est pas assez pour de pareils confesseurs. Comme ils s'imaginent que cet état est la conséquence de leurs péchés, ils les obligent à repasser leur vie et à faire une foule de confessions générales. C'est les crucifier de nouveau et ne pas comprendre que ce n'est plus le temps d'employer de tels moyens, mais de laisser ces âmes dans l'état de purification où Dieu les a placées, de les consoler, de les encourager à vouloir cette épreuve tout le temps qu'il plaira à Dieu. Jusqu'alors, en effet, il n'y a pas de remède, quoi que fassent ces âmes, et qui que disent leurs confesseurs.
Telle est la question que nous traiterons, avec la grâce de Dieu. Nous montrerons comment l'âme doit se comporter dans cet état, quel doit être le rôle de son confesseur, et quelles sont les marques auxquelles on reconnaîtra si cette épreuve est une purification l'âme; et alors, dans ce cas, s'il s'agit d'une purification des sens ou de celle de l'esprit que nous appelons nuit obscure. Nous dirons aussi comment on pourra reconnaître que cet état provient de la mélancolie ou d'une autre imperfection des sens ou de l'esprit.
Il peut arriver aussi que certaines âmes ou leurs confesseurs s'imaginent que Dieu les conduit par cette voie de la nuit obscure de la purification de l'esprit, et ce ne sera peut-être que l'une de ces imperfections dont nous avons parlé. D'un autre côté, il y a aussi beaucoup d'âmes qui s'imaginent être dépourvues de l'esprit d'oraison et qui le possèdent à un très haut degré, tandis que d'autres, au contraire, s'imaginent en avoir beaucoup et n'en ont presque point.
Il y en a qui font pitié à voir, tant elles souffrent et se fatiguent, et qui néanmoins reculent; elles recherchent leur avancement dans ce qui, loin de le procurer, ne peut que l'empêcher. Il y en a encore qui, au contraire, sans fatigue ni agitation, réalisent de grands progrès. Il y en a même qui se troublent et s'inquiètent des faveurs et des grâces que Dieu leur accorde pour leur avancement et ne réalisent aucun progrès. On pourrait énumérer encore beaucoup d'obstacles qui se trouvent dans cette vie et découlent des joies, des peines, des espérances ou des chagrins que l'on éprouve; les uns proviennent de l'esprit de perfection, les autres de l'imperfection.
Telle est la matière dont nous tâcherons, avec l'aide de Dieu, de dire quelques mots. Celui qui lira cet écrit pourra se rendre compte quelque peu de la voie où il se trouve et de celle qu'il doit suivre, s'il a la prétention de parvenir au sommet de cette montagne.
Comme il s'agit ici de la nuit obscure, par laquelle l'âme doit aller à Dieu, que le lecteur ne s'étonne pas de trouver quelque obscurité dans notre enseignement. Mais, à notre avis, ce ne sera qu'au début; car s'il continue sa lecture, il arrivera peu à peu à mieux comprendre ce qu'il a lu tout d'abord; d'ailleurs les diverses parties de cet écrit s'expliquent l'une par l'autre. Et s'il vient à le relire, nous pensons qu'il le trouvera plus clair et son enseignement plus sûr.
Toutefois, si quelques personnes ne goûtaient pas cette doctrine, il faudrait l'attribuer à mon peu de savoir et à l'imperfection de mon style; car la matière que je traite est bonne en soi et très nécessaire. Mais il me semble que si on l'exposait avec plus de talent et de perfection que je ne le ferai, elle ne serait pas encore goûtée d'un grand nombre. La raison c'est que l'on n'écrira pas des choses qui soient très faciles à suivre et offrent de l'attrait à ceux qui se plaisent à rechercher Dieu par la voie des douceurs. Nous donnerons plutôt une doctrine substantielle et solide pour les uns comme pour les autres, à la condition que l'on veuille passer par la nudité d'esprit dont il s'agit dans cet ouvrage. D'ailleurs, mon intention principale n'est pas de m'adresser à tous en général, mais bien à quelques personnes, aux religieux et religieuses de la réforme de Notre-Dame du Mont Carmel, qui m'ont demandé ce livre. Dieu leur a fait la grâce de les placer dans le sentier de cette montagne; comme ils sont déjà dépouillés complètement des biens de ce monde, ils comprendront mieux cette doctrine de la nudité d'esprit.
CHAPITRES 1 - 2
LIVRE PREMIER
OU L'ON EXPLIQUE CE QU'IL FAUT ENTENDRE PAR NUIT OBSCURE ET COMBIEN IL EST NÉCESSAIRE DE LA TRAVERSER POUR PARVENIR À L'UNION DIVINE; ON PARLE EN PARTICULIER DE LA NUIT DES SENS ET DES PASSIONS, AINSI QUE DES DOMMAGES QU'ILS CAUSENT À L'ÂME.
CHAPITRE I
ON RAPPELLE LA PREMIÈRE STROPHE; ON PARLE DES DIFFÉRENCES QU'IL Y A ENTRE LES NUITS PAR LESQUELLES PASSENT LES PERSONNES ADONNÉES À LA SPIRITUALITÉ ET QUI CONCERNENT
LA PARTIE INFÉRIEURE ET LA PARTIE SUPÉRIEURE DE L'HOMME. ON EXPLIQUE LA STROPHE
STROPHE I
Par une nuit profonde,
Étant pleine d'angoisse et enflammée d'amour,
Oh! l'heureux sort!
Je sortis sans être vue,
Tandis que ma demeure était déjà en paix.
L'âme chante dans cette strophe l'heureux sort et la bonne fortune qu'elle a eus de se dégager de toutes les choses du dehors, des tendances et imperfections qui résident dans la partie sensitive de l'homme par suite du désordre où se trouve sa raison.
Pour comprendre cette doctrine, il faut savoir que l'âme, avant d'arriver à l'état de perfection, doit ordinairement passer tout d'abord par deux sortes principales de nuit que les auteurs spirituels appellent voies purgatives ou purifications, et que nous appelons ici des nuits, parce que, dans les deux cas, l'âme marche pour ainsi dire de nuit et dans l'obscurité.
La première nuit ou purification est celle de la partie sensitive de l'âme dont il est question dans cette strophe et dont il sera parlé dans la première partie de ce livre. La seconde est celle de la partie spirituelle de l'âme dont parle la seconde strophe et dont nous parlerons dans la seconde partie en montrant le rôle actif de l'âme; quant à son rôle passif, il en sera question dans la troisième et dans la quatrième partie.
Cette première partie est celle des commençants et regarde le temps où Dieu commence à les élever à l'état de contemplation auquel l'esprit participe lui aussi, comme nous le dirons en son temps. La seconde nuit ou purification est celle de ceux qui sont déjà dans la voie du progrès et regarde le temps où Dieu veut les élever à l'état d'union avec lui; c'est une nuit plus profonde que la précédente et une terrible purification, comme nous le dirons plus tard (Ce paragraphe est tiré des Ms. D'Albe-Burgos, Calatayud).
EXPLICATION DE LA STROPHE
Voici en résumé ce que l'âme veut dire dans cette strophe. L'âme, aidée de la grâce de Dieu et mue seulement par cet amour pour lui dont elle était tout enflammée, est sortie durant une nuit obscure. Cette nuit est la privation et la purification de toutes les tendances des sens par rapport à toutes les choses extérieures du monde, comme à celles qui réjouissaient sa chair ou plaisaient à sa volonté. Ce travail est le résultat de la purification des sens. Aussi l'âme ajoute qu'elle est sortie, lorsque sa maison était déjà en paix; elle désigne la partie sensitive, alors que toutes ses tendances étaient endormies et calmes en elle, et qu'elle-même était en sûreté à leur endroit. Car elle ne sort pas des peines et des angoisses que fomentent, du fond de leur demeure, les tendances, tant qu'elles ne sont pas elles-mêmes comme mortes et endormies. Voilà pourquoi elle parle de son heureux sort. Elle est sortie sans être vue, c'est-à-dire sans qu'aucune tendance de la chair ou autre ait pu l'empêcher; elle dit encore qu'elle est sortie de nuit, c'est-à-dire pendant que Dieu la privait de toutes ses tendances, ce qui était pour elle une nuit.
Ce fut une heureuse fortune pour elle que Dieu la plaçât dans cette nuit, d'où lui est venu un si grand bien, et où elle n'aurait jamais pu s'introduire d'elle-même. Il n'y a personne d'ailleurs qui soit capable par ses seules forces de se dégager de toutes ses tendances pour aller à Dieu.
Telle est en résumé l'explication de la strophe. Nous allons maintenant en expliquer chaque verset et exposer ce qui convient à notre but. Nous ferons de même pour les autres strophes, comme nous l'avons dit dans le prologue: nous rappellerons d'abord la strophe et son exposé, puis nous parlerons de chaque verset à part.
CHAPITRE II
CE CHAPITRE MONTRE CE QUE C'EST QUE CETTE NUIT OBSCURE PAR LAQUELLE L'ÂME DIT QU'ELLE EST PASSÉE POUR ALLER À DIEU, ET EXPLIQUE QUELLES EN SONT LES CAUSES.
Par une nuit obscure
Nous pouvons pour trois motifs appeler nuit l'état par lequel passe l'âme pour arriver à l'union divine. Le premier vient du point de départ de l'âme, car elle doit priver peu à peu ses tendances du goût qu'elles éprouvaient dans toutes les choses du monde et le leur refuser; or ce refus, cette absence de toutes jouissances, est comme une nuit pour toutes les tendances et les sens de l'homme. Le second motif vient du moyen que l'on emploie ou du chemin par lequel l'âme doit passer pour arriver à l'union. Ce moyen est la foi, qui, obscure elle-aussi, est pour l'entendement comme une nuit. Le troisième vient du terme où l'âme tend, c'est-à-dire de Dieu: comme il est incompréhensible et infiniment parfait, on peut bien l'appeler une nuit obscure pour l'âme en cette vie. Ces trois nuits doivent passer par l'âme, ou plutôt l'âme doit passer par ces nuits avant d'atteindre l'union avec Dieu.
Nous en trouvons une image au livre de Tobie, dans ces trois nuits que, sur ordre de l'ange, le jeune Tobie devait passer avant de s'unir à son épouse (Tob, VI, 18). La première nuit, il devait consumer par le feu le foie du poisson, qui est le symbole du coeur affectionné et attaché aux choses de ce monde; de même, si l'on veut marcher dans cette voie qui mène à Dieu et purifié de tout ce qui est créature. C'est dans cette purification que l'on met en fuite le démon qui exerce son pouvoir sur l'âme à cause de son attachement aux choses temporelles et corporelles.
L'ange dit à Tobie que dans la seconde nuit il serait admis à partager la société des saints patriarches qui sont nos Pères dans la foi; cela signifie que l'âme en passant par la première nuit, c'est-à-dire en se privant de tous les objets qui flattent les sens, entre immédiatement dans la seconde nuit, où elle reste dans la solitude et la nudité de la foi, qui seule la dirige et qui ne tombe pas sous les sens.
L'ange dit à Tobie que la troisième nuit il obtiendrait la bénédiction, qui signifie Dieu lui-même; à la faveur de la seconde nuit qui figure la foi, il se communique en effet peu à peu à l'âme d'une manière si secrète et si intime qu'il est comme une autre nuit pour elle, car cette communication est beaucoup plus obscure que les autres, comme nous le dirons bientôt.
Une fois passée cette troisième nuit, et achevée cette communication de Dieu à l'esprit qui a lieu ordinairement lorsque l'âme est plongée dans de profondes ténèbres, s'accomplit aussitôt l'union avec l'Épouse c'est-à-dire la Sagesse de Dieu.
L'ange, en effet, a dit à Tobie qu'après la troisième nuit il s'unirait à son épouse dans la crainte de Dieu ce qui signifie que si la crainte est parfaite, l'amour de Dieu est parfait, et c'est alors que s'opère par l'amour la transformation de l'âme en Dieu.
Ces trois parties de la nuit ne sont en somme qu'une nuit, qui a trois parties comme la nuit naturelle. La première, celle des sens, correspond à la première partie de la nuit naturelle, alors que nous finissons par perdre de vue les choses qui nous entourent; la seconde, celle de la foi, correspond au milieu de la nuit, alors que tout est profondément obscur; et la troisième, qui est Dieu, correspond à l'aurore, qui est déjà proche de la lumière du jour.
Pour mieux comprendre cette doctrine, nous parlerons de chacune de ces nuits en particulier.
PLAN DÉTAILLÉ
LIVRE PREMIER
NOTA :
Les pages (web) correspondent en général à deux chapitres, sauf quelques exceptions.
Introduction et prologue
Où il est expliqué ce qu'il faut entendre par « Nuit obscure » et combien il est nécessaire de la traverser pour parvenir à l'union divine.
Il est en particulier traité de la « Nuit obscure des sens » et des appétits, et des dommages qu'ils causent à l'âme.N Y TRAITE DE LA MANIÈRE DONT L'ÂME POURRA SE DISPOSER POUR ARRIVER PROMPTEMENT À SON UNION AVEC DIEU. ON Y DONNE DES AVIS ET DES ENSEIGNEMENTS TRÈS UTILES À CEUX UI COMMENCENT AUSSI BIEN QU'À CEUX QUI ONT DÉJÀ RÉALISÉ BEAUCOUP DE PROGRÈS, AFIN QU'ILS SACHENT SE DÉBARRASSER DE TOUT CE QUI N'EST PAS SPIRITUEL, NE POINT S'EMBARRASSER DE CE QUI EST SPIRITUEL ET DEMEURER DANS CETTE PROFONDE NUDITÉ ET IBERTÉ D'ESPRIT QUE REQUIERT L'UNION DIVINE.
SOMMAIRE
Toute la doctrine qui sera exposée dans cette Montée du Carmel se trouve contenue dans les strophes suivantes. Celles-ci montrent comment on arrive jusqu'au sommet de la montagne, c'est-à-dire à l'état élevé de perfection que nous appelons ici l'union de l'âme avec Dieu. Comme elles doivent servir de fondement à ce que je vais dire, j'ai voulu les réunir ici afin que l'on comprenne et que l'on voie bien la substance du sujet que je vais traiter ainsi que l'exposé que j'en donnerai. Néanmoins, lorsque je les expliquerai, il conviendra de mettre encore la strophe elle-même dont il sera question, et chacun des vers dont elle se compose, selon que l'exigera le sujet ou l'exposé.
STROPHES
OÙ L'ÂME CHANTE L'HEUREUX SORT QU'ELLE A EU DE PASSER PAR LA NUIT OBSCURE DE LA FOI PURE ET SA PURIFICATION POUR ARRIVER À L'UNION DE L'AMOUR.
I
Par une nuit profonde,
Étant pleine d'angoisse et enflammée d'amour,
Oh! l'heureux sort!
Je sortis sans être vue,
Tandis que ma demeure était déjà en paix.
II
J'étais dans les ténèbres et en sûreté
Quand je sortis déguisée par l'escalier secret,
Oh! l'heureux sort!
J'étais dans les ténèbres et en cachette,
Tandis que ma demeure était déjà en paix.
III
Dans cette heureuse nuit,
Je me tenais dans le secret, personne ne me voyait,
Et je n'apercevais rien
Pour me guider que la lumière
Qui brûlait dans mon coeur.
IV
Elle me guidait
Plus sûrement que la lumière du midi
Au but où m'attendait
Celui que j'aimais,
Là où nul autre ne se voyait.
V
O nuit qui m'avez guidée!
O nuit plus aimable que l'aurore!
O nuit qui avez uni
L'aimé avec sa bien-aimée
Qui a été transformée en lui!
VI
Sur mon sein orné de fleurs,
Que je gardais tout entier pour lui seul,
Il resta endormi,
Et moi je le caressais
Et avec un éventail de cèdre je le rafraîchissais.
VII
Quand le souffle provenant du fort
Soulevait déjà sa chevelure,
De sa douce main
Posée sur mon cou il me blessait,
Et tous mes sens furent suspendus.
VIII
Je restai là et m'oubliai,
Le visage penché sur le Bien-Aimé.
Tout cessa pour moi, et je m'abandonnai à lui,
Je lui confiai tous mes soucis
Et m'oubliai au milieu des lis.
PROLOGUE
Si je devais expliquer et faire comprendre cette nuit obscure par laquelle passent les âmes pour arriver à la divine lumière, à l'union parfaite d'amour de Dieu, autant qu'elles le peuvent en cette vie, il faudrait une science plus éclairée que la mienne et une expérience plus grande. Elles sont si nombreuses et si profondes les ténèbres et les épreuves tant spirituelles que temporelles par lesquelles ont coutume de passer ces bienheureuses âmes pour pouvoir arriver à cet état de perfection, que ni la science humaine ne suffit pour le comprendre, ni l'expérience pour l'exposer. Je dis expérience pour l'exposer, car celui-là seul qui passe par cette voie pourra les connaître mais il sera impuissant à les exprimer. Aussi, pour dire quelque chose de cette nuit obscure, je ne me fierai ni à la science, ni à l'expérience, car l'une et l'autre peuvent faillir et induire en erreur. Mais, tout en n'omettant pas de m'en servir autant que possible, je m'aiderai en tout de la faveur divine, de la saint Écriture, au moins pour ce qu'il y a de plus important et de difficile à comprendre. En suivant sa lumière, nous ne pouvons nous tromper, puisque celui qui y parle est l'Esprit-Saint lui-même. Et s'il m'arrive de me tromper parce que je n'aurai pas bien compris ce qu'il dit là ou ailleurs, mon intention n'est pas de m'écarter du véritable enseignement et de la doctrine de notre sainte Mère l'Église catholique; d'avance je me conforme et me soumets sans réserve non seulement à sa manière de voir, mais encore à quiconque aura dans ces questions des lumières plus sûres que les miennes.
Ce n'est point parce que je découvre en moi des aptitudes pour une entreprise si haute et si ardue que je me suis déterminé à traiter ce sujet, mais parce que j'ai confiance que Notre-Seigneur m'aidera à subvenir à l'extrême nécessité où se trouvent un grand nombre d'âmes. Elles ont commencé à marcher dans le chemin de la vertu; Notre-Seigneur voudrait les placer dans la nuit obscure, afin de les amener par là à la divine union; et elles ne vont pas plus loin, soit parce qu'elles ne s'y laissent pas introduire, soit parce qu'elles ne comprennent pas leur état, et qu'elles manquent de guides expérimentés et capables de les conduire au sommet de la perfection.
Aussi est-il vraiment déplorable de voir beaucoup d'âmes à qui Dieu confère des qualités et des faveurs spéciales pour monter plus haut et qui parviendraient au sublime état dont nous parlons, si elles voulaient s'en donner la peine, mais qui restent dans leurs manières vulgaires de traiter avec Dieu; elles manquent de volonté ou de lumière, ou bien il n'y a personne pour les guider et leur enseigner à quitter le sentier des commençants.
Si cependant Notre-Seigneur leur accorde tant de grâces que sans ces moyens et ces secours il les fasse monter, elles arriveront beaucoup plus tard; elles éprouveront plus de difficulté; enfin elles auront moins de mérite, parce qu'elles ne se sont pas remises entre les mains de Dieu et ne l'ont pas laissé les introduire librement dans le chemin pur et véritable qui conduit à l'union.
Sans doute, Dieu, qui les élève, n'a pas besoin de pareils secours. Toutefois, si elles ne se laissent pas porter par lui, elles font moins de chemin parce qu'elles résistent à celui qui les élève; elles méritent moins parce qu'elles ne lui abandonnent pas leur volonté; et par le fait même elles souffrent davantage.
Il y a en effet des âmes qui, au lieu de s'abandonner à Dieu tout en s'aidant elles-mêmes, troublent son action par leur agitation indiscrète ou leur résistance. Elles ressemblent à de petits enfants que leurs mères voudraient porter dans les bras et qui se mettent à trépigner et à pleurer afin de marcher par eux-même, quand ils en sont incapables, ou du moins quand ils ne peuvent faire que des pas d'enfants.
Il faut donc savoir se laisser conduire par Dieu quand Sa majesté veut nous élever. Voilà pourquoi nous donnerons, avec son secours, aux commençants et à ceux qui sont déjà en voie de progrès, des enseignements et des conseils pour qu'ils sachent se comprendre ou du moins se laissent conduire par lui. Il y a, en effet, des confesseurs et des Pères spirituels qui n'ont point la lumière nécessaire ni l'expérience de ces voies; au lieu de venir en aide à ces âmes, ils ont coutume plutôt de les empêcher d'avancer et de leur être nuisibles; ils ressemblent aux bâtisseurs de Babel qui, au lieu de fournir des matériaux convenables, en apportaient d'autres tout différents, parce qu'ils ne comprenaient plus le langage qu'on leur parlait; aussi l'édifice ne s'élevait pas. Voilà pourquoi c'est une épreuve très rude et très pénible pour l'âme qui, dans des circonstances analogues, ne comprend pas son état et ne trouve personne qui la comprenne. Il lui arrivera peut-être que Dieu l'élève à la voie très haute d'une contemplation pleine d'obscurité et de sécheresse, et elle se croira perdue. Au milieu de ces ténèbres, de ces épreuves, angoisses et tentations, elle rencontrera quelqu'un qui lui tiendra le langage des consolateurs de Job. On lui dira que c'est de la mélancolie, du chagrin, ou affaire de nature, ou peut-être le châtiment de quelque faute secrète pour laquelle Dieu l'a délaissée. Généralement, on juge tout de suite que cette âme doit être bien coupable ou qu'elle l'a été, dès lors qu'elle éprouve de pareils tourments. D'autres lui diront qu'elle recule, puisqu'elle ne trouve plus ni goûts ni consolations comme précédemment dans les choses de Dieu. Aussi la pauvre âme voit redoubler ses souffrances; ou il lui arrivera que sa plus grande peine viendra de la vue de sa propre misère. Il lui semblera voir plus clair que la lumière du jour qu'elle est remplie de maux et de péchés; c'est là, en effet, la lumière et la connaissance que Dieu lui donne dans cette nuit de contemplation, comme nous le dirons plus loin. Comme elle trouve quelqu'un qui partage sa manière de voir et lui dit qu'elle souffre par sa faute, sa peine et ses angoisses grandissent démesurément et arrivent d'ordinaire à un état pire que la mort. Ce n'est pas assez pour de pareils confesseurs. Comme ils s'imaginent que cet état est la conséquence de leurs péchés, ils les obligent à repasser leur vie et à faire une foule de confessions générales. C'est les crucifier de nouveau et ne pas comprendre que ce n'est plus le temps d'employer de tels moyens, mais de laisser ces âmes dans l'état de purification où Dieu les a placées, de les consoler, de les encourager à vouloir cette épreuve tout le temps qu'il plaira à Dieu. Jusqu'alors, en effet, il n'y a pas de remède, quoi que fassent ces âmes, et qui que disent leurs confesseurs.
