Les oraisons de Marie. Nuit du Samedi Saint
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Les oraisons de Marie. Nuit du Samedi Saint
La Sainte Vierge parle de ses oraisons.
Dans l'attente, elle réconforte Pierre.
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La nuit du Samedi Saint
357> Marie d'Alphée entre avec circonspection et elle écoute. Peut-être pense-t-elle que la Vierge s'est assoupie. Elle s'approche, se penche et elle la voit à genoux, le visage par terre contre le Suaire. Elle murmure : "Oh ! malheureuse ! Elle est restée ainsi !"
Elle doit penser qu'elle s'est endormie ou évanouie ainsi. Mais Marie, sortant de son oraison, dit : "Non, je priais."
"Mais à genoux ! Dans l'obscurité ! Dans le froid ! La fenêtre ouverte ! Regarde ? Tu es glacée."
"Mais je me sens tellement mieux, Marie. Pendant que je priais — et l'Éternel seul sait comment j'étais épuisée après avoir soutenu tant de fois qui vacillaient, éclairé tant d'esprits que sa mort elle-même n'a pas éclairés — il m'a semblé sentir un parfum angélique, une fraîcheur du Ciel, une caresse d'aile... Un instant... Pas plus. Il m'a semblé que dans la mer de myrrhe, qui dans sa furie me submerge depuis trois jours désormais [1], s'infusait une goutte de pacifiante douceur. Il m'a semblé que la voûte fermée du Ciel s'entrouvrait, et qu'un filet de lumineux amour descendait sur l'Abandonnée. Il m'a semblé que, venant de distances infinies, un murmure incorporel disait : "C'est réellement terminé". Ma prière, désolée jusqu'à ce moment-là, s'est faite plus tranquille. Elle s'est teinte de la paix lumineuse — oh ! à peine une nuance ! — de la lumineuse paix qu'étaient mes contacts avec Dieu dans l'oraison... Mes oraisons !... Marie, tu as beaucoup aimé, toi, ton Alphée quand tu étais la vierge épouse ?"
358> "Oh ! Marie !... Je jubilais à l'aurore en me disant : "Une nuit est passée. Une de moins à attendre". Je jubilais au coucher du soleil en me disant : "Un autre jour est fini. Plus proche est mon entrée sous son toit". Et quand le soleil descendait, je chantais comme une alouette en pensant : "Il viendra d'ici peu". Et quand je le voyais venir, avec son beau visage comme mon Jude — c'est pour cela que Jude est mon préféré — avec son œil de cerf énamouré comme l'est mon Jacques, oh ! alors, je ne savais plus où j'étais ! Et quand il me saluait en disant : "Douce épouse !" et que je pouvais lui dire : "Mon seigneur" alors je... je crois que si j'avais été écrasée à ce moment-là par un lourd char ou frappée par une flèche, je n'aurais pas senti la douleur. Et ensuite, quand je fus son épouse... Ah !..." Marie se perd dans l'extase de ses souvenirs. Puis elle demande : "Mais pourquoi cette question ?"
"Pour t'expliquer ce qu'étaient pour moi les oraisons. Multiplie par cent tes sentiments, fais-les monter à mille et mille puissances, et tu comprendras ce qu'a toujours été pour moi l'oraison, l'attente de cette heure... Oui, je crois que même si je ne priais pas dans la paix de la grotte ou de ma pièce, mais que je me livrais aux travaux de la femme, mon âme priait sans arrêt... Maïs quand je pouvais dire : "Voilà que vient l'heure de me recueillir en Dieu" j'avais mon cœur qui brûlait en battant fort. Et quand je me perdais en Lui... alors... Non... Cela je ne puis l'expliquer. Quand tu seras dans la lumière de Dieu, tu le comprendras... Tout cela depuis trois jours était perdu... Et c'était encore plus déchirant que de n'avoir plus de Fils... Et Satan travaillait ces deux plaies superposées de la mort de mon Enfant et de l'abandon de Dieu, en créant la troisième plaie de la terreur de l'absence de foi. Marie, je t'aime bien et tu es ma parente. Tu le diras plus tard à tes fils apôtres, pour qu'ils sachent résister dans l'apostolat et triompher de Satan. Moi, je suis certaine que si j'avais accepté le doute, et si j'avais cédé à la tentation de Satan, et si j'avais dit : "Il n'est pas possible qu'il ressuscite" en niant Dieu — car dire cela c'était nier la Vérité et la Puissance de Dieu — dans le néant serait retombée une si grande Rédemption. Moi, nouvelle Ève, j'aurais mordu de nouveau à la pomme de l'orgueil et du sens spirituel et j'aurais défait l'œuvre de mon Rédempteur. Les apôtres seront continuellement tentés ainsi : par le monde, par la chair, par le pouvoir, par Satan. Qu'ils restent fermes, contre toutes les tortures, et les corporelles seront les plus légères, pour ne pas détruire ce que Jésus a fait."
"Toi, Marie, dis-le à mes fils... Que veux-tu que sache dire ta pauvre belle-sœur ? ! Oh ! pourtant ! S'ils étaient venus ! Patience, fuir à la première heure ! Mais ensuite !"
359> "Tu vois que Lazare et Simon avaient l'ordre de les conduire à Béthanie. Jésus sait tout..."
"Oui... Mais... Oh ! quand je les verrai, je leur ferai d'âpres reproches. Ils ont été des lâches. Que tous le soient, mais pas eux, mes fils ! Je ne leur pardonnerai jamais..."
"Pardonne, pardonne... Cela a été un moment d'égarement... Ils ne croyaient pas que Lui pouvait être pris. Lui l'avait dit..."
"C'est bien pour cela que je ne leur pardonne pas. Ils le savaient. Ils étaient donc déjà préparés. Quand on sait une chose et que l'on croit celui qui la dit, rien n'étonne plus !"
"Marie, à vous aussi il a dit : "Je ressusciterai". Et pourtant... Si je pouvais vous ouvrir la poitrine et la tête, sur le cœur et sur le cerveau, je verrais écrit : "Cela ne peut être"."
"Mais au moins... Oui... Il est difficile de croire... Mais nous sommes restées pourtant sur le Calvaire."
