Marcel Van (le petit Van)

Ce n'est que plus tard, quand j'aurai fait l'experience de la misère, quand mon âme aura passé par le creuset de la souffrance, que cette rose de l'Amour (Sainte Thérèse de l'Enfant Jesus) se montrera à moi, qu'elle viendra à ma rencontre, me fera connaitre ma destinée et m'apprendra que le sacrifice est le témoignage évident du véritable amour; ce qui veut dire que si on aime Dieu de tout son coeur, il faut se conformer avec joie à sa volonté. Mais cette volonté de Dieu est très mystérieuse; elle n'apporte pas que des joies, et par contre, elle n'est pas non plus toujours porteuse de tristesse. C'est au prix de grande souffrance que Thérèse est devenue une sainte.

Hélas! Est ce que de mon coté j'ai été toujours fidèle? Franchement, j'avoue que j'ai mérité de passer par une période d'obscurité. Car pendant un certain temps, d'ailleurs pas très long, j'ai négligé la récitation du chapelet, force de ma vie de tous les jours, et cela probablement à cause de ma passion pour les jeux. De là que naturellement, il me semblait avoir perdu la joie, cette joie qui, au temps de la ferveur, était comme une force vive donnant à mon existence le bonheur et l'entrain. Mais à partir du jour ou j'oubliais la récitation du chapelet, cette joie disparut peu à peu chez moi, si bien que ma tante et mes cousins s'inquiétèrent, craignant que je ne sois atteint d'une maladie grave. Je retombai dans l'habitude de bouder, je redevins impatient et pleurnicheur. Cependant la Sainte vierge, ma mère ne tarda pas à me dévoiler la cause de mon mal. Elle me poussa à renouer le lien d'intimité qui m'attachait à elle par la récitation du chapelet. Quand J'eus repris cette pratique quotidienne, la Sainte Vierge porta de nouveau sur moi son doux regard maternel, elle me fit de nouveau couler des jours heureux. Je recouvrai la joie et le sourire, avec un ardent désir de m'unir à Dieu, source de vie après laquelle je soupirais sans cesse. Ah! Quand la Saint Vierge m'aime à ce point, comment pourrais-je l'oublier et ne pas l'aimer.

L'heure a sonné, la minute tant désirée est arrivée. Je m'avance vers la table sainte, l'âme débordante de joie. Je ne manque pas de rappeler sans cesse à Jésus de venir à moi sous la forme d'un tout petit enfant. Je tiens bien serré dans ma main le cierge allumé, symbole du feu de l'amour qui brûle en mon âme. Et, de temps en temps, je jette à la dérobée un regard vers la droite, pour calculer combien de communiants il reste encore avant moi. Enfin Jésus arrive. Je tire doucement la langue pour recevoir le pain de l'amour. Mon coeur ressent une joie extraordinaire. Je ne sais pas quoi dire, je ne peux non plus verser une seule larme pour exprimer tout le bonheur dont mon âme déborde. De fait, en ce moment là, mon âme était comme engloutie dans les délices de l'Amour. Si je ne parlais pas, c'était uniquement parceque je ne trouvais pas de mots pour m'exprimer. Bien plus, mon âme était encore rassasiée en présence de l'immensité de Dieu, devant qui je ne suis que néant indigne.

Veuillez me laisser faire. Toutes les souffrances et incommodités, j'ai la force de Dieu pour les supporter. Et si jamais vous vous trouvez dans la même situation que moi, vous comprendrez alors clairement ces choses comme je les comprends moi-même. J'entrerai en religion et je prierai pour que vous ayez comme moi le don de la foi

Ici, je sens qu'il y aurait des choses très pénibles à dire; mais pour les éviter, permettez-moi d'afirmer que, dans cette paroisse, je n'ai jamais entendu personne parlé de la bonté de Dieu; même dans les sermons données à l'église, pas une seule phrase exhortant à la confiance en Dieu. Et pourtant cette confiance en Dieu reste une vertu très nécessaire à l'âme des chrétiens.

Après cette scène, ma mère avait le visage violet et tuméfié. Et pourtant, du matin au soir et du soir au matin, elle restait calme comme si elle n'avait eu à endurer aucune souffrance corporelle. Pas une parole de rancune, bien que dans le coin de sa chambre, elle ait dû bien des fois sangloter en secret. Nous allions la visiter et la consoler; elle ne faisait que nous exhorter à penser à notre père et à prier beaucoup pour lui. Jamais elle n'a permis que nous fassions allusion à ses souffances. Avec les gens de l'extérieur, elle était si réservée et si discrète, que personne n'a pu connaître clairement de qui lui venaient les bléssures qu'elle portait au visage. Et si on l'interrogeait à ce propos, elle repondait "Je suis malade..." Rien de plus

Cependant tout espoir n'était pas perdu. Tout en larmes, j'accourus au pied de la Sainte Vierge, et le coeur rempli d'amertume, je lui exposais mon malheureux sort, comparé à celui d'autres enfants. Après ma prière, une pensée se présenta doucement à mon esprit. Je m'approchais du tronc de la Sainte Vierge dans l'intention de soutirer quelque chose; et voila que, à peine arrivé, j'aperçus, ressortant de l'ouverture du tronc, un billet de vingt sous, plus qu'il n'en fallait pour m'acheter du papier et de l'encre violette. Et c'est grâce à ce billet que j'ai pu décrocher mon certificat primaire.