Telle est la question que nous traiterons, avec la grâce de Dieu. Nous montrerons comment l'âme doit se comporter dans cet état, quel doit être le rôle de son confesseur, et quelles sont les marques auxquelles on reconnaîtra si cette épreuve est une purification l'âme; et alors, dans ce cas, s'il s'agit d'une purification des sens ou de celle de l'esprit que nous appelons nuit obscure. Nous dirons aussi comment on pourra reconnaître que cet état provient de la mélancolie ou d'une autre imperfection des sens ou de l'esprit.
Il peut arriver aussi que certaines âmes ou leurs confesseurs s'imaginent que Dieu les conduit par cette voie de la nuit obscure de la purification de l'esprit, et ce ne sera peut-être que l'une de ces imperfections dont nous avons parlé. D'un autre côté, il y a aussi beaucoup d'âmes qui s'imaginent être dépourvues de l'esprit d'oraison et qui le possèdent à un très haut degré, tandis que d'autres, au contraire, s'imaginent en avoir beaucoup et n'en ont presque point.
Il y en a qui font pitié à voir, tant elles souffrent et se fatiguent, et qui néanmoins reculent; elles recherchent leur avancement dans ce qui, loin de le procurer, ne peut que l'empêcher. Il y en a encore qui, au contraire, sans fatigue ni agitation, réalisent de grands progrès. Il y en a même qui se troublent et s'inquiètent des faveurs et des grâces que Dieu leur accorde pour leur avancement et ne réalisent aucun progrès. On pourrait énumérer encore beaucoup d'obstacles qui se trouvent dans cette vie et découlent des joies, des peines, des espérances ou des chagrins que l'on éprouve; les uns proviennent de l'esprit de perfection, les autres de l'imperfection.
Telle est la matière dont nous tâcherons, avec l'aide de Dieu, de dire quelques mots. Celui qui lira cet écrit pourra se rendre compte quelque peu de la voie où il se trouve et de celle qu'il doit suivre, s'il a la prétention de parvenir au sommet de cette montagne.
Comme il s'agit ici de la nuit obscure, par laquelle l'âme doit aller à Dieu, que le lecteur ne s'étonne pas de trouver quelque obscurité dans notre enseignement. Mais, à notre avis, ce ne sera qu'au début; car s'il continue sa lecture, il arrivera peu à peu à mieux comprendre ce qu'il a lu tout d'abord; d'ailleurs les diverses parties de cet écrit s'expliquent l'une par l'autre. Et s'il vient à le relire, nous pensons qu'il le trouvera plus clair et son enseignement plus sûr.
Toutefois, si quelques personnes ne goûtaient pas cette doctrine, il faudrait l'attribuer à mon peu de savoir et à l'imperfection de mon style; car la matière que je traite est bonne en soi et très nécessaire. Mais il me semble que si on l'exposait avec plus de talent et de perfection que je ne le ferai, elle ne serait pas encore goûtée d'un grand nombre. La raison c'est que l'on n'écrira pas des choses qui soient très faciles à suivre et offrent de l'attrait à ceux qui se plaisent à rechercher Dieu par la voie des douceurs. Nous donnerons plutôt une doctrine substantielle et solide pour les uns comme pour les autres, à la condition que l'on veuille passer par la nudité d'esprit dont il s'agit dans cet ouvrage. D'ailleurs, mon intention principale n'est pas de m'adresser à tous en général, mais bien à quelques personnes, aux religieux et religieuses de la réforme de Notre-Dame du Mont Carmel, qui m'ont demandé ce livre. Dieu leur a fait la grâce de les placer dans le sentier de cette montagne; comme ils sont déjà dépouillés complètement des biens de ce monde, ils comprendront mieux cette doctrine de la nudité d'esprit.
CHAPITRES 1 - 2
LIVRE PREMIER
OU L'ON EXPLIQUE CE QU'IL FAUT ENTENDRE PAR NUIT OBSCURE ET COMBIEN IL EST NÉCESSAIRE DE LA TRAVERSER POUR PARVENIR À L'UNION DIVINE; ON PARLE EN PARTICULIER DE LA NUIT DES SENS ET DES PASSIONS, AINSI QUE DES DOMMAGES QU'ILS CAUSENT À L'ÂME.
CHAPITRE I
ON RAPPELLE LA PREMIÈRE STROPHE; ON PARLE DES DIFFÉRENCES QU'IL Y A ENTRE LES NUITS PAR LESQUELLES PASSENT LES PERSONNES ADONNÉES À LA SPIRITUALITÉ ET QUI CONCERNENT
LA PARTIE INFÉRIEURE ET LA PARTIE SUPÉRIEURE DE L'HOMME. ON EXPLIQUE LA STROPHE
STROPHE I
Par une nuit profonde,
Étant pleine d'angoisse et enflammée d'amour,
Oh! l'heureux sort!
Je sortis sans être vue,
Tandis que ma demeure était déjà en paix.
L'âme chante dans cette strophe l'heureux sort et la bonne fortune qu'elle a eus de se dégager de toutes les choses du dehors, des tendances et imperfections qui résident dans la partie sensitive de l'homme par suite du désordre où se trouve sa raison.
Pour comprendre cette doctrine, il faut savoir que l'âme, avant d'arriver à l'état de perfection, doit ordinairement passer tout d'abord par deux sortes principales de nuit que les auteurs spirituels appellent voies purgatives ou purifications, et que nous appelons ici des nuits, parce que, dans les deux cas, l'âme marche pour ainsi dire de nuit et dans l'obscurité.
La première nuit ou purification est celle de la partie sensitive de l'âme dont il est question dans cette strophe et dont il sera parlé dans la première partie de ce livre. La seconde est celle de la partie spirituelle de l'âme dont parle la seconde strophe et dont nous parlerons dans la seconde partie en montrant le rôle actif de l'âme; quant à son rôle passif, il en sera question dans la troisième et dans la quatrième partie.
Cette première partie est celle des commençants et regarde le temps où Dieu commence à les élever à l'état de contemplation auquel l'esprit participe lui aussi, comme nous le dirons en son temps. La seconde nuit ou purification est celle de ceux qui sont déjà dans la voie du progrès et regarde le temps où Dieu veut les élever à l'état d'union avec lui; c'est une nuit plus profonde que la précédente et une terrible purification, comme nous le dirons plus tard (Ce paragraphe est tiré des Ms. D'Albe-Burgos, Calatayud).
EXPLICATION DE LA STROPHE
Voici en résumé ce que l'âme veut dire dans cette strophe. L'âme, aidée de la grâce de Dieu et mue seulement par cet amour pour lui dont elle était tout enflammée, est sortie durant une nuit obscure. Cette nuit est la privation et la purification de toutes les tendances des sens par rapport à toutes les choses extérieures du monde, comme à celles qui réjouissaient sa chair ou plaisaient à sa volonté. Ce travail est le résultat de la purification des sens. Aussi l'âme ajoute qu'elle est sortie, lorsque sa maison était déjà en paix; elle désigne la partie sensitive, alors que toutes ses tendances étaient endormies et calmes en elle, et qu'elle-même était en sûreté à leur endroit. Car elle ne sort pas des peines et des angoisses que fomentent, du fond de leur demeure, les tendances, tant qu'elles ne sont pas elles-mêmes comme mortes et endormies. Voilà pourquoi elle parle de son heureux sort. Elle est sortie sans être vue, c'est-à-dire sans qu'aucune tendance de la chair ou autre ait pu l'empêcher; elle dit encore qu'elle est sortie de nuit, c'est-à-dire pendant que Dieu la privait de toutes ses tendances, ce qui était pour elle une nuit.
Ce fut une heureuse fortune pour elle que Dieu la plaçât dans cette nuit, d'où lui est venu un si grand bien, et où elle n'aurait jamais pu s'introduire d'elle-même. Il n'y a personne d'ailleurs qui soit capable par ses seules forces de se dégager de toutes ses tendances pour aller à Dieu.
Telle est en résumé l'explication de la strophe. Nous allons maintenant en expliquer chaque verset et exposer ce qui convient à notre but. Nous ferons de même pour les autres strophes, comme nous l'avons dit dans le prologue: nous rappellerons d'abord la strophe et son exposé, puis nous parlerons de chaque verset à part.
CHAPITRE II
CE CHAPITRE MONTRE CE QUE C'EST QUE CETTE NUIT OBSCURE PAR LAQUELLE L'ÂME DIT QU'ELLE EST PASSÉE POUR ALLER À DIEU, ET EXPLIQUE QUELLES EN SONT LES CAUSES.
Par une nuit obscure
Nous pouvons pour trois motifs appeler nuit l'état par lequel passe l'âme pour arriver à l'union divine. Le premier vient du point de départ de l'âme, car elle doit priver peu à peu ses tendances du goût qu'elles éprouvaient dans toutes les choses du monde et le leur refuser; or ce refus, cette absence de toutes jouissances, est comme une nuit pour toutes les tendances et les sens de l'homme. Le second motif vient du moyen que l'on emploie ou du chemin par lequel l'âme doit passer pour arriver à l'union. Ce moyen est la foi, qui, obscure elle-aussi, est pour l'entendement comme une nuit. Le troisième vient du terme où l'âme tend, c'est-à-dire de Dieu: comme il est incompréhensible et infiniment parfait, on peut bien l'appeler une nuit obscure pour l'âme en cette vie. Ces trois nuits doivent passer par l'âme, ou plutôt l'âme doit passer par ces nuits avant d'atteindre l'union avec Dieu.
Nous en trouvons une image au livre de Tobie, dans ces trois nuits que, sur ordre de l'ange, le jeune Tobie devait passer avant de s'unir à son épouse (Tob, VI, 18). La première nuit, il devait consumer par le feu le foie du poisson, qui est le symbole du coeur affectionné et attaché aux choses de ce monde; de même, si l'on veut marcher dans cette voie qui mène à Dieu et purifié de tout ce qui est créature. C'est dans cette purification que l'on met en fuite le démon qui exerce son pouvoir sur l'âme à cause de son attachement aux choses temporelles et corporelles.
L'ange dit à Tobie que dans la seconde nuit il serait admis à partager la société des saints patriarches qui sont nos Pères dans la foi; cela signifie que l'âme en passant par la première nuit, c'est-à-dire en se privant de tous les objets qui flattent les sens, entre immédiatement dans la seconde nuit, où elle reste dans la solitude et la nudité de la foi, qui seule la dirige et qui ne tombe pas sous les sens.
L'ange dit à Tobie que la troisième nuit il obtiendrait la bénédiction, qui signifie Dieu lui-même; à la faveur de la seconde nuit qui figure la foi, il se communique en effet peu à peu à l'âme d'une manière si secrète et si intime qu'il est comme une autre nuit pour elle, car cette communication est beaucoup plus obscure que les autres, comme nous le dirons bientôt.
Une fois passée cette troisième nuit, et achevée cette communication de Dieu à l'esprit qui a lieu ordinairement lorsque l'âme est plongée dans de profondes ténèbres, s'accomplit aussitôt l'union avec l'Épouse c'est-à-dire la Sagesse de Dieu.
L'ange, en effet, a dit à Tobie qu'après la troisième nuit il s'unirait à son épouse dans la crainte de Dieu ce qui signifie que si la crainte est parfaite, l'amour de Dieu est parfait, et c'est alors que s'opère par l'amour la transformation de l'âme en Dieu.
Ces trois parties de la nuit ne sont en somme qu'une nuit, qui a trois parties comme la nuit naturelle. La première, celle des sens, correspond à la première partie de la nuit naturelle, alors que nous finissons par perdre de vue les choses qui nous entourent; la seconde, celle de la foi, correspond au milieu de la nuit, alors que tout est profondément obscur; et la troisième, qui est Dieu, correspond à l'aurore, qui est déjà proche de la lumière du jour.
Pour mieux comprendre cette doctrine, nous parlerons de chacune de ces nuits en particulier.
A suivre...
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Localisation : Vendée (Marie du 85)
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Re: Saints et Bienheureux!! (Ordre Alphabétique)
LA MONTÉE DU CARMEL
LIVRE PREMIER
CHAPITRES 3 - 4
CHAPITRE III
CE CHAPITRE EXPOSE LA PREMIÈRE CAUSE DE CETTE NUIT OBSCURE, QUI CONSISTE DANS LA MORTIFICATION DE NOS TENDANCES SOUS TOUS LES RAPPORTS
Par nuit nous entendons ici la mortification du goût sous tous les rapports. De même que la nuit n'est qu'une privation de la lumière et, par suite, de tous les objets qu'elle peut nous montrer, de telle sorte que notre puissance visuelle est dans une obscurité complète et ne voit rien, de même on peut dire que la mortification de nos tendances est une nuit pour l'âme. Car l'âme en mortifiant ses tendances sous tous les rapports est comme dans les ténèbres et ne voit rien. La puissance visuelle s'exerce par le moyen de la lumière et se nourrit des objets visibles. Mais quand la lumière disparaît, elle ne les voit plus. Ainsi l'âme qui se sert de ses tendances se nourrit de tous les objets dont ses tendances lui offrent le goût. Si ce goût est éteint, ou mieux, s'il est mortifié, l'âme ne trouve plus d'aliment dans les créatures et, par suite, ses tendances sont dans l'obscurité et sans rien. Prenons un exemple dans chacune de nos puissances.
Quand l'âme se prive de tout ce qui pourrait satisfaire le sens de l'ouïe, elle reste dans l'obscurité et sans rien par rapport à ce sens.
Si elle se prive de tout ce qui pourrait réjouir le sens de la vue, elle reste également dans l'obscurité et sans rien par rapport à ce sens.
Si elle se prive de toute la suavité des parfums qui peuvent affecter le sens de l'odorat, elle sera aussi forcément dans l'obscurité et sans rien par rapport à ce sens.
Si elle se prive du goût que son palais trouverait dans les aliments, elle mortifie ce sens et se trouve dans l'obscurité et sans rien par rapport à ce sens.
Enfin, en se privant de toute délectation et de tous les plaisirs qu'elle pourrait trouver dans le sens du tact, elle se mortifie par rapport à ce sens dans l'obscurité et sans rien par rapport à ce sens.
Ainsi donc l'âme qui aurait repoussé et rejeté le goût de toutes les choses créées, et mortifié toutes ses tendances, serait, nous pouvons le dire, comme dans la nuit et dans l'obscurité; ce ne serait en quelque sorte qu'un vide complet par rapport à tous les objets créés.
La cause de cela, c'est que l'âme selon les philosophes, est, au moment où Dieu l'unit au corps, comme une table rase ou lisse sur laquelle il n'y a rien de peint; et, à part les connaissances qu'elle acquiert peu à peu par les sens, il ne lui en vient naturellement aucune autre d'ailleurs. Tant qu'elle est dans le corps, elle ressemble à celui qui se trouve dans une prison obscure et qui ne connaît rien, si ce n'est ce qu'il parvient à voir par les fenêtres de sa prison; si ce moyen lui manque, il ne verra absolument rien autrement. Il en est de même de l'âme.
Ôtez-lui ce qu'elle peut apprendre par les sens qui sont comme les fenêtres de sa prison, elle ne peut naturellement rien connaître par un autre moyen. Quand donc elle rejette les connaissances qu'elle peut recevoir par les sens et s'en prive, nous pouvons bien dire qu'elle se trouve comme dans l'obscurité et le vide; car, ainsi qu'il résulte de ce que nous avons vu, la lumière ne peut lui arriver par d'autres voies que celles dont nous avons parlé.
Sans doute elle ne peut pas ne plus exercer les sens de l'ouïe, de la vue, de l'odorat, du goût, du toucher, mais cela n'a pour ainsi dire aucune importance pour elle et ne la trouble pas plus, si elle n'y adhère pas et le rejette, que si elle ne jouissait point de l'ouïe, de la vue...
Tel l'homme qui voudrait fermer les yeux et serait dans l'obscurité comme l'aveugle qui a perdu la faculté de voir. David a dit à ce sujet: « Je suis pauvre et dans les travaux dès ma jeunesse. » (Ps. LXXXVII, 16). Il s'appelle pauvre, tout riche qu'il est évidemment, parce qu'il n'a aucun attachement aux richesses: voilà pourquoi il était aussi pauvre que s'il n'avait rien possédé en réalité. Si, au contraire, il n'avait rien possédé en fait, sans être pauvre par la volonté, il n'eût pas été vraiment pauvre, car son âme eût été riche et pleine de désirs.
Voilà pourquoi nous appelons ce détachement une nuit pour l'âme.
Nous ne nous occupons pas ici de la privation des biens; cette privation n'en détache pas l'âme qui continue à les désirer; nous parlons du détachement de l'âme par rapport à ses tendances vers ces biens et les plaisirs qu'elle y trouve. C'est ce détachement qui fait l'âme libre et vide de tous les biens qu'elle pourrait posséder.
Or les biens de ce monde n'occupent pas l'âme et ne lui nuisent pas, puisqu'ils ne pénètrent pas en elle; ce qui lui est nuisible, c'est l'attachement à ces biens et le désir qu'elle en a.
Cette première sorte de nuit, comme nous le dirons plus loin, concerne la partie sensitive de l'âme; c'est l'une des deux dont nous avons déjà parlé et par lesquelles l'âme doit passer.
Montrons maintenant combien il convient à l'âme de sortir de sa maison par cette nuit profonde des sens pour arriver à l'union avec Dieu.
CHAPITRE IV
OÙ L'ON MONTRE COMBIEN IL EST NÉCESSAIRE QUE L'ÂME PASSE VRAIMENT PAR CETTE NUIT OBSCURE, C'EST-À-DIRE PAR LA MORTIFICATION DES SENS, POUR MARCHER VERS L'UNION DIVINE. ON LE PROUVE PAR DES COMPARAISONS, DES IMAGES, ET L'AUTORITÉ DE LA SAINTE ÉCRITURE.
Il est nécessaire que l'âme qui veut arriver à l'union divine passe par cette nuit obscure de la mortification de ses tendances et du renoncement à tous les plaisirs des biens sensibles. En voici la cause.
Toutes les affections qu'elle porte aux créatures sont devant Dieu comme de pures ténèbres; tant qu'elle y est plongée, elle est incapable d'être pénétrée de la pure et simple lumière de Dieu.
Elle doit donc tout d'abord les rejeter; car la lumière est incompatible avec les ténèbres. Saint Jean dit, en effet, que les ténèbres ne l'ont point reçue : Tenebrae eam non comprehenderunt (Jean, I, 5).
La raison, c'est que, d'après l'enseignement de la philosophie, deux contraires ne peuvent être contenus dans un même sujet. Or, les ténèbres, c'est-à-dire l'affection que l'on porte aux créatures, et la lumière qui est Dieu, sont contraires et il n'y a entre elles ni ressemblance ni rapport, ainsi que l'enseigne saint Paul en s'adressant aux Corinthiens: Quae societas luci ad tenebras?
« Quel rapport y a-t-il entre la lumière et les ténèbres? (II Cor., VI, 14) ». Il suit de là que la lumière de l'union divine ne peut pas s'établir dans une âme, si tout d'abord ses affections aux créatures n'en ont pas été chassées.
Pour donner plus de clarté à cette doctrine, nous devons savoir que l'affection et l'attachement que l'âme porte à la créature la rend semblable à cette créature, et plus est grande l'affection qu'elle lui porte, plus aussi elle lui est égale et semblable, car l'amour établit la ressemblance entre celui qui aime et l'objet aimé.
Voilà pourquoi le psalmiste, parlant de ceux qui placent leurs affections dans les idoles, dit: Similes illis fiant qui faciunt ea, et omnes qui confidunt in eis : « Qu'ils leur deviennent semblables ceux qui les font, et tous ceux qui mettent en elles leur confiance ».
Donc, celui qui aime la créature se place au niveau de cette créature, et même plus bas en quelque sorte, car l'amour non seulement rend semblables mais encore assujettit celui qui aime à l'objet aimé.
Aussi, quand l'âme aime quelque chose en dehors de Dieu, elle est incapable de la pure union avec Dieu et de sa transformation en lui. La bassesse de la créature est, en effet plus éloignée de la grandeur du Créateur que les ténèbres ne le sont de la lumière. Toutes les créatures du ciel et de la terre comparées à Dieu ne sont rien, dit Jérémie: Aspexi terram, et ecce vacua erat, et nihil; et coelos, et non erat lux in eis :
« J'ai regardé la terre, elle était vide et néant; j'ai considéré les cieux, et ils étaient sans lumière (Jer. IV, 23) ». Quand il dit qu'il a vu la terre vide, il donne à entendre que toutes les créatures de la terre n'étaient rien, et que la terre elle-même n'était rien; quand il dit qu'il a considéré les cieux et qu'il les a vus sans lumière, il veut dire que toutes les lumières du ciel, comparées à Dieu, ne sont que pures ténèbres.
Par conséquent, si toutes les créatures considérées sous ce rapport ne sont rien, et l'affection qu'on leur porte moins que rien, nous pouvons dire qu'elles sont un obstacle et un empêchement à notre transformation en Dieu. Car les ténèbres ne sont rien, et moins que rien puisqu'elles sont une privation de la vue.