"Par une grâce gratuite de Dieu. Autrement nous aurions fui nous aussi. Longin, tu l'as entendu ? A dit : "Chose horrible". Et c'est un guerrier. Nous, femmes, seules avec un garçon, nous avons résisté grâce à une aide directe de Dieu. Ne t'en glorifie donc pas. Ce n'est pas notre mérite."
"Et pourquoi pas à eux ?"
*Parce qu'ils seront les prêtres de demain. lis doivent donc savoir. Savoir, pour l'avoir éprouvé, comme il est facile à celui qui a été fidèle à un Credo d'abjurer. Jésus ne veut pas de prêtres qui le sont si peu, qu'ils ont été ses ennemis les plus tenaces..."
*Tu parles de Jésus, toi, comme s'il était déjà revenu."
"Tu le vois ? Toi aussi tu avoues que tu ne crois pas. Comment donc peux-tu faire des reproches à tes fils ?"
Marie d'Alphée ne sait que répliquer. Elle reste tête basse, remue machinalement des objets. Elle trouve la petite lampe et sort avec elle, pour revenir ensuite après l'avoir allumée, et la met à sa place ordinaire.
Marie s'est assise de nouveau près du Suaire déplié. Le Suaire, à la lumière jaune de la lampe à huile, avec sa flamme qui tremble, acquiert une vivacité particulière et paraît mouvoir la bouche et les yeux. "Tu ne prends rien ?" demande sa belle-sœur un peu mortifiée.
"Un peu d'eau. J'ai soif." Marie va et revient... avec du lait.
"N'insiste pas, je ne puis pas. De l'eau, oui. Je n'ai plus d'eau en moi... Je crois n'avoir pas de sang non plus. Mais..." On frappe à la porte. Marie d'Alphée sort. Un chuchotement dans le vestibule et puis Jean passe la tête à l'intérieur.
360> "Jean, tu es revenu ? Encore rien ?"
"Si. Simon Pierre... et le manteau de Jésus... ensemble... Au Gethsémani. Le manteau..." Jean glisse à genoux et dit : "Le voilà... Mais il est tout déchiré et tout plein de sang. Les empreintes des mains sont de Jésus. Seul Lui les avait si longues et si fines. Mais les déchirures viennent de dents. On voit nettement que c'est une bouche d'homme. Je pense que cela a été... que cela a été Judas Iscariote car, près de l'endroit où Simon Pierre a trouvé le manteau, il y avait un morceau du vêtement jaune de Judas. Il est revenu là... ensuite... avant de se tuer. Regarde, Mère."
Marie n'a fait que caresser et baiser le lourd manteau rouge de son Fils, mais pressée par Jean, elle l'ouvre et voit les empreintes de sang, foncées sur la couleur rouge du Sang et les déchirures des dents. Elle tremble et murmure : "Que de sang !" Elle paraît ne voir que lui.
"Mère... la terre en est rougie. Simon, qui est accouru là-haut aux premières heures du matin, dit que l'herbe avait encore du sang frais sur les feuilles... Jésus... Je ne sais pas... Il ne nie paraissait pas blessé... D'où venait tant de sang ?"
"De son Corps. Dans l'angoisse... Oh ! Jésus-Victime totale ! Oh ! mon Jésus !" Marie pleure avec tant d'angoisse, avec une lamentation épuisée, que les femmes se présentent à la porte, regardent et puis se retirent. "Cela, cela alors que tous t'abandonnaient... Vous, que faisiez-vous, pendant que Lui souffrait sa première agonie ?"
"Nous dormions, Mère..." Jean pleure.
"Simon était là ? Raconte."
"J'étais allé chercher le manteau. J'avais pensé le demander à Jonas et à Marc... Mais ils se sont enfuis. La maison est fermée et tout est à l'abandon. Alors je suis descendu aux murs pour faire toute la route faite jeudi... J'étais tellement las ce soir, et affligé, que je ne pouvais maintenant me rappeler où Jésus avait quitté son manteau. Il me semblait qu'il l'avait et puis qu'il ne l'avait pas... A l'endroit de la capture, rien... Où nous étions tous les trois, rien... Je suis allé par le sentier pris par le Maître... Et j'ai cru que Simon Pierre était mort lui aussi, car je l'ai vu là tout blotti contre un rocher. J'ai crié. Il a levé la tête... et je l'ai cru fou tant il était changé. Il a poussé un cri et a cherché à fuir. Mais il titubait, aveuglé par les larmes qu'il avait versées, et je l'ai saisi. Il m'a dit : "Laisse-moi. Je suis un démon. Je l'ai renié, comme Lui disait... et le coq a chanté et Lui m'a regardé. Je me suis enfui... 361> j'ai couru de tous côtés à travers la campagne et puis je me suis trouvé ici. Et tu vois ? Ici Jéhovah m'a fait trouver son Sang pour m'accuser. Du sang partout ! Du sang partout ! Sur la roche, sur la terre, sur l'herbe. C'est moi qui l'ai fait répandre. Comme toi, comme tous. Mais moi, ce Sang, je l'ai renié". Il me paraissait en délire. J'ai essayé de le calmer et de l'éloigner. Mais il ne voulait pas. Il disait : "Ici ! Ici ! Pour garder ce Sang et son manteau. Et c'est avec mes larmes que je veux le laver. Quand il n'y aura plus de sang sur l'étoffe, peut-être alors je reviendrai parmi les vivants en me battant la poitrine et en disant : 'J'ai renié le Seigneur' ". Je lui ai dit que tu le voulais, que tu m'avais envoyé le chercher. Mais il ne voulait pas le croire. Alors je lui ai dit que tu voulais aussi Judas pour lui pardonner et que tu souffrais de ne pouvoir plus le faire à cause de son suicide. Alors il a pleuré avec plus de calme. Il a voulu savoir. Tout. Et il m'a raconté que l'herbe avait encore du Sang frais et que le manteau était tout maltraité par Judas, dont il avait trouvé un morceau de vêtement. Je l'ai laissé parler, parler, et puis je lui ai dit : "Viens près de la Mère". Oh ! combien j'ai dû prier pour le persuader ! Et quand il me semblait avoir réussi à le persuader, et que je me levais pour venir, lui ne voulait plus. C'est seulement vers le soir qu'il est venu. Mais après avoir passé la porte, il s'est caché de nouveau dans un jardin désert en disant : "Je ne veux pas que les gens me voient. Je porte écrite sur mon front la parole : Celui qui renie Dieu". Maintenant qu'il fait tout à fait nuit, j'ai réussi à le traîner jusqu'ici."
