L’algébriste
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L’algébriste
Un philosophe, accoutumé aux calculs de l’algèbre, ayant entendu un sermon sur l’éternité, n’en fut pas content, non plus que des supputations et des exemples que le prédicateur proposa. Il revint chez lui, et étant entré dans son cabinet, il se mit lui-même à penser sur cette matière, et jeta ses pensées sur le papier, et comme il suit.
1) Le fini, ou ce qui a une fin, comparé à l’infini, ou à ce qui n’a point de fin, est zéro, est rien. Cent millions d’années comparées à l’éternité, sont zéro, sont rien.
2) Il y a plus de proportion entre le plus petit fini, et le plus grand fini, qu’il n’y a entre le plus grand fini et l’infini. Il y a plus de proportion entre une heure et cent millions d’années, qu’il n’y a entre cent millions d’années et l’éternité, parce que le plus petit fini fait partie du plus grand, au lieu que le plus grand fini ne fait pas partie de l’infini. Une heure fait partie de cent millions d’années, parce que cent millions d’années ne sont autre chose qu’une heure répétée un certain nombre de fois : au lieu que cent millions d’années ne font pas partie de l’éternité, et que l’éternité n’est pas cent millions d’années répétées un certain nombre de fois.
3) Par rapport à l’infini, le fini le plus petit ou le plus grand sont la même chose : par rapport à l’éternité, une heure ou cent millions d’années sont la même chose ; la durée de la vie d’un homme, ou la durée du monde entier sont la même chose, parce que l’un et l’autre est zéro, est rien, et que le rien n’admet ni le plus ni le moins. Tout ceci demeurant évident et accordé.
Je suppose maintenant que Dieu ne vous accordât qu’un quart-d’heure de vie pour mériter l’éternité bienheureuse, et qu’il vous révélât en même temps qu’une heure après votre mort le monde entier finirait. Je vous le demande : dans cette supposition, quel cas feriez-vous du monde et de ses jugements ? Quel cas feriez-vous des peines et des douceurs que tous pourriez éprouver pendant votre vie ? Avec quel soin ne vous croiriez-vous pas obligé d’employer pour Dieu, et pour vous préparer à bien mourir, tous les instants de votre vie ? Ô insensé que vous êtes, Eh ! Ne voyez-vous pas que par rapport à Dieu, par rapport à l’éternité, la supposition que je viens de faire est la réalité même ? Que la durée de votre vie par rapport à l’éternité, est moins qu’un quart-d’heure, et que la durée entière de l’univers est moins qu’une heure. Je fais encore une autre supposition.
Si vous aviez cent ans à vivre, et que vous ne dussiez avoir pour votre entretien, pendant tout ce temps-là, que ce que vous pourriez dans une heure emporter chez vous d’un trésor plein d’or et d’argent monnayé, dont on vous laisserait l’entrée et la disposition libre pendant cette heure, je vous le demande, à quoi emploieriez-vous cette heure, à dormir ? À vous promener ? À vous entretenir ? À vous divertir ? Non, sans doute : mais à amasser des richesses, et même à vous charger d’or préférablement à l’argent. Ô insensés que nous sommes ! Nous devons durer une éternité ; nous n’aurons pendant cette éternité que la récompense des mérites que nous aurons amassés pendant le temps et le court espace de notre vie, et nous n’employons pas tout ce temps à amasser des mérites ! Mais, me direz-vous, il faut bien pendant la vie dormir, boire, manger, prendre quelques moments de récréation. Je vous l’accorde. Mais qui vous empêche, comme dit saint Paul, de faire tout cela pour l’amour de Dieu, et de mériter tout en le faisant ?
Il faut avouer que les passions sont si vives, et les occasions si séduisantes qu’il est étonnant qu’il y ait un seul Juste sur la terre : cependant il y en a, c’est l’effet de la miséricorde de Dieu, et de la grâce du Rédempteur. D’un autre côté, la mort, le jugement, l’éternité, sont des vérités si terribles, qu’il est étonnant qu’il y ait un seul pécheur sur la terre : il y en a pourtant ; c’est l’effet de l’oubli de ces grandes vérités. Méditons donc, veillons et prions, afin d’être du nombre des Justes dans le temps et dans l’éternité.
Tel fut le sermon que notre philosophe se fit à lui-même, et dont il fut si content, qu’il le lisait tous les jours et plusieurs fois par jour. Il fit plus, il en profita et mena une vie sainte, conforme aux grandes vérités qu’il avait toujours devant les yeux.
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