De même que celui qui est dans les ténèbres ne comprend pas la lumière, de même l'âme qui est attachée à la créature ne peut comprendre Dieu; et tant qu'elle n'en sera pas détachée, elle ne pourra pas posséder Dieu ici-bas par la pure transformation de l'amour, ni là-haut dans la claire vision du ciel.
Il faut expliquer davantage cette doctrine. Tout l'être des créatures comparé à l'être infini de Dieu n'est que néant. Dès lors, l'âme qui met son affection dans l'être des créatures est néant, elle aussi, devant Dieu, et même moins que néant; car, ainsi que nous l'avons dit, l'amour rend celui qui aime égal et ressemblant à l'objet aimé; il le met même au-dessous. Aussi cette âme ne pourra nullement s'unir à l'être infini de Dieu, car ce qui n'est pas n'a pas de rapport avec ce qui est.
De même, toute la beauté des créatures comparée à la beauté infinie de Dieu n'est que souveraine laideur, comme le dit Salomon au livre des Proverbes: Fallax gratia et vana est pulchritudo:
« Trompeurs sont les charmes et vaine est la beauté (Prov. XXXI, 30) ». Ainsi l'âme qui est attachée à la beauté d'une créature quelconque participe devant Dieu à sa laideur. Voilà pourquoi cette âme qui est laide ne pourra se transformer dans la beauté divine, car la laideur est incompatible avec la beauté.
De même encore, toutes les grâces et les attraits des créatures comparés avec la grâce de Dieu ne sont que disgrâce souveraine et souverain déplaisir.
Aussi l'âme qui se laisse prendre aux bonnes grâces et aux attraits des créatures est souverainement disgracieuse et désagréable aux yeux de Dieu; elle n'est pas capable de la grâce infinie de Dieu et de ses attraits, car ce qui est souverainement disgracieux est infiniment distant de Celui qui est la grâce même.
Toute la bonté des créatures du monde comparée à la bonté infinie de Dieu n'est que souveraine malice. Il n'y a de bon que Dieu seul (Luc, XVIII, 19). Aussi l'âme qui s'attache aux biens de ce monde est souverainement mauvaise devant Dieu. De même que la malice n'est pas capable de comprendre la bonté, de même l'âme dont nous parlons ne pourra s'unir parfaitement à Dieu, qui est souveraine bonté.
Toute la sagesse du monde et l'habileté des hommes comparée à la sagesse infinie de Dieu n'est qu'une pure et souveraine ignorance, comme le dit saint Paul en s'adressant aux Corinthiens: Sapientia enim hujus mundi stultitia est apud Deum: « La sagesse de ce monde est folie devant Dieu (I Cor. III, 18) ». Aussi toute âme qui s'appuie sur sa science et son habileté pour arriver à s'unir à la sagesse de Dieu est souverainement ignorante devant Dieu et en restera bien loin, car l'ignorance ne connaît pas ce qu'est la sagesse.
Saint Paul dit que cette sagesse du monde est une folie devant Dieu. Ceux qui s'imaginent posséder quelque connaissance sont très ignorants, comme le dit le même apôtre: Dicentes enim se esse sapientes, stulti facti sunt: « Ils ont dit qu'ils étaient des sages, et ils sont devenus des insensés (Rom. I, 22) ».
Ceux-là possèdent la sagesse de Dieu qui se font petits et ignorants, renoncent à leur science et marchent avec amour dans la voie du service de Dieu. Saint Paul enseigne encore cette sorte de sagesse quand il dit: « Si quelqu'un croit être sage parmi vous, qu'il se fasse ignorant pour être sage, car la sagesse du monde est folie devant Dieu (I Cor. III 18-19) ». Aussi l'âme qui veut s'unir à la sagesse de Dieu doit passer par le non-savoir, et non par le savoir.
Toute la souveraineté et la liberté du monde, comparées à la liberté et à la souveraineté de l'esprit de Dieu, ne sont que servitude profonde, angoisse et esclavage.
Aussi l'âme qui est éprise des grandeurs et des dignités ou qui recherche la liberté de ses tendances est regardée et traitée devant Dieu non comme l'enfant libre, mais comme une personne basse, captive de ses passions; elle n'a pas voulu suivre la sainte doctrine du Sauveur, qui nous dit:
Celui qui veut être le plus grand sera le plus petit; et celui qui veut être le plus petit sera le plus grand (Luc, XXII, 26).
Voilà pourquoi elle ne pourra pas arriver à la liberté royale de l'esprit, qui s'acquiert dans la divine union, car l'esclavage est absolument incompatible avec la liberté; et celle-ci ne peut habiter un coeur assujetti aux caprices dont il est l'esclave: elle habite le coeur libre, le coeur du fils. Tel est le motif pour lequel Sara dit à son mari Abraham de chasser de la maison l'esclave et son fils, parce que le fils de l'esclave ne devait pas partager l'héritage du fils de la femme libre (Gen., XXI, 10).
Toutes les délices et douceurs que la volonté trouve dans les choses du monde ne sont que peines, tourments et amertumes si on les compare aux délices et aux douceurs de Dieu.
Celui qui s'y attache ne mérite devant Dieu que peine extrême, tourment et amertume; aussi ne pourra-t-il pas parvenir aux suavités de l'union avec Dieu.
Toutes les richesses et la gloire des créatures, comparées à la richesse souveraine qui est Dieu, ne sont que pauvreté absolue et misère profonde.
L'âme qui s'attache à leur possession est souverainement pauvre et misérable devant Dieu. Aussi n'arrivera-t-elle pas au bienheureux état de la richesse et de la gloire qui est celui de la transformation en Dieu, car par sa pauvreté et sa misère elle est à une distance infinie de Celui qui est souverainement riche et glorieux.
Aussi la divine Sagesse se plaint de ces mortels qui se dégradent, s'avilissent, se rendent misérables et pauvres parce qu'ils recherchent ce qui est beau, grand et riche aux regards du monde, et Elle leur adresse cette apostrophe dans les Proverbes: « O hommes, je crie vers vous; ma voix s'adresse aux enfants des hommes. Comprenez, petits enfants, ce qu'est la sagesse; et vous, insensés, soyez attentifs.
Écoutez, car j'ai à vous parler de grandes choses... Avec moi sont les richesses et la gloire, la magnificence et la justice. Les fruits que vous acquérez en me possédant valent plus que l'or et les pierres précieuses, et mes productions plus que l'argent le plus pur. Je marche dans les voies de la justice, dans les sentiers de la prudence, pour enrichir ceux qui m'aiment et remplir leurs trésors (Pro. VII, 4-6, 18-21). »
Par ces paroles, la Sagesse divine s'adresse à tous ceux qui mettent leur coeur et leurs affections dans une créature quelconque d'ici-bas, selon que nous l'avons expliqué. Elle les appelle petits, parce qu'ils se rendent semblables à ce qu'ils aiment et qui est tout petit.
C'est pour ce motif qu'elle leur dit d'être prudents et de considérer les grandes choses dont elle traite, et non ce qui est petit comme eux. Elle leur représente que les grandes richesses et la gloire qu'ils aiment sont avec elle et en elle, et non là où ils s'imaginent.
Elle ajoute que l'opulence et la justice sont en elle. Et si les trésors de ce monde leur paraissent précieux, elle les engage à bien considérer que ses trésors sont au-dessus de tout. Car le fruit qu'on en tire vaut plus que l'or et les pierres précieuses; de même, les effets qui en découlent sont plus estimables que l'argent pur qu'ils ambitionnent et qui est l'image de tous les genres d'affections que l'on peut avoir en cette vie.
LIVRE PREMIER
CHAPITRES 3 - 4
CHAPITRE III
CE CHAPITRE EXPOSE LA PREMIÈRE CAUSE DE CETTE NUIT OBSCURE, QUI CONSISTE DANS LA MORTIFICATION DE NOS TENDANCES SOUS TOUS LES RAPPORTS
Par nuit nous entendons ici la mortification du goût sous tous les rapports. De même que la nuit n'est qu'une privation de la lumière et, par suite, de tous les objets qu'elle peut nous montrer, de telle sorte que notre puissance visuelle est dans une obscurité complète et ne voit rien, de même on peut dire que la mortification de nos tendances est une nuit pour l'âme. Car l'âme en mortifiant ses tendances sous tous les rapports est comme dans les ténèbres et ne voit rien. La puissance visuelle s'exerce par le moyen de la lumière et se nourrit des objets visibles. Mais quand la lumière disparaît, elle ne les voit plus. Ainsi l'âme qui se sert de ses tendances se nourrit de tous les objets dont ses tendances lui offrent le goût. Si ce goût est éteint, ou mieux, s'il est mortifié, l'âme ne trouve plus d'aliment dans les créatures et, par suite, ses tendances sont dans l'obscurité et sans rien. Prenons un exemple dans chacune de nos puissances.
Quand l'âme se prive de tout ce qui pourrait satisfaire le sens de l'ouïe, elle reste dans l'obscurité et sans rien par rapport à ce sens.
Si elle se prive de tout ce qui pourrait réjouir le sens de la vue, elle reste également dans l'obscurité et sans rien par rapport à ce sens.
Si elle se prive de toute la suavité des parfums qui peuvent affecter le sens de l'odorat, elle sera aussi forcément dans l'obscurité et sans rien par rapport à ce sens.
Si elle se prive du goût que son palais trouverait dans les aliments, elle mortifie ce sens et se trouve dans l'obscurité et sans rien par rapport à ce sens.
Enfin, en se privant de toute délectation et de tous les plaisirs qu'elle pourrait trouver dans le sens du tact, elle se mortifie par rapport à ce sens dans l'obscurité et sans rien par rapport à ce sens.
Ainsi donc l'âme qui aurait repoussé et rejeté le goût de toutes les choses créées, et mortifié toutes ses tendances, serait, nous pouvons le dire, comme dans la nuit et dans l'obscurité; ce ne serait en quelque sorte qu'un vide complet par rapport à tous les objets créés.
La cause de cela, c'est que l'âme selon les philosophes, est, au moment où Dieu l'unit au corps, comme une table rase ou lisse sur laquelle il n'y a rien de peint; et, à part les connaissances qu'elle acquiert peu à peu par les sens, il ne lui en vient naturellement aucune autre d'ailleurs. Tant qu'elle est dans le corps, elle ressemble à celui qui se trouve dans une prison obscure et qui ne connaît rien, si ce n'est ce qu'il parvient à voir par les fenêtres de sa prison; si ce moyen lui manque, il ne verra absolument rien autrement. Il en est de même de l'âme.
Ôtez-lui ce qu'elle peut apprendre par les sens qui sont comme les fenêtres de sa prison, elle ne peut naturellement rien connaître par un autre moyen. Quand donc elle rejette les connaissances qu'elle peut recevoir par les sens et s'en prive, nous pouvons bien dire qu'elle se trouve comme dans l'obscurité et le vide; car, ainsi qu'il résulte de ce que nous avons vu, la lumière ne peut lui arriver par d'autres voies que celles dont nous avons parlé.
Sans doute elle ne peut pas ne plus exercer les sens de l'ouïe, de la vue, de l'odorat, du goût, du toucher, mais cela n'a pour ainsi dire aucune importance pour elle et ne la trouble pas plus, si elle n'y adhère pas et le rejette, que si elle ne jouissait point de l'ouïe, de la vue...
Tel l'homme qui voudrait fermer les yeux et serait dans l'obscurité comme l'aveugle qui a perdu la faculté de voir. David a dit à ce sujet: « Je suis pauvre et dans les travaux dès ma jeunesse. » (Ps. LXXXVII, 16). Il s'appelle pauvre, tout riche qu'il est évidemment, parce qu'il n'a aucun attachement aux richesses: voilà pourquoi il était aussi pauvre que s'il n'avait rien possédé en réalité. Si, au contraire, il n'avait rien possédé en fait, sans être pauvre par la volonté, il n'eût pas été vraiment pauvre, car son âme eût été riche et pleine de désirs.
Voilà pourquoi nous appelons ce détachement une nuit pour l'âme.
Nous ne nous occupons pas ici de la privation des biens; cette privation n'en détache pas l'âme qui continue à les désirer; nous parlons du détachement de l'âme par rapport à ses tendances vers ces biens et les plaisirs qu'elle y trouve. C'est ce détachement qui fait l'âme libre et vide de tous les biens qu'elle pourrait posséder.
Or les biens de ce monde n'occupent pas l'âme et ne lui nuisent pas, puisqu'ils ne pénètrent pas en elle; ce qui lui est nuisible, c'est l'attachement à ces biens et le désir qu'elle en a.
Cette première sorte de nuit, comme nous le dirons plus loin, concerne la partie sensitive de l'âme; c'est l'une des deux dont nous avons déjà parlé et par lesquelles l'âme doit passer.
Montrons maintenant combien il convient à l'âme de sortir de sa maison par cette nuit profonde des sens pour arriver à l'union avec Dieu.
CHAPITRE IV
OÙ L'ON MONTRE COMBIEN IL EST NÉCESSAIRE QUE L'ÂME PASSE VRAIMENT PAR CETTE NUIT OBSCURE, C'EST-À-DIRE PAR LA MORTIFICATION DES SENS, POUR MARCHER VERS L'UNION DIVINE. ON LE PROUVE PAR DES COMPARAISONS, DES IMAGES, ET L'AUTORITÉ DE LA SAINTE ÉCRITURE.
Il est nécessaire que l'âme qui veut arriver à l'union divine passe par cette nuit obscure de la mortification de ses tendances et du renoncement à tous les plaisirs des biens sensibles. En voici la cause.
Toutes les affections qu'elle porte aux créatures sont devant Dieu comme de pures ténèbres; tant qu'elle y est plongée, elle est incapable d'être pénétrée de la pure et simple lumière de Dieu.
Elle doit donc tout d'abord les rejeter; car la lumière est incompatible avec les ténèbres. Saint Jean dit, en effet, que les ténèbres ne l'ont point reçue : Tenebrae eam non comprehenderunt (Jean, I, 5).
La raison, c'est que, d'après l'enseignement de la philosophie, deux contraires ne peuvent être contenus dans un même sujet. Or, les ténèbres, c'est-à-dire l'affection que l'on porte aux créatures, et la lumière qui est Dieu, sont contraires et il n'y a entre elles ni ressemblance ni rapport, ainsi que l'enseigne saint Paul en s'adressant aux Corinthiens: Quae societas luci ad tenebras?
« Quel rapport y a-t-il entre la lumière et les ténèbres? (II Cor., VI, 14) ». Il suit de là que la lumière de l'union divine ne peut pas s'établir dans une âme, si tout d'abord ses affections aux créatures n'en ont pas été chassées.
Pour donner plus de clarté à cette doctrine, nous devons savoir que l'affection et l'attachement que l'âme porte à la créature la rend semblable à cette créature, et plus est grande l'affection qu'elle lui porte, plus aussi elle lui est égale et semblable, car l'amour établit la ressemblance entre celui qui aime et l'objet aimé.
Voilà pourquoi le psalmiste, parlant de ceux qui placent leurs affections dans les idoles, dit: Similes illis fiant qui faciunt ea, et omnes qui confidunt in eis : « Qu'ils leur deviennent semblables ceux qui les font, et tous ceux qui mettent en elles leur confiance ».
Donc, celui qui aime la créature se place au niveau de cette créature, et même plus bas en quelque sorte, car l'amour non seulement rend semblables mais encore assujettit celui qui aime à l'objet aimé.
Aussi, quand l'âme aime quelque chose en dehors de Dieu, elle est incapable de la pure union avec Dieu et de sa transformation en lui. La bassesse de la créature est, en effet plus éloignée de la grandeur du Créateur que les ténèbres ne le sont de la lumière. Toutes les créatures du ciel et de la terre comparées à Dieu ne sont rien, dit Jérémie: Aspexi terram, et ecce vacua erat, et nihil; et coelos, et non erat lux in eis :
« J'ai regardé la terre, elle était vide et néant; j'ai considéré les cieux, et ils étaient sans lumière (Jer. IV, 23) ». Quand il dit qu'il a vu la terre vide, il donne à entendre que toutes les créatures de la terre n'étaient rien, et que la terre elle-même n'était rien; quand il dit qu'il a considéré les cieux et qu'il les a vus sans lumière, il veut dire que toutes les lumières du ciel, comparées à Dieu, ne sont que pures ténèbres.
Par conséquent, si toutes les créatures considérées sous ce rapport ne sont rien, et l'affection qu'on leur porte moins que rien, nous pouvons dire qu'elles sont un obstacle et un empêchement à notre transformation en Dieu. Car les ténèbres ne sont rien, et moins que rien puisqu'elles sont une privation de la vue.
De même que celui qui est dans les ténèbres ne comprend pas la lumière, de même l'âme qui est attachée à la créature ne peut comprendre Dieu; et tant qu'elle n'en sera pas détachée, elle ne pourra pas posséder Dieu ici-bas par la pure transformation de l'amour, ni là-haut dans la claire vision du ciel.
Il faut expliquer davantage cette doctrine. Tout l'être des créatures comparé à l'être infini de Dieu n'est que néant. Dès lors, l'âme qui met son affection dans l'être des créatures est néant, elle aussi, devant Dieu, et même moins que néant; car, ainsi que nous l'avons dit, l'amour rend celui qui aime égal et ressemblant à l'objet aimé; il le met même au-dessous. Aussi cette âme ne pourra nullement s'unir à l'être infini de Dieu, car ce qui n'est pas n'a pas de rapport avec ce qui est.
De même, toute la beauté des créatures comparée à la beauté infinie de Dieu n'est que souveraine laideur, comme le dit Salomon au livre des Proverbes: Fallax gratia et vana est pulchritudo:
« Trompeurs sont les charmes et vaine est la beauté (Prov. XXXI, 30) ». Ainsi l'âme qui est attachée à la beauté d'une créature quelconque participe devant Dieu à sa laideur. Voilà pourquoi cette âme qui est laide ne pourra se transformer dans la beauté divine, car la laideur est incompatible avec la beauté.
De même encore, toutes les grâces et les attraits des créatures comparés avec la grâce de Dieu ne sont que disgrâce souveraine et souverain déplaisir.
Aussi l'âme qui se laisse prendre aux bonnes grâces et aux attraits des créatures est souverainement disgracieuse et désagréable aux yeux de Dieu; elle n'est pas capable de la grâce infinie de Dieu et de ses attraits, car ce qui est souverainement disgracieux est infiniment distant de Celui qui est la grâce même.
Toute la bonté des créatures du monde comparée à la bonté infinie de Dieu n'est que souveraine malice. Il n'y a de bon que Dieu seul (Luc, XVIII, 19). Aussi l'âme qui s'attache aux biens de ce monde est souverainement mauvaise devant Dieu. De même que la malice n'est pas capable de comprendre la bonté, de même l'âme dont nous parlons ne pourra s'unir parfaitement à Dieu, qui est souveraine bonté.
Toute la sagesse du monde et l'habileté des hommes comparée à la sagesse infinie de Dieu n'est qu'une pure et souveraine ignorance, comme le dit saint Paul en s'adressant aux Corinthiens: Sapientia enim hujus mundi stultitia est apud Deum: « La sagesse de ce monde est folie devant Dieu (I Cor. III, 18) ». Aussi toute âme qui s'appuie sur sa science et son habileté pour arriver à s'unir à la sagesse de Dieu est souverainement ignorante devant Dieu et en restera bien loin, car l'ignorance ne connaît pas ce qu'est la sagesse.
Saint Paul dit que cette sagesse du monde est une folie devant Dieu. Ceux qui s'imaginent posséder quelque connaissance sont très ignorants, comme le dit le même apôtre: Dicentes enim se esse sapientes, stulti facti sunt: « Ils ont dit qu'ils étaient des sages, et ils sont devenus des insensés (Rom. I, 22) ».
Ceux-là possèdent la sagesse de Dieu qui se font petits et ignorants, renoncent à leur science et marchent avec amour dans la voie du service de Dieu. Saint Paul enseigne encore cette sorte de sagesse quand il dit: « Si quelqu'un croit être sage parmi vous, qu'il se fasse ignorant pour être sage, car la sagesse du monde est folie devant Dieu (I Cor. III 18-19) ». Aussi l'âme qui veut s'unir à la sagesse de Dieu doit passer par le non-savoir, et non par le savoir.
Toute la souveraineté et la liberté du monde, comparées à la liberté et à la souveraineté de l'esprit de Dieu, ne sont que servitude profonde, angoisse et esclavage.
Aussi l'âme qui est éprise des grandeurs et des dignités ou qui recherche la liberté de ses tendances est regardée et traitée devant Dieu non comme l'enfant libre, mais comme une personne basse, captive de ses passions; elle n'a pas voulu suivre la sainte doctrine du Sauveur, qui nous dit:
Celui qui veut être le plus grand sera le plus petit; et celui qui veut être le plus petit sera le plus grand (Luc, XXII, 26).
Voilà pourquoi elle ne pourra pas arriver à la liberté royale de l'esprit, qui s'acquiert dans la divine union, car l'esclavage est absolument incompatible avec la liberté; et celle-ci ne peut habiter un coeur assujetti aux caprices dont il est l'esclave: elle habite le coeur libre, le coeur du fils. Tel est le motif pour lequel Sara dit à son mari Abraham de chasser de la maison l'esclave et son fils, parce que le fils de l'esclave ne devait pas partager l'héritage du fils de la femme libre (Gen., XXI, 10).
Toutes les délices et douceurs que la volonté trouve dans les choses du monde ne sont que peines, tourments et amertumes si on les compare aux délices et aux douceurs de Dieu.
Celui qui s'y attache ne mérite devant Dieu que peine extrême, tourment et amertume; aussi ne pourra-t-il pas parvenir aux suavités de l'union avec Dieu.
Toutes les richesses et la gloire des créatures, comparées à la richesse souveraine qui est Dieu, ne sont que pauvreté absolue et misère profonde.