"Où est-il ?"
"Derrière cette porte."
"Fais-le entrer."
"Mère..."
"Jean..."
"Ne lui fais pas de reproches. Il est repenti."
"Me connais-tu si peu encore ? Fais-le entrer."
Jean sort. Il revient seul. Il dit : "Il n'ose pas. Essaie de l'appeler, toi."
Et Marie doucement : "Simon de Jonas, viens." Rien. "Simon Pierre, viens." Rien. "Pierre de Jésus et de Marie, viens." Un âpre accès de pleurs. Mais il n'entre pas. Marie se lève. Elle laisse le manteau sur la table et va à la porte.
362> Pierre est blotti là dehors, comme un chien sans maître. Il pleure si fort et tout pelotonné qu'il n'entend pas le bruit de la porte qui s'ouvre en grinçant, ni le bruit des sandales de Marie. Il s'aperçoit qu'elle est là, quand elle se penche pour lui prendre une main pressée sur ses yeux et l'oblige à se lever. Elle entre dans la pièce en le traînant comme un enfant. Elle ferme la porte et met le verrou, et courbée par la douleur, comme lui l'est par la honte, elle revient à sa place.
Pierre va à ses pieds, à genoux, et il pleure sans retenue. Marie caresse ses cheveux grisonnants, tout en sueur à cause de la douleur. Pas autre chose que cette caresse jusqu'à ce qu'il soit plus calme. Enfin, quand Pierre dit : "Tu ne peux me pardonner. Ne me caresse donc pas, car je l'ai renié", Marie dit : "Pierre, tu l'as renié, c'est vrai. Tu as eu le courage de le renier en public, le lâche courage de le faire. Les autres... Tous, sauf les bergers, Manaën, Nicodème et Joseph et Jean, n'ont eu que la lâcheté. Ils l'ont renié tous : hommes et femmes d'Israël, sauf quelques femmes... Je ne nomme pas les neveux et Alphée de Sara : eux étaient parents et amis. Mais les autres !... Et ils n'ont même pas eu le courage satanique de mentir pour se sauver, ni le courage spirituel de se repentir et de pleurer, ni celui encore plus grand de reconnaître publiquement l'erreur. Tu es un pauvre homme. Tu l'étais, plutôt, tant que tu as présumé de toi. Maintenant tu es un homme. Demain, tu seras un saint. Mais même si tu n'avais pas été ce que tu es, je t'aurais cependant quand même pardonné. J'aurais pardonné à Judas, pour sauver son esprit. Car la valeur d'un esprit, même d'un seul, mérite tous les efforts pour surmonter les répugnances et les ressentiments, jusqu'à en être brisé. Souviens-t'en Pierre, Je te le répète : "La valeur d'une âme est telle, même si on doit en mourir par l'effort de subir son voisinage, il faut la tenir ainsi dans ses bras comme je tiens ta tête chenue, si on comprend qu'en la tenant ainsi on peut la sauver". Ainsi, comme une mère qui, après le châtiment paternel, prend sur son cœur la tête du fils coupable, et davantage par les paroles de son cœur déchiré qui bat, qui bat d'amour et de douleur, que par les coups paternels, ravise et obtient. Pierre de mon Fils, pauvre Pierre qui as été, comme tous, entre les mains de Satan dans cette heure de ténèbres, et ne t'en es pas aperçu, et qui crois avoir agi par toi-même, viens, viens ici sur le cœur de la Mère des fils de mon Fils. Ici, Satan ne peut plus te faire de mal. Ici se calment les tempêtes et, en attendant le soleil : mon Jésus qui ressuscitera pour te dire : "Paix, mon Pierre", se lève l'étoile du matin, pure, belle, et qui rend pur et beau tout ce qu'elle baise, comme il arrive sur les claires eaux de notre mer dans les frais matins du printemps. 363> C'est pour cela que je t'ai tant désiré. Au pied de la Croix, j'étais martyrisée par Lui et par vous et — comment ne l'as-tu pas senti ? — et j'ai appelé vos esprits si fort que je crois qu'ils sont venus réellement à moi. Et, renfermés en mon cœur, ou plutôt déposés sur mon cœur, comme les pains de proposition, je les ai tenus sous le bain de son Sang et de ses larmes. Je le pouvais, car Lui, en Jean, m'a rendue Mère de toute sa descendance... Combien je t'ai désiré !... En ce matin-là, en cet après-midi-là, et nuit et nouveau jour... Pourquoi as-tu fait tant attendre une Mère, pauvre Pierre, blessé et piétiné par le Démon ? Ne sais-tu pas que c'est la tâche des mères de remettre en ordre, de guérir, de pardonner, de ramener ? Je te ramène à Lui. Voudrais-tu le voir ? Voudrais-tu voir son sourire pour te persuader qu'il t'aime encore ? Oui ? Oh ! alors, détache-toi de mon pauvre sein de femme, et mets ton front sur son front couronné, ta bouche sur sa bouche blessée, et baise ton Seigneur."
"Il est mort... Je ne pourrai jamais plus."
"Pierre, réponds-moi. Quel est pour toi le dernier miracle de ton Seigneur ?"
"Celui de l'Eucharistie. Ou plutôt, non. Celui du soldat guéri là-bas... là-bas... Oh ! ne me fais pas souvenir !..."
