TEXTE INTEGRAL: L'APPARITION DE SAINTE ANNE A YVES NICOLAZIC
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TEXTE INTEGRAL: L'APPARITION DE SAINTE ANNE A YVES NICOLAZIC
L’apparition de
Sainte Anne à Auray à Yves Nicolazic de 1623 à 1625
Du livret « Yves Nicolazic, le voyant de Sainte
Anne » :
- extrait des pages 15 à 65 :
« Une nuit que
Nicolazic, après une journée de travail, pensait à Sainte Anne, sa "bonne
Patronne", comme il en avait l’habitude, sa chambre fut subitement
éclairée d’une lumière très vive ; et au milieu de cette clarté
merveilleuse, il aperçut distinctement une main isolée qui tenait un flambeau
en cire. Cette vision dura environ le temps de réciter deux Pater et
deux Ave. Ceci se passa au commencement d’août 1623. Six
semaines plus tard, un dimanche, une heure après le coucher du soleil, il jouit
du même spectacle au champ du Bocenno. Ces deux visions ne furent
pas des phénomènes isolées : pendant quinze mois successifs, le même
flambeau continua de briller auprès de lui. Toutes les fois qu’il s’en
revenait tard au logis, il se voyait éclairé jusqu’à sa maison d’une chandelle
de cire qui s’avançait à côté de lui sans que le vent en agitât la flamme, et
sans qu’il vît autre chose que la main qui la tenait. De ce prodige, qui se
renouvela fréquemment, le bon Nicolazic ne savait que penser. Il en fut
comme effrayé ; et pourtant, il l’a avoué lui-même plus tard, il éprouvait
pendant ce temps je ne sais quelle suavité dans le cœur. C’est que sa
"bonne Patronne", sans qu’il en eût conscience encore, de plus en
plus se rapprochait de lui. Un jour d’été, une heure environ après le
coucher du soleil, son beau frère et lui étaient allés, à l’insu l’un de
l’autre, chercher leurs bœufs dans un pré voisin de la fontaine ; avant de
les ramener, ils voulurent les faire passer à l’abreuvoir. Tout à coup, les
bœufs comme épouvantés refusent obstinément d’avancer. Ces deux hommes
surpris se rapprochent pour voir ce qui cause cet effroi. Voici le spectacle
dont ils furent alors les témoins. Une dame majestueuse était devant eux,
tournée vers la source ; son visage révèle "la gravité tendre de le
plus haute des maternités" ; sa robe a la blancheur de la neige, et
retombe avec grâce ; à la main elle porte un flambeau allumé ; ses
pieds reposent sur un nuage. L’auréole qui l’entoure charme le
regard sans l’éblouir, et jette tout autour un tel rayonnement que le paysage
tout entier en est éclairé comme en plein jour. A cette vue, le premier
mouvement des deux laboureurs fut de s’enfuir ; puis bientôt se ravisant,
ils voulurent se rendre compte du phénomène et revinrent sur leurs pas ;
mais l’auréole, le flambeau, la dame, tout avait disparu. Qu’était-ce que
cette Dame mystérieuse qui n’avait pas parlé ? Et ce n’est pas une
fois seulement qu’elle se montra au laboureur ; il la revit encore
souvent, en divers endroits, tantôt près de cette même fontaine, tantôt en sa
maison, en sa grange, ou en d’autres endroits : elle avait chaque fois la
même attitude, la même majesté, le même vêtement lumineux mais toujours elle ne
disait pas sn nom.
Nicolazic inquiet
Qui donc était-ce que cette
blanche apparition et voulait-elle ? Nicolazic crut d’abord que
c’était l’âme de sa mère, décédée depuis peu, qui venait réclamer le secours de
ses prières. Pour éclaire ses doutes, il alla trouver un capucin d’Auray, le P.
Modeste, et lui exposa en confession les choses extraordinaires qui depuis
quelque temps le troublaient. Mais le confesseur garda une prudente
réserve : l’Apparition venait-elle du purgatoire ? Peut-être
aussi conseilla-t-il à Nicolazic de faire dire des messes et des services pour
sa mère. Peut être aussi venait-elle de l’enfer ? Le religieux
savait que les illusions diaboliques ne sont pas rares, et qu’elles peuvent
engager des âmes simples dans des voies dangereuses : aussi
recommanda-t-il au paysan de se tenir en la grâce de Dieu pour ne pas être
victime des embûches du démon. Sans doute elle pouvait venir aussi du
ciel ; la sincérité de son pénitent ne faisait pas de doute pour le
religieux ; et, d’autre part, ce n’est pas une chose inouïe dans l’Eglise
que Dieu se serve d’humbles personnages pour être les instruments de ses grands
desseins. Le confesseur embarrassé ne put donner aucune réponse précise.
Priez, dit-il à son pénitent ; demandez à Dieu de nous éclairer, vous et
moi ; et ayez confiance. Nicolazic se conforma à ces sages conseils, et
Dieu le récompensa. Sortant de son long silence, l’Apparition allait
enfin se révéler, et lui faire une communication qu’il était désormais préparé
à entendre.
Nicolazic rassuré
Le 25 de l’année
suivante, veille de la fête de Sainte Anne, Nicolazic s’était rendu à Auray
sans doute pour se confesser, car il avait l’habitude de communier tous les
dimanches et les fêtes gardées. Quand il reprit le chemin de son
village, il était déjà tard, et la nuit était close ; comme d’habitude il
avait son chapelet à la main. Au moment où il passait auprès de la croix qui
porte son nom, la Dame
mystérieuse lui apparut soudain ; la vision ne différait pas des
précédentes : c’était toujours le même visage grave et doux, la même
attitude, et la même lumière. Mais cette fois elle parla. Elle
appela Yves Nicolazic par son nom, et lui dit quelques paroles très douces
comme pour dissiper ses craintes. Puis elle prit la direction du
village. Le flambeau qu’elle portait à la main éclairait l’obscurité, et le
nuage sur lequel elle se tenait debout était comme le véhicule qui la faisait
avancer. Nicolazic sans hésitation et sans peur s’engagea après elle
dans le chemin creux. Il allèrent ainsi ensemble jusqu’aux maisons,
elle tenant son flambeau, lui égrenant son chapelet. A l’approche de la ferme,
brusquement la Dame
mystérieuse s’éleva en l’air et disparut. Jusqu’ici aucune
apparition n’avait duré aussi longtemps, et jamais Nicolazic n’avait été encore
aussi profondément impressionné. Rentré chez lui, il ne put rien
manger ; à sa femme et à ses domestiques qui l’avaient attendu pour se
mettre à table, il adressa à peine quelques courtes paroles : et bientôt,
comme un homme préoccupé, il voulut être seul. Il se retira dans sa grange,
sous prétexte d’y garder pendant la nuit le seigle battu les jours précédents. C’était
une chose connue de tous que les murs de cette grange avaient été bâtis avec
les pierres de l’ancienne chapelle. Il se jeta tout habillé sur un lit de
paille, mais il ne put dormir. Absorbé par les réflexions diverses que faisait
naître en lui tout ce qu’il avait vu et entendu, il récitait son rosaire :
tout à coup, sur les onze heures, il crut entendre un bruit confus dans le
chemin qui avoisinait la grange. On eut dit une grande multitude en
marche. Il voulut se rendre compte
de ces rumeurs. Il se lève vivement, ouvre la porte, et regarde. Il écoute : ni près de la grange ni
sur la route, il n’y avait personne. Le village tout entier reposait, et la
campagne au loin était silencieuse. Il demeure stupéfait et la peur le saisit. Son
premier mouvement est de supplier Dieu qu’il ait enfin pitié de lui. Puis,
reprenant son chapelet, il le récite en produisant dans le fond de son cœur des
actes de confiance en Sainte Anne, dont la pensée ne l’abandonne jamais. Pendant
qu’il se rassure ainsi par la prière, soudain une vive clarté remplit la
grange, et dans cette lumineuse auréole apparaît la Dame plus resplendissante que
jamais. La crainte s’empare de lui tout d’abord, mais elle
s’évanouit aux premières paroles que l’Apparition fit entendre. L’Apparition
disait : "Yves Nicolazic, ne craignez pas : je suis Anne,
mère de Marie. Dites à votre recteur que la pièce de terre
appelée Bocenno, il y a eu autrefois, même avant qu’il y eût aucun village, une
chapelle dédiée en mon nom. C’était la première de tout le pays.