Oh! Mon Père, impossible de vous décrire en ce moment les sentiments de tristesse et de joie qui se succédaient alors dans mon âme. Je sentais que jamais Dieu ne s'éloignait de moi; il me tendait le calice d'une potion amère, mais il n'oubliait pas de m'apporter en même temps quelques morceaux de sucre. Il proportionnait la souffrance à ma faiblesse en y mélant la tendresse de son Amour.

En réalité, Dieu m'a aussi fait comprendre qu'aider les prêtres est un rôle très nécessaire. Car une fois que le prêtre est perdu, le monde ne peut que tomber dans un état infiniment pitoyable. Par consèquent, tous les jours je priais spécialement pour mon curé. J'offrais à Dieu tous mes travaux, toutes les insultes que je devais endurer de sa part, afin que Dieu lui accorde la grâce de la conversion. D'un autre coté, je suppliais instamment la Sainte Vierge de tout faire pour m'aider à m'enfuir de ce lieu suspect.

Voilà ce qu'est l'amour mondain. Par chance, Dieu m'a fait comprendre de bonne heure combien le coeur des gens du monde est superficiel. J'ai découvert chez eux une méchanceté sournoise et vraiment détestable. Mais plus je comprenais tout ce qui est superficiel dans l'amour mondain, plus je me sentais poussé à pénétrer profondement dans le coeur de Dieu. Je ne savais que mettre ma foi en l'amour de Dieu, et la vie n'était pour moi qu'une leçon de plus grande confiance en cet amour.

Tu sais, croire en Dieu, c'est déjà suffisant, pourquoi encore se fatiguer à prier et à entendre la messe? Il convient que tu m'écoutes pour ne pas contrister ma femme. Désormais, mon ami, cesse d'aller à la messe; il suffit de garder la religion dans son coeur.

Pour moi, je n'admets pas qu'il suffise de garder la religion dans son coeur, mais je dis qu'il faut honorer Dieu extérieurement

En passant par cette série d'épreuves et de souffrances mon âme en avait été transformée... En peu de temps, j'en vins à me considérer comme un être digne d'abomination. Le démon faisait naître dans mon esprit cette amère pensée : "si les hommes ne peuvent me supporter, est-ce que Dieu, lui, pourra me supporter davantage? Je vais bientôt mourir et je devrai tomber en enfer! Le jugement de Dieu me châtie dès ici-bas". Cette pensée venait encore augmenter ma crainte. J'avais peur de mourir subitement et d'être entraîné en enfer par les démons avant même d'avoir voulu y aller avec eux. Malgré cela, j'avais toujours une ferme confiance en la Sainte Vierge. Et, chaque fois que le démon me mettait dans l'esprit les terribles châtiments qui m'attendaient en enfer, je recourais à ma Mère Marie en gémissant: "O Mère, tu sais que je devrai aller en enfer, mais c'est là une chose que je ne veux pas. Quoi qu'il en soit, si Dieu le voulait ainsi, j'accepterais de bon coeur sa sainte volonté. Cependant je crois toujours que Dieu ne voudra jamais me faire entrer dans ce lieu de tourments. Pourtant je le sens, tout ce que je mérite c'est de tomber dans ce lieu de ténèbres et d'humiliation. Je vois qu'en ce monde, il n'y a plus personne qui soit capable de m'aimer. Même mes parents, qui sont les représentants de Dieu sur terre, me maudissent; alors comment Dieu pourrait il m'aimer? O Mère, quoi qu'il en soit, aide moi quand même à persévérer dans la grâce de Dieu jusqu'à la fin. Aide moi à accomplir parfaitement le travail que Dieu veut me voir réaliser en ce monde, à savoir: suivre sa volonté en toutes choses. Ma vie, de quelque côté que je la regarde, n'est que souffrance continuelle; cependant, si telle est la volonté de Dieu sur moi, j'accepte tout de bon coeur. Et si, un jour, par ma faute il m'arrive de manquer, de déplaire à Dieu et de mériter un châtiment éternel, je te demande encore de m'aider éternellement à endurer ce chatiment pour glorifier la sainte volonté de Dieu".