"Une femme fidèle, aimante, courageuse, l'a rejoint sur le Calvaire et a essuyé son Visage. Et Lui, pour dire ce que peut l'amour, a fixé son Visage sur la toile. Le voilà, Pierre. Voilà ce qu'a obtenu Une femme à l'heure des ténèbres infernales et du courroux divin, seulement parce qu'elle a aimé. Rappelle-le-toi cela, Pierre, pour les heures où il te semblera que le Démon est plus fort que Dieu. Dieu était prisonnier des hommes, déjà accablé, condamné, flagellé, déjà mourant... Et pourtant, puisque même dans les plus dures persécutions. Dieu est toujours Dieu, et que si on frappe l'Idée, Dieu qui la suscite est intouchable, voilà que Dieu, aux négateurs, aux incrédules, aux hommes des sots "pourquoi", des coupables "cela ne peut être", des sacrilèges "ce que je ne comprends pas n'est pas vrai", répond, sans parole, par ce linge. Regarde-le. Un jour, tu me l'as dit, tu disais à André : "Le Messie se manifestera à toi ? Cela ne peut être vrai !" et puis ta raison humaine dut se soumettre à la force de l'esprit qui voyait le Messie là où la raison ne le voyait pas. Une autre fois, sur la mer en tempête, tu demandais : "Est-ce que je viens, Maître ?" [2] et puis, à moitié chemin, sur l'eau démontée, tu as douté en disant : "L'eau ne peut me soutenir" et par le doute sur le poids il s'en est fallu de peu que tu ne te noies. 364> C'est seulement quand contre la raison humaine prévalut l'esprit qui sut croire, que tu pus trouver l'aide de Dieu. Une autre fois tu disais : "Si Lazare est mort depuis déjà quatre jours, pourquoi sommes-nous venus ? Pour mourir inutilement". Car, avec ta raison humaine, tu ne pouvais admettre d'autre solution. Et ta raison fut démentie par l'esprit qui, en t'indiquant par le ressuscité la gloire de Celui qui le ressuscitait, te montra que vous n'y étiez pas allés inutilement. Une autre fois, et même plusieurs autres, tu disais en entendant ton Seigneur parler de mort, et de mort atroce : "Cela ne t'arrivera jamais !" [3] Et tu vois quel démenti a eu ta raison. Moi, j'attends, maintenant, d'entendre la parole de ton esprit dans ce dernier cas..."
"Pardon."
"Pas cela. Une autre parole."
"Je crois."
"Une autre."
"Je ne sais pas..."
"J'aime. Pierre, aime. Tu seras pardonné, tu croiras, tu seras fort. Tu seras le Prêtre, non le pharisien qui accable et n'a que formalismes et pas de foi active. Regarde-le. Ose le regarder. Tous l'ont regardé et vénéré. Même Longin... Et tu ne saurais pas ? Tu as pourtant su le renier ! Si tu ne le reconnais pas maintenant, à travers le feu de ma maternelle, affectueuse douleur qui vous unit, vous rend la paix, tu ne pourras plus. Lui ressuscite. Comment pourras-tu le regarder dans son nouvel éclat, si tu ne connais pas son visage dans le trépas de Maître que tu connais pour arriver au Triomphateur que tu ne connais pas ? Car la douleur, toute la Douleur des siècles et du monde, l'a travaillé par le ciseau et la massette dans ces heures qui vont du soir du Jeudi à l'heure de none de Vendredi, et elles ont changé son visage. Avant c'était seulement le Maître et l'Ami. Maintenant c'est le Juge et le Roi. Il est monté sur son siège pour juger, et il a ceint le diadème. Il restera ainsi. Sauf qu'après la Résurrection, il ne sera plus l'Homme Juge et Roi. Mais le Dieu Juge et Roi. Regarde-le. Regarde-le pendant que l'Humanité et la Douleur le voilent pour pouvoir le regarder quand il triomphera dans sa Divinité."
Pierre lève finalement la tête des genoux de Marie et la regarde, avec ses yeux rougis par les larmes, dans un visage de vieil enfant désolé et étonné du mal fait et du si grand bien qu'il trouve.
365> Marie le force à regarder son Seigneur et alors, pendant que Pierre comme devant un visage vivant, gémit : "Pardon, pardon ! Je ne sais comment cela s'est passé. Ce que cela a été. Je n'étais pas moi. Il y avait quelque chose qui faisait que je n'étais pas moi ! Mais je t'aime, Jésus ! Je t'aime, mon Maître ! Reviens ! Reviens ! Ne t'en va pas ainsi sans me dire que tu m'as compris !" Marie répète le geste déjà fait dans la chambre du tombeau. Les bras tendus, debout, elle paraît la prêtresse au moment de l'offertoire. Et comme là elle a offert l'Hostie sans tache, ici elle offre le pécheur repenti. C'est bien la Mère des saints et des pécheurs ! Et puis elle lève Pierre, elle le console encore, et lui dit : "Maintenant je suis plus contente. Je te sais ici. Maintenant tu vas à côté avec les femmes et Jean. Vous avez besoin de repos et de nourriture. Va et sois bon..." comme à un enfant.
Puis, dans la maison qui plus calme en cette seconde nuit depuis sa mort, tend à revenir aux habitudes humaines du sommeil et de la nourriture, et présente l'aspect las et résigné des habitations où les survivants reviennent doucement du coup de la mort, Marie seule veut rester debout, ferme à sa place, en son attente, en sa prière. Toujours. Toujours. Toujours. Pour les vivants et pour les morts. Pour les justes et les coupables. Pour le retour, le retour, le retour du Fils.
Sa belle-sœur a voulu rester avec elle mais maintenant elle dort lourdement assise dans un coin, la tête renversée contre le mur. Marthe et Marie viennent deux fois, mais ensuite endormies se retirent dans une pièce voisine et après quelques mots tombent elles aussi dans le sommeil... Et plus loin, dans une chambre petite comme un jouet, Salomé dort avec Suzanne, alors que sur deux nattes jetées sur le sol, dorment bruyamment Pierre et Jean. Le premier avec encore un sanglot machinal perdu dans son ronflement, le second avec un sourire d'enfant qui rêve quelque joyeuse vision.
La vie reprend son activité, et la chair ses droits... Seule l'Étoile du Matin brille sans sommeil, avec son amour qui veille près de l'image de son Fils.
Et la nuit du Samedi Saint passe ainsi, jusqu'au moment où le chant du coq, à la première clarté de l'aube, fait lever Pierre avec un cri et son cri apeuré et douloureux réveille les autres dormeurs.
La trêve est finie pour eux, et la peine recommence. Alors que pour Marie ne fait que grandir l'anxiété de l'attente.