Il y avait 924 ans et 6 mois qu’elle est ruinée. Je désire qu’elle
soit rebâtie au plus tôt, et que vous en preniez soin, parce que Dieu veut que
j’y sois honorée". Cette révélation faite, Sainte Anne
disparut, et le Voyant resta seul. Eclairé et rassuré par des déclarations qui
mettaient fin à de longues perplexités, et sachant désormais à qui il avait
affaire, le cœur dilaté et attendri, il s’endormit tranquillement. C’est
donc le 25 juillet 1624 que Nicolazic reçut le mandat qui devait faire de lui
le créateur du Pèlerinage. Ce mandat, il l’accomplira ; mais au
prix de quelles épreuves et à la suite de quelles hésitations ! Il ne
suffisait pas en effet d’avoir reçu une mission, il restait encore à la faire
reconnaître par l’Eglise, qui seule a qualité pour interpréter les paroles de
Dieu.
Les épreuves du voyant
Nicolazic s’était endormi
plein de joie et très décidé d’agir. Mais la nuit ne lui porta pas
conseil. En se réveillant le lendemain, il se laissa à aller réfléchir
aux difficultés de sa mission, et peu à peu il vit se dresser devant son imagination
un amoncellement d’obstacles dont il ne pourrait sans doute jamais
triompher ; et le découragement s’empara de son esprit. Quel
accueil recevrait-il du Recteur, à qui on lui commandait de transmettre un
message aussi étrange ? Que penserait-on, en le voyant, lui le
pauvre paysan, entreprendre une œuvre aussi considérable ? Il
serait la risée de tout le monde. Ne passerait-il pas aux yeux des
prêtres et des voisins pour un visionnaire et peut être même pour un imposteur ? Il ne se croyait pas le droit d’exposer
ainsi sa réputation de sagesse et d’honnêteté aux risques d’une affaire
aventureuse. Et puis, où trouver de l’argent ? Du reste, dans
cette apparition, n’avait-il pas été victime d’une illusion du démon ?
Toutefois ces objections qu’il se faisait à lui-même n’arrivaient plus à le
convaincre. Aussi, partagé sans cesse entre deux résolutions contraires, il ne
goûtait aucune joie, et il fuyait toute compagnie, ne voulant faire confidence
à personne de ses peines et remords. Cela dura ainsi longtemps. Au
bout de six semaines, Sainte Anne eut pitié de sa faiblesse. Elle se
présenta à son messager ; et, tout en lui faisant sentir qu’il
désobéissait, elle le consola et dissipa ses craintes : "Ne
craignez-point, Nicolazic, et ne vous mettez pas en peine. Découvrez à votre
Recteur en confession ce que vous aurez vu et entendu ; et ne tardez plus
à m’obéir". Ces encouragements lui communiquèrent une force
nouvelle ; et, dès le lendemain matin, il était en route pour le
presbytère. Les prêtres, quand on vient leur parler de visions et de
révélations, gardent toujours une sage réserve, et, par tempérament autant que
par devoir, ils demeurent défiants jusqu’à ce qu’on leur apporte des preuves
convaincantes de l’intervention divine. Quant au Recteur de Pluneret, -
Sylvestre Rodoué, - il était connu pour être un homme particulièrement rude.
Le paysan qui venait le trouver était incontestablement le chrétien le plus
honorable de sa paroisse, le Recteur le savait ; et pourtant, lorsqu’il
l’entendit exposer toute la série de ses visions et le massage dont il se
disait chargé, le Recteur ne voulut pas le prendre au sérieux : il
crut qu’il avait affaire à un malade, et il le traita en conséquence. Il
se moque de ce qu’il appelle des extravagances, s’étonne qu’un homme
jusqu’alors aussi judicieux s’arrête à de telles rêveries, et essaie de lui
faire comprendre à quels dangers il expose son âme. Pour finir, il
lui interdit, de la façon la plus expresse, d’ajouter foi désormais à ces
apparitions. Toutefois il ne mit pas en doute la sincérité de son
paroissien, puisque ce jour-là même il lui permit de communier. La
visite que sa ‘bonne Patronne’ lui avait commandé de faire était faite, et
Nicolazic avait la conscience en repos de ce côté : mais l’accueil qu’il
avait reçu justifiait ainsi toutes ses appréhensions, et même les renouvelait.
