Marcel Van (le petit Van)

Souvenir bien doux, gravé dans ma mémoire à jamais, jusqu'aux moindre détails. Je ne sais si ce jour-là sainte Thérèse est intervenue de quelque manière; toujours est il que la faveur que j'ai reçue en cette nuit bienheureuse ne diffère en rien de celle qu'a reçue autre fois sainte Thérèse.

Dieu me fera donc comprendre que la souffrance c'est sa sainte et mystérieuse volonté, c'est le cadeau de l'Amour. Mon coeur est encore accablé par la peur de la souffrance; je souffre, mais d'instinct je fuis le souffrance, bien que maintenant je ne sois plus aussi lâche.

La messe de minuit commence. Mon coeur se prépare avec soin à recevoir Jésus. Dans mon âme, il fait sombre et froid comme en pleine nuit d'hiver. Je ne sais plus où chercher la lumière et un peu d'amour pour réchauffer la demeure vide de mon coeur. A ce moment, Jésus seul est tout mon espoir. Je soupire après sa venue... et uniquement après sa venue. L'heure tant désirée arrive... et voila que j'étreins Jésus présent dans mon coeur. Une joie immense s'est emparée de toute mon âme; je suis hors de moi, comme si j'avais trouvé le trésor le plus précieux jamais rencontré dans ma vie... Quel bonheur! Et quelle douceur! A ce moment, pourquoi mes souffrances me paraissaient-elles si belles? Impossible de le dire, impossible de décrire cette beauté en la comparant avec quelques beauté terrestre. Tout ce que je peux dire, c'est que Dieu m'a donné un trésor, le cadeau le plus précieux de l'Amour.

En un instant, mon âme a été entièrement transformée. Je n'avais plus peur de la souffrance; au contraire, je me réjouissais et prenais plaisir à trouver des occasions de souffrir. Mon drapeau de conquête flottera désormais sur la colline de l'Amour. Dieu m'a confié une mission: celle de changer la souffrance en bonheur. Je ne supprime pas la souffrance, mais je la change en bonheur. Puisant sa force dans l'Amour, ma vie ne sera plus désormais que source de bonheur. Avant tout, j'ai pu me vaincre moi-même. Bien des fois, mon caractère trop sensible m'a fait souffrir beaucoup plus que les évènements fâcheux provenant de l'extérieur. Je me sentais maintenant le coeur léger et je bravais tout ce qui était souffrance.

J'allais donc paître mon boeuf à part en tâchant de me divertir avec la Sainte Vierge... Ensuite m'agenouillant sur son dos et tenant en main l'image de la Sainte Vierge, je le faisait paître lentement au bord de la rizière en récitant le chapelet à haute voix. Devant pareil naïveté, pensez vous mon Père, que la Sainte Vierge ait pu s'empécher de rire? Un jour je rencontrai un chrétien qui, me voyant me divertir de cette manière, me reprocha de manquer de respect envers la Sainte Vierge, en osant reciter le chapelet sur le dos d'un boeuf: "Agir ainsi, dit il, n'est ce pas mépriser la Sainte Vierge dans sa dignité?" Je rétorquai sans delai: "Quel manque de respect y a t'il à cela? J'aime la Sainte Vierge ma Mère et je l'aime partout. De son coté, elle m'aime aussi, alors quel lieu peut bien ne pas être digne?"

Voici quelle était mon intention : ou bien je quitterais la cure ou bien Mademoiselle Ngoan cesserait de fréquenter librement le vieux cathéchiste. Il fallait que l'une de ces deux possibilités se produise. Si ma démarche ne réussissait pas, et si le curé prenait la défense du vieux catéchiste, je demanderai aussitôt à retourner chez moi. Si au contraire ma démarche réussissait, je resterais; et de toute façon, il me fallait montrer que j'avais l'obligation de protéger la chasteté dans cette maison religieuse, où Dieu seul et les âmes pures peuvent vivre ensemble.

En peu de temps, la vie joyeuse me transforma en un autre homme. A mon avis, ce changement est dû pour une part à l'esprit de charité qui animait les éducateurs, mais surtout à la grâce divine elle-même qui agissait en moi. Je constatais qu'il m'était toujours facile de vivre dans l'intimité avec Dieu, et j'avais le sentiment assez net que Dieu était partout pour moi comme une réalité palpable. Dans le passé, mon âme avait été atteinte du mal de l'anxiété qui emprisonnait ma vie dans un cadre étroit, desséchant. Et bien, qu'elle ait été libérée par Dieu en la nuit de Noël 1940, elle restait toujours plus ou moins malingre, comme si elle n'avait pas encore entièrement recouvré la sérénité de la première enfance. Mais au séminaire, Dieu fit disparaître de mon âme toutes les séquelles des maladies dont elle souffrait encore.

