A quoi servent encore les églises ?

Éric Werner


Au XVIIe siècle déjà, on s’interrogeait sur l’utilité des églises. Voici ce qu’écrivait La Bruyère:


 «Qui pourrait s’imaginer, si l’expérience ne nous le mettait devant les yeux, quelle peine ont les hommes à se résoudre d’eux-mêmes à leur propre félicité, et qu’on ait besoin de gens d’un certain habit, qui par un discours préparé, tendre et pathétique, par de certaines inflexions de voix, par des larmes, par des mouvements qui les mettent en sueur et qui les jettent dans l’épuisement, fassent enfin consentir un homme chrétien et raisonnable, dont la maladie est sans ressource, à ne se point perdre et à faire son salut?»


La Bruyère pense qu’on peut très bien se passer des églises pour faire son salut, autrement dit mener une vie raisonnable, et par là même accéder à un certain bonheur (« félicité»). A l’époque il était risqué de le dire. Mais il le dit. Il met la pensée contraire sur le compte de «l’usage», autrement dit de la coutume, qu’il juge déraisonnable. Ce qu’effectivement elle est bien souvent. 


Aujourd’hui on ne risque plus grand-chose à le dire. Mais personne non plus ne le dit. Quel sens cela aurait-il? Qui songe aujourd’hui encore «à ne se point perdre», pour reprendre les termes de La Bruyère? A «faire son salut»? D’une part, les hommes ont cessé de se poser le problème, et d’autre part, continueraient-ils à se le poser, que les églises ne leur seraient plus d’aucune secours dans ce domaine. Car elles aussi ont cessé de se le poser.



Que se posent-elles, en fait, comme problèmes? 


On peut s’en faire une petite idée en feuilletant la presse dite religieuse. Ainsi, le tous-ménages protestant que je trouve au début de chaque mois dans ma boîte aux lettres a consacré son dernier numéro à la formation des imams à la Faculté de théologie protestante de Genève. C’est une première réponse. Le même périodique avait consacré son avant-dernier numéro au mariage pour tous. Je sais qu’il ne faut pas généraliser. Mais chacun voit bien quelles sont aujourd’hui les préoccupations des églises protestantes. 



La Bruyère vivrait-il aujourd’hui qu’il ne manquerait pas de les commenter dans son chapitre sur les «usages». Car elles relèvent de l’usage, autrement dit des mœurs, de la coutume. Les églises protestantes suivent les mœurs, la coutume, imitent donc ce qui se fait autour d’elles. Au passage, on relèvera que la presse dite religieuse défend les mêmes positions exactement que la presse non religieuse. Les contenus sont rigoureusement interchangeables.



Passons maintenant à l’Eglise catholique. En 2017, le pape a dit qu’il fallait «rendre légale l’immigration illégale». Il a proposé 21 mesures pour la «protéger», y incluant le regroupement familial et d’autres mesures similaires. Il a également critiqué «le soi-disant devoir moral de conserver l’identité culturelle et religieuse d’origine». Il parlait des Européens. Lui aussi est donc dans l’imitation, le suivisme. C’est un choix possible. Il est même possible que si le pape entend aujourd’hui rester pape (et ne pas être démissionné), il n’a d’autre choix possible que de tenir ce discours-là. C’est le seul possible. Mais on n’empêchera personne non plus de se dire, comme le faisait La Bruyère il y a trois siècles: à quoi bon les églises? A quoi ça sert? Et à l’étape suivante: pourquoi, tout simplement, ne pas s’en passer? Faire sans?



Il y a eu deux grands papes à l’époque récente. Le premier est Pie XI, avec son encyclique Divini Redemptoris sur le communisme (1937), et plus récemment Benoît XVI avec son discours de Ratisbonne sur l’islam. L’un comme l’autre ont dit des paroles de vérité. De telles paroles sont extrêmement rares au sein des églises. Le plus souvent ce qui se dit non seulement n’a rien à voir avec la vérité mais sert plutôt à l’occulter. On est dans la communication. Mais là, exceptionnellement, des papes ont dit la vérité. Peut-être pas toute la vérité, mais quand même une partie. Et également rien que la vérité.