En quittant le bourg pour rentrer à Ker-Anna, son cœur était rempli
d’amertume, et il se trouvait plus découragé que jamais. Que faire
donc ? Et comment sortir de cette impasse ? Dès la nuit suivante,
Sainte Anne vint rassurer son messager : "Ne vous souciez pas,
dit-elle, de ce que diront les hommes ; accomplissez ce que je vous ai
dit, et pour le reste reposez-vous sur moi". Ces douces paroles
pacifièrent son esprit ; fortifié par cette nouvelle visite, allait-il
enfin se mettre à l’œuvre immédiatement ? Non, pas encore, car ses
irrésolutions le reprirent bien vite ? La pensée qu’il allait se
donner en public comme un personnage chargé d’une mission divine, effrayait son
humilité ; et cette crainte est une des formes les plus dangereuses que
puisse prendre le respect humain pour affaiblir les âmes saintes et les
empêcher d’agir. Toutes les objections qu’il s’était déjà faites à
lui-même se représentaient à son esprit avec une nouvelle force, depuis
qu’elles avaient été formulées par son Recteur. Il avait beau réfléchir,
il avait beau prier, il ne réussissait pas à surmonter ses peines et à sortir
de ses incertitudes. Cette crise, au cours de laquelle Nicolazic
souffrit plus qu’on ne saurait penser, dura sept longues semaines. Au
bout de ce temps, Sainte Anne vint mettre un terme à ses souffrances et à ses
perplexités : "Consolez-vous, Nicolazic lui dit-elle, l’heure
viendra bientôt en laquelle ce que je vous ai dit s’accomplira". La
voix de la Sainte
était si douce et si maternelle que Nicolazic s’en trouva tout
réconforté ; et il ne craignit pas de lui dire, en toute simplicité, les
difficultés qui l’empêchaient d’accomplir ses ordres : "Mon Dieu, ma
bonne Patronne, vous savez les difficultés qu’y apporte notre Recteur, et les
reproches honteux qu’il m’a faits, quand je lui ai parlé de votre part…Et
puis je n’ai point de moyens suffisants pour bâtir une chapelle, encore que je
sois très aise d’y employer tout mon bien…Mais après tout, me voilà
disposé à faire tout ce que vous désirez de moi". "Ne vous
mettez pas en peine, mon bon Nicolazic ; je vous donnerai de quoi
commencer l’ouvrage, et jamais rien ne manquera pour l’accomplir. Je
vous assure que Dieu y étant bien servi, je fournirai abondamment ce qui sera
nécessaire son seulement pour l’achever, mais aussi pour faire bien d’autres
choses au grand étonnement de tout le monde. Ne craignez pas de l’entreprendre
au plus tôt…". Sainte Anne, après avoir ainsi répondu à
toutes les préoccupations de son mandataire, disparut, le laissant tout consolé
et définitivement affermi. Ce n’est pas la seule fois que sa bonne
Patronne vint le réconforter ainsi et, au cours des fréquents entretiens
qu’elle eut avec lui, elle fit cette déclaration mémorable : "J’ai
choisi ce lieu, par inclination, pour y être honorée". Pour le
rassurer contre la faiblesse de ses ressources, elle ajouta : "Tous
les trésors du ciel sont en mes mains". On croirait, après des
révélations si précises et de promesses si formelles, que, toute raison de
différer ayant désormais disparu, la chapelle allait se construire sans
délai ! Cependant quatre mois s’écoulèrent encore, et presque tout
l’hiver se passa avant que rien se fit. Du reste, de toutes les enquêtes
qui ont été faites depuis, il résulte à l’évidence que toutes les merveilles
accomplies, pendant cette période de temps, ont eu pour but spécial d’attirer
l’attention sur le champ mystérieux du Bocenno. Vers la fin de
l’été, comme Nicolazic était occupé à charroyer du mil, au clair de lune, il
vit une pluie d’étoiles qui tombaient dans l’espace compris entre le Bocenno et
sa maison. Il ne fut pas le seul témoin des merveilles qui
pronostiquaient le choix que Sainte Anne avait fait de ce lieu. Un
soir, trois personnes de Pluvigner revenant du marché d’Auray, vers les neuf
heures, virent dans le même endroit descendre du ciel une dame mystérieuse,
vêtue de blanc, au milieu d’une clarté resplendissante, ayant auprès d’elle
deux flambeaux allumés. Mais voici une faveur plus extraordinaire
encore. A plusieurs reprises, Nicolazic fut transporté sans savoir comment,
pendant la nuit, de sa maison jusqu’à l’emplacement-même de l’ancienne chapelle
et là, pendant que la lumière qui sortait du milieu des ruines éclairait
tout l’espace jusqu’au village, il entendait, en des extases qui duraient
parfois plusieurs heures, des chants si mélodieux qu’il se croyait parmi les
chœurs des anges, et il y savourait un avant-goût des délices du Paradis.
La grande semaine
La plus importante des
extases de Nicolazic fut celle du lundi 3 mars 1625.
Lundi 3 mars
Sainte Anne y intervient en
personne, et elle s’y montra avec plus de solennité que d’habitude : non
seulement elle était entourée de lumière comme toujours, des chants angéliques
retentissaient aussi dans le cortège invisible dont elle était accompagnée.
Elle venait prononcer cette fois-ci les paroles décisives. Elle ne se
borna pas à rappeler, avec la même précision, les révélations qu’elle avait
déjà faites. Elle dit que "le temps des délais était définitivement
terminé. Nicolazic devait retourner immédiatement chez son
Recteur, et lui déclarer, se sa part à elle, qu’elle voulait une chapelle à
l’endroit désigné et dont elle entendait reprendre possession. Du
reste, ajouta-t-elle, on aura des preuves indéniables de la mission que je vous
impose". Et entre autres choses, elle spécifia que dans quelques
jours une lumière viendrait indiquer l’endroit du champ où se trouvait enterrée
son ancienne image. Elle recommanda enfin à son messager de raconter
tout ceci à quelques personnes honorables se sa connaissance qui
l’assisteraient de leurs conseils : ils lui serviraient plus tard de
témoins. Cette extase dura trois heures. La remarque en
fut faite à Nicolazic par sa sœur qui lui demanda à son retour la raison de sa
longue absence. Nicolazic, qui s’imaginait n’être demeuré dehors qu’une petite
demi-heure, ne répondit rien et se retira dans sa chambre.
Le mardi 4
Le lendemain, il prit
résolument le chemin du presbytère ; mais il ne voulut pas y aller
seul ; il avait prié Julien Lézulit, marguillier de la paroisse, de
l’accompagner. Serait-il mieux reçu que la première fois ?
Le Recteur consentirait-il, cette fois-ci, à accepter le message qu’on lui
transmettait ? En tout cas, le messager aura fait son devoir, et
délivré sa conscience. Hélas ! Le Recteur n’avait pas changé
d’avis, il ne se montra pas plus accueillant qu’à la première entrevue. Nicolazic
lui fit connaître que Sainte Anne lui était apparue de nouveau ; et de sa
part, il venait encore aujourd’hui réclamer qu’on bâtit une chapelle au Bocenno.
La réponse de Dom Rodoué fut rude et même brutale : "Vous vous
faites du tort, Nicolazic, lui dit-il, et vous en faites aussi à votre famille,
en vous laissant aller à ces imaginations ridicules. On vous regardait
jusqu’ici comme un homme sensé ; que va-t-on penser de vous désormais ?
On pourra dire que la folie est entrée dans votre maison".
Puis, de plus en plus excité, soit par feinte, soit par humeur réelle, il
s’emporta jusqu’aux menaces : "Si vous ne renoncez à ces rêveries,
je vous interdirai l’entrée de l’église et l’usage des sacrements ; et si
mourez en cet état, vous ne serez pas enterré comme un chrétien". Nicolazic
garda le silence, il se retira avec son mai Lézulit. Il n’était nullement
déconcerté, car il savait à n’en pas douter, sur les promesses formelles de
Sainte Anne, que la chapelle se bâtirait. Mais il était triste.
Nicolazic avait exécuté la première partie de son mandat, il avait parlé au
Recteur ; il lui restait une autre démarche à faire, et à se mettre en
rapport avec quelques hommes de bon conseil.