L'âme qui s'attache à leur possession est souverainement pauvre et misérable devant Dieu. Aussi n'arrivera-t-elle pas au bienheureux état de la richesse et de la gloire qui est celui de la transformation en Dieu, car par sa pauvreté et sa misère elle est à une distance infinie de Celui qui est souverainement riche et glorieux.
Aussi la divine Sagesse se plaint de ces mortels qui se dégradent, s'avilissent, se rendent misérables et pauvres parce qu'ils recherchent ce qui est beau, grand et riche aux regards du monde, et Elle leur adresse cette apostrophe dans les Proverbes: « O hommes, je crie vers vous; ma voix s'adresse aux enfants des hommes. Comprenez, petits enfants, ce qu'est la sagesse; et vous, insensés, soyez attentifs.
Écoutez, car j'ai à vous parler de grandes choses... Avec moi sont les richesses et la gloire, la magnificence et la justice. Les fruits que vous acquérez en me possédant valent plus que l'or et les pierres précieuses, et mes productions plus que l'argent le plus pur. Je marche dans les voies de la justice, dans les sentiers de la prudence, pour enrichir ceux qui m'aiment et remplir leurs trésors (Pro. VII, 4-6, 18-21). »
Par ces paroles, la Sagesse divine s'adresse à tous ceux qui mettent leur coeur et leurs affections dans une créature quelconque d'ici-bas, selon que nous l'avons expliqué. Elle les appelle petits, parce qu'ils se rendent semblables à ce qu'ils aiment et qui est tout petit.
C'est pour ce motif qu'elle leur dit d'être prudents et de considérer les grandes choses dont elle traite, et non ce qui est petit comme eux. Elle leur représente que les grandes richesses et la gloire qu'ils aiment sont avec elle et en elle, et non là où ils s'imaginent.
Elle ajoute que l'opulence et la justice sont en elle. Et si les trésors de ce monde leur paraissent précieux, elle les engage à bien considérer que ses trésors sont au-dessus de tout. Car le fruit qu'on en tire vaut plus que l'or et les pierres précieuses; de même, les effets qui en découlent sont plus estimables que l'argent pur qu'ils ambitionnent et qui est l'image de tous les genres d'affections que l'on peut avoir en cette vie.
A suivre...
M1234- Hiérophante contre le nouvel ordre mondial
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Re: Saints et Bienheureux!! (Ordre Alphabétique)
LIVRE PREMIER
CHAPITRES 5 - 6
CHAPITRE V
OU L'ON TRAITE ET CONTINUE LE MÊME SUJET; ON MONTRE PAR L'AUTORITÉ ET DES IMAGES TIRÉES DE LA SAINTE ÉCRITURE COMBIEN IL EST NÉCESSAIRE À L'ÂME D'ALLER À DIEU PAR CETTE NUIT OBSCURE DE LA MORTIFICATION COMPLÈTE DE NOS TENDANCES.
Ce que nous avons dit peut nous donner quelque idée de la distance qui sépare tout ce que les créatures sont en elles-mêmes de ce que Dieu est en lui-même. Nous voyons également comment ceux qui s'attachent à quelques-unes d'entre elles sont aussi bien qu'elles éloignés de Dieu, puisque, comme nous le répétons, l'amour rend nos âmes égales et semblables à elles. Saint Augustin l'avait bien compris, quand , s'adressant à Dieu dans ses « Soliloques », il disait: « Infortuné que je suis! Quand donc ma petitesse et mon imperfection pourront-elles être en rapport avec votre rectitude? Vous êtes essentiellement bon, et moi je suis mauvais; vous êtes miséricordieux, et moi sans miséricorde; vous êtes saint, et moi misérable; vous êtes juste, et moi injuste; vous êtes la lumière, et moi je suis aveugle; vous êtes la vie, et moi la mort; vous êtes le remède, et moi le malade; vous êtes la souveraine vérité, et moi je ne suis que vanité (Solil. Ch. II (Migne, Patr. Lat., t. XL, p. 866)) ».
Ces paroles, le Saint les prononçait pour montrer sa tendance vers les créatures.
C'est donc une ignorance souveraine de la part de l'âme de se croire capable d'arriver à ce haut état de l'union divine, si tout d'abord elle n'a pas détaché ses tendances de tous les biens naturels et surnaturels qui peuvent lui appartenir (...qui peuvent l'arrêter, comme nous le montrerons plus loin ». P. Silverio); il y a, en effet, une distance infinie entre eux et le don qui est fait en cet état de pure transformation en Dieu. Voilà, pourquoi le Christ, Notre-Seigneur, nous enseigne cette voie du renoncement, lorsqu'il nous dit dans saint Luc: « Celui qui ne renonce pas à tout ce qu'il possède ne peut être mon disciple (Luc. XIV, 33) ». Voilà qui est clair. La doctrine que le Fils de Dieu est venu enseigner en ce monde est celle du mépris de toutes choses créées, qui nous dispose à recevoir l'Esprit de Dieu.
Tant que l'âme ne s'est pas détachée des créatures, elle est incapable de recevoir ce divin Esprit et d'arriver à la pure transformation en lui.
Nous avons une figure de cette vérité au livre de l'« Exode », où il est dit que la Majesté divine n'a pas donné l'aliment céleste, c'est-à-dire la manne, aux enfants d'Israël, tant qu'ils n'avaient pas épuisé la farine qu'ils avaient apportée d'Égypte (Ex. XVI, 3 sv). Cela nous fait comprendre que l'âme doit tout d'abord se détacher de tous les biens créés avant de parvenir à l'union divine, car cette nourriture des anges n'est pas pour le palais qui se plaît encore dans la nourriture des hommes. Non seulement elle est incapable de recevoir l'Esprit Divin, l'âme qui se nourrit ainsi et cherche de la saveur dans des mets étrangers, mais elle contriste même beaucoup la divine Majesté quand elle recherche l'aliment spirituel sans se contenter de Dieu seul, et en voulant conserver en même temps son affection pour d'autres objets et sa tendance vers eux.
C'est là ce que nous enseigne encore la sainte Écriture. Les Hébreux ne se contentèrent pas de cette nourriture simple qu'était la manne; mais ils désirèrent de la chair et en demandèrent; et le Seigneur s'irrita profondément de les voir allier un aliment si vil et si grossier à un aliment si élevé et si simple que renfermait cependant la saveur et la substance de tous les aliments (Nomb. XI. 4). Aussi ces viandes étaient encore dans leurs bouches, lorsque, nous dit David, la colère de Dieu fondit sur eux, et le feu du ciel en dévora des milliers (Ps. LXXVII, 31). Il regardait comme indignes de recevoir le pain du ciel ceux qui en voulaient un autre. Oh! Si les âmes adonnées à la spiritualité savaient de quels biens et de quelle abondance de faveurs spirituelles elles se privent en ne voulant pas se détacher entièrement des bagatelles de ce monde! Comme elles trouveraient dans cette simple nourriture le goût de tous les biens, à la condition de se détacher de toute jouissance sensible! Mais elles ne le trouvent pas parce qu'elles ne veulent pas ce renoncement. Pourquoi les Israélites n'ont-il pas trouvé le goût de tous les aliments qui était renfermé dans la manne? C'est parce qu'ils ne se contentaient pas d'elle seule. Si donc ils n'y trouvaient pas le goût et la force qu'ils auraient voulus, ce n'est point parce que la manne ne les avait point, mais c'est parce qu'ils désiraient autre chose.
Celui qui veut aimer autre chose avec Dieu montre clairement qu'il fait de Dieu bien peu de cas; il met dans une même balance avec Dieu ce qui, nous l'avons dit, en est infiniment éloigné. L'expérience nous apprend que la volonté, en s'affectionnant à un objet, le met dans son estime au-dessus de tout autre qui serait même bien plus excellent, mais qui ne lui plaît pas autant. Si elle veut jouir également de l'un et de l'autre, elle fait forcément injure au plus digne, puisqu'elle les met injustement sur le même pied. Or il n'y a rien qui puisse être égal à Dieu; c'est donc lui faire une grave injure que d'aimer autre chose avec lui ou d'y porter son affection.
Et s'il en est ainsi, que serait-ce si l'âme aimait quelque chose au-dessus de Dieu!
Telle est la vérité que Dieu a voulu nous donner à entendre quand il ordonna à Moïse de gravir le sommet de la montagne où il devait lui parler. Non seulement il lui commanda d'y monter seul et de laisser en bas les enfants d'Israël, mais il défendit même que les bêtes de somme fussent dans les pâturages voisins de la montagne (Ex. XXXIV, 3). Il montre par là que l'âme qui doit parvenir à cette montagne de la perfection pour communiquer avec Dieu, non seulement doit se détacher de toutes les choses créées et les laisser en bas, mais doit aussi se détacher de toutes ses tendances figurées par les bêtes de somme et ne pas les laisser dans les pâturages qui sont en vue de la montagne, c'est-à-dire dans la jouissance d'autres choses qui ne sont pas Dieu. C'est en lui que tous les désirs sont remplis: c'est l'état de perfection.
Ainsi donc, la voie et le moyen nécessaire pour monter consistent dans un soin habituel que l'on porte à mortifier les tendances. On arrivera d'autant plus vite au sommet que l'on s'empressera davantage à ce détachement.
Tant qu'on ne l'a pas obtenu, on ne parviendra pas au sommet, quelles que soient d'ailleurs les vertus que l'on pratique; et on ne les pratique pas parfaitement si l'âme n'est pas dans la nudité, le dépouillement et le détachement de toutes les tendances.
Nous en avons une image très vive dans « la Genèse ».
Nous y lisons que le patriarche Jacob voulut aller sur le mont Béthel pour y élever un autel à Dieu et lui offrir un sacrifice. Mais il imposa tout d'abord trois conditions aux gens de sa suite: la première, de rejeter loin d'eux tous les dieux étrangers; la seconde, de se purifier; la troisième, de changer de vêtements (Gen. XXXV 2).
Ces trois conditions nous donnent à comprendre ce que l'âme qui veut gravir cette montagne de la perfection doit accomplir pour y faire d'elle-même un autel où elle offrira à Dieu un sacrifice d'amour pur, de louange et d'adoration profonde.
Avant de monter, elle doit avoir accompli parfaitement les conditions analogues à celles que nous avons rapportées; la première consiste à rejeter tous les dieux étrangers, c'est-à-dire toutes ses affections étrangères et toutes ses attaches; la seconde consiste à se purifier par la nuit obscure des sens des restes provenant de ses tendances: elle doit les mortifier et se repentir sincèrement; enfin la troisième condition nécessaire pour arriver à cette montagne élevée qui consiste dans le changement de vêtements.
Ces vêtements, une fois les deux premières conditions accomplies, Dieu même les remplace par des vêtements nouveaux. Il dote l'âme d'une nouvelle faculté de connaître et d'aimer Dieu en lui-même; mais tout d'abord il a dégagé sa volonté de tous ses anciens vouloirs et de tous les attraits du vieil homme, il a donc établi l'âme dans de nouvelles connaissances et un abîme de délices; il a relégué bien loin toutes ses autres connaissances et les souvenirs du passé; il a fait cesser tout ce qui restait du vieil homme, c'est-à-dire ses aptitudes naturelles, et a revêtu toutes ses facultés d'une nouvelle aptitude complètement surnaturelle, de telle sorte que ses opérations, d'humaines qu'elles étaient, sont devenues divines.
Voilà ce que l'on obtient dans l'état d'union. L'âme n'y est plus qu'un autel où Dieu reçoit l'adoration, la louange et l'amour, et où il habite seul. Voilà pourquoi il avait prescrit que l'autel sur lequel devaient lui être offerts les sacrifices fût vide à l'intérieur . Il voulait faire comprendre à l'âme qu'il la veut dégagée de toutes les choses créées, pour être digne de servir d'autel à Sa Majesté.
Il ne permettait pas non plus qu'il y eût sur cet autel un feu étranger, ni que son propre feu vînt jamais à s'éteindre. Aussi, parce que Nadab et Abiud, fils du grand prêtre Aaron, lui offrirent un feu étranger, il en fut irrité et les frappa subitement de mort devant l'autel même (Lévit. X, 1). Nous devons comprendre par là que l'âme, pour être un autel digne de Dieu, ne doit pas laisser le feu de la charité s'éteindre en elle, ni consentir au mélange d'un amour étranger. Dieu ne consent à aucun alliage de la créature avec lui. Voici en effet ce que nous lisons au premier livre des Rois.
Les Philistins avaient placé l'arche d'alliance dans le temple où était leur idole; or, tous les matins, on trouvait cette idole renversée par terre; et à la fin ils la trouvèrent brisée (I Rois V. 2-4).
Le seul désir que Dieu admette et veuille là où il est, est celui de garder sa loi en toute perfection et de porter la Croix du Christ sur nos épaules. La sainte Écriture ne nous dit pas que Dieu ait ordonné de placer, dans l'arche où était la manne, autre chose que le livre de la Loi (Deut. XXXI, 26) et la verge d'Aaron, image de la Croix (Nomb. XVII, 10).
Car l'âme, dont l'unique ambition sera de garder parfaitement la loi du Seigneur et de porter la Croix de Jésus-Christ, sera l'arche véritable qui renfermera en soi la véritable manne, c'est-à-dire Dieu lui-même.
CHAPITRE VI
OÙ L'ON PARLE DE DEUX PRINCIPAUX DOMMAGES CAUSÉS À L'ÂME PAR SES TENDANCES; L'UN EST PRIVATIF L'AUTRE POSITIF. ON LE PROUVE PAR L'AUTORITÉ DE LA SAINTE ÉCRITURE.
Il est bon de donner un exposé plus clair et plus détaillé de ce que nous avons dit. Nous allons donc montrer comment nos tendances causent à l'âme deux dommages principaux.
Le premier la prive de l'Esprit de Dieu; l'autre la fatigue, la tourmente, l'obscurcit, la souille, l'affaiblit. C'est là ce qu'enseigne Jérémie par ces paroles: « Mon peuple a fait deux maux: il m'a abandonné, moi qui suis la source d'eau vive, et il s'est creusé des citernes qui ne peuvent contenir l'eau (Jér. II, 13).
» Ces deux maux sont causés par un seul acte de la tendance naturelle.
Il est clair, en effet, que l'âme qui s'affectionne à une créature tombe, par le fait même, plus bas que la créature; plus elle s'y attache, et moins elle est capable de s'unir à Dieu.
Deux contraires ne peuvent pas exister à la fois dans le même sujet; or l'amour de Dieu et l'amour de la créature sont deux contraires; ils ne peuvent exister en même temps dans une âme.
Quel rapport y a-t-il entre la créature et le Créateur?
Entre le sensible et le spirituel? Entre le visible et l'invisible? Entre le temporel et l'éternel? Entre l'aliment céleste, pur et spirituel, et la nourriture grossière des sens?
Entre le dénuement du Christ et l'attachement à un objet quelconque?
Dans l'ordre naturel des choses, une forme ne peut s'introduire dans un sujet si elle n'en a pas tout d'abord chassé la forme contraire; car celle-ci, tant qu'elle dure, lui est un obstacle; il y a incompatibilité entre les deux; de même, tant que l'âme est assujettie à l'esprit sensible et animal, elle est incapable de recevoir l'esprit purement spirituel. Aussi Notre-Seigneur a dit dans saint Matthieu: « Il n'est pas juste de prendre le pain des enfants pour le donner aux chiens (Mat. XV, 26) »; et dans un autre endroit: « Veillez à ne pas donner aux chiens ce qui est saint (Mat. VII, 6). »
Dans ces textes, Notre-Seigneur Jésus-Christ appelle enfants de Dieu ceux qui renoncent à toutes leurs tendances vers les créatures, pour se disposer à recevoir purement l'Esprit de Dieu; et il compare à des chiens ceux qui veulent trouver pour leurs tendances un aliment dans les créatures.
Aux enfants il est donné de manger avec leur père et à sa table, c'est-à-dire à se nourrir de son esprit; tandis que les miettes qui tombent de la table sont pour les chiens.
Il faut savoir ici que toutes les créatures ne sont que des miettes qui sont tombées de la table de Dieu.
C'est donc à bon droit que l'on appelle chien celui qui cherche son aliment dans les créatures; on lui enlève le pain des enfants, parce qu'il ne veut pas s'élever au-dessus des créatures, qui ne sont que de vraies miettes, jusqu'à la table de l'Esprit incréé de son Père.
Aussi ils sont justement comme des chiens toujours affamés, car les miettes servent plutôt à exciter leur faim qu'à l'apaiser. David dit d'eux: « Ils souffriront de la faim comme des chiens, et rôderont autour de la cité; et s'ils ne sont pas rassasiés, ils murmureront (Ps. LVIII, 15-16). » Tel est le propre de celui qui est esclave de ses tendances; il est toujours mécontent et inquiet comme un famélique. Or quel rapport peut-on établir entre la faim que provoquent toutes les créatures, et le rassasiement que donne l'Esprit de Dieu?
Tant que l'âme n'aura pas rejeté cette faim du créé, elle ne pourra recevoir le rassasiement de l'incréé. Ainsi qu'il a déjà été dit, deux contraires, comme le sont la faim et le rassasiement, ne peuvent pas se rencontrer à la fois dans le même sujet.
Ce qui précède montre comment Dieu fait plus en quelque sorte quand il purifie et dégage une âme de ces oppositions à son esprit que quand il la tire du néant; les dérèglements de ses tendances et de ses affections sont plus opposés à l'action divine et lui résistent plus que le néant. Ce néant, en effet, ne résiste pas à Sa Majesté, comme le fait la tendance de la créature.
Nous en avons dit assez sur le premier dommage principal causé à l'âme par ses tendances, en résistant à l'Esprit de Dieu; d'ailleurs nous en avions déjà parlé longuement plus haut.
Parlons maintenant du second dommage qu'elles produisent.
Il se manifeste de beaucoup de manières; car les tendances de l'âme la fatiguent, la troublent, l'obscurcissent, la souillent et l'affaiblissent. Nous traiterons de ces cinq effets en particulier.
Tout d'abord, il est clair que ces tendances lassent et fatiguent l'âme.
Elles ressemblent à de petits enfants inquiets et mécontents, qui ne cessent de demander tantôt une chose, tantôt une autre à leur mère, et ne sont jamais satisfaits.
De même que se lasse et se fatigue celui qui creuse la terre avec le désir d'y trouver un trésor, ainsi se lasse et se fatigue l'âme qui veut acquérir ce que réclament ses tendances; alors même qu'elle réussit enfin à l'obtenir, elle se fatigue toujours, car elle n'est jamais satisfaisante.
En définitive, elle n'a creusé que des citernes crevassées qui ne peuvent contenir l'eau pour étancher la soif. Aussi Isaïe a dit: « Après s'être lassé et fatigué, il a encore soif et son âme est toujours altérée ».
Cette âme se lasse et se fatigue à cause de ses tendances; elle est comme le malade qui a la fièvre: à chaque instant sa soif augmente, il ne se trouve bien que lorsque la fièvre l'a quitté.
Comme il est dit au livre de Job: « Après s'être bien rassasié, il se trouve déchiré, étouffé, et toutes les douleurs fondent sur lui (Job XX, 22) ». L'âme est fatiguée et affligée par ses tendances, qui la blessent, la secouent et la troublent comme le sont les flots sous l'action des vents. Comme eux, elle est bouleversée sans pouvoir trouver nulle part un moment de repos. Isaïe dit en parlant de ces âmes: « Les impies sont comme une mer agitée qui ne peut se calmer (Is. LVII, 20) »; et celui-là est méchant qui ne surmonte pas ses tendances.
Elle se lasse et fatigue, l'âme qui veut satisfaire ses penchants; elle ressemble à celui qui, poussé par la faim, ouvre la bouche pour se rassasier de vent; et, au lieu de se rassasier, il se dessèche davantage, parce que le vent n'est pas son aliment.
Aussi Jérémie a dit « Dans l'ardeur de ses désirs, elle a aspiré le vent dans ses affections (Jér. II, 24) ». Et voulant aussitôt après expliquer la sécheresse où elle se trouve, il lui donne cet avis: « Préserve ton pied de la nudité, et ton gosier de la soif (Jér. II, 25) », c'est-à-dire: préserve ta volonté de l'accomplissement d'un désir qui ne lui causerait que plus d'aridité.
L'amoureux s'est lassé et fatigué, car, le jour où il comptait réaliser ses voeux, il voit s'évanouir ses espérances; de même se lasse et se fatigue l'âme qui cède à ses tendances et les réalise, car tout lui cause un vide plus grand et une faim plus cruelle.
Comme on le dit vulgairement, nos tendances sont comme le feu:
jetez-y du bois, il grandit; mais à peine l'a-t-il consumé, qu'il s'éteint nécessairement. Or les tendances sont encore dans une condition pire sous ce rapport. Car le feu s'éteint dès que le bois est consumé, tandis que nos tendances ne diminuent pas quand on a travaillé à les réaliser et que leur objet s'évanouit; bien loin de diminuer, à l'exemple du feu qui a consumé son aliment, elles tombent dans la défaillance et la fatigue, car leur faim s'est accrue et par ailleurs leur aliment a diminué.
Isaïe dit à ce propos: « Il ira à droite, et il aura faim; il mangera à gauche, et il ne sera point rassasié (Is. IX, 20) ».
Ceux-là, en effet, qui ne mortifient pas leurs tendances, quand ils marchent dans la voie de Dieu, qui est leur droite, sont justement torturés par la faim, parce qu'ils ne méritent pas le rassasiement de l'Esprit de suavité. Lorsqu'ils mangent à gauche, c'est-à-dire lorsqu'ils se laissent aller à la jouissance de quelque créature, ils ne se rassasient nullement, et c'est justice; car ils laissent de côté ce qui seul peut les satisfaire, et ils se nourrissent de ce qui augmente leur faim. Il est donc clair que les tendances sont pour l'âme une cause de lassitude et de fatigue.