Mais il y avait ceci : malgré mon immense désir d'arriver à la sainteté, j'avais la certitude que jamais je n'y parviendrais, car pour être un saint, il faut jeûner, il faut se donner la discipline, porter une pierre au cou, porter des chaînettes et une chemise de crin, endurer le froid, la gâle... etc. Mon Dieu ! S'il en est ainsi, je renonce... Toutes ces choses étant bien au-dessus de mes forces, j'étais désespéré en présence de conditions si dures à réaliser, et j'en concluais que mon désir de la sainteté était pour moi une pure folie, une grave tentation qu'il me fallait repousser fermement.

Je n'avais pas lu plus de deux pages, que mes yeux se voilèrent peu à peu, puis deux torrents de larmes coulèrent sur mes joues, inondant les pages du livres... J'avais l'impression que mon coeur s'était fondu en larmes brûlantes qui inondait mon visage... Ce qui mit le comble à mon émotion, ce fut ce raisonnement de sainte Thérèse: "Si Dieu ne s'abaissait que vers les fleurs les plus belles, symboles des saints Docteurs, son Amour ne serait pas un amour absolu, car le propre de l'amour, c'est de s'abaisser jusqu'a l'extrême limite".

Maintenant petit frère, il y a peut être encore une chose que tu redoutes; aie la patience de m'écouter pour t'y exercer, et tu en prendras l'habitude. Voici, quand tu parles au bon Dieu, fais-le en toute sincérité, comme si tu parlais avec ceux qui t'entourent. Tu peux lui raconter tout ce que tu veux; lui parler du jeu de billes, de l'ascension d'une montagne, des taquineries de tes camarades; et s'il t'arrive de te mettre en colère contre quelqu'un, dis le aussi au bon Dieu en toute sincérité. Dieu prend plaisir à t'écouter, bien plus, il a soif d'entendre ces petites histoires dont les gens sont trop avares avec lui. Ils peuvent sacrifier des heures à raconter des histoires amusantes à leurs amis, mais quand il s'agit du bon Dieu, qui a soif d'entendre des histoires semblables au point de pouvoir en verser des larmes, il ne se trouve personne pour lui en raconter. Désormais, petit frère, ne sois pas avare de tes histoires avec le bon Dieu. N'est ce pas? Thérèse riait.

Mais sainte soeur, Dieu connaît déjà absolument toutes ces choses; qu'est'il encore besoin de les lui raconter?

C'est vrai petit frère, Dieu connaît tout parfaitement. De toute éternité, tout est présent à ses yeux. De toute éternité aussi Dieu connaît tout cela, sans que personne ait besoin de lui en parler. Cependant, pour "donner" l'amour et "recevoir" l'amour, il doit s'abaisser au niveau d'un homme comme toi; et il le fait comme s'il oubliait complètement qu'il est Dieu, et qu'il connaît toute chose, dans l'espoir d'entendre une parole intime jaillir de ton coeur. Dieu agit ainsi parcequ'il t'aime; il veut par là te combler de grâces précieuses, te communiquer les bons désirs et toutes les délices que l'on goûte dans son Amour.

Je veux me servir ici d'un exemple. Lorsqu'un papa veut donner un baiser à son enfant, nécessairement, il ne peut rester planté là tout droit et exiger paresseusement que son enfant se hisse jusqu'a ses lèvres pour recevoir se baiser sur la joue. Est-ce qu'un tel baiser pourrait être appelé un baiser vraiment affectueux? Evidemment non! Pour donner un baiser à son petit, il est entendu que le papa doit s'incliner profondément jusqu'à la portée de son visage ou encore le prendre dans ses bras; dans les deux cas, il doit s'abaisser.

As tu compris petit frère? Dieu est notre Père aimant.

Van, mon petit frère, j'ai une chose à te dire, seulement je crains que cela ne t'attriste.

Oh! Ma sainte et bien-aimée soeur, comment pourrais-je être triste avec toi? Jusqu'a maintenant, est ce que tu m'as jamais vu triste à cause de tes paroles?

C'est vrai, mais aujourd'hui je sais que de toute façon tu seras triste et bien triste... C'est pourquoi je tiens d'abord à te demander ton consentement avant de t'en parler. Et maintenant, me promets tu de ne pas t'attrister? C'est à cette condition que j'oserai parler.

Ma soeur, je te le promets.

Dans ce cas je vais te le dire. Van, mon cher petit frère, Dieu m'a fait connaître que tu ne seras pas prêtre.