Le jeudi 6
Le premier qu’il consulta,
ce fut un prêtre de ses amis, dom Yves Richard. Celui-ci, embarrassé lui-même,
et sachant ce qui s’était passé au presbytère de Pluneret, fut d’avis que l’on
consultât sur cette délicate affaire M. de Kermadio. M. de Kermadio,
gentilhomme campagnard, excellent chrétien et très familier avec les paysans,
habitait non loin du bourg. Ils allèrent donc de compagnie jusqu’à son
château. Là Nicolazic raconta longuement et dans les plus grands détails ce
qui lui été arrivé depuis trois ans. Il dit non seulement ses
révélations, mais encore ses troubles d’esprit et les objections qu’il se
faisait à lui-même. Il avait
craint d’abord que le démon ne voulût abuser de sa simplicité ; et puis
vraiment, il ne s’estimait pas digne de recevoir une telle mission céleste.
Néanmoins, sur les insistances pressantes de Sainte Anne, il s’était décidé à
faire deux démarches auprès du Recteur. Et maintenant, ajouta-t-il, pour obéir
à la Sainte
qui m’a recommandé d’en parler à quelques personnes prudentes, je viens vous
consulter vous-même, et je vous prie de me donner un bon conseil. M. de
Kermadio approuva la conduite de Nicolazic ; mais, lui dit-il, moi je ne
suis pas compétent dans ces questions spirituelles. Allez donc
consulter, tout près d’ici, les Pères Capucins d’Auray. Sans doute vous
trouverez auprès d’eux les lumières que vous cherchez et que je ne puis vous
fournir moi-même. Je vous donnerai pourtant un avis - quand vous
verrez de nouveaux prodiges, surtout quand il s’agira de trouver l’image dont
l’Apparition vous a parlé, prenez avec vous quelques-uns de vos voisins, dont
le témoignage vous sera très utile. Et puis, continuez à prier Dieu ;
ne vous laissez point abattre par le parti pris ni les contradictions qui
pourraient encore survenir. Nicolazic retourna chez lui tout consolé, et
voyant de plus en plus clair dans sa situation par suite des sages paroles
qu’il avait entendues.
La nuit du 6 au 7
La nuit suivante, Sainte
Anne vint encore ajouter à son assurance et à sa confiance ; mais en même
temps elle fit entendre que c’est bien à lui qu’elle donne mission de
construire la chapelle ; du reste, affirmait- elle, rien ne vous manquera
pour cette œuvre, car on viendra de partout à votre aide. A
quoi Nicolazic répartit avec une simplicité pleine de respect : "Faites
donc quelque miracle, ma bonne Patronne, qui fasse voir à mon Recteur et aux
autres que vous voulez effectivement que l’on y travaille". "Allez,
dit-elle, confiez-vous en Dieu et en moi ; vous en verrez bientôt en
abondance, et l’affluence du monde qui me viendra honorer en ce lieu sera le
plus grand miracle de tous". Ayant été ainsi mis en demeure de
commencer les travaux, il se prit à réfléchir aux moyens d’exécution ; et
au cours de ses méditations, l’idée lui vint d’engager ou même de vendre tout
son bien, afin d’avoir les ressources qui lui manquaient. Mais Sainte Anne
n’exigeait pas de lui ce sacrifice.
Le vendredi 7
Le lendemain matin,
vendredi 7 mars, Guillemette Le Roux, sa femme, trouva à son réveil, sur la
table de sa chambre douze quarts d’écus déposés en trois piles. D’où
venait cet argent ? Il n’y avait pas de quart d’écus en ce moment dans
leur maison ; et d’autre part elle avait la certitude que personne du
dehors n’était entré chez elle. Elle courut donc montrer les pièces
d’argent à son mari, qui couchait dans la chambre voisine. Nicolazic ne
douta pas que ce don ne fût la première avance que Sainte Anne lui faisait pour
commencer les travaux. Toutefois, il ne voulut pas y toucher, il dit
à sa femme de remettre ces pièces à la même place et dans la même disposition
où elle les avait trouvées ; et puis, fidèle à l’avis qu’il avait reçu de
M. de Kermadio, il voulut avoir un témoin, et fit appeler Lézulit. Après
les avoir montrées à son ami, il les noua dans un mouchoir, et tous les deux
partirent pour le presbytère. Dom Rodoué était absent ; ils ne
trouvèrent au presbytère que dom Le Thominec, son vicaire, qui ne les reçut pas
mieux que le Recteur. Le vicaire adressa de durs reproches à Nicolazic,
et il alla jusqu’à l’accuser d’avoir supposé ces pièces d’argent. Déconcertés,
les deux villageois se rendirent à Auray. A leur arrivée, ils rencontrèrent M.
Cadio de Kerloguen. Ce vieillard, qui était le propriétaire foncier de
Nicolazic, était assis à sa porte ; et les deux paysans s’arrêtèrent pour
causer avec lui. Nicolazic en profita pour lui montrer les douze quarts d’écus,
lui fit en quelques mots le récit des apparitions, lui parla de la chapelle qui
devait se bâtir dans son champ de Bocenno, et de l’image qu’on y découvrirait
bientôt. "Ah ! S’écria M. de Kerloguen, si l’on construit
une chapelle en cet endroit, je donnerai le terrain. Mais pour ce
qui concerne l’image, ajouta-t-il judicieusement, ayez soin de prendre des
témoins, et des témoins dignes de foi". Ainsi l’accueil que le
Voyant reçut des deux laïques, de M. de Kermadio et de M. de Kerloguen, fut
très bienveillant, et plus encourageant que celui des prêtres de la paroisse.
Voyons maintenant celui qu’il recevra des Pères Capucins. Il y
avait dans ce couvent, nouvellement fondé, des religieux d’élite : ils
accueillirent Nicolazic avec bonté ; mais avant de lui répondre, ils le
soumirent à un examen rigoureux, sans se laisser influencer par la sympathie
qu’ils avaient pour sa personne. Chacun d’eux lui posa des questions à son
tour ; et après deux heures s’en trouva tellement épuisé que l’on dut
mettre fin aux questions. Les religieux lui formulèrent alors leur avis. Sur
les apparitions, ils refusaient de se prononcer, dans un sens ou dans un
autre : question très délicate. Sur le projet de construire
une chapelle, ils concluaient nettement contre son opportunité, comme le
Recteur. Ainsi, bien qu’ils eussent réservé leur jugement sur les
visions, en pratique la réponse des religieux concordait avec celle du clergé
paroissial. Cette réponse déconcerta Nicolazic, qui ne s’expliquait pas
comment des hommes, aussi savants et aussi pieux, ne voulussent pas croire à
des révélations qui pour lui ne faisaient pas le moindre doute. Il était surtout peiné qu’on ne
voulût pas construire une chapelle que Sainte Anne ne cessait de lui réclamer.
Que faire donc pour satisfaire la
Sainte, et à quoi se résoudre ? Le pauvre Nicolazic en
pleurait. Pourtant, malgré son affliction, il n’en demeurait pas
moins inébranlable dans sa confiance : les hommes lui refusant son
approbation, il savait que le ciel interviendrait bientôt. Sainte
Anne ne lui avait-elle pas promis de lui faire découvrir, sans tarder une statue
enfouie dans le champ du Bocenno ? Quand ils arrivèrent le soir à l’entrée
du village, l’âme de Nicolazic était quelque peu rassérénée. Lézulit partageait
les espérances de son ami. Et surtout, lui dit-il en le quittant, n’oubliez pas
de m’appeler pour assister au prodige. Nicolazic le lui promit.