CHAPITRES 5 - 6
CHAPITRE V
OU L'ON TRAITE ET CONTINUE LE MÊME SUJET; ON MONTRE PAR L'AUTORITÉ ET DES IMAGES TIRÉES DE LA SAINTE ÉCRITURE COMBIEN IL EST NÉCESSAIRE À L'ÂME D'ALLER À DIEU PAR CETTE NUIT OBSCURE DE LA MORTIFICATION COMPLÈTE DE NOS TENDANCES.
Ce que nous avons dit peut nous donner quelque idée de la distance qui sépare tout ce que les créatures sont en elles-mêmes de ce que Dieu est en lui-même. Nous voyons également comment ceux qui s'attachent à quelques-unes d'entre elles sont aussi bien qu'elles éloignés de Dieu, puisque, comme nous le répétons, l'amour rend nos âmes égales et semblables à elles. Saint Augustin l'avait bien compris, quand , s'adressant à Dieu dans ses « Soliloques », il disait: « Infortuné que je suis! Quand donc ma petitesse et mon imperfection pourront-elles être en rapport avec votre rectitude? Vous êtes essentiellement bon, et moi je suis mauvais; vous êtes miséricordieux, et moi sans miséricorde; vous êtes saint, et moi misérable; vous êtes juste, et moi injuste; vous êtes la lumière, et moi je suis aveugle; vous êtes la vie, et moi la mort; vous êtes le remède, et moi le malade; vous êtes la souveraine vérité, et moi je ne suis que vanité (Solil. Ch. II (Migne, Patr. Lat., t. XL, p. 866)) ».
Ces paroles, le Saint les prononçait pour montrer sa tendance vers les créatures.
C'est donc une ignorance souveraine de la part de l'âme de se croire capable d'arriver à ce haut état de l'union divine, si tout d'abord elle n'a pas détaché ses tendances de tous les biens naturels et surnaturels qui peuvent lui appartenir (...qui peuvent l'arrêter, comme nous le montrerons plus loin ». P. Silverio); il y a, en effet, une distance infinie entre eux et le don qui est fait en cet état de pure transformation en Dieu. Voilà, pourquoi le Christ, Notre-Seigneur, nous enseigne cette voie du renoncement, lorsqu'il nous dit dans saint Luc: « Celui qui ne renonce pas à tout ce qu'il possède ne peut être mon disciple (Luc. XIV, 33) ». Voilà qui est clair. La doctrine que le Fils de Dieu est venu enseigner en ce monde est celle du mépris de toutes choses créées, qui nous dispose à recevoir l'Esprit de Dieu.
Tant que l'âme ne s'est pas détachée des créatures, elle est incapable de recevoir ce divin Esprit et d'arriver à la pure transformation en lui.
Nous avons une figure de cette vérité au livre de l'« Exode », où il est dit que la Majesté divine n'a pas donné l'aliment céleste, c'est-à-dire la manne, aux enfants d'Israël, tant qu'ils n'avaient pas épuisé la farine qu'ils avaient apportée d'Égypte (Ex. XVI, 3 sv). Cela nous fait comprendre que l'âme doit tout d'abord se détacher de tous les biens créés avant de parvenir à l'union divine, car cette nourriture des anges n'est pas pour le palais qui se plaît encore dans la nourriture des hommes. Non seulement elle est incapable de recevoir l'Esprit Divin, l'âme qui se nourrit ainsi et cherche de la saveur dans des mets étrangers, mais elle contriste même beaucoup la divine Majesté quand elle recherche l'aliment spirituel sans se contenter de Dieu seul, et en voulant conserver en même temps son affection pour d'autres objets et sa tendance vers eux.
C'est là ce que nous enseigne encore la sainte Écriture. Les Hébreux ne se contentèrent pas de cette nourriture simple qu'était la manne; mais ils désirèrent de la chair et en demandèrent; et le Seigneur s'irrita profondément de les voir allier un aliment si vil et si grossier à un aliment si élevé et si simple que renfermait cependant la saveur et la substance de tous les aliments (Nomb. XI. 4). Aussi ces viandes étaient encore dans leurs bouches, lorsque, nous dit David, la colère de Dieu fondit sur eux, et le feu du ciel en dévora des milliers (Ps. LXXVII, 31). Il regardait comme indignes de recevoir le pain du ciel ceux qui en voulaient un autre. Oh! Si les âmes adonnées à la spiritualité savaient de quels biens et de quelle abondance de faveurs spirituelles elles se privent en ne voulant pas se détacher entièrement des bagatelles de ce monde! Comme elles trouveraient dans cette simple nourriture le goût de tous les biens, à la condition de se détacher de toute jouissance sensible! Mais elles ne le trouvent pas parce qu'elles ne veulent pas ce renoncement. Pourquoi les Israélites n'ont-il pas trouvé le goût de tous les aliments qui était renfermé dans la manne? C'est parce qu'ils ne se contentaient pas d'elle seule. Si donc ils n'y trouvaient pas le goût et la force qu'ils auraient voulus, ce n'est point parce que la manne ne les avait point, mais c'est parce qu'ils désiraient autre chose.
Celui qui veut aimer autre chose avec Dieu montre clairement qu'il fait de Dieu bien peu de cas; il met dans une même balance avec Dieu ce qui, nous l'avons dit, en est infiniment éloigné. L'expérience nous apprend que la volonté, en s'affectionnant à un objet, le met dans son estime au-dessus de tout autre qui serait même bien plus excellent, mais qui ne lui plaît pas autant. Si elle veut jouir également de l'un et de l'autre, elle fait forcément injure au plus digne, puisqu'elle les met injustement sur le même pied. Or il n'y a rien qui puisse être égal à Dieu; c'est donc lui faire une grave injure que d'aimer autre chose avec lui ou d'y porter son affection.
Et s'il en est ainsi, que serait-ce si l'âme aimait quelque chose au-dessus de Dieu!
Telle est la vérité que Dieu a voulu nous donner à entendre quand il ordonna à Moïse de gravir le sommet de la montagne où il devait lui parler. Non seulement il lui commanda d'y monter seul et de laisser en bas les enfants d'Israël, mais il défendit même que les bêtes de somme fussent dans les pâturages voisins de la montagne (Ex. XXXIV, 3). Il montre par là que l'âme qui doit parvenir à cette montagne de la perfection pour communiquer avec Dieu, non seulement doit se détacher de toutes les choses créées et les laisser en bas, mais doit aussi se détacher de toutes ses tendances figurées par les bêtes de somme et ne pas les laisser dans les pâturages qui sont en vue de la montagne, c'est-à-dire dans la jouissance d'autres choses qui ne sont pas Dieu. C'est en lui que tous les désirs sont remplis: c'est l'état de perfection.
Ainsi donc, la voie et le moyen nécessaire pour monter consistent dans un soin habituel que l'on porte à mortifier les tendances. On arrivera d'autant plus vite au sommet que l'on s'empressera davantage à ce détachement.
Tant qu'on ne l'a pas obtenu, on ne parviendra pas au sommet, quelles que soient d'ailleurs les vertus que l'on pratique; et on ne les pratique pas parfaitement si l'âme n'est pas dans la nudité, le dépouillement et le détachement de toutes les tendances.
Nous en avons une image très vive dans « la Genèse ».
Nous y lisons que le patriarche Jacob voulut aller sur le mont Béthel pour y élever un autel à Dieu et lui offrir un sacrifice. Mais il imposa tout d'abord trois conditions aux gens de sa suite: la première, de rejeter loin d'eux tous les dieux étrangers; la seconde, de se purifier; la troisième, de changer de vêtements (Gen. XXXV 2).
Ces trois conditions nous donnent à comprendre ce que l'âme qui veut gravir cette montagne de la perfection doit accomplir pour y faire d'elle-même un autel où elle offrira à Dieu un sacrifice d'amour pur, de louange et d'adoration profonde.
Avant de monter, elle doit avoir accompli parfaitement les conditions analogues à celles que nous avons rapportées; la première consiste à rejeter tous les dieux étrangers, c'est-à-dire toutes ses affections étrangères et toutes ses attaches; la seconde consiste à se purifier par la nuit obscure des sens des restes provenant de ses tendances: elle doit les mortifier et se repentir sincèrement; enfin la troisième condition nécessaire pour arriver à cette montagne élevée qui consiste dans le changement de vêtements.
Ces vêtements, une fois les deux premières conditions accomplies, Dieu même les remplace par des vêtements nouveaux. Il dote l'âme d'une nouvelle faculté de connaître et d'aimer Dieu en lui-même; mais tout d'abord il a dégagé sa volonté de tous ses anciens vouloirs et de tous les attraits du vieil homme, il a donc établi l'âme dans de nouvelles connaissances et un abîme de délices; il a relégué bien loin toutes ses autres connaissances et les souvenirs du passé; il a fait cesser tout ce qui restait du vieil homme, c'est-à-dire ses aptitudes naturelles, et a revêtu toutes ses facultés d'une nouvelle aptitude complètement surnaturelle, de telle sorte que ses opérations, d'humaines qu'elles étaient, sont devenues divines.
Voilà ce que l'on obtient dans l'état d'union. L'âme n'y est plus qu'un autel où Dieu reçoit l'adoration, la louange et l'amour, et où il habite seul. Voilà pourquoi il avait prescrit que l'autel sur lequel devaient lui être offerts les sacrifices fût vide à l'intérieur . Il voulait faire comprendre à l'âme qu'il la veut dégagée de toutes les choses créées, pour être digne de servir d'autel à Sa Majesté.
Il ne permettait pas non plus qu'il y eût sur cet autel un feu étranger, ni que son propre feu vînt jamais à s'éteindre. Aussi, parce que Nadab et Abiud, fils du grand prêtre Aaron, lui offrirent un feu étranger, il en fut irrité et les frappa subitement de mort devant l'autel même (Lévit. X, 1). Nous devons comprendre par là que l'âme, pour être un autel digne de Dieu, ne doit pas laisser le feu de la charité s'éteindre en elle, ni consentir au mélange d'un amour étranger. Dieu ne consent à aucun alliage de la créature avec lui. Voici en effet ce que nous lisons au premier livre des Rois.
Les Philistins avaient placé l'arche d'alliance dans le temple où était leur idole; or, tous les matins, on trouvait cette idole renversée par terre; et à la fin ils la trouvèrent brisée (I Rois V. 2-4).
Le seul désir que Dieu admette et veuille là où il est, est celui de garder sa loi en toute perfection et de porter la Croix du Christ sur nos épaules. La sainte Écriture ne nous dit pas que Dieu ait ordonné de placer, dans l'arche où était la manne, autre chose que le livre de la Loi (Deut. XXXI, 26) et la verge d'Aaron, image de la Croix (Nomb. XVII, 10).
Car l'âme, dont l'unique ambition sera de garder parfaitement la loi du Seigneur et de porter la Croix de Jésus-Christ, sera l'arche véritable qui renfermera en soi la véritable manne, c'est-à-dire Dieu lui-même.
CHAPITRE VI
OÙ L'ON PARLE DE DEUX PRINCIPAUX DOMMAGES CAUSÉS À L'ÂME PAR SES TENDANCES; L'UN EST PRIVATIF L'AUTRE POSITIF. ON LE PROUVE PAR L'AUTORITÉ DE LA SAINTE ÉCRITURE.
Il est bon de donner un exposé plus clair et plus détaillé de ce que nous avons dit. Nous allons donc montrer comment nos tendances causent à l'âme deux dommages principaux.
Le premier la prive de l'Esprit de Dieu; l'autre la fatigue, la tourmente, l'obscurcit, la souille, l'affaiblit. C'est là ce qu'enseigne Jérémie par ces paroles: « Mon peuple a fait deux maux: il m'a abandonné, moi qui suis la source d'eau vive, et il s'est creusé des citernes qui ne peuvent contenir l'eau (Jér. II, 13).
» Ces deux maux sont causés par un seul acte de la tendance naturelle.
Il est clair, en effet, que l'âme qui s'affectionne à une créature tombe, par le fait même, plus bas que la créature; plus elle s'y attache, et moins elle est capable de s'unir à Dieu.
Deux contraires ne peuvent pas exister à la fois dans le même sujet; or l'amour de Dieu et l'amour de la créature sont deux contraires; ils ne peuvent exister en même temps dans une âme.
Quel rapport y a-t-il entre la créature et le Créateur?
Entre le sensible et le spirituel? Entre le visible et l'invisible? Entre le temporel et l'éternel? Entre l'aliment céleste, pur et spirituel, et la nourriture grossière des sens?
Entre le dénuement du Christ et l'attachement à un objet quelconque?
Dans l'ordre naturel des choses, une forme ne peut s'introduire dans un sujet si elle n'en a pas tout d'abord chassé la forme contraire; car celle-ci, tant qu'elle dure, lui est un obstacle; il y a incompatibilité entre les deux; de même, tant que l'âme est assujettie à l'esprit sensible et animal, elle est incapable de recevoir l'esprit purement spirituel. Aussi Notre-Seigneur a dit dans saint Matthieu: « Il n'est pas juste de prendre le pain des enfants pour le donner aux chiens (Mat. XV, 26) »; et dans un autre endroit: « Veillez à ne pas donner aux chiens ce qui est saint (Mat. VII, 6). »
Dans ces textes, Notre-Seigneur Jésus-Christ appelle enfants de Dieu ceux qui renoncent à toutes leurs tendances vers les créatures, pour se disposer à recevoir purement l'Esprit de Dieu; et il compare à des chiens ceux qui veulent trouver pour leurs tendances un aliment dans les créatures.
Aux enfants il est donné de manger avec leur père et à sa table, c'est-à-dire à se nourrir de son esprit; tandis que les miettes qui tombent de la table sont pour les chiens.
Il faut savoir ici que toutes les créatures ne sont que des miettes qui sont tombées de la table de Dieu.
C'est donc à bon droit que l'on appelle chien celui qui cherche son aliment dans les créatures; on lui enlève le pain des enfants, parce qu'il ne veut pas s'élever au-dessus des créatures, qui ne sont que de vraies miettes, jusqu'à la table de l'Esprit incréé de son Père.
Aussi ils sont justement comme des chiens toujours affamés, car les miettes servent plutôt à exciter leur faim qu'à l'apaiser. David dit d'eux: « Ils souffriront de la faim comme des chiens, et rôderont autour de la cité; et s'ils ne sont pas rassasiés, ils murmureront (Ps. LVIII, 15-16). » Tel est le propre de celui qui est esclave de ses tendances; il est toujours mécontent et inquiet comme un famélique. Or quel rapport peut-on établir entre la faim que provoquent toutes les créatures, et le rassasiement que donne l'Esprit de Dieu?
Tant que l'âme n'aura pas rejeté cette faim du créé, elle ne pourra recevoir le rassasiement de l'incréé. Ainsi qu'il a déjà été dit, deux contraires, comme le sont la faim et le rassasiement, ne peuvent pas se rencontrer à la fois dans le même sujet.
Ce qui précède montre comment Dieu fait plus en quelque sorte quand il purifie et dégage une âme de ces oppositions à son esprit que quand il la tire du néant; les dérèglements de ses tendances et de ses affections sont plus opposés à l'action divine et lui résistent plus que le néant. Ce néant, en effet, ne résiste pas à Sa Majesté, comme le fait la tendance de la créature.
Nous en avons dit assez sur le premier dommage principal causé à l'âme par ses tendances, en résistant à l'Esprit de Dieu; d'ailleurs nous en avions déjà parlé longuement plus haut.
Parlons maintenant du second dommage qu'elles produisent.
Il se manifeste de beaucoup de manières; car les tendances de l'âme la fatiguent, la troublent, l'obscurcissent, la souillent et l'affaiblissent. Nous traiterons de ces cinq effets en particulier.
Tout d'abord, il est clair que ces tendances lassent et fatiguent l'âme.
Elles ressemblent à de petits enfants inquiets et mécontents, qui ne cessent de demander tantôt une chose, tantôt une autre à leur mère, et ne sont jamais satisfaits.
De même que se lasse et se fatigue celui qui creuse la terre avec le désir d'y trouver un trésor, ainsi se lasse et se fatigue l'âme qui veut acquérir ce que réclament ses tendances; alors même qu'elle réussit enfin à l'obtenir, elle se fatigue toujours, car elle n'est jamais satisfaisante.
En définitive, elle n'a creusé que des citernes crevassées qui ne peuvent contenir l'eau pour étancher la soif. Aussi Isaïe a dit: « Après s'être lassé et fatigué, il a encore soif et son âme est toujours altérée ».
Cette âme se lasse et se fatigue à cause de ses tendances; elle est comme le malade qui a la fièvre: à chaque instant sa soif augmente, il ne se trouve bien que lorsque la fièvre l'a quitté.
Comme il est dit au livre de Job: « Après s'être bien rassasié, il se trouve déchiré, étouffé, et toutes les douleurs fondent sur lui (Job XX, 22) ». L'âme est fatiguée et affligée par ses tendances, qui la blessent, la secouent et la troublent comme le sont les flots sous l'action des vents. Comme eux, elle est bouleversée sans pouvoir trouver nulle part un moment de repos. Isaïe dit en parlant de ces âmes: « Les impies sont comme une mer agitée qui ne peut se calmer (Is. LVII, 20) »; et celui-là est méchant qui ne surmonte pas ses tendances.
Elle se lasse et fatigue, l'âme qui veut satisfaire ses penchants; elle ressemble à celui qui, poussé par la faim, ouvre la bouche pour se rassasier de vent; et, au lieu de se rassasier, il se dessèche davantage, parce que le vent n'est pas son aliment.
Aussi Jérémie a dit « Dans l'ardeur de ses désirs, elle a aspiré le vent dans ses affections (Jér. II, 24) ». Et voulant aussitôt après expliquer la sécheresse où elle se trouve, il lui donne cet avis: « Préserve ton pied de la nudité, et ton gosier de la soif (Jér. II, 25) », c'est-à-dire: préserve ta volonté de l'accomplissement d'un désir qui ne lui causerait que plus d'aridité.
L'amoureux s'est lassé et fatigué, car, le jour où il comptait réaliser ses voeux, il voit s'évanouir ses espérances; de même se lasse et se fatigue l'âme qui cède à ses tendances et les réalise, car tout lui cause un vide plus grand et une faim plus cruelle.
Comme on le dit vulgairement, nos tendances sont comme le feu:
jetez-y du bois, il grandit; mais à peine l'a-t-il consumé, qu'il s'éteint nécessairement. Or les tendances sont encore dans une condition pire sous ce rapport. Car le feu s'éteint dès que le bois est consumé, tandis que nos tendances ne diminuent pas quand on a travaillé à les réaliser et que leur objet s'évanouit; bien loin de diminuer, à l'exemple du feu qui a consumé son aliment, elles tombent dans la défaillance et la fatigue, car leur faim s'est accrue et par ailleurs leur aliment a diminué.
Isaïe dit à ce propos: « Il ira à droite, et il aura faim; il mangera à gauche, et il ne sera point rassasié (Is. IX, 20) ».
Ceux-là, en effet, qui ne mortifient pas leurs tendances, quand ils marchent dans la voie de Dieu, qui est leur droite, sont justement torturés par la faim, parce qu'ils ne méritent pas le rassasiement de l'Esprit de suavité. Lorsqu'ils mangent à gauche, c'est-à-dire lorsqu'ils se laissent aller à la jouissance de quelque créature, ils ne se rassasient nullement, et c'est justice; car ils laissent de côté ce qui seul peut les satisfaire, et ils se nourrissent de ce qui augmente leur faim. Il est donc clair que les tendances sont pour l'âme une cause de lassitude et de fatigue.
A suivre...
M1234- Hiérophante contre le nouvel ordre mondial
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Re: Saints et Bienheureux!! (Ordre Alphabétique)
LA MONTÉE DU CARMEL
LIVRE PREMIER
CHAPITRES 7 - 8
CHAPITRE VII
OU L'ON MONTRE COMMENT L'ÂME EST TOURMENTÉE PAR SES TENDANCES. ON LE PROUVE AUSSI PAR DES COMPARAISONS ET L'AUTORITÉ DE LA SAINTE ÉCRITURE.
Il y a un second genre de mal positif que les tendances causent à l'âme: elles la tourmentent et l'affligent; elles la rendent semblable à celui qui est attaché par des liens à un objet et qui n'a pas de repos tant qu'il n'en est pas délivré.
David dit à ce propos: « Les liens de mes péchés, c'est-à-dire mes tendances, m'ont enserré de toutes parts (Ps. CXVIII, 61). » Si celui qui s'étend tout nu sur des épines ou des pointes aiguës est tourmenté et affligé, il en est de même de l'âme quand elle s'appuie sur ses tendances; celles-ci, en effet la blessent, la chagrinent, s'attachent à elle et la torturent.
C'est là ce que dit David: « Ils m'ont circonvenu comme des abeilles qui m'ont piqué de leurs dards et m'ont embrasé comme le feu embrase les épines (Ps. CXVIII, 12). »
Car nos tendances, qui sont de véritables épines, activent le feu de nos angoisses et de nos tourments.
De même que le laboureur qui a en vue la moisson, pique et tourmente le bœuf attaché à la charrue, ainsi la concupiscence afflige l'âme par ses tendances dans le but d'obtenir ce qu'elle veut.
Nous en avons un exemple bien frappant dans ce désir qu'avait Dalila de savoir quel était le secret de la force extraordinaire de Samson.
La sainte Écriture nous raconte qu'elle en était tellement fatiguée et tourmentée qu'elle tomba dans une défaillance pour ainsi dire mortelle (Jug. XVI, 16).
Les tendances tourmentent d'autant plus l'âme qu'elles sont plus vives; aussi l'infortunée subit autant de tourments qu'elle a de tendances; plus ses tendances sont nombreuses, plus nombreux aussi sont ses tourments.
C'est ainsi que se réalise en elle, même dès cette vie, ce que l'Apocalypse dit de Babylone: «
Plus elle s'est glorifiée et plus elle a vécu dans les délices, plus aussi vous devez lui donner de tourments et d'angoisses (Apoc. XVIII, 7). »
Voyez quel est le tourment de celui qui est tombé aux mains de ses ennemis. Eh bien! Tel est le tourment et telle est l'affliction de l'âme qui se laisse entraîner par ses tendances. Nous en avons une image au livre des Juges.