Jésus! Est ce bien vrai, ma soeur?

Oh! Tu n'as plus besoin de douter, cher petit frère, sois bien certain que le personnage qui t'est apparu cette nuit-là, n'était autre que ton Père saint Alphonse... Aujourd'hui je n'ai plus à te le cacher, et je te le dis franchement pour que tu reconnaisses ton erreur. Oui, le personnage que tu prenais pour Notre-Dame des Sept Douleurs était ton aimable Père saint Alphonse lui-même.

Ah! Je comprends, maintenant, pourquoi je le trouvais si semblable. Mais ma soeur, pourquoi, sachant que c'était mon Père saint Alphonse, ne me l'as tu pas dit tout de suite, me laissant dans l'erreur au risque de me faire pleurer?

C'est bien dommage, mais comme ce jour là tu ne connassais pas encore ton Père saint Alphonse, comment pouvais-je te dire que c'était lui? Si je te l'avais dit, tu n'aurais absolument rien compris, et ensuite tu te serais troublé, parceque tu ignorais qui était saint Alphonse, alors cela aurait été beaucoup plus pénible pour toi.

Cette fois, je fis connaitre à ma mère et à ma soeur Lê mon désir d'entrer chez les rédemptoristes... Quant à ma soeur Lê, elle ne montrait pas beaucoup d'enthousiasme, disant que j'étais encore jeune. Alors pourquoi faire la bêtise d'entrer dans un monastère où l'on ne mange que du riz avec du sel et de l'eau... J'expliquai à ma soeur la voie de la sainte volonté de Dieu, et la vie d'abandon d'une âme entièrement consacrée au Seigneur, lui disant qu'une telle âme n'a plus aucune raison de craindre ce qui pourrait lui arriver au cours de son existence.

Le coeur de l'enfant se laisse facilement attirer, alors si l'éducateur sait se faire aimer d'eux, l'oeuvre de leur éducation deviendra très facile. J'ai constaté que, lorsque les enfants m'aimaient, ils écoutaient tout ce que je leur disais, et acceptaient tout ce que je voulais. Ils étaient devenus entre mes mains absolument comme de la cire molle à laquelle je pouvais très facilement donner la forme que je voulais. Il n'en reste pas moins que la croix de l'éducateur est loin d'être facile à porter...

J'avais l'intention de choisir pour mon entrée en religion, la fête de Notre-Dame du Mont Carmel, car j'aurais aimé que le jour de mon admission au monastère coïncide avec une fête de la Sainte Viege. Mais à cause des circonstances et des difficultés de transport, j'ai du avancer mon départ d'une journée. Donc, le matin du 15, la famille, à l'exception de mon père, assista à la messe avec moi. Et bien que cette messe ne fût pas demandée par ma famille, celle-ci a bien voulu se rassembler près du seigneur pour lui offrir un de ses membres. Pour moi tout le temps de la messe et de l'action de grâce s'est passé dans la ferveur et dans la paix.

C'est très beau, si tu as su connaître clairement la volonté de Dieu comme tu le dis, je peux vraiment te mettre au nombre des âmes qui vivent tout près de Dieu. Mais je regrette beaucoup de ne pouvoir t'admettre immédiatement comme aspirant Frère coadjuteur. Tu ne pourrais probablement pas supporter cette vie. Accepte donc de retourner dans le monde pour quelque temps encore, afin de te fortifier davantage et de grandir encore un peu, car actuellement tu es trop petit.

Oui, mon Père, mais l'atmosphère du monde est incapable de me faire grandir d'un seul millimetre. J'ose affirmer avec certitude qu'il ne peut que me rendre encore plus faible, et il est possible que je meure avant le jour de mon admission dans la communauté. Je vous supplie donc de me recevoir par pitié. Ne craignez pas de me confier n'importe quel travail, si pénible qu'il soit. Avec la grâce de Dieu, je pourrai me charger de tout;

Petit frère, je ne te reproche pas de manquer de foi, mais je n'hésite pas à te dire que tu es bien sot: au lieu de t'occuper de ce qui mérite ton attention, tu rumines dans ton esprit des choses qui n'ont aucun fondement et qui ne peuvent que te troubler. Ecoute moi bien. Rejette ces pensées déraisonnables. Ne sois pas naïf au point de te baser sur le témoignage d'un frère qui n'a pas un brin d'esprit religieux pour juger toute une communauté religieuse. Si ce frère se dit content d'être entré en religion parce qu'on y mange à la française, tant pis pour lui.