La découverte de la statue
Dans la nuit du 7 au 8,
vers onze heures, ses domestiques veillaient encore dans la pièce voisine,
Nicolazic récitait comme d’habitude son chapelet en attendant le sommeil.
Soudain sa chambre se trouve toute éclairée comme elle l’avait été si
souvent ; sur la table apparaît un cierge dont la flamme brillait d’un
éclair très vif ; et la
Sainte se montrant aussitôt, arrête sur son messager un
regard plein de douceur : l’heure attendue était arrivée. Sainte
Anne dit d’une voix agréable et engageante : "Yves Nicolazic,
appelez vos voisins, comme on vous l’a conseillé, menez-les avec vous au lieu
où ce flambeau vous conduira, vous trouverez l’image qui vous mettra à couvert
du monde, lequel connaîtra enfin la vérité de ce que je vous ai promis".
Après ces paroles, Sainte Anne disparaît, mais la lumière reste. Nicolazic,
l’âme toute à la joie, se lève et s’habille à la lueur du flambeau qui semble
l’attendre. Quand il se dispose à sortir, le flambeau marche devant
lui ; quand il arrive dehors, le flambeau lui-même l’a précédé. Il
était déjà en route vers le Bocenno, quand tout à coup, se ravisant, le paysan
se rappelle qu’on lui a dit de prendre des témoins. Il retourne donc sur
ses pas, rentre chez lui, appelle son beau frère Louis Le Roux qui
veillait encore, et lui commande de se munir d’une tranche. Puis tous deux, ils
se mettent en mesure d’aller chercher des voisins : Jacques Lucas,
François Le Bléavec, Jean Tanguy et Julien Lézulit. Tous s’empressèrent de
répondre à cet appel. Cependant le flambeau brillait toujours, à la même
place, et les beaux-frères ne tardèrent pas à le rejoindre. Les autres
arrivaient aussi par derrière, pressés de voir eux-mêmes le cierge mystérieux.
Où donc est-il ? Demandèrent les quatre paysans. Nicolazic
le montra du doigt : deux d’entre eux l’aperçurent aussitôt ; les
deux autres ne le virent point. Plus tard on sut pourquoi, et ce sont
eux-mêmes qui en ont avoué la cause : ils n’étaient pas en état de grâce !
"Allons, mes amis, dit Nicolazic, extasié de joie, allons où Dieu et
Madame Sainte Anne nous conduiront". Le flambeau se mit alors en
mouvement. Il allait en avant, à la distance de quinze pas environ, et à trois
pieds d’élévation au-dessus du sol. Le chemin qu’il prit était le voie
charretière qui conduisait du village à la fontaine ; et les paysans
suivaient, heureux et pleins d’espoir comme jadis les Mages guidés par
l’étoile. Arrivé en face du Bocenno, le flambeau sort du chemin, pénètre
dans le champ, et se dirige, par-dessus le blé en herbe, jusqu’à l’endroit de
l’ancienne chapelle. Là, il s’arrête. Les paysans, qui ont
toujours les yeux sur lui, le voient alors s’élever et redescendre par trois
fois, comme pour attirer leur attention sur cet emplacement, puis disparaître
dans le sol. Nicolazic, qui observait tous ces mouvements, se
précipita le premier jusqu’à l’endroit où s’était évanouie la lumière, et,
mettant le pied dessus, il dit à son beau-frère de creuser là. Louis
Le Roux, qui portait la tranche, n’eut pas plus tôt donné cinq ou six coups
dans la terre meuble des sillons, qu’on entendit sous le choc de l’instrument
résonner une pièce de bois qui s’y trouvait enfouie. Tous eurent
immédiatement l’intuition que c’était l’image qu’ils cherchaient. Comme ils
se trouvaient dans l’obscurité, Nicolazic commanda à l’un deux d’aller vite
chercher de la lumière : "Prenez, lui dit-il, le cierge bénit de la Chandeleur, avec un
tison pour l’allumer". Ce qui fut fait. Alors tous se mirent à
l’œuvre, et ils ne tardèrent pas à retirer du sol la vieille statue toute
défigurée, qui gisait là depuis 900 ans. Après l’avoir considérée
pendant quelques instants, ils l’adossèrent avec respect contre le talus voisin
et se retirèrent, surpris et heureux à la fois, en se promettant bien de
revenir la voir plus à loisir quand il ferait jour. Nicolazic enfin au
comble de ses vœux, croyait-il, ne se possédait pas de joie. Au lever du
jour, il revint de très bonne heure au Bocenno, accompagné de son ami Lézulit,
qu’il était allé chercher lui-même. Tous deux examinèrent assez
longuement l’objet qu’ils avaient déterré : c’était bien une statue,
très endommagée par ce long séjour en terre humide et rongée aux extrémités,
mais néanmoins conservant quelques traits assez frustes et des ombres de
couleur ».
Nouvelles difficultés
Pendant que les habitants
de Ker-Anna venaient voir eux-mêmes, avec les autres témoins, l’image qui avait
été trouvée pendant la nuit, les deux hommes refirent le même voyage que la veille,
en se disant que, cette fois-ci du moins, on ne refuserait pas de les croire,
puisqu’ils apportaient une preuve décisive de la volonté de Dieu. Nicolazic
montra au Recteur les pièces d’argent que celui-ci n’avait pas encore vues et
lui raconta en détail la découverte qu’il venait de faire dans son champ devant
témoins. Nous étions six, lui dit-il, et Lézulit ici présent avec
nous. Lézulit, prenant la parole à son tour, confirma le récit de Nicolazic.
Messire Rodoué les écouta l’un et l’autre. Que pensait-il au fond de tous
ces évènements ?...Toujours est-il qu’il se montra incrédule ; il
fut même plus intraitable que jamais, il alla jusqu’à qualifier Nicolazic
d’hypocrite ou d’imposteur. "Les pièces d’argent, disait-il,
c’est vous qui les avez supposées ; et quant au morceau de bois pourri que
vous avez trouvé en terre, qu’est-ce que cela prouve, et que voulez-vous que
j’en fasse ? C’est le diable qui est en tout cela…".