Nous y lisons que le vaillant Samson était fort, jouissait de la liberté et était Juge en Israël.
Mais il tombe au pouvoir de ses ennemis qui lui enlèvent sa force, lui crèvent les yeux, l'obligent à tourner une meule de moulin, et ainsi l'affligent et le torturent à l'envi.
Tel est le sort de l'âme chez qui les tendances sont vivantes et victorieuses; elles commencent par l'affaiblir et l'aveugler, comme nous allons le dire bientôt, puis elles l'affligent et la tourmentent en l'attachant à la meule de la concupiscence; les liens qui l'attachent de la sorte sont ceux même de ses tendances.
Or Dieu a pitié de ces âmes qui, au prix de tant de fatigues et à si grands frais, cherchent à satisfaire la faim et la soif de leurs tendances dans les créatures. Il leur dit par la voix d'Isaïe:
« Vous tous qui avez soif, venez à la source; et vous tous qui avez l'argent de la volonté propre, hâtez-vous de me faire vos achats et mangez, venez et achetez de mon vin et de mon lait, c'est-à-dire la paix et les douceurs spirituelles, sans me donner l'argent de votre propre volonté, ni même m'en donner l'intérêt, ni me payer par quelques travaux, comme vous le faites pour vos tendances.
Pourquoi donnez-vous l'argent de votre propre volonté pour ce qui n'est pas du pain, je veux dire l'Esprit de Dieu?
Pourquoi prenez-vous de la peine pour satisfaire vos tendances avec ce qui ne peut les rassasier?
Venez, croyez-moi; vous aurez à manger le bien que vous désirez et votre âme aura des mets succulents pour se délecter (Is LV, 1-2 Ce passage n'est pas le texte pur de l'écrivain sacré, mais un commentaire de ce texte). » Or cette délectation indique que l'âme a rejeté la satisfaction que donnent toutes les créatures, car la créature tourmente, et l'Esprit de Dieu vivifie.
Ainsi Notre-Seigneur nous appelle et nous dit dans saint Matthieu: « Venez à moi, vous tous qui êtes tourmentés et qui êtes accablés par le poids de vos soucis et de vos tendances; sortez-en, venez à moi, et je vous soulagerai; vous trouverez pour vos âmes le repos (Mat. XI, 28) » dont vous privent vos tendances qui sont une très lourde charge, comme le dit David: « Elles se sont appesanties sur moi comme un lourd fardeau (Ps. XXXVII, 5). »
CHAPITRE VIII
OÙ L'ON MONTRE COMMENT LES TENDANCES OBSCURCISSENT L'ÂME. ON LE PROUVE PAR DES COMPARAISONS ET L'AUTORITÉ DE LA SAINTE ÉCRITURE.
Il y a un troisième mal causé par nos tendances à l'âme. Elles aveuglent l'âme et obscurcissent la raison. De même que les vapeurs obscurcissent l'air et interceptent les rayons du soleil, ou qu'un miroir terni ne peut reproduire nettement l'objet qui lui est présenté, ou qu'une eau bourbeuse ne peut reproduire les traits de celui qui s'y regarde, de même l'âme qui cède à ses tendances a son intelligence obscurcie; elle ne laisse pas le soleil de la raison naturelle ni le soleil surnaturel de la sagesse de Dieu l'investir et l'éclairer.
Aussi le prophète royal a dit à ce propos:
« Mes iniquités m'ont environné, et je n'ai pu voir la lumière (Ps. XXXIX, 13). »
Par cela même que l'intelligence est obscurcie, la volonté est affaiblie et la mémoire est engourdie, en un mot le désordre s'est introduit dans les opérations de l'âme; car ces puissances dépendent dans leurs opérations de l'entendement: si l'entendement est aveuglé, les autres puissances ne peuvent être que dans le trouble et dans le désordre.
Aussi David a-t-il dit: « Mon âme est dans un trouble profond (Ps. VI, 4) », ce qui revient à dire que ses puissances sont dans le désordre.
Et, en effet, comme nous l'avons dit, l'entendement est aussi incapable de recevoir l'illumination de la sagesse de Dieu que l'air chargé de ténèbres l'est de recevoir la lumière du soleil.
La volonté est aussi impuissante à aimer Dieu d'un amour pur que le miroir terni à réfléchir l'objet présent; la mémoire obscurcie par les ténèbres de ses tendances est encore moins apte à se pénétrer avec sérénité du souvenir de Dieu; pas plus que l'eau vaseuse ne peut rendre avec netteté les traits de celui qui s'y regarde.
De plus, les tendances aveuglent et obscurcissent l'âme, parce que les tendances, comme telles, sont aveugles; par elles-mêmes elles ne comprennent rien, et la raison est toujours leur guide assuré.
Aussi chaque fois que l'âme se laisse entraîner par ses tendances, elle s'aveugle; elle ressemble à celui qui voit et se laisse guider par celui qui ne voit pas: c'est absolument comme s'ils étaient aveugles tous les deux, et alors se réalise exactement ce que Notre-Seigneur dit dans saint Matthieu: « Si un aveugle conduit un autre aveugle, ils tombent tous les deux dans la fosse (Mat. XV, 4). »
Il sert de peu au petit papillon d'avoir des yeux, puisqu'il se laisse charmer par la beauté qui l'attire pour le consumer.
Nous pouvons dire encore que celui qui se complaît dans ses tendances ressemble au poisson qui, ébloui par la lumière qu'on lui présente, ne voit pas les pièges que lui ont tendus les pêcheurs.
C'est ce que David fait très bien comprendre, quand il dit de pareilles âmes: « La lumière a frappé leurs yeux, et elles n'ont plus vu le soleil (Ps. LVII, 9). »
Nos tendances sont comme le feu dont la chaleur échauffe et la lumière fascine.
Telle est leur action: elles enflamment la concupiscence et éblouissent si bien l'entendement qu'il ne voit plus la lumière qui lui est propre. Le motif pour lequel l'éblouissement a lieu, c'est que l'on met devant les yeux une lumière qui leur est étrangère, la puissance visuelle s'y attache et ne voit plus l'autre.
De même les tendances; elles se mettent si près de l'âme et s'imposent tellement à son regard, que la pauvre âme s'y arrête et s'en nourrit; la lumière de la saine raison a été écartée, et l'âme ne la reverra pas, tant que l'éblouissement produit par ses tendances n'aura pas disparu.
Aussi faut-il déplorer amèrement l'ignorance de certaines personnes; elles se chargent de pénitences et de pratiques, mais sans règle et sans autre ordre que celui de leur propre volonté.
Elles y mettent leur confiance et s'imaginent que cette voie seule, sans la mortification de leurs autres tendances, suffira pour les acheminer à l'union de la divine Sagesse.
Or il n'en sera pas ainsi tant qu'elles n'apportent pas toute leur diligence à mortifier toutes les autres tendances. Si elles y apportaient la moitié seulement de pareils efforts avec le soin voulu, elles profiteraient plus en un mois que par tous les autres exercices en plusieurs années.
Il est nécessaire de travailler la terre pour qu'elle porte des fruits; sans cela elle ne produit que de mauvaises herbes; de même la mortification de nos tendances est nécessaire pour le progrès de l'âme.
Sans cela, je ne crains pas de le dire, elle n'acquerra pas de perfection et ne grandira pas dans la connaissance de Dieu et d'elle-même; tout ce qu'elle pourra faire ne produira pas plus que la semence qui est jetée sur une terre non labourée. Par conséquent, l'âme restera dans les ténèbres et l'impuissance tant qu'elle n'aura pas mortifié ses tendances.
Celles-ci sont pour l'âme ce que la cataracte ou un corps étranger est pour l'œil: ils empêchent la vue jusqu'à ce qu'on les enlève.
David a été frappé de l'aveuglement de ces âmes et des obstacles que leurs tendances opposent à la lumière de la vérité; il a vu combien Dieu en est irrité et il leur a adressé ces paroles:
« Avant que vos épines, c'est-à-dire vos tendances, ne grandissent et se fortifient comme d'épais buissons, qui interceptent la vue de Dieu, le Seigneur se conduira avec vous comme avec les vivants; il coupe souvent le fil de leur vie au milieu de son cours, et il les engloutit dans sa colère (Ps. LVII, 10) ».
Quand les tendances de l'âme sont encore vivantes et l'empêchent de comprendre la vérité surnaturelle, Dieu la frappe en cette vie et il la châtie dans l'autre vie en la vouant à l'expiation. Il est dit encore qu'il les consumera dans sa colère, parce que la souffrance endurée par l'âme lorsqu'elle se mortifie est un châtiment des ravages causés par ses tendances (Dans les éditions précédentes le texte était le suivant:
« Dieu consumera dans sa colère ceux dont les tendances toujours vives empêchent de le connaître, ou bien il les châtie dans l'autre vie par les peines ou l'expiation du Purgatoire, ou il les châtie ici-bas soit par des souffrances et des épreuves pour les détacher de leurs tendances, soit par la mortification elle-même de leurs tendances. Il fait ainsi disparaître cette fausse lumière qui s'interpose entre lui et nous, qui nous éblouit et nous empêche de le connaître. La vue de l'entendement s'éclaircit alors, et les dommages occasionnés par nos tendances réparés. »).
Oh! Si les hommes savaient de quel prix est cette lumière divine dont les prive l'aveuglement causé par leurs tendances et leurs attraits!
S'ils savaient dans combien de maux et de dangers ils tombent chaque jour, en ne les mortifiant pas chaque jour!
Il ne faut pas se prévaloir de la belle intelligence et des autres dons que l'on a reçus de Dieu pour s'imaginer que leurs attraits et leurs tendances ne produiront pas l'aveuglement ou l'obscurcissement, et ne les feront pas tomber peu à peu dans un état pire.
Et, en effet, qui aurait pu croire qu'un homme aussi accompli, aussi sage et aussi riche des dons de Dieu que l'était Salomon devait en venir à un tel degré d'aveuglement et de faiblesse de volonté qu'il élèverait des autels à une foule d'idoles et les adorerait, bien qu'il fût déjà vieux (III Rois, XI, 4)? Et pour faire une telle chute, qu'a-t-il fallu?
Il a suffi de l'affection qu'il portait à des femmes étrangères, et de sa négligence à mortifier ses tendances et les satisfactions de son cœur.
Il reconnaît lui-même au livre de l'Ecclésiaste qu'il n'a rien refusé à son cœur (Eccl. II, 10).
Sans doute, dans le principe il se conduisit avec prudence, mais il se laissa tellement entraîner par ses tendances parce qu'il ne les mortifiait pas, qu'elles finirent par obscurcir peu à peu et par aveugler son entendement: il en arriva à ce point qu'il éteignit complètement cette grande lumière, cette sagesse que Dieu lui avait donnée; et c'est ainsi que dans sa vieillesse il abandonna le Seigneur.
Or quand les tendances exercèrent tant d'empire sur un homme qui connaissait à fond la distance qu'il y a entre le bien et le mal, quelle influence n'auront-elles pas sur nous, pauvres ignorants, si nous négligeons de les mortifier?
Aussi, comme le Seigneur s'adressant à Jonas l'a dit des Ninivites:
« Nous ne savons pas distinguer la main droite de la main gauche (Jonas, IV, 11). » A chaque pas, nous prenons le mal pour le bien, et le bien pour le mal; voilà ce dont nous sommes capables par nous-mêmes.
Que sera-ce donc si nos tendances viennent s'ajouter aux ténèbres de notre nature? Il nous arrivera ce que dit Isaïe:
« Nous avons longé la muraille, comme le font les aveugles, et nous avons marché à tâtons comme si nous n'avions point d'yeux; notre aveuglement est arrivé à tel point qu'en plein midi nous nous heurtons comme si nous étions dans les ténèbres (Is. LIX, 10) ».
Celui, en effet, qui est aveuglé par ses tendances a ceci de particulier que, tout en se trouvant en pleine lumière de la vérité et de son devoir, il ne voit pas plus que s'il était dans les plus profondes ténèbres.
LIVRE PREMIER
CHAPITRES 7 - 8
CHAPITRE VII
OU L'ON MONTRE COMMENT L'ÂME EST TOURMENTÉE PAR SES TENDANCES. ON LE PROUVE AUSSI PAR DES COMPARAISONS ET L'AUTORITÉ DE LA SAINTE ÉCRITURE.
Il y a un second genre de mal positif que les tendances causent à l'âme: elles la tourmentent et l'affligent; elles la rendent semblable à celui qui est attaché par des liens à un objet et qui n'a pas de repos tant qu'il n'en est pas délivré.
David dit à ce propos: « Les liens de mes péchés, c'est-à-dire mes tendances, m'ont enserré de toutes parts (Ps. CXVIII, 61). » Si celui qui s'étend tout nu sur des épines ou des pointes aiguës est tourmenté et affligé, il en est de même de l'âme quand elle s'appuie sur ses tendances; celles-ci, en effet la blessent, la chagrinent, s'attachent à elle et la torturent.
C'est là ce que dit David: « Ils m'ont circonvenu comme des abeilles qui m'ont piqué de leurs dards et m'ont embrasé comme le feu embrase les épines (Ps. CXVIII, 12). »
Car nos tendances, qui sont de véritables épines, activent le feu de nos angoisses et de nos tourments.
De même que le laboureur qui a en vue la moisson, pique et tourmente le bœuf attaché à la charrue, ainsi la concupiscence afflige l'âme par ses tendances dans le but d'obtenir ce qu'elle veut.
Nous en avons un exemple bien frappant dans ce désir qu'avait Dalila de savoir quel était le secret de la force extraordinaire de Samson.
La sainte Écriture nous raconte qu'elle en était tellement fatiguée et tourmentée qu'elle tomba dans une défaillance pour ainsi dire mortelle (Jug. XVI, 16).
Les tendances tourmentent d'autant plus l'âme qu'elles sont plus vives; aussi l'infortunée subit autant de tourments qu'elle a de tendances; plus ses tendances sont nombreuses, plus nombreux aussi sont ses tourments.
C'est ainsi que se réalise en elle, même dès cette vie, ce que l'Apocalypse dit de Babylone: «
Plus elle s'est glorifiée et plus elle a vécu dans les délices, plus aussi vous devez lui donner de tourments et d'angoisses (Apoc. XVIII, 7). »
Voyez quel est le tourment de celui qui est tombé aux mains de ses ennemis. Eh bien! Tel est le tourment et telle est l'affliction de l'âme qui se laisse entraîner par ses tendances. Nous en avons une image au livre des Juges.
Nous y lisons que le vaillant Samson était fort, jouissait de la liberté et était Juge en Israël.
Mais il tombe au pouvoir de ses ennemis qui lui enlèvent sa force, lui crèvent les yeux, l'obligent à tourner une meule de moulin, et ainsi l'affligent et le torturent à l'envi.
Tel est le sort de l'âme chez qui les tendances sont vivantes et victorieuses; elles commencent par l'affaiblir et l'aveugler, comme nous allons le dire bientôt, puis elles l'affligent et la tourmentent en l'attachant à la meule de la concupiscence; les liens qui l'attachent de la sorte sont ceux même de ses tendances.
Or Dieu a pitié de ces âmes qui, au prix de tant de fatigues et à si grands frais, cherchent à satisfaire la faim et la soif de leurs tendances dans les créatures. Il leur dit par la voix d'Isaïe:
« Vous tous qui avez soif, venez à la source; et vous tous qui avez l'argent de la volonté propre, hâtez-vous de me faire vos achats et mangez, venez et achetez de mon vin et de mon lait, c'est-à-dire la paix et les douceurs spirituelles, sans me donner l'argent de votre propre volonté, ni même m'en donner l'intérêt, ni me payer par quelques travaux, comme vous le faites pour vos tendances.
Pourquoi donnez-vous l'argent de votre propre volonté pour ce qui n'est pas du pain, je veux dire l'Esprit de Dieu?
Pourquoi prenez-vous de la peine pour satisfaire vos tendances avec ce qui ne peut les rassasier?
Venez, croyez-moi; vous aurez à manger le bien que vous désirez et votre âme aura des mets succulents pour se délecter (Is LV, 1-2 Ce passage n'est pas le texte pur de l'écrivain sacré, mais un commentaire de ce texte). » Or cette délectation indique que l'âme a rejeté la satisfaction que donnent toutes les créatures, car la créature tourmente, et l'Esprit de Dieu vivifie.
Ainsi Notre-Seigneur nous appelle et nous dit dans saint Matthieu: « Venez à moi, vous tous qui êtes tourmentés et qui êtes accablés par le poids de vos soucis et de vos tendances; sortez-en, venez à moi, et je vous soulagerai; vous trouverez pour vos âmes le repos (Mat. XI, 28) » dont vous privent vos tendances qui sont une très lourde charge, comme le dit David: « Elles se sont appesanties sur moi comme un lourd fardeau (Ps. XXXVII, 5). »
CHAPITRE VIII
OÙ L'ON MONTRE COMMENT LES TENDANCES OBSCURCISSENT L'ÂME. ON LE PROUVE PAR DES COMPARAISONS ET L'AUTORITÉ DE LA SAINTE ÉCRITURE.
Il y a un troisième mal causé par nos tendances à l'âme. Elles aveuglent l'âme et obscurcissent la raison. De même que les vapeurs obscurcissent l'air et interceptent les rayons du soleil, ou qu'un miroir terni ne peut reproduire nettement l'objet qui lui est présenté, ou qu'une eau bourbeuse ne peut reproduire les traits de celui qui s'y regarde, de même l'âme qui cède à ses tendances a son intelligence obscurcie; elle ne laisse pas le soleil de la raison naturelle ni le soleil surnaturel de la sagesse de Dieu l'investir et l'éclairer.
Aussi le prophète royal a dit à ce propos:
« Mes iniquités m'ont environné, et je n'ai pu voir la lumière (Ps. XXXIX, 13). »
Par cela même que l'intelligence est obscurcie, la volonté est affaiblie et la mémoire est engourdie, en un mot le désordre s'est introduit dans les opérations de l'âme; car ces puissances dépendent dans leurs opérations de l'entendement: si l'entendement est aveuglé, les autres puissances ne peuvent être que dans le trouble et dans le désordre.
Aussi David a-t-il dit: « Mon âme est dans un trouble profond (Ps. VI, 4) », ce qui revient à dire que ses puissances sont dans le désordre.
Et, en effet, comme nous l'avons dit, l'entendement est aussi incapable de recevoir l'illumination de la sagesse de Dieu que l'air chargé de ténèbres l'est de recevoir la lumière du soleil.
La volonté est aussi impuissante à aimer Dieu d'un amour pur que le miroir terni à réfléchir l'objet présent; la mémoire obscurcie par les ténèbres de ses tendances est encore moins apte à se pénétrer avec sérénité du souvenir de Dieu; pas plus que l'eau vaseuse ne peut rendre avec netteté les traits de celui qui s'y regarde.
De plus, les tendances aveuglent et obscurcissent l'âme, parce que les tendances, comme telles, sont aveugles; par elles-mêmes elles ne comprennent rien, et la raison est toujours leur guide assuré.
Aussi chaque fois que l'âme se laisse entraîner par ses tendances, elle s'aveugle; elle ressemble à celui qui voit et se laisse guider par celui qui ne voit pas: c'est absolument comme s'ils étaient aveugles tous les deux, et alors se réalise exactement ce que Notre-Seigneur dit dans saint Matthieu: « Si un aveugle conduit un autre aveugle, ils tombent tous les deux dans la fosse (Mat. XV, 4). »
Il sert de peu au petit papillon d'avoir des yeux, puisqu'il se laisse charmer par la beauté qui l'attire pour le consumer.
Nous pouvons dire encore que celui qui se complaît dans ses tendances ressemble au poisson qui, ébloui par la lumière qu'on lui présente, ne voit pas les pièges que lui ont tendus les pêcheurs.
C'est ce que David fait très bien comprendre, quand il dit de pareilles âmes: « La lumière a frappé leurs yeux, et elles n'ont plus vu le soleil (Ps. LVII, 9). »
Nos tendances sont comme le feu dont la chaleur échauffe et la lumière fascine.
Telle est leur action: elles enflamment la concupiscence et éblouissent si bien l'entendement qu'il ne voit plus la lumière qui lui est propre. Le motif pour lequel l'éblouissement a lieu, c'est que l'on met devant les yeux une lumière qui leur est étrangère, la puissance visuelle s'y attache et ne voit plus l'autre.
De même les tendances; elles se mettent si près de l'âme et s'imposent tellement à son regard, que la pauvre âme s'y arrête et s'en nourrit; la lumière de la saine raison a été écartée, et l'âme ne la reverra pas, tant que l'éblouissement produit par ses tendances n'aura pas disparu.
Aussi faut-il déplorer amèrement l'ignorance de certaines personnes; elles se chargent de pénitences et de pratiques, mais sans règle et sans autre ordre que celui de leur propre volonté.
Elles y mettent leur confiance et s'imaginent que cette voie seule, sans la mortification de leurs autres tendances, suffira pour les acheminer à l'union de la divine Sagesse.
Or il n'en sera pas ainsi tant qu'elles n'apportent pas toute leur diligence à mortifier toutes les autres tendances. Si elles y apportaient la moitié seulement de pareils efforts avec le soin voulu, elles profiteraient plus en un mois que par tous les autres exercices en plusieurs années.
Il est nécessaire de travailler la terre pour qu'elle porte des fruits; sans cela elle ne produit que de mauvaises herbes; de même la mortification de nos tendances est nécessaire pour le progrès de l'âme.
Sans cela, je ne crains pas de le dire, elle n'acquerra pas de perfection et ne grandira pas dans la connaissance de Dieu et d'elle-même; tout ce qu'elle pourra faire ne produira pas plus que la semence qui est jetée sur une terre non labourée. Par conséquent, l'âme restera dans les ténèbres et l'impuissance tant qu'elle n'aura pas mortifié ses tendances.