Source : http://www.maria-valtorta.org/Publication/TOME%2009/09-035.htm
Dans l'attente, elle réconforte Pierre.
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La nuit du Samedi Saint
357> Marie d'Alphée entre avec circonspection et elle écoute. Peut-être pense-t-elle que la Vierge s'est assoupie. Elle s'approche, se penche et elle la voit à genoux, le visage par terre contre le Suaire. Elle murmure : "Oh ! malheureuse ! Elle est restée ainsi !"
Elle doit penser qu'elle s'est endormie ou évanouie ainsi. Mais Marie, sortant de son oraison, dit : "Non, je priais."
"Mais à genoux ! Dans l'obscurité ! Dans le froid ! La fenêtre ouverte ! Regarde ? Tu es glacée."
"Mais je me sens tellement mieux, Marie. Pendant que je priais — et l'Éternel seul sait comment j'étais épuisée après avoir soutenu tant de fois qui vacillaient, éclairé tant d'esprits que sa mort elle-même n'a pas éclairés — il m'a semblé sentir un parfum angélique, une fraîcheur du Ciel, une caresse d'aile... Un instant... Pas plus. Il m'a semblé que dans la mer de myrrhe, qui dans sa furie me submerge depuis trois jours désormais [1], s'infusait une goutte de pacifiante douceur. Il m'a semblé que la voûte fermée du Ciel s'entrouvrait, et qu'un filet de lumineux amour descendait sur l'Abandonnée. Il m'a semblé que, venant de distances infinies, un murmure incorporel disait : "C'est réellement terminé". Ma prière, désolée jusqu'à ce moment-là, s'est faite plus tranquille. Elle s'est teinte de la paix lumineuse — oh ! à peine une nuance ! — de la lumineuse paix qu'étaient mes contacts avec Dieu dans l'oraison... Mes oraisons !... Marie, tu as beaucoup aimé, toi, ton Alphée quand tu étais la vierge épouse ?"
358> "Oh ! Marie !... Je jubilais à l'aurore en me disant : "Une nuit est passée. Une de moins à attendre". Je jubilais au coucher du soleil en me disant : "Un autre jour est fini. Plus proche est mon entrée sous son toit". Et quand le soleil descendait, je chantais comme une alouette en pensant : "Il viendra d'ici peu". Et quand je le voyais venir, avec son beau visage comme mon Jude — c'est pour cela que Jude est mon préféré — avec son œil de cerf énamouré comme l'est mon Jacques, oh ! alors, je ne savais plus où j'étais ! Et quand il me saluait en disant : "Douce épouse !" et que je pouvais lui dire : "Mon seigneur" alors je... je crois que si j'avais été écrasée à ce moment-là par un lourd char ou frappée par une flèche, je n'aurais pas senti la douleur. Et ensuite, quand je fus son épouse... Ah !..." Marie se perd dans l'extase de ses souvenirs. Puis elle demande : "Mais pourquoi cette question ?"
"Pour t'expliquer ce qu'étaient pour moi les oraisons. Multiplie par cent tes sentiments, fais-les monter à mille et mille puissances, et tu comprendras ce qu'a toujours été pour moi l'oraison, l'attente de cette heure... Oui, je crois que même si je ne priais pas dans la paix de la grotte ou de ma pièce, mais que je me livrais aux travaux de la femme, mon âme priait sans arrêt... Maïs quand je pouvais dire : "Voilà que vient l'heure de me recueillir en Dieu" j'avais mon cœur qui brûlait en battant fort. Et quand je me perdais en Lui... alors... Non... Cela je ne puis l'expliquer. Quand tu seras dans la lumière de Dieu, tu le comprendras... Tout cela depuis trois jours était perdu... Et c'était encore plus déchirant que de n'avoir plus de Fils... Et Satan travaillait ces deux plaies superposées de la mort de mon Enfant et de l'abandon de Dieu, en créant la troisième plaie de la terreur de l'absence de foi. Marie, je t'aime bien et tu es ma parente. Tu le diras plus tard à tes fils apôtres, pour qu'ils sachent résister dans l'apostolat et triompher de Satan. Moi, je suis certaine que si j'avais accepté le doute, et si j'avais cédé à la tentation de Satan, et si j'avais dit : "Il n'est pas possible qu'il ressuscite" en niant Dieu — car dire cela c'était nier la Vérité et la Puissance de Dieu — dans le néant serait retombée une si grande Rédemption. Moi, nouvelle Ève, j'aurais mordu de nouveau à la pomme de l'orgueil et du sens spirituel et j'aurais défait l'œuvre de mon Rédempteur. Les apôtres seront continuellement tentés ainsi : par le monde, par la chair, par le pouvoir, par Satan. Qu'ils restent fermes, contre toutes les tortures, et les corporelles seront les plus légères, pour ne pas détruire ce que Jésus a fait."
"Toi, Marie, dis-le à mes fils... Que veux-tu que sache dire ta pauvre belle-sœur ? ! Oh ! pourtant ! S'ils étaient venus ! Patience, fuir à la première heure ! Mais ensuite !"
359> "Tu vois que Lazare et Simon avaient l'ordre de les conduire à Béthanie. Jésus sait tout..."
"Oui... Mais... Oh ! quand je les verrai, je leur ferai d'âpres reproches. Ils ont été des lâches. Que tous le soient, mais pas eux, mes fils ! Je ne leur pardonnerai jamais..."
"Pardonne, pardonne... Cela a été un moment d'égarement... Ils ne croyaient pas que Lui pouvait être pris. Lui l'avait dit..."
"C'est bien pour cela que je ne leur pardonne pas. Ils le savaient. Ils étaient donc déjà préparés. Quand on sait une chose et que l'on croit celui qui la dit, rien n'étonne plus !"
"Marie, à vous aussi il a dit : "Je ressusciterai". Et pourtant... Si je pouvais vous ouvrir la poitrine et la tête, sur le cœur et sur le cerveau, je verrais écrit : "Cela ne peut être"."
"Mais au moins... Oui... Il est difficile de croire... Mais nous sommes restées pourtant sur le Calvaire."
