Quelques députés écologistes et socialistes, engagés au soutien de l’avortement, ont entrepris de supprimer la clause de conscience à l’IVG. La proposition de loi sera soumise au vote de l’Assemblée nationale le 18 février, après avoir été rejetée par le Sénat le 20 janvier. Depuis la loi Veil, cette clause garantit aux médecins, sages-femmes, infirmiers et auxiliaires médicaux, le droit de refuser de concourir à une interruption de grossesse. Elle bénéficie aussi aux établissements de santé privés, sauf lorsqu’ils sont associés au service public hospitalier.
Ce projet rencontre l’opposition des médecins, en particulier du Collège national des gynécologues et obstétriciens français (CNGOF) et du Syndicat national des gynécologues et obstétriciens de France (Syngof), qui ont chacun rappelé leur attachement au maintien de cette clause de conscience. De même, dans son avis du 8 décembre 2020, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) a estimé que «
la clause de conscience spécifique souligne la singularité de l'acte médical que représente l'IVG. » et se déclare favorable à son maintien.
Le Gouvernement a annoncé ne pas prendre position et s’en remettre à la sagesse des députés.
Selon les initiateurs de cette proposition de loi, «
l’existence d’une telle clause de conscience spécifique conduit à une stigmatisation particulière de l’acte d’IVG, contribuant ainsi à en faire un acte médical à part et participe donc de la culpabilisation des femmes y recourant » ; la suppression de la clause «
permettrait de faire progresser le droit à l’IVG et d’en finir avec une vision archaïque d’un acte médical spécifique » (rapport d’information 3343 de l’Assemblée). Cette suppression a donc une finalité symbolique, en ce que l’existence légale de cette clause implique que l’avortement est un acte auquel il est légitime d’objecter. La suppression tend donc à la normalisation morale de l’IVG. Il s’agit d’effacer « la seule survivance » « des restrictions initiales » apportées à l’IVG en 1975, après la suppression de la condition de détresse, du délai de réflexion, du non-remboursement de l’IVG, de l’interdiction de sa publicité, etc.
La suppression de la clause de conscience a aussi une finalité pratique : garantir à long terme la pratique de l’avortement. En effet, de moins en moins de gynécologues acceptent de pratiquer l’avortement - ils ne sont plus que 27,5% et ont en moyenne 61 ans -, à mesure, sans doute, que l’imagerie médicale progresse, d’où la volonté de ces députés, non seulement de réduire le droit à l’objection de conscience, mais aussi de permettre aux sages-femmes de pratiquer des avortements médicamenteux et chirurgicaux à la place des médecins, et de les « revaloriser », c’est-à-dire d’en augmenter la rémunération.
Lors du débat sur l’avortement, Simone Veil déclarait qu’«
il va de soi qu’aucun médecin ou auxiliaire médical ne sera jamais tenu d’y participer ». La clause de conscience était une condition essentielle de la dépénalisation de l’avortement, à tel point que le Conseil constitutionnel reconnut à cette clause une valeur constitutionnelle dans sa décision du 15 janvier 1975. Il jugea alors que la loi Veil «
respecte la liberté des personnes appelées à recourir ou à participer à une interruption de grossesse, qu’il s’agisse d’une situation de détresse ou d’un motif thérapeutique ; [et] que, dès lors, elle ne porte pas atteinte au principe de liberté posé à l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ». L’expression «
dès lors » indique que la garantie de la liberté de conscience est une condition
de la constitutionnalité de la loi. Le Conseil constitutionnel a confirmé cette appréciation dans sa décision du 27 juin 2001.
Le droit à l’objection de conscience est aussi garanti par les traités internationaux, notamment par la Convention européenne des droits de l’homme, au titre de la liberté de conscience. Saisie du sujet, la CEDH reconnaît «
l’exercice effectif de la liberté de conscience des professionnels de la santé dans le contexte de leurs fonctions » (
R. R. c. Pologne, 2011)
. L’Organisation Mondiale de la Santé reconnaît aussi que «
chaque agent de santé a le droit d’objecter en conscience à la pratique de l’avortement » (
2013). Il en est de même de l’Association médicale mondiale (
AMM) et de la Fédération Internationale des Gynécologues et Obstétriciens (FIGO,
2015), laquelle déclare qu’aucun agent de santé «
ne peut être contraint à conseiller ou pratiquer une IVG si cela s’inscrit à l’encontre de ses convictions personnelles ».
Ainsi, le droit à l’objection de conscience à l’avortement est un droit fondamental, tant en droit français qu’international. Pourtant, il est difficile de le faire respecter en pratique, en particulier en début de carrière, tant la pression est forte.
À l’appui de la demande de suppression de la clause de conscience, les députés invoquent l’existence d’une « clause de conscience générale », de droit commun, dont bénéficierait déjà tous les médecins. Il ne s’agirait donc, selon ces députés, que de supprimer un doublon de cette clause, doublon inutile et stigmatisant, car il n’existerait que pour l’avortement.
Une telle affirmation est fausse à plusieurs égards. D’abord parce que les pratiques de la stérilisation contraceptive et de la recherche sur l’embryon humain bénéficient aussi d’une telle clause de conscience expresse. En outre, il ne faut pas être naïf : la suppression de la clause de conscience a pour but de réduire le droit à l’objection.