Celles-ci sont pour l'âme ce que la cataracte ou un corps étranger est pour l'œil: ils empêchent la vue jusqu'à ce qu'on les enlève.
David a été frappé de l'aveuglement de ces âmes et des obstacles que leurs tendances opposent à la lumière de la vérité; il a vu combien Dieu en est irrité et il leur a adressé ces paroles:
« Avant que vos épines, c'est-à-dire vos tendances, ne grandissent et se fortifient comme d'épais buissons, qui interceptent la vue de Dieu, le Seigneur se conduira avec vous comme avec les vivants; il coupe souvent le fil de leur vie au milieu de son cours, et il les engloutit dans sa colère (Ps. LVII, 10) ».
Quand les tendances de l'âme sont encore vivantes et l'empêchent de comprendre la vérité surnaturelle, Dieu la frappe en cette vie et il la châtie dans l'autre vie en la vouant à l'expiation. Il est dit encore qu'il les consumera dans sa colère, parce que la souffrance endurée par l'âme lorsqu'elle se mortifie est un châtiment des ravages causés par ses tendances (Dans les éditions précédentes le texte était le suivant:
« Dieu consumera dans sa colère ceux dont les tendances toujours vives empêchent de le connaître, ou bien il les châtie dans l'autre vie par les peines ou l'expiation du Purgatoire, ou il les châtie ici-bas soit par des souffrances et des épreuves pour les détacher de leurs tendances, soit par la mortification elle-même de leurs tendances. Il fait ainsi disparaître cette fausse lumière qui s'interpose entre lui et nous, qui nous éblouit et nous empêche de le connaître. La vue de l'entendement s'éclaircit alors, et les dommages occasionnés par nos tendances réparés. »).
Oh! Si les hommes savaient de quel prix est cette lumière divine dont les prive l'aveuglement causé par leurs tendances et leurs attraits!
S'ils savaient dans combien de maux et de dangers ils tombent chaque jour, en ne les mortifiant pas chaque jour!
Il ne faut pas se prévaloir de la belle intelligence et des autres dons que l'on a reçus de Dieu pour s'imaginer que leurs attraits et leurs tendances ne produiront pas l'aveuglement ou l'obscurcissement, et ne les feront pas tomber peu à peu dans un état pire.
Et, en effet, qui aurait pu croire qu'un homme aussi accompli, aussi sage et aussi riche des dons de Dieu que l'était Salomon devait en venir à un tel degré d'aveuglement et de faiblesse de volonté qu'il élèverait des autels à une foule d'idoles et les adorerait, bien qu'il fût déjà vieux (III Rois, XI, 4)? Et pour faire une telle chute, qu'a-t-il fallu?
Il a suffi de l'affection qu'il portait à des femmes étrangères, et de sa négligence à mortifier ses tendances et les satisfactions de son cœur.
Il reconnaît lui-même au livre de l'Ecclésiaste qu'il n'a rien refusé à son cœur (Eccl. II, 10).
Sans doute, dans le principe il se conduisit avec prudence, mais il se laissa tellement entraîner par ses tendances parce qu'il ne les mortifiait pas, qu'elles finirent par obscurcir peu à peu et par aveugler son entendement: il en arriva à ce point qu'il éteignit complètement cette grande lumière, cette sagesse que Dieu lui avait donnée; et c'est ainsi que dans sa vieillesse il abandonna le Seigneur.
Or quand les tendances exercèrent tant d'empire sur un homme qui connaissait à fond la distance qu'il y a entre le bien et le mal, quelle influence n'auront-elles pas sur nous, pauvres ignorants, si nous négligeons de les mortifier?
Aussi, comme le Seigneur s'adressant à Jonas l'a dit des Ninivites:
« Nous ne savons pas distinguer la main droite de la main gauche (Jonas, IV, 11). » A chaque pas, nous prenons le mal pour le bien, et le bien pour le mal; voilà ce dont nous sommes capables par nous-mêmes.
Que sera-ce donc si nos tendances viennent s'ajouter aux ténèbres de notre nature? Il nous arrivera ce que dit Isaïe:
« Nous avons longé la muraille, comme le font les aveugles, et nous avons marché à tâtons comme si nous n'avions point d'yeux; notre aveuglement est arrivé à tel point qu'en plein midi nous nous heurtons comme si nous étions dans les ténèbres (Is. LIX, 10) ».
Celui, en effet, qui est aveuglé par ses tendances a ceci de particulier que, tout en se trouvant en pleine lumière de la vérité et de son devoir, il ne voit pas plus que s'il était dans les plus profondes ténèbres.
A suivre...
M1234- Hiérophante contre le nouvel ordre mondial
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Re: Saints et Bienheureux!! (Ordre Alphabétique)
LA MONTÉE DU CARMEL
LIVRE PREMIER
CHAPITRES 5 - 6
CHAPITRE V
OU L'ON TRAITE ET CONTINUE LE MÊME SUJET; ON MONTRE PAR L'AUTORITÉ ET DES IMAGES TIRÉES DE LA SAINTE ÉCRITURE COMBIEN IL EST NÉCESSAIRE À L'ÂME D'ALLER À DIEU PAR CETTE NUIT OBSCURE DE LA MORTIFICATION COMPLÈTE DE NOS TENDANCES.
Ce que nous avons dit peut nous donner quelque idée de la distance qui sépare tout ce que les créatures sont en elles-mêmes de ce que Dieu est en lui-même. Nous voyons également comment ceux qui s'attachent à quelques-unes d'entre elles sont aussi bien qu'elles éloignés de Dieu, puisque, comme nous le répétons, l'amour rend nos âmes égales et semblables à elles.
Saint Augustin l'avait bien compris, quand , s'adressant à Dieu dans ses « Soliloques », il disait: « Infortuné que je suis! Quand donc ma petitesse et mon imperfection pourront-elles être en rapport avec votre rectitude? Vous êtes essentiellement bon, et moi je suis mauvais; vous êtes miséricordieux, et moi sans miséricorde; vous êtes saint, et moi misérable; vous êtes juste, et moi injuste; vous êtes la lumière, et moi je suis aveugle; vous êtes la vie, et moi la mort; vous êtes le remède, et moi le malade; vous êtes la souveraine vérité, et moi je ne suis que vanité (Solil. Ch. II (Migne, Patr. Lat., t. XL, p. 866)) ».
Ces paroles, le Saint les prononçait pour montrer sa tendance vers les créatures.
C'est donc une ignorance souveraine de la part de l'âme de se croire capable d'arriver à ce haut état de l'union divine, si tout d'abord elle n'a pas détaché ses tendances de tous les biens naturels et surnaturels qui peuvent lui appartenir (...qui peuvent l'arrêter, comme nous le montrerons plus loin ». P. Silverio); il y a, en effet, une distance infinie entre eux et le don qui est fait en cet état de pure transformation en Dieu. Voilà, pourquoi le Christ, Notre-Seigneur, nous enseigne cette voie du renoncement, lorsqu'il nous dit dans saint Luc: « Celui qui ne renonce pas à tout ce qu'il possède ne peut être mon disciple (Luc. XIV, 33) ».
Voilà qui est clair.
La doctrine que le Fils de Dieu est venu enseigner en ce monde est celle du mépris de toutes choses créées, qui nous dispose à recevoir l'Esprit de Dieu. Tant que l'âme ne s'est pas détachée des créatures, elle est incapable de recevoir ce divin Esprit et d'arriver à la pure transformation en lui.
Nous avons une figure de cette vérité au livre de l'« Exode », où il est dit que la Majesté divine n'a pas donné l'aliment céleste, c'est-à-dire la manne, aux enfants d'Israël, tant qu'ils n'avaient pas épuisé la farine qu'ils avaient apportée d'Égypte (Ex. XVI, 3 sv).
Cela nous fait comprendre que l'âme doit tout d'abord se détacher de tous les biens créés avant de parvenir à l'union divine, car cette nourriture des anges n'est pas pour le palais qui se plaît encore dans la nourriture des hommes. Non seulement elle est incapable de recevoir l'Esprit Divin, l'âme qui se nourrit ainsi et cherche de la saveur dans des mets étrangers, mais elle contriste même beaucoup la divine Majesté quand elle recherche l'aliment spirituel sans se contenter de Dieu seul, et en voulant conserver en même temps son affection pour d'autres objets et sa tendance vers eux.
C'est là ce que nous enseigne encore la sainte Écriture.
Les Hébreux ne se contentèrent pas de cette nourriture simple qu'était la manne; mais ils désirèrent de la chair et en demandèrent; et le Seigneur s'irrita profondément de les voir allier un aliment si vil et si grossier à un aliment si élevé et si simple que renfermait cependant la saveur et la substance de tous les aliments (Nomb. XI. 4).
Aussi ces viandes étaient encore dans leurs bouches, lorsque, nous dit David, la colère de Dieu fondit sur eux, et le feu du ciel en dévora des milliers (Ps. LXXVII, 31).
Il regardait comme indignes de recevoir le pain du ciel ceux qui en voulaient un autre.
Oh! Si les âmes adonnées à la spiritualité savaient de quels biens et de quelle abondance de faveurs spirituelles elles se privent en ne voulant pas se détacher entièrement des bagatelles de ce monde!
Comme elles trouveraient dans cette simple nourriture le goût de tous les biens, à la condition de se détacher de toute jouissance sensible!
Mais elles ne le trouvent pas parce qu'elles ne veulent pas ce renoncement. Pourquoi les Israélites n'ont-il pas trouvé le goût de tous les aliments qui était renfermé dans la manne?
C'est parce qu'ils ne se contentaient pas d'elle seule. Si donc ils n'y trouvaient pas le goût et la force qu'ils auraient voulus, ce n'est point parce que la manne ne les avait point, mais c'est parce qu'ils désiraient autre chose.
Celui qui veut aimer autre chose avec Dieu montre clairement qu'il fait de Dieu bien peu de cas; il met dans une même balance avec Dieu ce qui, nous l'avons dit, en est infiniment éloigné.
L'expérience nous apprend que la volonté, en s'affectionnant à un objet, le met dans son estime au-dessus de tout autre qui serait même bien plus excellent, mais qui ne lui plaît pas autant.
Si elle veut jouir également de l'un et de l'autre, elle fait forcément injure au plus digne, puisqu'elle les met injustement sur le même pied.
Or il n'y a rien qui puisse être égal à Dieu; c'est donc lui faire une grave injure que d'aimer autre chose avec lui ou d'y porter son affection. Et s'il en est ainsi, que serait-ce si l'âme aimait quelque chose au-dessus de Dieu!
Telle est la vérité que Dieu a voulu nous donner à entendre quand il ordonna à Moïse de gravir le sommet de la montagne où il devait lui parler.
Non seulement il lui commanda d'y monter seul et de laisser en bas les enfants d'Israël, mais il défendit même que les bêtes de somme fussent dans les pâturages voisins de la montagne (Ex. XXXIV, 3).
Il montre par là que l'âme qui doit parvenir à cette montagne de la perfection pour communiquer avec Dieu, non seulement doit se détacher de toutes les choses créées et les laisser en bas, mais doit aussi se détacher de toutes ses tendances figurées par les bêtes de somme et ne pas les laisser dans les pâturages qui sont en vue de la montagne, c'est-à-dire dans la jouissance d'autres choses qui ne sont pas Dieu. C'est en lui que tous les désirs sont remplis:
C'est l'état de perfection.
Ainsi donc, la voie et le moyen nécessaire pour monter consistent dans un soin habituel que l'on porte à mortifier les tendances. On arrivera d'autant plus vite au sommet que l'on s'empressera davantage à ce détachement.
Tant qu'on ne l'a pas obtenu, on ne parviendra pas au sommet, quelles que soient d'ailleurs les vertus que l'on pratique; et on ne les pratique pas parfaitement si l'âme n'est pas dans la nudité, le dépouillement et le détachement de toutes les tendances.
Nous en avons une image très vive dans « la Genèse ».
Nous y lisons que le patriarche Jacob voulut aller sur le mont Béthel pour y élever un autel à Dieu et lui offrir un sacrifice.
Mais il imposa tout d'abord trois conditions aux gens de sa suite: la première, de rejeter loin d'eux tous les dieux étrangers; la seconde, de se purifier; la troisième, de changer de vêtements (Gen. XXXV 2).
Ces trois conditions nous donnent à comprendre ce que l'âme qui veut gravir cette montagne de la perfection doit accomplir pour y faire d'elle-même un autel où elle offrira à Dieu un sacrifice d'amour pur, de louange et d'adoration profonde.
Avant de monter, elle doit avoir accompli parfaitement les conditions analogues à celles que nous avons rapportées; la première consiste à rejeter tous les dieux étrangers, c'est-à-dire toutes ses affections étrangères et toutes ses attaches; la seconde consiste à se purifier par la nuit obscure des sens des restes provenant de ses tendances: elle doit les mortifier et se repentir sincèrement; enfin la troisième condition nécessaire pour arriver à cette montagne élevée qui consiste dans le changement de vêtements. Ces vêtements, une fois les deux premières conditions accomplies, Dieu même les remplace par des vêtements nouveaux.
Il dote l'âme d'une nouvelle faculté de connaître et d'aimer Dieu en lui-même; mais tout d'abord il a dégagé sa volonté de tous ses anciens vouloirs et de tous les attraits du vieil homme, il a donc établi l'âme dans de nouvelles connaissances et un abîme de délices; il a relégué bien loin toutes ses autres connaissances et les souvenirs du passé; il a fait cesser tout ce qui restait du vieil homme, c'est-à-dire ses aptitudes naturelles, et a revêtu toutes ses facultés d'une nouvelle aptitude complètement surnaturelle, de telle sorte que ses opérations, d'humaines qu'elles étaient, sont devenues divines.
Voilà ce que l'on obtient dans l'état d'union. L'âme n'y est plus qu'un autel où Dieu reçoit l'adoration, la louange et l'amour, et où il habite seul. Voilà pourquoi il avait prescrit que l'autel sur lequel devaient lui être offerts les sacrifices fût vide à l'intérieur
Il voulait faire comprendre à l'âme qu'il la veut dégagée de toutes les choses créées, pour être digne de servir d'autel à Sa Majesté.
Il ne permettait pas non plus qu'il y eût sur cet autel un feu étranger, ni que son propre feu vînt jamais à s'éteindre. Aussi, parce que Nadab et Abiud, fils du grand prêtre Aaron, lui offrirent un feu étranger, il en fut irrité et les frappa subitement de mort devant l'autel même (Lévit. X, 1). Nous devons comprendre par là que l'âme, pour être un autel digne de Dieu, ne doit pas laisser le feu de la charité s'éteindre en elle, ni consentir au mélange d'un amour étranger. Dieu ne consent à aucun alliage de la créature avec lui. Voici en effet ce que nous lisons au premier livre des Rois.
Les Philistins avaient placé l'arche d'alliance dans le temple où était leur idole; or, tous les matins, on trouvait cette idole renversée par terre; et à la fin ils la trouvèrent brisée (I Rois V. 2-4).
Le seul désir que Dieu admette et veuille là où il est, est celui de garder sa loi en toute perfection et de porter la Croix du Christ sur nos épaules. La sainte Écriture ne nous dit pas que Dieu ait ordonné de placer, dans l'arche où était la manne, autre chose que le livre de la Loi (Deut. XXXI, 26) et la verge d'Aaron, image de la Croix (Nomb. XVII, 10). Car l'âme, dont l'unique ambition sera de garder parfaitement la loi du Seigneur et de porter la Croix de Jésus-Christ, sera l'arche véritable qui renfermera en soi la véritable manne, c'est-à-dire Dieu lui-même.
CHAPITRE VI
OÙ L'ON PARLE DE DEUX PRINCIPAUX DOMMAGES CAUSÉS À L'ÂME PAR SES TENDANCES; L'UN EST PRIVATIF L'AUTRE POSITIF. ON LE PROUVE PAR L'AUTORITÉ DE LA SAINTE ÉCRITURE.
Il est bon de donner un exposé plus clair et plus détaillé de ce que nous avons dit.
Nous allons donc montrer comment nos tendances causent à l'âme deux dommages principaux.
Le premier la prive de l'Esprit de Dieu; l'autre la fatigue, la tourmente, l'obscurcit, la souille, l'affaiblit.
C'est là ce qu'enseigne Jérémie par ces paroles:
« Mon peuple a fait deux maux: il m'a abandonné, moi qui suis la source d'eau vive, et il s'est creusé des citernes qui ne peuvent contenir l'eau (Jér. II, 13). » Ces deux maux sont causés par un seul acte de la tendance naturelle.
Il est clair, en effet, que l'âme qui s'affectionne à une créature tombe, par le fait même, plus bas que la créature; plus elle s'y attache, et moins elle est capable de s'unir à Dieu.
Deux contraires ne peuvent pas exister à la fois dans le même sujet; or l'amour de Dieu et l'amour de la créature sont deux contraires; ils ne peuvent exister en même temps dans une âme.
Quel rapport y a-t-il entre la créature et le Créateur?
Entre le sensible et le spirituel? Entre le visible et l'invisible? Entre le temporel et l'éternel?
Entre l'aliment céleste, pur et spirituel, et la nourriture grossière des sens? Entre le dénuement du Christ et l'attachement à un objet quelconque?
Dans l'ordre naturel des choses, une forme ne peut s'introduire dans un sujet si elle n'en a pas tout d'abord chassé la forme contraire; car celle-ci, tant qu'elle dure, lui est un obstacle; il y a incompatibilité entre les deux; de même, tant que l'âme est assujettie à l'esprit sensible et animal, elle est incapable de recevoir l'esprit purement spirituel. Aussi Notre-Seigneur a dit dans saint Matthieu:
« Il n'est pas juste de prendre le pain des enfants pour le donner aux chiens (Mat. XV, 26) »; et dans un autre endroit: « Veillez à ne pas donner aux chiens ce qui est saint (Mat. VII, 6). »
Dans ces textes, Notre-Seigneur Jésus-Christ appelle enfants de Dieu ceux qui renoncent à toutes leurs tendances vers les créatures, pour se disposer à recevoir purement l'Esprit de Dieu; et il compare à des chiens ceux qui veulent trouver pour leurs tendances un aliment dans les créatures.
Aux enfants il est donné de manger avec leur père et à sa table, c'est-à-dire à se nourrir de son esprit; tandis que les miettes qui tombent de la table sont pour les chiens. Il faut savoir ici que toutes les créatures ne sont que des miettes qui sont tombées de la table de Dieu.
C'est donc à bon droit que l'on appelle chien celui qui cherche son aliment dans les créatures; on lui enlève le pain des enfants, parce qu'il ne veut pas s'élever au-dessus des créatures, qui ne sont que de vraies miettes, jusqu'à la table de l'Esprit incréé de son Père.
Aussi ils sont justement comme des chiens toujours affamés, car les miettes servent plutôt à exciter leur faim qu'à l'apaiser. David dit d'eux: « Ils souffriront de la faim comme des chiens, et rôderont autour de la cité; et s'ils ne sont pas rassasiés, ils murmureront (Ps. LVIII, 15-16).
» Tel est le propre de celui qui est esclave de ses tendances; il est toujours mécontent et inquiet comme un famélique. Or quel rapport peut-on établir entre la faim que provoquent toutes les créatures, et le rassasiement que donne l'Esprit de Dieu?
Tant que l'âme n'aura pas rejeté cette faim du créé, elle ne pourra recevoir le rassasiement de l'incréé. Ainsi qu'il a déjà été dit, deux contraires, comme le sont la faim et le rassasiement, ne peuvent pas se rencontrer à la fois dans le même sujet.
Ce qui précède montre comment Dieu fait plus en quelque sorte quand il purifie et dégage une âme de ces oppositions à son esprit que quand il la tire du néant; les dérèglements de ses tendances et de ses affections sont plus opposés à l'action divine et lui résistent plus que le néant.
Ce néant, en effet, ne résiste pas à Sa Majesté, comme le fait la tendance de la créature.
Nous en avons dit assez sur le premier dommage principal causé à l'âme par ses tendances, en résistant à l'Esprit de Dieu; d'ailleurs nous en avions déjà parlé longuement plus haut.
Parlons maintenant du second dommage qu'elles produisent. Il se manifeste de beaucoup de manières; car les tendances de l'âme la fatiguent, la troublent, l'obscurcissent, la souillent et l'affaiblissent.
Nous traiterons de ces cinq effets en particulier.
Tout d'abord, il est clair que ces tendances lassent et fatiguent l'âme.
Elles ressemblent à de petits enfants inquiets et mécontents, qui ne cessent de demander tantôt une chose, tantôt une autre à leur mère, et ne sont jamais satisfaits.
De même que se lasse et se fatigue celui qui creuse la terre avec le désir d'y trouver un trésor, ainsi se lasse et se fatigue l'âme qui veut acquérir ce que réclament ses tendances; alors même qu'elle réussit enfin à l'obtenir, elle se fatigue toujours, car elle n'est jamais satisfaisante.
En définitive, elle n'a creusé que des citernes crevassées qui ne peuvent contenir l'eau pour étancher la soif. Aussi Isaïe a dit: « Après s'être lassé et fatigué, il a encore soif et son âme est toujours altérée».
Cette âme se lasse et se fatigue à cause de ses tendances; elle est comme le malade qui a la fièvre: à chaque instant sa soif augmente, il ne se trouve bien que lorsque la fièvre l'a quitté.
Comme il est dit au livre de Job: « Après s'être bien rassasié, il se trouve déchiré, étouffé, et toutes les douleurs fondent sur lui (Job XX, 22) ».
L'âme est fatiguée et affligée par ses tendances, qui la blessent, la secouent et la troublent comme le sont les flots sous l'action des vents. Comme eux, elle est bouleversée sans pouvoir trouver nulle part un moment de repos. Isaïe dit en parlant de ces âmes:
« Les impies sont comme une mer agitée qui ne peut se calmer (Is. LVII, 20) »; et celui-là est méchant qui ne surmonte pas ses tendances.