Dom Le Thominec, faisant écho aux invectives du Recteur, ajouta qu’il
fallait être sot ou un fou pour accepter de telles extravagances. Il
n’y a rien à faire ici, se dit Nicolazic. Et il se retira respectueusement sans
rien répliquer. Les deux paysans alors, continuant leur chemin
jusqu’à Auray, se rendent chez M. de Kerloguen. Nicolazic trouvait
opportun d’aller annoncer la découverte au seigneur de sa tenue qui lui avait
promis, le jour précédent, de fournir l’emplacement de la chapelle. M.
de Kerloguen fut très ému de cette nouvelle mais, apprenant la façon dont les
deux paysans avaient été conduits par le Recteur de Pluneret, il voulut que
les Pères Capucins, qui avaient gardé la veille une réserve déconcertante,
eussent eux-mêmes connaissance du nouveau fait. Ceux-ci écoutèrent mais ils ne
changèrent pas leur manière de voir, à leur avis, il n’y avait toujours pas
lieu de bâtir une chapelle. Au retour, et avant de rentrer chez eux,
les deux amis voulurent revoir l’image plus à loisir, et ils passèrent par le
Bocenno. Il y avait là en ce moment un grand nombre de personnes, entre
autres deux prêtres venus tout exprès, dom Yves Richard, qui était du village,
et dom Mazur, aumônier de la flotte royale qui avait relâché depuis peu dans
les eaux du Morbihan. Là se trouvaient aussi deux religieux Capucins que
le hasard seul semblait y avoir amenés. L’objet qui attirait
l’attention de tous était la
Statue : et maintenant qu’on l’avait nettoyée et lavée,
il était facile de reconnaître encore sur elle, quoique les extrémités en
fussent détériorés par un long séjour dans le sol, les plis de sa robe, et
même, chose étonnante, des couleurs "blanc et azur". Elle
mesurait environ trois pieds de haut et elle était faite d’un bois très dur.
Les deux paysans la mirent debout sur le talus, et se retirèrent. Cette
journée du 8 mars avait été pour Nicolazic très fatigante comme la
veille ; et en somme, malgré le miracle de la nuit précédente, il ne
semblait guère plus avancé dans ses projets. Et, maintenant que les Pères
Capucins s’étaient déclarés, eux aussi, contre la construction d’une chapelle,
il avait bien conscience que l’opposition du Recteur serait plus invincible que
jamais. Un évènement, qui se produisit le lendemain, parut d’abord
manifester que le ciel à son tour se déclarait contre lui. Ce jour-là, la
foule accourue au lieu du prodige était encore bien plus nombreuse que la
veille, c’était le dimanche. Nicolazic se dirigeait lui-même vers le
Bocenno, tout en devisant avec
Le Pélicart son voisin, à qui, il racontait ses mésaventures et qui le
consolait quand tout à coup il entendit crier ‘au feu’ derrière lui. Il
se retourne, revient précipitamment sur ses pas : sa grange tout entière
est en flammes. On accourt, on travaille à éteindre l’incendie, on
jette de l’eau en abondance. Mais on a beau faire, l’édifice est consumé
en un clin d’œil. L’accident fut diversement interprété dans la
foule ; quelques-uns y virent une punition du ciel. Mais les autres, en
y regardant de près, furent bien obligés de convenir que c’était plutôt un
nouveau miracle. Le feu avait agi si activement en effet, et d’une manière
si intense, que les pierres elles-mêmes étaient brûlées. Mais, d’autre part, il
avait complètement respecté deux meules de blé, qui se trouvaient tout près de
la grange et dans la direction où soufflait le vent. Tous les objets à
l’intérieur étaient demeurés intacts au milieu de l’embrasement ! Ce
qui confirmait cette interprétation, ce fut le récit de quelques hommes qui se
rendaient en ce moment-là de Mériadec à Pluneret : à l’heure-même où
l’incendie se déclarait, ils avaient aperçu un trait de feu qui tombait, à
travers un ciel très pur, sur le village de Ker-Anna. Pendant que la foule
était ainsi partagée en sentiments contraires, Nicolazic devina tout de suite
la raison que le ciel avait eue d’allumer cet incendie. Cette grange
était toute neuve, et on se rappelle que son père en la construisant avait fait
entrer dans ses murs les pierres de l’ancienne chapelle : or Dieu ne
voulait pas abandonner à un usage profane des choses qui lui avaient été
consacrées. Il ne se laissa donc pas émouvoir par les blâmes qui
arrivaient jusqu’à ses oreilles. Du reste, les prodiges, qui se renouvelaient
presque tous les jours, venaient le rassurer. Ainsi, deux jours après cet
évènement, il fut de nouveau transporté miraculeusement à l’endroit de la chapelle ;
et dans ce ravissement Dieu lui fit goûter des joies capables de le dédommager
de toutes les contradictions.
Les premiers pèlerins
Le lundi, vers le soir,
une lumière extraordinaire remplit le Bocenno, et auréola particulièrement la
statue miraculeuse : plusieurs personnes en furent témoins aussi bien
que Nicolazic ; et elles entendirent le bruit d’une multitude en marche
qui envahissait le Bocenno. Il n’y avait là, réellement, aucune foule ;
mais cette rumeur était un présage. Le lendemain, au même endroit, on
entendit le même bruit ; mais cette fois, c’était une réalité. Les
pèlerins arrivaient en foule, et non seulement des localités les plus voisines,
mais des régions les plus lointaines. Qui avait pu les prévenir ? "La
renommée des merveilles arrivées depuis peu avait, ce semble, été portée sur
l’aile des vents jusqu’en Basse-Bretagne, en des lieux si éloignés que l’on
crut que la seule inspiration de Dieu les avait pu avertir…". Quelques-uns
même remarquaient qu’ils étaient partis de chez eux le jour-même où la statue
avait été découverte. Et ces pèlerins ne venaient pas en curieux, ils
priaient et ils faisaient des offrandes. Les pièces de monnaie et les
pièces d’argent gisaient pêle-mêle au pied de la statue recouverte d’un linge
blanc. François Le Bléavec alla prendre chez lui un escabeau et un
plat d’étain qu’il plaça près du fossé pour recevoir les offrandes. Cependant,
la nouvelle de cette manifestation populaire ne tarda pas à arriver jusqu’au
bourg. Quand le Recteur apprit ce qui se passait à Ker-Anna, il entra
dans une violente indignation ; et, sur-le-champ, il dépêcha dom Le
Thominec pour mettre fin à ce scandale. Le vicaire arrive tout en
colère il va droit à la statue, et la renverse dans le fossé puis, se
retournant vers l’escabeau, il fait voler d’un coup de pied le plat d’étain
avec tout ce qu’il renferme. Alors il interpelle vivement Nicolazic, et
lui reproche d’avoir provoqué un tel attroupement. Après quoi, il
signifie à tous les pèlerins de s’en retourner chez eux, menaçant en
particulier ceux de Pluneret d’excommunication. "Aucun prêtre, leur
dit-il, ne vous donnera l’absolution, si vous ne rentrez immédiatement chez
vous, ou si vous avez l’audace de revenir ici" !... Cette sortie
violente produisit une grosse émotion sur les gens de la paroisse. Quant à
Nicolazic, aucune marque de mécontentement ne parut sur son visage ; il ne
répliqua rien, et se mit tranquillement à ramasser les offrandes éparpillées
sur le sol : c’était la première mise de fonds pour la future chapelle. Les
jours suivants, il y eut encore une grande affluence de pèlerins, et leur
nombre augmentait sans cesse.