"Par une grâce gratuite de Dieu. Autrement nous aurions fui nous aussi. Longin, tu l'as entendu ? A dit : "Chose horrible". Et c'est un guerrier. Nous, femmes, seules avec un garçon, nous avons résisté grâce à une aide directe de Dieu. Ne t'en glorifie donc pas. Ce n'est pas notre mérite."
"Et pourquoi pas à eux ?"
*Parce qu'ils seront les prêtres de demain. lis doivent donc savoir. Savoir, pour l'avoir éprouvé, comme il est facile à celui qui a été fidèle à un Credo d'abjurer. Jésus ne veut pas de prêtres qui le sont si peu, qu'ils ont été ses ennemis les plus tenaces..."
*Tu parles de Jésus, toi, comme s'il était déjà revenu."
"Tu le vois ? Toi aussi tu avoues que tu ne crois pas. Comment donc peux-tu faire des reproches à tes fils ?"
Marie d'Alphée ne sait que répliquer. Elle reste tête basse, remue machinalement des objets. Elle trouve la petite lampe et sort avec elle, pour revenir ensuite après l'avoir allumée, et la met à sa place ordinaire.
Marie s'est assise de nouveau près du Suaire déplié. Le Suaire, à la lumière jaune de la lampe à huile, avec sa flamme qui tremble, acquiert une vivacité particulière et paraît mouvoir la bouche et les yeux. "Tu ne prends rien ?" demande sa belle-sœur un peu mortifiée.
"Un peu d'eau. J'ai soif." Marie va et revient... avec du lait.
"N'insiste pas, je ne puis pas. De l'eau, oui. Je n'ai plus d'eau en moi... Je crois n'avoir pas de sang non plus. Mais..." On frappe à la porte. Marie d'Alphée sort. Un chuchotement dans le vestibule et puis Jean passe la tête à l'intérieur.
360> "Jean, tu es revenu ? Encore rien ?"
"Si. Simon Pierre... et le manteau de Jésus... ensemble... Au Gethsémani. Le manteau..." Jean glisse à genoux et dit : "Le voilà... Mais il est tout déchiré et tout plein de sang. Les empreintes des mains sont de Jésus. Seul Lui les avait si longues et si fines. Mais les déchirures viennent de dents. On voit nettement que c'est une bouche d'homme. Je pense que cela a été... que cela a été Judas Iscariote car, près de l'endroit où Simon Pierre a trouvé le manteau, il y avait un morceau du vêtement jaune de Judas. Il est revenu là... ensuite... avant de se tuer. Regarde, Mère."
Marie n'a fait que caresser et baiser le lourd manteau rouge de son Fils, mais pressée par Jean, elle l'ouvre et voit les empreintes de sang, foncées sur la couleur rouge du Sang et les déchirures des dents. Elle tremble et murmure : "Que de sang !" Elle paraît ne voir que lui.
"Mère... la terre en est rougie. Simon, qui est accouru là-haut aux premières heures du matin, dit que l'herbe avait encore du sang frais sur les feuilles... Jésus... Je ne sais pas... Il ne nie paraissait pas blessé... D'où venait tant de sang ?"
"De son Corps. Dans l'angoisse... Oh ! Jésus-Victime totale ! Oh ! mon Jésus !" Marie pleure avec tant d'angoisse, avec une lamentation épuisée, que les femmes se présentent à la porte, regardent et puis se retirent. "Cela, cela alors que tous t'abandonnaient... Vous, que faisiez-vous, pendant que Lui souffrait sa première agonie ?"
"Nous dormions, Mère..." Jean pleure.
"Simon était là ? Raconte."
"J'étais allé chercher le manteau. J'avais pensé le demander à Jonas et à Marc... Mais ils se sont enfuis. La maison est fermée et tout est à l'abandon. Alors je suis descendu aux murs pour faire toute la route faite jeudi... J'étais tellement las ce soir, et affligé, que je ne pouvais maintenant me rappeler où Jésus avait quitté son manteau. Il me semblait qu'il l'avait et puis qu'il ne l'avait pas... A l'endroit de la capture, rien... Où nous étions tous les trois, rien... Je suis allé par le sentier pris par le Maître... Et j'ai cru que Simon Pierre était mort lui aussi, car je l'ai vu là tout blotti contre un rocher. J'ai crié. Il a levé la tête... et je l'ai cru fou tant il était changé. Il a poussé un cri et a cherché à fuir. Mais il titubait, aveuglé par les larmes qu'il avait versées, et je l'ai saisi. Il m'a dit : "Laisse-moi. Je suis un démon. Je l'ai renié, comme Lui disait... et le coq a chanté et Lui m'a regardé. Je me suis enfui... 361> j'ai couru de tous côtés à travers la campagne et puis je me suis trouvé ici. Et tu vois ? Ici Jéhovah m'a fait trouver son Sang pour m'accuser. Du sang partout ! Du sang partout ! Sur la roche, sur la terre, sur l'herbe. C'est moi qui l'ai fait répandre. Comme toi, comme tous. Mais moi, ce Sang, je l'ai renié". Il me paraissait en délire. J'ai essayé de le calmer et de l'éloigner. Mais il ne voulait pas. Il disait : "Ici ! Ici ! Pour garder ce Sang et son manteau. Et c'est avec mes larmes que je veux le laver. Quand il n'y aura plus de sang sur l'étoffe, peut-être alors je reviendrai parmi les vivants en me battant la poitrine et en disant : 'J'ai renié le Seigneur' ". Je lui ai dit que tu le voulais, que tu m'avais envoyé le chercher. Mais il ne voulait pas le croire. Alors je lui ai dit que tu voulais aussi Judas pour lui pardonner et que tu souffrais de ne pouvoir plus le faire à cause de son suicide. Alors il a pleuré avec plus de calme. Il a voulu savoir. Tout. Et il m'a raconté que l'herbe avait encore du Sang frais et que le manteau était tout maltraité par Judas, dont il avait trouvé un morceau de vêtement. Je l'ai laissé parler, parler, et puis je lui ai dit : "Viens près de la Mère". Oh ! combien j'ai dû prier pour le persuader ! Et quand il me semblait avoir réussi à le persuader, et que je me levais pour venir, lui ne voulait plus. C'est seulement vers le soir qu'il est venu. Mais après avoir passé la porte, il s'est caché de nouveau dans un jardin désert en disant : "Je ne veux pas que les gens me voient. Je porte écrite sur mon front la parole : Celui qui renie Dieu". Maintenant qu'il fait tout à fait nuit, j'ai réussi à le traîner jusqu'ici."