Ce que les députés désignent de « clause de conscience générale » vise en fait le droit, pour un médecin, une sage-femme et un infirmier,
« de refuser ses soins pour des raisons professionnelles ou personnelles », «
hors le cas d’urgence et celui où il manquerait à ses devoirs d’humanité ». De tels refus de soin résultent en général d’une impossibilité matérielle pour le praticien de réaliser l’acte demandé, en raison par exemple de son manque de temps, de matériel ou de qualification. C’est là un aspect du caractère libéral de l’exercice de la médecine.
Certes, un médecin objecteur pourrait invoquer son droit au refus de soins pour ne pas pratiquer un avortement, mais ce refus n’aurait plus la force de la clause de conscience, et exposerait potentiellement les praticiens à des poursuites.
En effet, le refus de soins constitue moins un droit qu’une exception à une obligation de soins, car il n’est possible qu’en présence «
d’une exigence personnelle ou professionnelle essentielle et déterminante de la qualité, de la sécurité ou de l’efficacité des soins » (article L.1110-3 du code de la santé publique). À défaut de remplir ces conditions, le praticien peut être condamné pour «
discrimination dans l'accès à la prévention ou aux soins ». Nous sommes loin d’un droit à l’objection. Les objecteurs devront donc se justifier, au cas par cas, et s’exposeront à des poursuites disciplinaires et judiciaires dont les modalités ont d’ailleurs déjà été facilitées par la loi du 26 janvier 2016 qui prévoit l’intervention dans ce contentieux des associations d’usagers, du Défenseur des droits, de la Fédération des acteurs de santé ou encore des Autorités régionales de santé (ARS). Autant dire que les praticiens objecteurs risquent fort d’être harcelés.
La sénatrice Laurence Rossignol explique d’ailleurs, dans son
rapport au nom de la commission des affaires sociales, qu’un «
professionnel de santé qui refuse la délivrance d'un contraceptif en urgence » – c’est-à-dire d’une pilule du lendemain potentiellement abortive – « méconnaît ses obligations professionnelles et peut être sanctionné à ce titre dans le cadre du dispositif de sanction des refus de soins. » On ne voit pas pourquoi, dès lors, le refus de soin serait acceptable s’agissant des avortements médicamenteux. Il y a, dans l’argumentation des initiateurs de cette proposition, une grande hypocrisie.
Enfin, le droit de refuser ses soins n’a qu’une valeur déontologique et réglementaire ; il pourrait donc être modifié, voire supprimé, par simple décret. Le CCNE avertit ainsi que les praticiens de santé seraient dans l’insécurité, «
la clause réglementaire pouvant toujours être aménagée ou supprimée facilement hors de tout débat public ». Une clause de conscience de nature seulement réglementaire violerait en outre le principe suivant lequel les libertés fondamentales doivent être garanties par la loi.
De fait, un simple droit déontologique serait de peu de poids face au « droit fondamental » à l’avortement. L’équilibre de la loi de 1975 serait rompu. Alors que l’objection était alors un droit, et l’avortement une tolérance, c’est la situation inverse qui serait imposée.
Si cette proposition de loi est adoptée, elle marquerait un tournant antilibéral, car elle tend à imposer l’acceptation morale de l’avortement ; la rapporteur du texte à l’Assemblée, Mme Gaillot, déclare d’ailleurs avoir pour objectif un «
changement de mentalité ».
Une société libérale se définit par le fait que coexistent en son sein deux niveaux de moralité : un niveau social marqué par la tolérance mutuelle, et un niveau privé relevant de l’intimité. C’est ainsi que des députés hostiles à titre privé à l’avortement ont accepté de voter sa dépénalisation, au nom de la tolérance. Cette dualité morale est fréquente ; elle s’exprime chaque fois qu’une personne déclare ne pas vouloir d’une pratique pour elle-même, sans pour autant s’y opposer pour les autres. C’est ainsi que des pratiques, autrefois prohibées, ont été dépénalisées puis érigées en libertés.
Ce principe de tolérance, qui structure la société libérale, exige aussi, pour être équitable, de ne pas imposer à une personne d’agir contre sa propre conscience. En effet, si ce dédoublement contradictoire de la morale est indolore pour la majorité des personnes, il ne l’est pas pour la minorité concernée directement par la réalisation de la pratique en cause ; car, pour prendre un exemple concret, c’est une chose de tolérer l’avortement, c’en est une autre de devoir le pratiquer soi-même. Pour les praticiens appelés à pratiquer l’avortement, les deux niveaux contradictoires de moralité se rencontrent, et se heurtent ; ce qui n’est pas le cas des députés et des électeurs
lambda. S’il est possible de faire coexister deux niveaux de moralité au sein d’une société libérale, cela ne l’est pas au sein d’une même personne qui ne peut agir, sans violence, contre sa conscience.
C’est ici que se place le droit à l’objection de conscience par lequel la société libérale organise la coexistence du double niveau de moralités contradictoires ; la clause évite que la licence accordée aux uns ne s’exerce aux dépens de la liberté des autres. La reconnaissance de l’objection de conscience contribue ainsi au fonctionnement équitable des sociétés libérales. Sa suppression marque à l’inverse une volonté d’imposer à tous une seule et même morale commune, aux dépens de la liberté de conscience et de la tolérance.
Pour aller plus loin :
Objection de conscience et droits de l'homme, Tequi, 2020.