Depuis que j'avais connu Thérèse, à part cette sainte chérie, je ne savais communiquer avec aucun autre saint. Si j'avais une grâce à demander, si je me trouvais dans quelque besoin, je ne savais que recourir à Thérèse, et c'est avec elle que je faisais toutes mes démarches. Mais la volonté de Thérèse était que j'entre en relation avec n'importe quel saint, elle voulait que j'aie confiance en chacun et que je leur demande des grâces avec la même intimité que je le faisais avec elle.

Car en ce monde, il n'y a pas de héros sans de lourdes épreuves. Dieu, dans sa sagesse en a disposé ainsi.

Intérieurement cependant, Dieu m'a introduit dans une vie nouvelle, dans une vie très différente de celle que je menais dans le monde. Il m'a aussi fait connaître le chemin de la perfection et les conditions pour arriver à la sainteté. Toutes ces choses, je ne les comprenais que sommairement, lorsque j'étais dans le monde. Mais une fois entré en communauté, Dieu m'a fait voir clairement chaque étape de la route, et les tempêtes que j'aurais à subir. Il n'a rien épargné non plus pour me faire sentir clairement la profondeur de son Amour. Vraiment je menais une vie que je peux qualifier autrement qu'une vie de Rédempteur.

J'ai constaté une chose. Après avoir appris à contempler Jésus caché dans les confrères et y réalisant sa vie dans les activités de chacun en particulier, je n'ai plus éprouvé aucune répugnance à apprendre auprès des confrères la pratiques des vertus. Au contraire, j'étais joyeux quand j'arrivais à bien me conduire comme les confrères. Et le bon Dieu, voyant que je prenais plaisir à mendier de la sorte, avait encore pitié de moi et m'accordait souvent bien au-delà de mes désirs. C'était vraiment la réalisation de cette béatitude: "Bienheureux les pauvres en esprit, car le Royaume de Dieu est à eux". Et ce Royaume de Dieu, c'est l'Amour même. Mais en attendant de régner avec Dieu, il me faudra passer encore par une série de dures épreuves.

En peu de temps, j'ai recouvré la paix de l'ame qui, peu à peu, m'a introduit dans une vie intérieure profonde. Oui, la paix de l'âme a été comme la voie qui m'a conduit au plus haut sommet de l'Amour. Toutefois, la croix me suivait partout, comme l'ombre accompagne l'homme. Mais quand une âme vit de la force de l'Amour, la croix devient pour elle comme une fleur au parfum délicat qu'elle savoure avec ivresse.

Malgré cela, après avoir mis à son service mon humble condition d'homme, Dieu lui même dans sa toute puissance, a bien voulu me faire connaître quelque chose de sa divinité. Il m'a communiqué le feu de son ardent Amour, il m'a appris mille manières faciles de lui exprimer mon amour et de lui faire plaisir, en attendant le jour où je lui appartiendrai parfaitement, et serai transformé en lui. Alors lui-même sera aussi tout à moi, et tous deux nous ne ferons plus qu'un dans l'Amour indestructible. Voilà le mystérieux secret de l'Amour, secret qu'on ne peut qualifier de rêverie ni d'illusion, mais bien de vérité que seul l'Amour est capable de réaliser.

J'ai ensuite commencé mon noviciat, et à partir de ce jour, Jésus, comme un compagnon de route, ne cessa de marcher à mes cotés jusqu'à la fin de cette année d'épreuve. Durant ce temps, quels ont été mes sentiments et les transformations opérées dans mon âme, mon Père, vous le savez très bien, pour me l'avoir déjà entendu raconter, et je pense que je n'ai pas besoin de vous donner de plus amples explications. Oui vraiment, Jésus-Marcel et Marcel-Jésus, voilà deux noms qui n'en font plus qu'un, et c'est vous, mon Père, qui avez été le témoin de cette union dès son début. Vous la connaissez donc bien, et je pense même que vous la connaissez encore mieux que moi.

Le 8 septembre, Ô quel heureux jour! J'y vois inscrit un double souvenir qui chaque année attirera mon attention. C'est d'abord le jour de la Nativité de la Mère de Dieu, et en même temps le jour où ma soeur sainte Thérèse célébra son mariage spirituel avec Jésus son Epoux d'amour. Depuis le jour où j'ai connu le livre Histoire d'une Âme, j'ai toujours désiré ressembler à sainte Thérèse, et je me disais :"si le jour de ma profession pouvait coïncider avec celui de la profession de ma soeur, comme je serai heureux!" Aujourd'hui, ce désir est devenu réalité, et c'est encore une gâtérie voulue par Jésus en faveur de son ami... au caractère difficile.