Elle se lasse et fatigue, l'âme qui veut satisfaire ses penchants; elle ressemble à celui qui, poussé par la faim, ouvre la bouche pour se rassasier de vent; et, au lieu de se rassasier, il se dessèche davantage, parce que le vent n'est pas son aliment.
Aussi Jérémie a dit « Dans l'ardeur de ses désirs, elle a aspiré le vent dans ses affections (Jér. II, 24) ». Et voulant aussitôt après expliquer la sécheresse où elle se trouve, il lui donne cet avis: « Préserve ton pied de la nudité, et ton gosier de la soif (Jér. II, 25) », c'est-à-dire: préserve ta volonté de l'accomplissement d'un désir qui ne lui causerait que plus d'aridité.
L'amoureux s'est lassé et fatigué, car, le jour où il comptait réaliser ses voeux, il voit s'évanouir ses espérances; de même se lasse et se fatigue l'âme qui cède à ses tendances et les réalise, car tout lui cause un vide plus grand et une faim plus cruelle.
Comme on le dit vulgairement, nos tendances sont comme le feu: jetez-y du bois, il grandit; mais à peine l'a-t-il consumé, qu'il s'éteint nécessairement.
Or les tendances sont encore dans une condition pire sous ce rapport. Car le feu s'éteint dès que le bois est consumé, tandis que nos tendances ne diminuent pas quand on a travaillé à les réaliser et que leur objet s'évanouit; bien loin de diminuer, à l'exemple du feu qui a consumé son aliment, elles tombent dans la défaillance et la fatigue, car leur faim s'est accrue et par ailleurs leur aliment a diminué. Isaïe dit à ce propos:
« Il ira à droite, et il aura faim; il mangera à gauche, et il ne sera point rassasié (Is. IX, 20) ». Ceux-là, en effet, qui ne mortifient pas leurs tendances, quand ils marchent dans la voie de Dieu, qui est leur droite, sont justement torturés par la faim, parce qu'ils ne méritent pas le rassasiement de l'Esprit de suavité. Lorsqu'ils mangent à gauche, c'est-à-dire lorsqu'ils se laissent aller à la jouissance de quelque créature, ils ne se rassasient nullement, et c'est justice; car ils laissent de côté ce qui seul peut les satisfaire, et ils se nourrissent de ce qui augmente leur faim. Il est donc clair que les tendances sont pour l'âme une cause de lassitude et de fatigue.
LIVRE PREMIER
CHAPITRES 5 - 6
CHAPITRE V
OU L'ON TRAITE ET CONTINUE LE MÊME SUJET; ON MONTRE PAR L'AUTORITÉ ET DES IMAGES TIRÉES DE LA SAINTE ÉCRITURE COMBIEN IL EST NÉCESSAIRE À L'ÂME D'ALLER À DIEU PAR CETTE NUIT OBSCURE DE LA MORTIFICATION COMPLÈTE DE NOS TENDANCES.
Ce que nous avons dit peut nous donner quelque idée de la distance qui sépare tout ce que les créatures sont en elles-mêmes de ce que Dieu est en lui-même. Nous voyons également comment ceux qui s'attachent à quelques-unes d'entre elles sont aussi bien qu'elles éloignés de Dieu, puisque, comme nous le répétons, l'amour rend nos âmes égales et semblables à elles.
Saint Augustin l'avait bien compris, quand , s'adressant à Dieu dans ses « Soliloques », il disait: « Infortuné que je suis! Quand donc ma petitesse et mon imperfection pourront-elles être en rapport avec votre rectitude? Vous êtes essentiellement bon, et moi je suis mauvais; vous êtes miséricordieux, et moi sans miséricorde; vous êtes saint, et moi misérable; vous êtes juste, et moi injuste; vous êtes la lumière, et moi je suis aveugle; vous êtes la vie, et moi la mort; vous êtes le remède, et moi le malade; vous êtes la souveraine vérité, et moi je ne suis que vanité (Solil. Ch. II (Migne, Patr. Lat., t. XL, p. 866)) ».
Ces paroles, le Saint les prononçait pour montrer sa tendance vers les créatures.
C'est donc une ignorance souveraine de la part de l'âme de se croire capable d'arriver à ce haut état de l'union divine, si tout d'abord elle n'a pas détaché ses tendances de tous les biens naturels et surnaturels qui peuvent lui appartenir (...qui peuvent l'arrêter, comme nous le montrerons plus loin ». P. Silverio); il y a, en effet, une distance infinie entre eux et le don qui est fait en cet état de pure transformation en Dieu. Voilà, pourquoi le Christ, Notre-Seigneur, nous enseigne cette voie du renoncement, lorsqu'il nous dit dans saint Luc: « Celui qui ne renonce pas à tout ce qu'il possède ne peut être mon disciple (Luc. XIV, 33) ».
Voilà qui est clair.
La doctrine que le Fils de Dieu est venu enseigner en ce monde est celle du mépris de toutes choses créées, qui nous dispose à recevoir l'Esprit de Dieu. Tant que l'âme ne s'est pas détachée des créatures, elle est incapable de recevoir ce divin Esprit et d'arriver à la pure transformation en lui.
Nous avons une figure de cette vérité au livre de l'« Exode », où il est dit que la Majesté divine n'a pas donné l'aliment céleste, c'est-à-dire la manne, aux enfants d'Israël, tant qu'ils n'avaient pas épuisé la farine qu'ils avaient apportée d'Égypte (Ex. XVI, 3 sv).
Cela nous fait comprendre que l'âme doit tout d'abord se détacher de tous les biens créés avant de parvenir à l'union divine, car cette nourriture des anges n'est pas pour le palais qui se plaît encore dans la nourriture des hommes. Non seulement elle est incapable de recevoir l'Esprit Divin, l'âme qui se nourrit ainsi et cherche de la saveur dans des mets étrangers, mais elle contriste même beaucoup la divine Majesté quand elle recherche l'aliment spirituel sans se contenter de Dieu seul, et en voulant conserver en même temps son affection pour d'autres objets et sa tendance vers eux.
C'est là ce que nous enseigne encore la sainte Écriture.
Les Hébreux ne se contentèrent pas de cette nourriture simple qu'était la manne; mais ils désirèrent de la chair et en demandèrent; et le Seigneur s'irrita profondément de les voir allier un aliment si vil et si grossier à un aliment si élevé et si simple que renfermait cependant la saveur et la substance de tous les aliments (Nomb. XI. 4).
Aussi ces viandes étaient encore dans leurs bouches, lorsque, nous dit David, la colère de Dieu fondit sur eux, et le feu du ciel en dévora des milliers (Ps. LXXVII, 31).
Il regardait comme indignes de recevoir le pain du ciel ceux qui en voulaient un autre.
Oh! Si les âmes adonnées à la spiritualité savaient de quels biens et de quelle abondance de faveurs spirituelles elles se privent en ne voulant pas se détacher entièrement des bagatelles de ce monde!
Comme elles trouveraient dans cette simple nourriture le goût de tous les biens, à la condition de se détacher de toute jouissance sensible!
Mais elles ne le trouvent pas parce qu'elles ne veulent pas ce renoncement. Pourquoi les Israélites n'ont-il pas trouvé le goût de tous les aliments qui était renfermé dans la manne?
C'est parce qu'ils ne se contentaient pas d'elle seule. Si donc ils n'y trouvaient pas le goût et la force qu'ils auraient voulus, ce n'est point parce que la manne ne les avait point, mais c'est parce qu'ils désiraient autre chose.
Celui qui veut aimer autre chose avec Dieu montre clairement qu'il fait de Dieu bien peu de cas; il met dans une même balance avec Dieu ce qui, nous l'avons dit, en est infiniment éloigné.
L'expérience nous apprend que la volonté, en s'affectionnant à un objet, le met dans son estime au-dessus de tout autre qui serait même bien plus excellent, mais qui ne lui plaît pas autant.
Si elle veut jouir également de l'un et de l'autre, elle fait forcément injure au plus digne, puisqu'elle les met injustement sur le même pied.
Or il n'y a rien qui puisse être égal à Dieu; c'est donc lui faire une grave injure que d'aimer autre chose avec lui ou d'y porter son affection. Et s'il en est ainsi, que serait-ce si l'âme aimait quelque chose au-dessus de Dieu!
Telle est la vérité que Dieu a voulu nous donner à entendre quand il ordonna à Moïse de gravir le sommet de la montagne où il devait lui parler.
Non seulement il lui commanda d'y monter seul et de laisser en bas les enfants d'Israël, mais il défendit même que les bêtes de somme fussent dans les pâturages voisins de la montagne (Ex. XXXIV, 3).
Il montre par là que l'âme qui doit parvenir à cette montagne de la perfection pour communiquer avec Dieu, non seulement doit se détacher de toutes les choses créées et les laisser en bas, mais doit aussi se détacher de toutes ses tendances figurées par les bêtes de somme et ne pas les laisser dans les pâturages qui sont en vue de la montagne, c'est-à-dire dans la jouissance d'autres choses qui ne sont pas Dieu. C'est en lui que tous les désirs sont remplis:
C'est l'état de perfection.
Ainsi donc, la voie et le moyen nécessaire pour monter consistent dans un soin habituel que l'on porte à mortifier les tendances. On arrivera d'autant plus vite au sommet que l'on s'empressera davantage à ce détachement.
Tant qu'on ne l'a pas obtenu, on ne parviendra pas au sommet, quelles que soient d'ailleurs les vertus que l'on pratique; et on ne les pratique pas parfaitement si l'âme n'est pas dans la nudité, le dépouillement et le détachement de toutes les tendances.
Nous en avons une image très vive dans « la Genèse ».
Nous y lisons que le patriarche Jacob voulut aller sur le mont Béthel pour y élever un autel à Dieu et lui offrir un sacrifice.
Mais il imposa tout d'abord trois conditions aux gens de sa suite: la première, de rejeter loin d'eux tous les dieux étrangers; la seconde, de se purifier; la troisième, de changer de vêtements (Gen. XXXV 2).
Ces trois conditions nous donnent à comprendre ce que l'âme qui veut gravir cette montagne de la perfection doit accomplir pour y faire d'elle-même un autel où elle offrira à Dieu un sacrifice d'amour pur, de louange et d'adoration profonde.
Avant de monter, elle doit avoir accompli parfaitement les conditions analogues à celles que nous avons rapportées; la première consiste à rejeter tous les dieux étrangers, c'est-à-dire toutes ses affections étrangères et toutes ses attaches; la seconde consiste à se purifier par la nuit obscure des sens des restes provenant de ses tendances: elle doit les mortifier et se repentir sincèrement; enfin la troisième condition nécessaire pour arriver à cette montagne élevée qui consiste dans le changement de vêtements. Ces vêtements, une fois les deux premières conditions accomplies, Dieu même les remplace par des vêtements nouveaux.
Il dote l'âme d'une nouvelle faculté de connaître et d'aimer Dieu en lui-même; mais tout d'abord il a dégagé sa volonté de tous ses anciens vouloirs et de tous les attraits du vieil homme, il a donc établi l'âme dans de nouvelles connaissances et un abîme de délices; il a relégué bien loin toutes ses autres connaissances et les souvenirs du passé; il a fait cesser tout ce qui restait du vieil homme, c'est-à-dire ses aptitudes naturelles, et a revêtu toutes ses facultés d'une nouvelle aptitude complètement surnaturelle, de telle sorte que ses opérations, d'humaines qu'elles étaient, sont devenues divines.
Voilà ce que l'on obtient dans l'état d'union. L'âme n'y est plus qu'un autel où Dieu reçoit l'adoration, la louange et l'amour, et où il habite seul. Voilà pourquoi il avait prescrit que l'autel sur lequel devaient lui être offerts les sacrifices fût vide à l'intérieur
Il voulait faire comprendre à l'âme qu'il la veut dégagée de toutes les choses créées, pour être digne de servir d'autel à Sa Majesté.
Il ne permettait pas non plus qu'il y eût sur cet autel un feu étranger, ni que son propre feu vînt jamais à s'éteindre. Aussi, parce que Nadab et Abiud, fils du grand prêtre Aaron, lui offrirent un feu étranger, il en fut irrité et les frappa subitement de mort devant l'autel même (Lévit. X, 1). Nous devons comprendre par là que l'âme, pour être un autel digne de Dieu, ne doit pas laisser le feu de la charité s'éteindre en elle, ni consentir au mélange d'un amour étranger. Dieu ne consent à aucun alliage de la créature avec lui. Voici en effet ce que nous lisons au premier livre des Rois.
Les Philistins avaient placé l'arche d'alliance dans le temple où était leur idole; or, tous les matins, on trouvait cette idole renversée par terre; et à la fin ils la trouvèrent brisée (I Rois V. 2-4).
Le seul désir que Dieu admette et veuille là où il est, est celui de garder sa loi en toute perfection et de porter la Croix du Christ sur nos épaules. La sainte Écriture ne nous dit pas que Dieu ait ordonné de placer, dans l'arche où était la manne, autre chose que le livre de la Loi (Deut. XXXI, 26) et la verge d'Aaron, image de la Croix (Nomb. XVII, 10). Car l'âme, dont l'unique ambition sera de garder parfaitement la loi du Seigneur et de porter la Croix de Jésus-Christ, sera l'arche véritable qui renfermera en soi la véritable manne, c'est-à-dire Dieu lui-même.
CHAPITRE VI
OÙ L'ON PARLE DE DEUX PRINCIPAUX DOMMAGES CAUSÉS À L'ÂME PAR SES TENDANCES; L'UN EST PRIVATIF L'AUTRE POSITIF. ON LE PROUVE PAR L'AUTORITÉ DE LA SAINTE ÉCRITURE.
Il est bon de donner un exposé plus clair et plus détaillé de ce que nous avons dit.
Nous allons donc montrer comment nos tendances causent à l'âme deux dommages principaux.
Le premier la prive de l'Esprit de Dieu; l'autre la fatigue, la tourmente, l'obscurcit, la souille, l'affaiblit.
C'est là ce qu'enseigne Jérémie par ces paroles:
« Mon peuple a fait deux maux: il m'a abandonné, moi qui suis la source d'eau vive, et il s'est creusé des citernes qui ne peuvent contenir l'eau (Jér. II, 13). » Ces deux maux sont causés par un seul acte de la tendance naturelle.
Il est clair, en effet, que l'âme qui s'affectionne à une créature tombe, par le fait même, plus bas que la créature; plus elle s'y attache, et moins elle est capable de s'unir à Dieu.
Deux contraires ne peuvent pas exister à la fois dans le même sujet; or l'amour de Dieu et l'amour de la créature sont deux contraires; ils ne peuvent exister en même temps dans une âme.
Quel rapport y a-t-il entre la créature et le Créateur?
Entre le sensible et le spirituel? Entre le visible et l'invisible? Entre le temporel et l'éternel?
Entre l'aliment céleste, pur et spirituel, et la nourriture grossière des sens? Entre le dénuement du Christ et l'attachement à un objet quelconque?
Dans l'ordre naturel des choses, une forme ne peut s'introduire dans un sujet si elle n'en a pas tout d'abord chassé la forme contraire; car celle-ci, tant qu'elle dure, lui est un obstacle; il y a incompatibilité entre les deux; de même, tant que l'âme est assujettie à l'esprit sensible et animal, elle est incapable de recevoir l'esprit purement spirituel. Aussi Notre-Seigneur a dit dans saint Matthieu:
« Il n'est pas juste de prendre le pain des enfants pour le donner aux chiens (Mat. XV, 26) »; et dans un autre endroit: « Veillez à ne pas donner aux chiens ce qui est saint (Mat. VII, 6). »
Dans ces textes, Notre-Seigneur Jésus-Christ appelle enfants de Dieu ceux qui renoncent à toutes leurs tendances vers les créatures, pour se disposer à recevoir purement l'Esprit de Dieu; et il compare à des chiens ceux qui veulent trouver pour leurs tendances un aliment dans les créatures.
Aux enfants il est donné de manger avec leur père et à sa table, c'est-à-dire à se nourrir de son esprit; tandis que les miettes qui tombent de la table sont pour les chiens. Il faut savoir ici que toutes les créatures ne sont que des miettes qui sont tombées de la table de Dieu.
C'est donc à bon droit que l'on appelle chien celui qui cherche son aliment dans les créatures; on lui enlève le pain des enfants, parce qu'il ne veut pas s'élever au-dessus des créatures, qui ne sont que de vraies miettes, jusqu'à la table de l'Esprit incréé de son Père.
Aussi ils sont justement comme des chiens toujours affamés, car les miettes servent plutôt à exciter leur faim qu'à l'apaiser. David dit d'eux: « Ils souffriront de la faim comme des chiens, et rôderont autour de la cité; et s'ils ne sont pas rassasiés, ils murmureront (Ps. LVIII, 15-16).
» Tel est le propre de celui qui est esclave de ses tendances; il est toujours mécontent et inquiet comme un famélique. Or quel rapport peut-on établir entre la faim que provoquent toutes les créatures, et le rassasiement que donne l'Esprit de Dieu?
Tant que l'âme n'aura pas rejeté cette faim du créé, elle ne pourra recevoir le rassasiement de l'incréé. Ainsi qu'il a déjà été dit, deux contraires, comme le sont la faim et le rassasiement, ne peuvent pas se rencontrer à la fois dans le même sujet.
Ce qui précède montre comment Dieu fait plus en quelque sorte quand il purifie et dégage une âme de ces oppositions à son esprit que quand il la tire du néant; les dérèglements de ses tendances et de ses affections sont plus opposés à l'action divine et lui résistent plus que le néant.
Ce néant, en effet, ne résiste pas à Sa Majesté, comme le fait la tendance de la créature.
Nous en avons dit assez sur le premier dommage principal causé à l'âme par ses tendances, en résistant à l'Esprit de Dieu; d'ailleurs nous en avions déjà parlé longuement plus haut.
Parlons maintenant du second dommage qu'elles produisent. Il se manifeste de beaucoup de manières; car les tendances de l'âme la fatiguent, la troublent, l'obscurcissent, la souillent et l'affaiblissent.
Nous traiterons de ces cinq effets en particulier.
Tout d'abord, il est clair que ces tendances lassent et fatiguent l'âme.
Elles ressemblent à de petits enfants inquiets et mécontents, qui ne cessent de demander tantôt une chose, tantôt une autre à leur mère, et ne sont jamais satisfaits.
De même que se lasse et se fatigue celui qui creuse la terre avec le désir d'y trouver un trésor, ainsi se lasse et se fatigue l'âme qui veut acquérir ce que réclament ses tendances; alors même qu'elle réussit enfin à l'obtenir, elle se fatigue toujours, car elle n'est jamais satisfaisante.
En définitive, elle n'a creusé que des citernes crevassées qui ne peuvent contenir l'eau pour étancher la soif. Aussi Isaïe a dit: « Après s'être lassé et fatigué, il a encore soif et son âme est toujours altérée».
Cette âme se lasse et se fatigue à cause de ses tendances; elle est comme le malade qui a la fièvre: à chaque instant sa soif augmente, il ne se trouve bien que lorsque la fièvre l'a quitté.
Comme il est dit au livre de Job: « Après s'être bien rassasié, il se trouve déchiré, étouffé, et toutes les douleurs fondent sur lui (Job XX, 22) ».
L'âme est fatiguée et affligée par ses tendances, qui la blessent, la secouent et la troublent comme le sont les flots sous l'action des vents. Comme eux, elle est bouleversée sans pouvoir trouver nulle part un moment de repos. Isaïe dit en parlant de ces âmes:
« Les impies sont comme une mer agitée qui ne peut se calmer (Is. LVII, 20) »; et celui-là est méchant qui ne surmonte pas ses tendances.
Elle se lasse et fatigue, l'âme qui veut satisfaire ses penchants; elle ressemble à celui qui, poussé par la faim, ouvre la bouche pour se rassasier de vent; et, au lieu de se rassasier, il se dessèche davantage, parce que le vent n'est pas son aliment.
Aussi Jérémie a dit « Dans l'ardeur de ses désirs, elle a aspiré le vent dans ses affections (Jér. II, 24) ». Et voulant aussitôt après expliquer la sécheresse où elle se trouve, il lui donne cet avis: « Préserve ton pied de la nudité, et ton gosier de la soif (Jér. II, 25) », c'est-à-dire: préserve ta volonté de l'accomplissement d'un désir qui ne lui causerait que plus d'aridité.
L'amoureux s'est lassé et fatigué, car, le jour où il comptait réaliser ses voeux, il voit s'évanouir ses espérances; de même se lasse et se fatigue l'âme qui cède à ses tendances et les réalise, car tout lui cause un vide plus grand et une faim plus cruelle.
Comme on le dit vulgairement, nos tendances sont comme le feu: jetez-y du bois, il grandit; mais à peine l'a-t-il consumé, qu'il s'éteint nécessairement.
Or les tendances sont encore dans une condition pire sous ce rapport. Car le feu s'éteint dès que le bois est consumé, tandis que nos tendances ne diminuent pas quand on a travaillé à les réaliser et que leur objet s'évanouit; bien loin de diminuer, à l'exemple du feu qui a consumé son aliment, elles tombent dans la défaillance et la fatigue, car leur faim s'est accrue et par ailleurs leur aliment a diminué. Isaïe dit à ce propos:
« Il ira à droite, et il aura faim; il mangera à gauche, et il ne sera point rassasié (Is. IX, 20) ». Ceux-là, en effet, qui ne mortifient pas leurs tendances, quand ils marchent dans la voie de Dieu, qui est leur droite, sont justement torturés par la faim, parce qu'ils ne méritent pas le rassasiement de l'Esprit de suavité. Lorsqu'ils mangent à gauche, c'est-à-dire lorsqu'ils se laissent aller à la jouissance de quelque créature, ils ne se rassasient nullement, et c'est justice; car ils laissent de côté ce qui seul peut les satisfaire, et ils se nourrissent de ce qui augmente leur faim. Il est donc clair que les tendances sont pour l'âme une cause de lassitude et de fatigue.
A suivre...
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