"Où est-il ?"
"Derrière cette porte."
"Fais-le entrer."
"Mère..."
"Jean..."
"Ne lui fais pas de reproches. Il est repenti."
"Me connais-tu si peu encore ? Fais-le entrer."
Jean sort. Il revient seul. Il dit : "Il n'ose pas. Essaie de l'appeler, toi."
Et Marie doucement : "Simon de Jonas, viens." Rien. "Simon Pierre, viens." Rien. "Pierre de Jésus et de Marie, viens." Un âpre accès de pleurs. Mais il n'entre pas. Marie se lève. Elle laisse le manteau sur la table et va à la porte.
362> Pierre est blotti là dehors, comme un chien sans maître. Il pleure si fort et tout pelotonné qu'il n'entend pas le bruit de la porte qui s'ouvre en grinçant, ni le bruit des sandales de Marie. Il s'aperçoit qu'elle est là, quand elle se penche pour lui prendre une main pressée sur ses yeux et l'oblige à se lever. Elle entre dans la pièce en le traînant comme un enfant. Elle ferme la porte et met le verrou, et courbée par la douleur, comme lui l'est par la honte, elle revient à sa place.
Pierre va à ses pieds, à genoux, et il pleure sans retenue. Marie caresse ses cheveux grisonnants, tout en sueur à cause de la douleur. Pas autre chose que cette caresse jusqu'à ce qu'il soit plus calme. Enfin, quand Pierre dit : "Tu ne peux me pardonner. Ne me caresse donc pas, car je l'ai renié", Marie dit : "Pierre, tu l'as renié, c'est vrai. Tu as eu le courage de le renier en public, le lâche courage de le faire. Les autres... Tous, sauf les bergers, Manaën, Nicodème et Joseph et Jean, n'ont eu que la lâcheté. Ils l'ont renié tous : hommes et femmes d'Israël, sauf quelques femmes... Je ne nomme pas les neveux et Alphée de Sara : eux étaient parents et amis. Mais les autres !... Et ils n'ont même pas eu le courage satanique de mentir pour se sauver, ni le courage spirituel de se repentir et de pleurer, ni celui encore plus grand de reconnaître publiquement l'erreur. Tu es un pauvre homme. Tu l'étais, plutôt, tant que tu as présumé de toi. Maintenant tu es un homme. Demain, tu seras un saint. Mais même si tu n'avais pas été ce que tu es, je t'aurais cependant quand même pardonné. J'aurais pardonné à Judas, pour sauver son esprit. Car la valeur d'un esprit, même d'un seul, mérite tous les efforts pour surmonter les répugnances et les ressentiments, jusqu'à en être brisé. Souviens-t'en Pierre, Je te le répète : "La valeur d'une âme est telle, même si on doit en mourir par l'effort de subir son voisinage, il faut la tenir ainsi dans ses bras comme je tiens ta tête chenue, si on comprend qu'en la tenant ainsi on peut la sauver". Ainsi, comme une mère qui, après le châtiment paternel, prend sur son cœur la tête du fils coupable, et davantage par les paroles de son cœur déchiré qui bat, qui bat d'amour et de douleur, que par les coups paternels, ravise et obtient. Pierre de mon Fils, pauvre Pierre qui as été, comme tous, entre les mains de Satan dans cette heure de ténèbres, et ne t'en es pas aperçu, et qui crois avoir agi par toi-même, viens, viens ici sur le cœur de la Mère des fils de mon Fils. Ici, Satan ne peut plus te faire de mal. Ici se calment les tempêtes et, en attendant le soleil : mon Jésus qui ressuscitera pour te dire : "Paix, mon Pierre", se lève l'étoile du matin, pure, belle, et qui rend pur et beau tout ce qu'elle baise, comme il arrive sur les claires eaux de notre mer dans les frais matins du printemps. 363> C'est pour cela que je t'ai tant désiré. Au pied de la Croix, j'étais martyrisée par Lui et par vous et — comment ne l'as-tu pas senti ? — et j'ai appelé vos esprits si fort que je crois qu'ils sont venus réellement à moi. Et, renfermés en mon cœur, ou plutôt déposés sur mon cœur, comme les pains de proposition, je les ai tenus sous le bain de son Sang et de ses larmes. Je le pouvais, car Lui, en Jean, m'a rendue Mère de toute sa descendance... Combien je t'ai désiré !... En ce matin-là, en cet après-midi-là, et nuit et nouveau jour... Pourquoi as-tu fait tant attendre une Mère, pauvre Pierre, blessé et piétiné par le Démon ? Ne sais-tu pas que c'est la tâche des mères de remettre en ordre, de guérir, de pardonner, de ramener ? Je te ramène à Lui. Voudrais-tu le voir ? Voudrais-tu voir son sourire pour te persuader qu'il t'aime encore ? Oui ? Oh ! alors, détache-toi de mon pauvre sein de femme, et mets ton front sur son front couronné, ta bouche sur sa bouche blessée, et baise ton Seigneur."
"Il est mort... Je ne pourrai jamais plus."
"Pierre, réponds-moi. Quel est pour toi le dernier miracle de ton Seigneur ?"
"Celui de l'Eucharistie. Ou plutôt, non. Celui du soldat guéri là-bas... là-bas... Oh ! ne me fais pas souvenir !..."