Les enquêtes épiscopales
Jusqu’ici des
appréciations, bien tranchées dans un sens et dans l’autre, avaient été émises
par le peuple à propos des révélations de Nicolazic et des évènements de
Ker-Anna. Mais ces jugements ne pouvaient pas faire
autorité : la foule se prononce d’après ses sentiments, elle ne raisonne
pas. C’est à l’Eglise qu’il appartient de juger en cette matière ;
et il arrive un moment où elle ne peut pas se dérober à cette obligation. Or
l’Eglise ne s’était pas encore prononcée. Le Recteur de la paroisse avait, il
est vrai, émis son opinion ; mais avec un parti-pris évident et sans
examen sérieux. Les Capucins d’Auray avaient étudié le cas avec
impartialité et bienveillance, mais ils n’avaient pas osé formuler un jugement.
Du reste, ni le Recteur ni les Capucins n’avaient qualité pour parler au nom
de l’Eglise. C’était à l’évêque à intervenir. L’Evêque
s’appelait alors Sébastien de Rosmadec. Frappé des rapports divers
qu’on lui avait adressés, apprenant que les pèlerins accouraient en grand
nombre, et que la province entière commençait à s’émouvoir, il donna
commission à Messire Bullion, bachelier en Sorbonne et recteur de Moréac, de
procéder à une première enquête. Le commissaire de l’Evêque
se rendit à Pluneret, le mercredi 12 mars et manda Nicolazic au presbytère.
A toutes les questions qui lui furent posées, Nicolazic répondit avec
netteté et sans embarras. Le procès-verbal de la déposition fut signé de
tous les témoins, y compris le recteur et le vicaire. En lisant la
déposition de Nicolazic, et en apprenant que les pèlerins accouraient toujours,
l’Evêque fut vivement touché, et il voulut voir et interroger lui-même le
Voyant. Au château de Kerguéhennec en Bignan, demeurait alors M. du Garo,
qui était le beau-frère de Mgr de Rosmadec. L’Evêque s’y rendit et
ordonna qu’on y fit venir également Nicolazic. Il le reçut avec
bienveillance, écouta patiemment le long récit de tout ce qui était arrivé,
puis il discuta, posa des questions, demanda des éclaircissements. Nicolazic
répondit à tout ingénument et d’une façon très judicieuse. M du Garo,
qui assistait à l’entrevue, fut prié de l’interroger à son tour. C’était un
ancien membre du Parlement, d’une grande habileté dans les affaires, et initié
à toutes les roueries des interrogations juridiques ; à un tel magistrat,
expérimenté et très intelligent, il était difficile d’en imposer. Prenant
texte de la déposition qu’il venait d’entendre, il y relève des contradictions
apparentes, fait des objections, signale des impossibilités ; il tourne et
retourne les affirmations du paysan, lui pose des questions captieuses. Mais
le bonhomme ne se coupa jamais, il ne se contredit pas ; et dans ce duel
très inégal ce fut le plus faible en apparence qui eut l’avantage. Nicolazic,
qui par sa droiture avait produit la meilleure impression sur l’Evêque, et sur
Messire et Madame du Garo, fut lui-même ravi de l’accueil qu’on lui avait
fait ; il avait enfin trouvé des auditeurs bienveillants. Il
partit de Bignan tout réconforté. Toutefois cet interrogatoire
sommaire ne pouvait suffire ; il restait maintenant à interpréter les
faits du point de vue théologique. Aussi l’Evêque, après avoir mis
le gardien des Capucins de Vannes en contact avec Nicolazic, lui dit :
‘Emmenez-le avec vous dans votre couvent, et interrogez-le à loisir’. Nicolazic
resta quelques jours chez les Capucins de Vannes et il fut soumis à un examen
minutieux par tous les religieux successivement ; on le questionna, on
l’étudia, on le fit communier. Puis on l’ajourna à quinze jours. Durant
cet intervalle, la communauté tout entière se fit un devoir de prier : les
meilleurs théologiens se réunirent pour mettre en commun leurs lumières,
pendant que d’autres religieux prenaient des informations sérieuses sur la vie
et les mœurs du Voyant. Les quinze jours expirés, Nicolazic retourna au
couvent de Vannes. Là, il lui fallut donner de nouvelles précisions, et
répondre aux difficultés qui s’étaient présentées à l’esprit des juges. Ses
réponses furent aussi satisfaisantes que la première fois. Pourtant on
voulut le soumettre à une dernière et dangereuse épreuve. Comme il s’en
retournait à la maison, deux Religieux l’accompagnèrent sur le parcours d’une
lieue, jusqu’à la chapelle de Béléan. Cette démarche, où le paysan ne
vit qu’une marque de bienveillance, avait un but qu’il ne pouvait
soupçonner : on voulait tenter un dernier effort pour découvrir le fond de
son âme. A la solennité des interrogatoires succédait ici le libre
abandon de la conversation familière. Cette tactique était habile, car
n’étant plus sur ses gardes, le paysan laisserait peut-être échapper quelques
paroles compromettantes ou des réponses embarrassées. Mais comment
pouvait se compromettre un homme qui parlait toujours avec ingénuité et
sincérité ! La mission des Capucins était enfin terminée. Ils
allèrent en rendre compte à l’Evêque ; ils concluaient qu’à leur avis le
Voyant était véridique dans ses déclarations, et qu’il était opportun de
construire la chapelle demandée. La conviction de l’Evêque était
faite. Toutefois, avant de la rendre publique, il pria les Pères Capucins de se
transporter eux-mêmes sur le théâtre des évènements, et de lui faire un nouveau
rapport sur ce qui se passait […]. L’Evêque constatant que les
différentes enquêtes étaient toutes favorables à Nicolazic, apprenant en outre
que les pèlerins accouraient en foule et de toutes parts, apportant pour la
future chapelle de larges offrandes - consentit enfin à ce qu’on construisit
une chapelle dans le champ de Bocenno ; et, en attendant qu’elle fût
construite, il autorisa à y célébrer la messe dans une cabane en planches.
Ce fut le recteur de la paroisse qui, revenu de ses injustes préventions, la
célébra pour la première fois le 26 juillet 1625.