Du communisme, Pie XI a en effet dit qu’il était «intrinsèquement pervers». Personne, par la suite, ne s’est jamais plus exprimé de la sorte au sein de l’église catholique. Rien, au contraire, n’a été épargné pour faire oublier cette parole iconoclaste, la recouvrir de paroles apaisantes, accommodantes.

Cet effort d’occultation a été fort bien décrit par Alain Besançon dans un livre récent, livre pointant en particulier le concile Vatican II et les textes du concile sur le communisme.

Alain Besançon insiste ainsi sur le fait que ces textes s’inscrivent très en retrait par rapport à la grande encyclique de Pie XI. Ils ne traitent d’ailleurs plus du communisme, mais de l’athéisme en général: une manière de noyer le poisson. Alors qu’en un quart de siècle la compréhension qu’on avait du communisme aurait normalement dû progresser, s’approfondir, c’est l’inverse exactement qui s’est produit. En cause principalement, l’adaptation aux exigences du moment (Aggiornamento), et ce qui, à l’époque, en a été la traduction concrète dans ce domaine: l’Ostpolitik, le «dialogue» avec l’Est. Les principales victimes en ont été les fidèles catholiques en proie aux persécutions.


Pie XI, on le sait, s’est également illustré par une autre grande encyclique, Mit brennender Sorge, consacrée, elle, au nazisme. Ce n’est pas en vain que ces deux textes ont été publiés à quelques jours seulement de distance l’un de l’autre.

L’intention était de souligner la parenté d’inspiration profonde entre ces deux espèces antagonistes de totalitarisme: antagonistes, mais en fait issues de la même souche (c’est le thème même de Hannah Arendt dans The Origins of Totalitarianism, qui paraîtra une quinzaine d’années plus tard).


Quant à Benoît XVI, il a su dire sur l’islam ce qu’il fallait exactement en dire. Il n’a pas dit que l’islam était «intrinsèquement pervers», mais il a su trouver les mots qu’il fallait pour parler d’un certain nombre de traits intrinsèquement et consubstantiellement liés, de fait, à l’islam, et à ce titre systématiquement occultés, tabouisés. Il est très mal venu aujourd’hui d’en parler, en particulier dans les églises (je parle ici des églises occidentales: il faudrait ici mettre à part les églises orientales), et en règle générale personne ne le fait. C’est beaucoup trop dangereux. Le pape Benoît XVI, lui, ne s’est pas laissé intimider. Il en a parlé. Comme on le sait, cela lui a coûté son poste.



Ce sont des moments rares, à vrai dire exceptionnels. De Pie XI et de Benoist XVI, on peut réellement dire qu’ils «ne se sont point perdus», qu’ils ont fait leur salut. Ces moments-là sont aussi ceux où les églises méritent réellement d’être dites chrétiennes. Il y a ici confluence entre le christianisme et les églises. Mais ces points de rencontre, encore une fois, sont rares. En fait, ils sont accidentels. Il y a longtemps que le christianisme, le vrai, l’authentique, a divorcé des églises, églises auxquels ne le relie plus que «l’usage», l’habitude. On est habitué depuis toujours à associer le christianisme aux églises. Mais ce n’est qu’un usage, une habitude. En réalité, le christianisme ne vit, ne s’épanouit bien qu’en dehors des églises. Ce qu’avaient bien compris un certain nombre d’esprits de la Renaissance: Montaigne, Érasme, etc. Ce sera l’une des intuitions aussi de Rousseau.

Une habitude, donc, rien d’autre qu’une habitude. Qui plus est, cette habitude elle-même est en voie de disparition. De même que les églises se passent aujourd’hui très bien du christianisme (en fait, elles s’en sont toujours très bien passées), le christianisme, lui, se passe aujourd’hui très bien des églises. Non seulement il n’a plus besoin d’elles pour être ce qu’il est, mais le fait de s’en être détaché lui a plutôt été bénéfique. Les défaillances des églises, leurs compromissions diverses et variées ne le concernent plus en rien. Qu’elles fassent ce qui leur chante, ce n’est plus son affaire.


Note :

Alain Besançon, Problèmes religieux contemporains, Éditions de Fallois, 2015, en particulier le chapitre IV