"Une femme fidèle, aimante, courageuse, l'a rejoint sur le Calvaire et a essuyé son Visage. Et Lui, pour dire ce que peut l'amour, a fixé son Visage sur la toile. Le voilà, Pierre. Voilà ce qu'a obtenu Une femme à l'heure des ténèbres infernales et du courroux divin, seulement parce qu'elle a aimé. Rappelle-le-toi cela, Pierre, pour les heures où il te semblera que le Démon est plus fort que Dieu. Dieu était prisonnier des hommes, déjà accablé, condamné, flagellé, déjà mourant... Et pourtant, puisque même dans les plus dures persécutions. Dieu est toujours Dieu, et que si on frappe l'Idée, Dieu qui la suscite est intouchable, voilà que Dieu, aux négateurs, aux incrédules, aux hommes des sots "pourquoi", des coupables "cela ne peut être", des sacrilèges "ce que je ne comprends pas n'est pas vrai", répond, sans parole, par ce linge. Regarde-le. Un jour, tu me l'as dit, tu disais à André : "Le Messie se manifestera à toi ? Cela ne peut être vrai !" et puis ta raison humaine dut se soumettre à la force de l'esprit qui voyait le Messie là où la raison ne le voyait pas. Une autre fois, sur la mer en tempête, tu demandais : "Est-ce que je viens, Maître ?" [2] et puis, à moitié chemin, sur l'eau démontée, tu as douté en disant : "L'eau ne peut me soutenir" et par le doute sur le poids il s'en est fallu de peu que tu ne te noies. 364> C'est seulement quand contre la raison humaine prévalut l'esprit qui sut croire, que tu pus trouver l'aide de Dieu. Une autre fois tu disais : "Si Lazare est mort depuis déjà quatre jours, pourquoi sommes-nous venus ? Pour mourir inutilement". Car, avec ta raison humaine, tu ne pouvais admettre d'autre solution. Et ta raison fut démentie par l'esprit qui, en t'indiquant par le ressuscité la gloire de Celui qui le ressuscitait, te montra que vous n'y étiez pas allés inutilement. Une autre fois, et même plusieurs autres, tu disais en entendant ton Seigneur parler de mort, et de mort atroce : "Cela ne t'arrivera jamais !" [3] Et tu vois quel démenti a eu ta raison. Moi, j'attends, maintenant, d'entendre la parole de ton esprit dans ce dernier cas..."
"Pardon."
"Pas cela. Une autre parole."
"Je crois."
"Une autre."
"Je ne sais pas..."
"J'aime. Pierre, aime. Tu seras pardonné, tu croiras, tu seras fort. Tu seras le Prêtre, non le pharisien qui accable et n'a que formalismes et pas de foi active. Regarde-le. Ose le regarder. Tous l'ont regardé et vénéré. Même Longin... Et tu ne saurais pas ? Tu as pourtant su le renier ! Si tu ne le reconnais pas maintenant, à travers le feu de ma maternelle, affectueuse douleur qui vous unit, vous rend la paix, tu ne pourras plus. Lui ressuscite. Comment pourras-tu le regarder dans son nouvel éclat, si tu ne connais pas son visage dans le trépas de Maître que tu connais pour arriver au Triomphateur que tu ne connais pas ? Car la douleur, toute la Douleur des siècles et du monde, l'a travaillé par le ciseau et la massette dans ces heures qui vont du soir du Jeudi à l'heure de none de Vendredi, et elles ont changé son visage. Avant c'était seulement le Maître et l'Ami. Maintenant c'est le Juge et le Roi. Il est monté sur son siège pour juger, et il a ceint le diadème. Il restera ainsi. Sauf qu'après la Résurrection, il ne sera plus l'Homme Juge et Roi. Mais le Dieu Juge et Roi. Regarde-le. Regarde-le pendant que l'Humanité et la Douleur le voilent pour pouvoir le regarder quand il triomphera dans sa Divinité."
Pierre lève finalement la tête des genoux de Marie et la regarde, avec ses yeux rougis par les larmes, dans un visage de vieil enfant désolé et étonné du mal fait et du si grand bien qu'il trouve.
365> Marie le force à regarder son Seigneur et alors, pendant que Pierre comme devant un visage vivant, gémit : "Pardon, pardon ! Je ne sais comment cela s'est passé. Ce que cela a été. Je n'étais pas moi. Il y avait quelque chose qui faisait que je n'étais pas moi ! Mais je t'aime, Jésus ! Je t'aime, mon Maître ! Reviens ! Reviens ! Ne t'en va pas ainsi sans me dire que tu m'as compris !" Marie répète le geste déjà fait dans la chambre du tombeau. Les bras tendus, debout, elle paraît la prêtresse au moment de l'offertoire. Et comme là elle a offert l'Hostie sans tache, ici elle offre le pécheur repenti. C'est bien la Mère des saints et des pécheurs ! Et puis elle lève Pierre, elle le console encore, et lui dit : "Maintenant je suis plus contente. Je te sais ici. Maintenant tu vas à côté avec les femmes et Jean. Vous avez besoin de repos et de nourriture. Va et sois bon..." comme à un enfant.
Puis, dans la maison qui plus calme en cette seconde nuit depuis sa mort, tend à revenir aux habitudes humaines du sommeil et de la nourriture, et présente l'aspect las et résigné des habitations où les survivants reviennent doucement du coup de la mort, Marie seule veut rester debout, ferme à sa place, en son attente, en sa prière. Toujours. Toujours. Toujours. Pour les vivants et pour les morts. Pour les justes et les coupables. Pour le retour, le retour, le retour du Fils.
Sa belle-sœur a voulu rester avec elle mais maintenant elle dort lourdement assise dans un coin, la tête renversée contre le mur. Marthe et Marie viennent deux fois, mais ensuite endormies se retirent dans une pièce voisine et après quelques mots tombent elles aussi dans le sommeil... Et plus loin, dans une chambre petite comme un jouet, Salomé dort avec Suzanne, alors que sur deux nattes jetées sur le sol, dorment bruyamment Pierre et Jean. Le premier avec encore un sanglot machinal perdu dans son ronflement, le second avec un sourire d'enfant qui rêve quelque joyeuse vision.
La vie reprend son activité, et la chair ses droits... Seule l'Étoile du Matin brille sans sommeil, avec son amour qui veille près de l'image de son Fils.
Et la nuit du Samedi Saint passe ainsi, jusqu'au moment où le chant du coq, à la première clarté de l'aube, fait lever Pierre avec un cri et son cri apeuré et douloureux réveille les autres dormeurs.
La trêve est finie pour eux, et la peine recommence. Alors que pour Marie ne fait que grandir l'anxiété de l'attente.
Source : http://www.maria-valtorta.org/Publication/TOME%2009/09-035.htm
Isabelle-Marie- CONSEILLER DU PEUPLE DE LA PAIX
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