Le bâtisseur
Sainte Anne avait donné une
double investiture à Nicolazic. Elle lui avait commandé d’aller trouver son
recteur pour l’informer que le moment était venu de relever la chapelle du
Bocenno. Elle avait ajouté : C’est vous qui en
prendrez soin. Du jour où elle lui a donné l’assurance que Dieu
pourvoirait à tout, et que, d’autre part, l’Evêque l’a autorisé à commencer les
travaux, un autre homme se révèle en Nicolazic. Désormais aucun obstacle
ne l’arrêta, ni le dur labeur qu’il s’impose, ni la diversité des occupations
qu’il assume, ni les railleries des personnages qui le critiquent, ni la
nécessité de négliger ses propres intérêts. Il ira toujours de l’avant avec un
entrain qui fera la stupéfaction de tous ceux qui le connaissent. Assurément
l’entreprise est bien au-dessus des moyens d’un simple paysan, qui ne sait ni
lire ni écrire, et qui ne parle que le breton. Mais Dieu, qui lui a
assigné une fonction exceptionnelle, saura lui donner en même temps
d’exceptionnelles qualités pour les remplir. Et ainsi va se manifester
d’une façon éclatante la transformation du laboureur illettré en homme
supérieur. Nicolazic fut à la fois le trésorier de l’entreprise et le
directeur des travaux. Il s’était chargé du soin de recueillir les offrandes
et, à voir son abord si doux et si agréable, son empressement à rendre service,
son désintéressement personnel, en l’entendant exposer ses projets et son désir
d’élever à la gloire de Sainte Anne "une église grande comme une cathédrale",
les pèlerins se sentaient gagnés, et leur générosité s’ouvrait spontanément
pour venir à son aide. Toutes les offrandes étaient scrupuleusement
réservées pour l’œuvre. Et, malgré l’insistance de certains pèlerins, il
ne voulut jamais garder pour lui-même ni pour sa famille les dons qu’on lui
proposait. Mais pour réaliser son projet, il ne pouvait compter
uniquement sur les ressources offertes par les pèlerins, quelques généreuses
qu’elles fussent. Il sut créer dans toutes les paroisses d’alentour un concours
merveilleux de bonnes volontés qui dura jusqu’à la fin des travaux ; et
grâce à son initiative, Sainte Anne acquit ‘un droit de corvée’ à quatre lieues
à la ronde "sans autre paiement que celui de la récompense qu’attendaient
ces braves gens dans le paradis" […]. Il eut néanmoins une
déception. Le plan de la chapelle lui paraissait trop mesquin ; si, malgré
des résistances irréductibles il réussit par adresse à élargir quelque peu le
plan primitif, l’édifice ne lui donnait pas satisfaction. La chapelle aux
vastes proportions qu’il entrevoyait en rêve, toute de granit, capable
d’abriter la foule dans son enceinte au jours des grandes assemblées, si elle
devait un jour surgir du Bocenno, ce n’est pas à lui que Dieu réservait la joie
de la faire sortir de terre.
Nicolazic quitte Ker-Anna
Lorsque sa présence à
Ker-Anna ne fut plus indispensable, il se retira dans sa métairie du bourg de
Pluneret pour se dérober aux importunités des pèlerins. Il lui
déplaisait d’être sollicité sans cesse par leur curiosité, et surtout de se
voir en butte à la vénération que les gens de toute condition lui prodiguaient
à l’envi. A Pluneret il reprit sa vie de laboureur, s’occupant de ses jeunes
enfants et de ses terres, sans rien changer à la simplicité de ses habitudes
anciennes, et comme si rien n’avait interrompu le cours ordinaire de sa vie
paysanne. Néanmoins à aucune époque, il ne demeura étranger à l’œuvre qu’il
avait fondée. Quand il venait à Ker-Anna, il avait sa cellule réservée chez
les Religieux ; et les jours de grand Pardon, on lui imposait toujours
l’honneur de porter en procession la grande bannière de Sainte Anne.
La mort de Nicolazic
Avant de mourir, Nicolazic
vit l’accomplissement des promesses que Sainte Anne lui avait faites. Les
foules étaient venues et continuaient à venir ; les ressources étaient
abondantes, la chapelle avait été bâtie, et il s’opérait des conversions et des
miracles sans nombre. Son humble village était devenu la
métropole du culte de Sainte Anne ; et le Pèlerinage était déjà un des
plus fréquentés de la France
et du monde. Sa mission était accomplie ; la demande de Sainte
Anne était réalisée ; il pouvait désormais aller recevoir sa récompense
des mains de la "bonne Patronne". Il avait toujours
manifesté le désir d’être inhumé à l’endroit même où il avait découvert la
statue miraculeuse. Aussi les gardiens du Pèlerinage, qui avaient
une si grande vénération pour lui, se préparèrent-ils à faire droit à sa
demande, dès qu’ils apprirent qu’il était gravement malade. On l’envoya
chercher dès le lendemain, et on le transporta sur une civière, pendant que son
confesseur marchait à côté de lui tout le long du chemin. Pendant les six jours
qu’il vécut encore, il édifia tous les religieux par sa résignation, sa
patience, son humilité qui se montrait reconnaissante des moindres services
qu’on lui rendait, et surtout par la grande sérénité de son âme, répétant sans
cesse ce mot qui lui était familier, et qui est la marque de la véritable
sainteté : "A la volonté de Dieu ! A la volonté de
Dieu !". Il se confessa plusieurs fois, reçut le saint
viatique ; et, le mal s’aggravant, il voulut aussi recevoir
l’Extrême-Onction en pleine connaissance. Aussitôt muni du secours de l’Eglise,
il entra en agonit et perdit la parole. Autour de son lit, deux ou trois
religieux l’assistaient ; l’un murmurait à son oreille des invocations
saintes, avec le nom de Notre-Seigneur, de la Sainte Vierge et de
Sainte Anne ; les autres récitaient les prières liturgiques, s’attendant à
chaque minute à le voir expirer. Son fils était présent à l’agonie. Tout
à coup ses traits bouleversés par la souffrance se transfigurèrent. Son
visage prit une expression extraordinaire de joie et de beauté. Ses
yeux, tout à l’heure éteints, se fixèrent avec ravissement sur un objet qui
paraissait venir d’en haut. "Que regardez-vous ainsi ? lui
demandèrent les religieux. Et quels sentiments éprouvez-vous ?".
Nicolazic, qui avait perdu la parole, répondit d’une voix très calme et très
intelligible : "Je vois la Sainte Vierge et
Madame Sainte Anne ma bonne Patronne !". Puis il se tut. A
ces mots de Sainte Anne, son confesseur fut inspiré de lui demander une suprême
déclaration. Il alla prendre la statue, et, la présentant à Nicolazic, il lui
dit "Est-il vrai que vous avez trouvé miraculeusement cette image,
ainsi que vous l’avez affirmé un grand nombre de fois ?" Oui,
répondit le mourant. Avez-vous toujours votre confiance ordinaire en Sainte
Anne ; et êtes-vous heureux de mourir à ses pieds ? Oui, dit-il encore.
Et bien ! L’heure est venue de paraître devant Dieu, baisez la sainte
image’. Il baisa la statue avec tendresse et respect : et perdant de
nouveau la parole, il ne tarda pas à expirer, en présence de tous les
religieux que l’on avait convoqués par le son de la cloche. Sainte Anne, qui
était là, avait interrompu, un moment, l’agonie de son messager, afin que sa
dernière parole fût un témoignage de plus à la réalité des apparitions.
C’était le 13 mai 1645. Ainsi mourut Nicolazic : il
avait 54 ans. Le lendemain son corps fut inhumé dans la chapelle du Pèlerinage,
et, comme il en avait exprimé le désir, à l’endroit même où, vingt ans
auparavant, il avait miraculeusement découvert la statue de Sainte Anne.
Déplacés, au moment de la reconstruction de la chapelle, ses restes reposent
maintenant au pied de l’autel Saint-Yves, au fond de la basilique ».
Joannes Maria- Gloire à toi Seigneur Jésus-Christ
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